Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - III
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE III

CHAPITRE XVI LA RATION SUIVANT LE SEXE

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CHAPITRE XVI

LA RATION SUIVANT LE SEXE

 

Considérée sous le rapport de la qualité, la nourriture vient de mettre à nu notre profonde ignorance des origines de l’instinct. Le succès est aux bruyants, aux affirmatifs imperturbables ; tout est admis à la condition de faire un peu de bruit. Dépouillons ce travers et reconnaissons qu’en réalité nous ne savons rien de rien, s’il faut creuser à fond les choses. Scientifiquement, la nature est une énigme sans solution définitive pour la curiosité de l’homme. À l’hypothèse succède l’hypothèse, les décombres des théories s’amoncellent, et la vérité fuit toujours. Savoir ignorer pourrait bien être le dernier mot de la sagesse.

 

Sous le rapport de la quantité, la nourriture nous soumet d’autres problèmes, non moins ténébreux. Pour qui se livre assidûment à l’étude des mœurs des hyménoptères déprédateurs, un fait bien remarquable ne tarde pas à captiver l’attention, alors que l’esprit, loin de se satisfaire de larges généralités, dont s’accommode trop aisément notre paresse, veut pénétrer, autant que possible, dans le secret des détails, si curieux, si importants parfois, à mesure qu’ils nous sont mieux connus. Ce fait, ma préoccupation depuis longues années, c’est la quantité variable des vivres amassés dans le terrier pour la nourriture de la larve.

 

Chaque espèce est d’une scrupuleuse fidélité au régime des ancêtres. Voici que depuis plus d’un quart de siècle, j’explore ma région dans tous les sens, et je n’ai jamais vu varier le service. Aujourdhui, comme il y a trente ans, il faut à chaque giboyeur la proie que je lui ai vu d’abord chasser. Mais si la nature des vivres est constante, il n’en est plus de même de la quantité. Sous ce rapport, la différence est si grande, qu’il faudrait être observateur bien superficiel pour la méconnaître dès les premières fouilles des terriers. En mes débuts, cette différence du simple au double, au triple et au delà, m’a rendu fort perplexe et m’a conduit à des interprétations que je répudie aujourdhui.

 

Voici, parmi ceux qui me sont le plus familiers, quelques exemples de ces variations dans le nombre de pièces servies à la larve, pièces à très peu près identiques pour le volume, bien entendu. – Dans le buffet du Sphex à ailes jaunes, l’approvisionnement terminé et la demeure close, on trouve tantôt deux ou trois Grillons, et tantôt on en trouve quatre. Le Stize ruficorne, établi dans quelque veine de grès tendre de la mollasse, met dans telle loge trois mantes religieuses, et dans telle autre, il en met cinq. Les coffrets de glaise et de pierrailles de l’Eumène d’Amédée contiennent les plus richement dotés, une dizaine de petites chenilles, et les plus maigrement servis, cinq. Le Cerceris des sables compose la ration ici de huit charançons et là de douze et même davantage. Mes notes abondent en relevés de ce genre. Les citer tous est inutile pour le but que je me propose. Il sera préférable de donner l’inventaire circonstancié du Philanthe apivore et du Tachyte manticide, spécialement étudiés au point de vue de la quantité des victuailles.

 

Le sacrificateur d’abeilles domestiques est fréquent dans mon voisinage ; c’est lui qui peut me fournir, aux moindres frais, la plus grande somme de renseignements. En septembre, je vois le hardi flibustier voler de touffe en touffe sur les bruyères roses où l’abeille butine. Le bandit brusquement survient, plane, fait son choix et se précipite. C’est fait : la pauvre ouvrière, la langue étirée par l’agonie, est transportée au vol dans les souterrains du repaire, souvent très éloigné des lieux de capture. Des ruissellements de déblais terreux, sur les pentes dénudées et les berges des sentiers, aussitôt trahissent les demeures du ravisseur ; et comme le Philanthe travaille toujours en colonies assez populeuses, il m’est loisible, une fois les cités relevées, de faire à coup sûr de fructueuses fouilles pendant le chômage de l’hiver.

 

C’est pénible travail de sape, car les galeries plongent à une grande profondeur. Favier manœuvre le pic et la pelle ; je brise les mottes abattues et j’ouvre les cellules, dont le contenu, cocon et reste de vivres, est aussitôt transvasé soigneusement dans un petit cornet de papier. Quelquefois le paquet d’abeilles est intact, la larve ne s’étant pas développée ; le plus souvent les vivres ont été consommés, mais il est toujours possible de savoir à combien de pièces s’élevait l’approvisionnement. Les têtes, les abdomens, les thorax, vidés de leurs matières charnues et réduits à la coriace enveloppe, sont assez aisément dénombrables. Si la larve les a trop mâchonnés, il reste au moins les ailes, organes arides que le Philanthe dédaigne absolument. L’humidité, la pourriture, le temps les respectent aussi, à tel point que l’inventaire est aussi facile pour une cellule vieille de plusieurs années que pour une cellule récente. L’essentiel est de ne rien oublier de ces minutieuses reliques pendant la mise en cornet, au milieu des mille incidents de la fouille. Le reste sera travail de cabinet, sous la loupe, amas par amas de résidus ; les ailes seront dégagées de leur gangue de débris et comptées quatre par quatre. Le résultat sera le relevé des vivres. Je ne recommanderai pas cet exercice à qui ne serait doué d’une bonne dose de patience, à qui surtout ne serait convaincu tout d’abord que les résultats de haut intérêt ne sont pas incompatibles avec les très petits moyens.

 

Mon inspection porte sur un total de cent trente-six cellules, qui se répartissent ainsi :

 

2 cellules avec 1 abeille

52 cellules avec 2 abeilles

36 cellules avec 3 abeilles

36 cellules avec 4 abeilles

9 cellules avec 5 abeilles

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136

 

Le Tachyte manticide consomme son tas de mantes, l’enveloppe cornée comprise, sans laisser d’autres restes que de maigres miettes, très insuffisantes pour remonter au nombre des pièces servies. Le repas terminé, tout inventaire de l’approvisionnement est impossible. J’ai donc recours aux cellules contenant encore l’œuf ou la très jeune larve ; j’ai recours surtout aux loges dont les vivres ont été envahis par un petit diptère parasite, un Tachinaire, qui vide le gibier sans le démembrer et laisse intact l’ensemble tégumentaire. Vingt-cinq charniers, soumis au dénombrement, me donnent le résultat que voici :

 

8 cellules avec 3 pièces

3 cellules avec 4 pièces

4 cellules avec 6 pièces

3 cellules avec 7 pièces

2 cellules avec 8 pièces

1 cellule avec 9 pièces

1 cellule avec 12 pièces

1 cellule avec 16 pièces

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25

 

La venaison dominante est la Mante religieuse, verte ; vient après la Mante décolorée, grisâtre. Quelques Empuses complètent le total. Les pièces varient de dimensions dans des limites assez éloignées : j’en mesure de 8 à 12 millimètres de longueur, en moyenne 10 millimètres ; j’en mesure de 15 à 25 millimètres, en moyenne 20 millimètres. Je vois assez bien que leur nombre augmente à mesure qu’elles sont de moindre taille, comme si le Tachyte cherchait à compenser l’exiguïté du gibier par l’accumulation ; il ne m’est pas moins impossible de démêler la moindre équivalence en combinant les deux facteurs, celui du nombre et celui des dimensions : S’il évalue en réalité les vivres, le chasseur ne le fait, que très grossièrement ; sa comptabilité de ménage n’est pas tenue bien en règle ; chaque pièce, grosse ou petite, pourrait bien à ses yeux valoir toujours un.

 

L’éveil donné, je m’informe si les hyménoptères collecteurs de miel ont double service comme les déprédateurs. J’évalue la pâtée mielleuse, je jauge les godets destinés à la contenir. Dans bien des cas, le résultat est pareil au premier : l’abondance des provisions varie d’une cellule à l’autre. Certaines Osmies, Osmia cornuta et Osmia tricornis, nourrissent leurs larves avec un monceau de poussière pollinique arrosé au centre d’un maigre dégorgement de miel. Tel de ces amas est triple et quadruple par rapport à tel autre, dans le même groupe de cellules. Si je détache de son galet le nid de l’Abeille maçonne, le Chalicodome des murailles, je vois des loges de grande capacité et d’approvisionnement somptueux ; tout à côté, j’en vois d’autres, de contenance moindre, à vivres parcimonieusement mesurés. Le fait se généralise, et il convient de se demander pourquoi ces différences si marquées dans la proportion des vivres, pourquoi ces inégales rations.

 

Le soupçon m’est enfin venu que c’était ici, avant tout, affaire de sexe. Chez beaucoup d’hyménoptères, en effet, le mâle et la femelle diffèrent, non seulement par certains détails de structure interne ou externe, point de vue qui est hors de cause dans la question actuelle, mais aussi pour la taille et le volume, éminemment subordonnés à la quantité de nourriture.

 

Considérons, en particulier, le Philanthe apivore. Relativement à la femelle, le mâle est un avorton. Je ne lui trouve guère que du tiers à la moitié de l’autre sexe autant que la vue seule peut en juger. Pour préciser le rapport des quantités matérielles, il me faudrait des balances délicates, capables de peser le milligramme. Mon grossier outillage de villageois, où se pèsent, à un kilogramme près, les pommes de terre, ne me permet pas cette rigueur. Aussi faut-il m’en tenir au seul témoignage de la vue, témoignage d’ailleurs très suffisant ici. Par rapport à sa compagne, le Tachyte manticide mâle est pareillement un pygmée. On est tout surpris de le voir lutiner sa géante sur le seuil des terriers.

 

On constate des différences tout aussi prononcées de taille, et par conséquent de volume, de masse, de poids, dans les deux sexes de beaucoup d’Osmies. Les différences sont moins accusées, mais toujours dans le même sens, chez les Cerceris, les Stizes, les Sphex, les Chalicodomes et tant d’autres. Il est donc de règle que le mâle est moindre que la femelle. Il y a sans doute des exceptions, mais peu nombreuses, et je suis loin de les méconnaître. Je mentionnerai quelques Anthidies, où le mâle est mieux doué pour la grosseur. Néanmoins, dans la grande majorité des cas, la femelle a l’avantage.

 

Et cela doit être. C’est la mère, la mère seule qui, péniblement, creuse, sous terre des galeries et des cellules, pétrit le stuc pour enduire les loges, maçonne la demeure de ciment et de graviers, taraude le bois et subdivise le canal en étages, découpe des rondelles de feuilles qui seront assemblées en pots à miel, malaxe la résine cueillie en larmes sur les blessures des pins pour édifier des voûtes dans la rampe vide d’un escargot, chasse la proie, la paralyse et la traîne au logis, cueille la poussière pollinique, élabore le miel dans son jabot, emmagasine et mixtionne la pâtée. Ce rude labeur, si impérieux, si actif, dans lequel se dépense toute la vie de l’insecte, exige, c’est évident, une puissance corporelle bien inutile au mâle, l’amoureux désœuvré. Aussi, d’une façon générale, chez l’insecte pratiquant une industrie, la femelle est le sexe fort.

 

Cette prééminence suppose-t-elle des vivres plus copieux pendant l’état larvaire, alors que l’insecte acquiert un développement matériel qu’il ne doit pas dépasser dans son évolution future ? La réflexion seule répond : oui, la somme de la croissance a son équivalent dans la somme des vivres. Que le Philanthe mâle, lui si fluet, ait assez d’une ration de deux abeilles, la femelle, de masse double et même triple, en consommera bien de trois à six. S’il faut trois Mantes au Tachyte mâle, la réfection de sa compagne exigera brochette approchant de la dizaine. Avec sa corpulence relative, l’Osmie femelle aura besoin d’un monceau de pâtée de deux à trois fois plus gros que celui de son frère, le mâle. Tout cela saute aux yeux, l’animal ne pouvant de peu faire beaucoup.

 

Malgré cette évidence, j’ai tenu à m’informer si la réalité était conforme aux prévisions de la logique la plus élémentaire. Il n’est pas sans exemple que les déductions les plus judicieuses se soient trouvées en désaccord avec les faits. Ces dernières années, j’ai donc mis à profit les loisirs de l’hiver pour récolter, en des points reconnus favorables à l’époque des travaux, quelques poignées de cocons de divers hyménoptères fouisseurs, notamment du Philanthe apivore qui vient de nous fournir l’inventaire des vivres. Autour de ces cocons et rejetés contre la paroi de la cellule, se trouvaient les résidus des victuailles, ailes, corselets, têtes, élytres, dont le recensement me permettait de retrouver combien de pièces avaient été servies à la larve, maintenant incluse dans son habitacle de soie. J’avais ainsi, cocon par cocon de giboyeur, l’exact relevé des provisions. D’autre part, j’évaluais les quantités de miel, ou plutôt je soumettais au jaugeage les récipients, les cellules, dont la capacité est proportionnelle à la masse des vivres emmagasinés. Ces préparatifs faits, les cellules, les cocons, les vivres enregistrés, toute ma comptabilité bien en ordre, il suffisait d’attendre l’époque de l’éclosion pour constater le sexe.

 

Eh bien, la logique et l’expérimentation ont été on ne peut mieux d’accord. Les cocons de Philanthe avec deux abeilles me donnaient des mâles, toujours des mâles ; avec une ration plus forte, ils me donnaient des femelles. Des cocons du Tachyte avec trois ou quatre mantes, j’obtenais des mâles ; des cocons avec ration double et triple, j’obtenais des femelles. Nourri de quatre ou cinq Balanins, le Cerceris des sables était un mâle ; nourri de huit à dix, c’était une femelle. Bref, aux provisions abondantes, aux cellules spacieuses correspondent les femelles ; aux provisions réduites, aux cellules étroites, correspondent les mâles. Voilà une loi sur laquelle je peux désormais compter.

 

Au point où nous en sommes arrivés, une question surgit, question d’intérêt majeur, touchant à ce que l’embryogénie a de plus nébuleux. Comment se fait-il que la larve du Philanthe, en particulier, reçoive de sa mère de trois à cinq abeilles quand elle doit devenir une femelle et n’en reçoive plus que deux quand elle doit devenir un mâle ? Ici les pièces sont identiques de volume, de saveur, de propriétés nutritives. La valeur alimentaire est exactement proportionnelle au nombre des pièces, condition précieuse qui nous débarrasse des incertitudespourrait nous laisser un service en venaison d’espèces différentes et de taille variée. Comment se fait-il enfin qu’une foule d’hyménoptères, tant collecteurs de miel que vénateurs, amassent dans leurs cellules des vivres en quantité plus grande ou plus petite, suivant que les nourrissons doivent devenir des femelles ou des mâles ?

 

Les provisions sont faites avant la ponte, et ces provisions sont mesurées sur les besoins du sexe d’un œuf encore dans les flancs de la mère. Si le dépôt de l’œuf précédait l’approvisionnement, ce qui parfois a lieu, chez les Odynères par exemple, on pourrait se figurer que la pondeuse s’informe du sexe, le reconnaît et amasse des vivres en conséquence. Mais qu’il soit destiné à devenir un mâle ou une femelle, l’œuf est toujours le même ; les différences – et il y en a, je n’en fais aucun doute, – sont du domaine de l’infiniment subtil, du mystérieux, impénétrable même pour l’embryogéniste le mieux exercé. Que peut voir un pauvre insecte, d’ailleurs dans l’obscurité absolue de son terrier, là où la science optiquement armée n’est encore parvenue à rien voir ? Et puis serait-il plus perspicace que nous en ces ténèbres génésiques, sa perspicacité visuelle n’aurait rien sur quoi s’exercer. Je viens de le dire : l’œuf n’est pondu que lorsque les provisions le concernant sont faites. Le repas est préparé avant que soit au monde celui qui doit le consommer. Le service est calculé en abondance sur les besoins de l’être à venir ; la salle est construite ample ou étroite pour loger une géante ou un nain, encore en germe dans les tubes de l’ovaire. La mère sait donc par avance le sexe de son œuf.

 

Étrange conclusion, qui bouleverse nos idées courantes ! La force des choses nous y mène tout droit. Et cependant, elle nous parait si absurde qu’avant de l’admettre, on cherche à se tirer d’affaire par une autre absurdité. On se demande si la quantité de nourriture ne déciderait pas du sort de l’œuf, d’abord non sexué.

 

Avec plus de nourriture et plus de large, cet œuf deviendrait une femelle ; avec moins de nourriture et moins de large, il deviendrait un mâle. La mère, au gré de ses instincts, amasserait ici plus et là moins ; elle construirait tantôt grand et tantôt petit logis ; et l’avenir de l’œuf serait décidé d’après les conditions du vivre et du couvert.

 

Essayons tout, expérimentons tout, jusqu’à l’absurde : la grossière absurdité du moment s’est parfois trouvée la vérité du lendemain. D’ailleurs l’histoire si connue de l’Abeille domestique doit nous rendre circonspects avant de rejeter la paradoxale supposition. N’est-ce pas en augmentant l’ampleur de la cellule, en modifiant la qualité et la quantité de la nourriture, que la population d’une ruche transforme une larve d’ouvrière en une larve de femelle ou de reine. Il est vrai que c’est toujours le même sexe puisque les ouvrières ne sont que des femelles à développement incomplet. Le changement n’est pas moins merveilleux, à tel point qu’il est presque permis de s’informer si la transformation ne pourrait aller plus loin, et d’un mâle, pauvre avorton, faire une femelle puissante, à l’aide d’un copieux régime. Consultons alors l’expérimentation.

 

J’ai à ma disposition de longs bouts de roseau dans le canal desquels une Osmie, l’Osmie tricorne, a étagé ses loges, délimitées par des cloisons de terre. Je raconterai plus loin comment j’ai obtenu ces nids en aussi grand nombre que je pouvais le désirer. Le roseau étant fendu suivant sa longueur, les loges apparaissent, avec leurs provisions, l’œuf sur la pâtée ou bien la larve naissante. Des observations, multipliées à satiété, m’ont appris, pour cet apiaire, où sont les mâles et où sont les femelles. Les mâles occupent le bout antérieur du roseau, le bout du côté de l’orifice ; les femelles sont au fond, du côté du nœud qui sert d’obturateur naturel au canal. Du reste, la quantité des provisions, à elle seule, indique le sexe : pour les femelles, elle est de deux à trois fois plus considérable que pour les mâles. Dans les cellules maigrement servies, je double, je triple la ration au moyen de vivres puisés dans d’autres loges ; dans les cellules largement pourvues, je réduis la pâtée à la moitié, au tiers. Des témoins sont laissés, c’est-à-dire que des loges sont respectées, avec leurs prévisions telles quelles, dans la région abondamment pourvue comme dans la région parcimonieusement rationnée. Les deux moitiés du roseau sont alors remises en place et rigoureusement assemblées avec quelques liens de fil de fer. Le moment favorable venu, nous constaterons si les modifications en plus et en moins apportées aux vivres ont décidé du sexe.

 

Voici le résultat. Les cellules à provisions originellement parcimonieuses, mais doublées et triplées par mon artifice, contiennent des mâles, ainsi que l’annonçait l’amas primitif des vivres. Le surplus que j’ai ajouté n’a pas totalement disparu, de beaucoup s’en faut ; la larve en a eu trop pour son évolution de mâle, et ne pouvant consommer en entier ses opulentes provisions, elle a filé son cocon au milieu de la poussière pollinique restante. Ces mâles, si copieusement servis, sont de belle prestance mais non exagérée ; on reconnaît qu’un supplément de nourriture leur a quelque peu profité.

 

Les loges à vivres copieux, réduits à la moitié, au tiers par mon intervention, contiennent des cocons aussi petits que les cocons mâles, décolorés, translucides et sans consistance, tandis que les coques normales sont d’un brun foncé, opaques, résistantes sous le doigt. Ce sont là, on le reconnaît de suite, ouvrages de tisseurs affamés, anémiques, qui, leur appétit non satisfait et le dernier grain de pollen mangé, ont dépensé de leur mieux, avant de mourir, leur pauvre gouttelette soyeuse. Ceux de ces cocons qui correspondent aux provisions les plus réduites ne contiennent qu’une larve morte et desséchée ; d’autres, pour lesquels la diminution des vivres a été moins forte, contiennent des femelles sous forme adulte, mais de minime taille, comparable à celle des mâles, ou même inférieure. Quant aux témoins laissés, ils confirment que j’avais bien des mâles du côté de l’orifice du roseau, et des femelles du côté du nœud fermant le canal.

 

Cela suffit-il pour écarter la très improbable supposition que la détermination du sexe est sous la dépendance de la quantité de nourriture ? À la rigueur, une porte est encore ouverte au doute. On peut dire que l’expérimentation, avec ses artifices, ne parvient pas à réaliser les délicates conditions naturelles. Pour couper court à toute objection, je ne saurais mieux faire que de recourir à des faits où n’intervient pas la main de l’expérimentateur. Les parasites vont nous les fournir ; ils vont nous démontrer à quel point la quantité et même la qualité de la nourriture sont étrangères soit aux caractères spécifiques soit aux caractères sexuels. Le sujet de recherches devient ainsi double, de simple qu’il était quand je dévalisais l’un pour enrichir l’autre dans mes roseaux fendus. Laissons-nous entraîner quelques instants par ce double courant.

 

Une Ammophile, l’Ammophile soyeuse, qui se nourrit de chenilles arpenteuses, vient d’être élevée dans mon réfectoire avec des araignées. Repue au point réglementaire, elle file son cocon. Que sortira-t-il de là ? Si le lecteur s’attend à quelques modifications apportées par un régime dont l’espèce livrée à elle-même n’avait jamais fait usage, qu’il se détrompe et bien vite. L’Ammophile nourrie d’araignées est exactement l’Ammophile nourrie de chenilles, comme l’homme alimenté de riz est l’homme alimenté de froment. En vain je promène ma loupe sur le produit de mon art, je ne peux le distinguer du produit naturel ; et je défierai l’entomologiste le plus méticuleux de saisir entre les deux une différence. Ainsi de mes autres pensionnaires à régime changé.

 

Je vois venir l’objection. Les différences peuvent être inappréciables, car mes essais ne portent que sur un premier échelon. Qu’adviendrait-il si l’échelle se prolongeait, si la descendance de l’Ammophile nourrie d’araignées était, génération par génération, soumise à la même nourriture ? Ces différences, d’abord insaisissables, pourraient s’accentuer jusqu’à devenir des caractères spécifiques distincts ; les mœurs, les instincts pourraient changer aussi ; et finalement le chasseur de chenilles du début deviendrait un chasseur d’araignées, ayant ses formes à lui. Une espèce serait créée, car parmi les facteurs en jeu dans la transformation des êtres, le premier rang, sans conteste, revient au genre de nourriture, au genre de la chose avec laquelle l’animal se construit. Tout cela est bien autrement grave que les petits riens invoqués par Darwin.

 

Créer une espèce, théoriquement c’est superbe, si bien que l’on se prend à regretter que l’expérimentateur ne soit pas maître de continuer l’épreuve. Mais une fois l’Ammophile envolée du laboratoire pour s’abreuver aux fleurs du voisinage, allez donc la retrouver et l’engager à vous confier sa ponte, que vous élèveriez en réfectoire pour fortifier, d’une génération à l’autre, le goût de l’araignée. Y songer serait folie. Notre impuissance donnera-t-elle gain de cause aux effets transformistes du régime ? Pas le moins du monde. Une expérience, comme nous ne pourrions en désirer de plus décisive, se poursuit continuellement, dans des proportions immenses, hors de tous nos artifices. Les parasites nous la soumettent.

 

À ce qu’on dit, ils auraient acquis l’habitude de vivre aux dépens d’autrui pour se créer des loisirs et se faire la vie plus douce. Les malheureux se sont bien trompés. Leur existence est des plus rudes. Si quelques-uns sont convenablement établis, la disette, l’atroce famine attendent la plupart des autres. Il y en a – voyez certains Méloïdes – qui sont exposés à tant de chances de destruction que, pour conserver un, ils sont obligés de procréer mille. Chez eux, la franche lippée est rare. Les uns s’égarent chez des amphitryons dont les vivres ne leur conviennent pas ; d’autres ne trouvent que ration très insuffisante pour leurs besoins ; d’autres – et ils sont bien nombreux – ne trouvent rien du tout. Que de mésaventures, que de déceptions chez ces besogneux, inhabiles au travail ! Citons quelques-unes de leurs misères, glanées au hasard.

 

Le Dioxys à ceinture (Dioxys cincta) affectionne les amples magasins à miel du Chalicodome des galets. Il trouvenourriture copieuse, si copieuse qu’il ne peut la consommer en entier. J’ai déjà fait le procès à ce gaspillage. Or, dans les loges abandonnées de la Maçonne, nidifie assez souvent une petite Osmie (Osmia cyanoxantha, Pérez) ; et celle-ci, victime de sa funeste demeure, héberge aussi le Dioxys. C’est ici, de la part du parasite, erreur manifeste. Le nid du Chalicodome, l’hémisphère de mortier sur le galet, voilà ce qu’il recherche pour y confier sa ponte. Mais ce nid est maintenant occupé par une étrangère, par l’Osmie, circonstance que le Dioxys ignore, lui qui vient furtivement déposer son œuf en l’absence de la mère. Le dôme lui est familier. L’aurait-il bâti lui-même, il ne le connaîtrait pas mieux. C’est bien là qu’il est , c’est bien là ce qu’il faut à sa famille. Rien d’ailleurs ne peut éveiller sa méfiance : le dehors de la demeure n’a en rien changé d’aspect ; le tampon de graviers et de mastic vert qui tranchera violemment plus tard sur la façade blanchâtre, n’est pas encore maçonné. Il entre, voit un amas de miel. Ce ne peut être pour lui que la pâtée du Chalicodome. Nous nous y laisserions prendre nous-mêmes, l’Osmie n’étant pas là. Il fait sa ponte dans la fallacieuse cellule.

 

Sa méprise, très concevable, n’infirme en rien ses hauts talents de parasite, mais elle est d’une sérieuse gravité pour la future larve. L’Osmie, en effet, vu sa petite taille, n’amasse que des provisions très exiguës : un petit pain de pollen et de miel, gros à peine comme un pois médiocre. Pareille ration est insuffisante pour le Dioxys. Je le qualifiais de gaspilleur de vivres lorsque sa larve est établie, suivant l’usage, chez l’Abeille maçonne. Ce qualificatif, maintenant n’est pas de mise, mais pas du tout. Fourvoyée par mégarde à la table de l’Osmie, la larve n’a pas de quoi faire la dégoûtée ; elle n’abandonne pas à la moisissure une partie des vivres ; elle consomme tout sans en avoir assez.

 

De ce famélique réfectoire, il ne peut sortir qu’un avorton. Et en effet, le Dioxys, soumis à l’épreuve d’une telle frugalité, ne périt point, car le parasite doit avoir la vie dure pour faire face aux mauvaises chances qui l’attendent, mais il atteint à peine la moitié de ses dimensions ordinaires, le huitième de son volume normal. À le voir si réduit, on est surpris de sa vitalité tenace, qui lui permet d’atteindre la forme adulte malgré l’extrême déficit de l’alimentation. C’est cependant toujours le Dioxys ; rien n’est changé dans sa forme, rien n’est changé dans sa coloration. De plus, les deux sexes sont représentés ; cette famille de nains a des mâles et des femelles. La disette et la pâtée farineuse chez l’Osmie, pas plus que l’abondance et le miel coulant chez le Chalicodome, n’ont influé sur l’espèce et sur le sexe.

 

Mêmes remarques au sujet de la Sapyge ponctuée (Sapyga punctata) qui, parasite de l’Osmie tridentée, hôte de la ronce, et de l’Osmie dorée, hôte des vieux escargots, s’égare chez l’Osmie minime (Osmia parvula), et n’y atteint pas, faute de vivres suffisants, la moitié de sa taille normale.

 

Un Leucospis inocule ses œufs à travers la muraille en ciment de nos trois Chalicodomes. Je lui connais deux noms. Venu du Chalicodome des galets ou des murailles, dont l’opulente larve le sature de nourriture, il mérite par sa grosseur le nom le Leucospis gigas, que lui donne Fabricius ; venu du Chalicodome des hangars, il ne mérite plus que le nom de Leucospis grandis, que lui octroie Klug. Avec une ration moindre, le géant baisse d’un degré et n’est plus que le grand. Venu du Chalicodome des arbustes, il baisse encore, et si quelque nomenclateur s’avisait de le qualifier, il n’aurait plus droit qu’au titre de médiocre. De la dimension 2, il est descendu à la dimension 1 sans cesser d’être le même insecte malgré le changement de régime, et de donner à la fois les deux sexes chez les trois nourriciers malgré la variation en quantité de vivres.

 

J’obtiens l’Anthrax sinué de divers apiaires. Issu des cocons de l’Osmie tricorne, et surtout des cocons femelles, il atteint le plus grand développement que je lui connaisse. Issu des cocons de l’Osmie bleue (Osmia cyanea, Kirby), parfois a-t-il à peine le tiers de la longueur que lui vaut l’autre Osmie. Et toujours les deux sexes, cela va sans dire ; et toujours identiquement la même espèce.

 

Deux Anthidies manipulateurs de résine, l’Anthidium septem-dentatum, Latr. et l’Anthidium bellicosum, Lep., établissent leur domicile dans les vieilles coquilles d’escargot. Le second héberge le Zonitis brûlé (Zonitis præusta) Amplement nourri, le méloïde acquiert alors son volume normal, le volume sous lequel il apparaît habituellement dans les collections. Pareille prospérité l’attend quand il usurpe les provisions du Megachile sericans. Mais l’imprudent se laisse parfois entraîner à la maigre table du plus petit de nos Anthidies, l’Anthidium scapulare, Latr., qui nidifie dans les tiges sèches de la ronce. Le chiche brouet en fait un lamentable avorton, soit de l’un, soit de l’autre sexe, sans rien lui enlever des traits de sa race. C’est toujours le Zonitis brûlé, avec le signe distinctif de l’espèce : la tache de roussi au bout de l’élytre.

 

Et les autres méloïdes, Cantharides, Cérocomes, Mylabres, à quelle inégalité de taille ne sont-ils pas assujettis, quel que soit le sexe ? Il y en a – et ils sont nombreux – dont les dimensions descendent à la moitié, au tiers, au quart des dimensions réglementaires. Parmi ces nains, ces mal venus, ces atrophiés, il y a des femelles tout autant que des mâles ; et l’exiguïté ne refroidit en rien leurs ardeurs amoureuses. Ces besogneux ont la vie dure, répétons-le. D’où sortent-ils, ces petits, si ce n’est des réfectoires trop incomplètement servis pour leurs besoins. Leurs mœurs parasitaires les exposent à de rudes vicissitudes. N’importe : dans la disette aussi bien que dans l’abondance, les deux sexes apparaissent et les traits spécifiques se maintiennent constants.

 

Il est inutile de s’attarder davantage sur ce sujet. La démonstration est faite. Les parasites nous disent que la nourriture changée en qualité et en quantité n’amène pas de transformation spécifique. Nourri de la larve de l’Osmie tricorne ou de la larve de l’Osmie bleue, l’Anthrax sinué, de belle prestance ou nain, est toujours l’Anthrax sinué ; alimenté avec la pâtée de l’Anthidie des escargots vides, de l’Anthidie de la ronce, du Mégachile et de bien d’autres sans doute, le Zonitis brûlé est toujours le Zonitis brûlé. Pour l’acheminement vers une autre forme, ce serait cependant un facteur de haut potentiel que celui de la variation des vivres. Le monde des vivants n’est-il pas régenté par le ventre ? Et ce facteur est l’unité, il ne change rien au produit.

 

Les mêmes parasites nous disentbut principal de ma digression – que le plus et le moins de nourriture ne déterminent pas le sexe. Alors revient, plus affirmative que jamais, l’étrange proposition : l’insecte qui amasse des provisions proportionnées aux besoins de l’œuf qu’il va pondre, sait par avance le sexe de cet œuf. Peut-être même la réalité est-elle encore plus paradoxale. Je reviendrai sur ce sujet après avoir traité des Osmies ; témoins de grand poids en cette grave affaire.

 


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