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Février a de belles journées, indice du renouveau devant lequel vont céder, non sans lutte, les brutalités de l’hiver. Dans les chauds abris, parmi les rocailles, la grande Euphorbe du pays, le Characias des Grecs, la Jusclo des Provençaux, commence à redresser sa grappe florale d’abord recourbée en crosse, et discrètement entr’ouvre quelques fleurs sombres, où viendront s’abreuver les premiers moucherons de l’année. Lorsque la sommité des tiges atteindra la verticale, les froids sérieux seront passés.
Un autre pressé, l’Amandier, au péril de ses fruits, s’empresse de répondre à ces préludes, trop souvent trompeurs, des fêtes du soleil. En quelques jours d’un ciel doux, il devient superbe coupole de fleurs blanches où sourit un œil rose. La campagne, d’où la verdure est encore absente, semble mamelonnée de tentures rondes en satin blanc. Aurait le cœur bien sec qui résisterait à la magie de cette éclosion.
Le peuple insecte se fait représenter à ces solennités par quelques membres des plus zélés. Il y a là d’abord l’Abeille domestique, l’ouvrière ennemie des grèves, qui profite de la moindre embellie de l’hiver pour s’informer si quelque romarin ne ferait pas bâiller ses corolles au voisinage de la ruche. Dans le dôme fleuri susurre l’essaim affairé, au pied de l’arbre mollement tombe une neige de pétales.
Avec cette population qui récolte, en circule une autre, moins nombreuse, qui simplement s’abreuve, l’époque des nids n’étant pas encore venue pour elle. C’est la population des Osmies, à peau cuivreuse et toison d’un roux vif. Deux espèces sont accourues prendre part aux joies de l’amandier : d’abord l’Osmie cornue, habillée de velours noir sur la tête et la poitrine et de velours roux sur le ventre ; un peu plus lard, l’Osmie tricorne, dont la livrée n’admet que le roux. Voilà les premiers délégués envoyés par les récolteuses de pollen pour reconnaître l’état de la saison et assister aux fêtes des floraisons précoces. Naguère ils ont rompu le cocon, l’habitacle d’hiver ; ils ont quitté leurs retraites dans les interstices des vieilles murailles ; si la bise souffle et fait frissonner l’amandier, ils se hâteront d’y rentrer. Salut ô mes chères Osmies qui, chaque année, au fond de l’harmas, en face du Ventoux tout encapuchonné de neige, m’apportez les premières nouvelles du réveil entomologique. Je suis de vos amis ; causons un peu de vous.
La plupart des Osmies de ma région n’ont rien de l’industrie de leur congénère de la ronce, en ce sens qu’elles ne préparent pas elles-mêmes l’habitation destinée à la ponte. Il leur faut des réduits tout préparés, par exemple de vieilles cellules et de vieilles galeries d’Anthophore et de Chalicodome. Si ces manoirs préférés manquent, une cachette dans la muraille, un trou rond dans le bois, un canal dans un roseau, une spire d’escargot mort sous quelque tas de pierres, sont adoptés suivant les goûts de chaque espace. La retraite choisie est divisée en chambres par des cloisons ; puis l’entrée de la demeure reçoit une massive clôture. Là se borne le travail de construction.
Pour cette œuvre de plâtrier plutôt que de maçon, l’Osmie cornue et l’Osmie tricorne font usage de terre ramollie. Cette matière n’est plus le ciment de la Maçonne, qui, sur un galet sans abri, résiste plusieurs années aux intempéries ; mais bien une boue desséchée, qui tombe en bouillie au contact d’une goutte d’eau. Le Chalicodome récolte sa poudre à ciment sur les points les plus battus et les plus secs de la route ; il l’imbibe d’un réactif salivaire qui lui donne, en se desséchant, la consistance pierreuse. Les deux Osmies, hôtes précoces de l’amandier, ignorent cette chimie des mortiers hydrauliques ; elles se bornent à récolter de la terre naturellement détrempée, de la boue, qu’elles laissent dessécher sans préparation spéciale de leur part ; aussi leur faut-il des retraites profondes, bien abritées, où la pluie ne puisse pénétrer, sinon le travail s’éboulerait.
Tout en exploitant, en concurrence avec l’Osmie tricorne, les galeries que le Chalicodome des hangars cède débonnairement à l’une et à l’autre, l’Osmie de Latreille fait usage d’autres matériaux pour ses cloisons et ses clôtures. Elle mâche le feuillage de quelque plante mucilagineuse, de quelque malvacée peut-être, et prépare ainsi un mastic vert avec lequel elle édifie ses cloisons et clôt finalement l’entrée du manoir. Quand elle s’établit dans les amples cellules de l’Anthophore à masque (A. personata. Illig.), l’entrée de la galerie, d’un diamètre à recevoir le doigt, est close par un volumineux tampon de cette pâte végétale. Sur le talus terreux, durci par le soleil, la demeure se trahît alors par la couleur voyante de l’opercule. On dirait les scellés mis avec un large cachet de cire verte.
Sous le rapport de la nature des matériaux employés, les Osmies que j’ai pu observer se répartissent ainsi en deux classes : l’une cloisonnant avec de la boue, l’autre cloisonnant avec un mastic végétal de coloration verte. Dans la première série prennent rang l’Osmie cornue et l’Osmie tricorne, toutes les deux si remarquables par les cornes, les tubercules de leur face.
Le grand roseau du Midi, l’Arundo donax, est fréquemment utilisé pour faire, dans la campagne, des abris de jardins contre le mistral ou de simples clôtures. Ces roseaux, dont l’extrémité est tronquée pour donner régularité de niveau, sont implantés en terre suivant la verticale. Je les ai souvent explorés, espérant y trouver des nids d’Osmie. Très rarement mes recherches ont abouti ; Cet insuccès aisément s’explique. Les cloisons et le tampon de clôture de l’Osmie tricorne et de l’Osmie cornue sont faits, on vient de le voir, d’une espèce de boue que l’eau réduit à l’instant en bouillie. Avec la disposition verticale des roseaux, l’obturateur de l’orifice recevrait la pluie et rapidement se délayerait ; les plafonds des étages s’ébouleraient et la maisonnée périrait mondée. L’Osmie, qui connaissait ces inconvénients avant moi, refuse donc les roseaux verticalement dressés. Le même roseau a un second usage. On en fait des canisses, c’est-à-dire des claies, qui, le printemps, servent à l’éducation des vers-à-soie, et l’automne au séchage des figues. En fin avril et mai, époque des travaux des Osmies, les canisses sont à l’intérieur, dans les chambrées de vers-à-soie, où l’hyménoptère ne peut en prendre possession ; en automne, elles sont à l’extérieur, exposant au soleil leur couche de pêches pelées et de figues ; mais alors les Osmies ont depuis longtemps disparu. Si toutefois quelqu’une de ces claies, tombant de vétusté, est mise au rebut, dehors, dans une position horizontale et pendant la saison printanière, l’Osmie tricorne fréquemment en prend possession et en exploite les deux bouts, où les roseaux se présentent tronqués et ouverts.
D’autres logements conviennent à l’Osmie tricorne, qui me paraît s’accommoder volontiers de toute cachette pourvu qu’elle offre les conditions requises de diamètre, de solidité, d’hygiène et d’obscurité paisible. Le plus original manoir que je lui connaisse est celui des vieilles coquilles d’escargots, de la vulgaire hélice surtout, l’hélice chagrinée (Hélix aspersa). Sur la pente des collines complantées d’oliviers, visitons les petits murs de soutènement, bâties en pierres sèches et regardant le midi. Dans les interstices de la maçonnerie branlante, nous ferons récolte de vieux escargots, tamponnés de terre jusqu’à fleur de l’orifice. La famille de l’Osmie tricorne est établie dans la spire de ces coquilles, subdivisée en chambres par des cloisons de boue.
Passons en revue les monceaux de pierrailles, surtout ceux qui proviennent des travaux des carriers. Là fréquemment s’établit le Mulot, qui, sur un matelas de gazon, y grignote le gland, l’amande, le noyau de l’olive et de l’abricot. Le rongeur varie son régime : aux mets huileux et farineux, il adjoint l’escargot. Lui parti, il reste donc sous le couvert de la dalle, pêle-mêle avec les autres résidus des victuailles, un assortiment de coquilles vides, assez nombreux parfois pour me rappeler le tas d’escargots qui, préparés aux épinards et mangés suivant le rituel de la campagne la veille de la Noël, sont rejetés le lendemain par la ménagère aux abords de la grange. Il y a là, pour l’Osmie tricorne, une riche collection de logis dont elle ne manque pas de profiter. Et puis si le musée conchyliologique du Mulot manque, les mêmes pierrailles servent de refuge à des hélices qui viennent y séjourner et finalement y périr. Si donc on voit des Osmies tricornes pénétrer dans les interstices des vieux murs et des amas de pierres, leur occupation est évidente : elles exploitent, pour logis, les escargots morts de ces labyrinthes.
Moins répandue, l’Osmie cornue pourrait bien être aussi moins industrieuse, c’est-à-dire moins riche en variétés d’établissement. Elle me semble dédaigner la coquille vide. Les seuls logis que je lui connaisse sont les roseaux des canisses et les cellules abandonnées de l’Anthophore à masque.
Toutes les autres Osmies dont la nidification m’est connue, travaillent avec le mastic vert, pâte de quelque feuillage broyé ; toutes aussi, sauf l’Osmie de Latreille, sont dépourvues de l’armure corniculaire ou tuberculée que portent les pétrisseuses de boue. J’aimerais à connaître quelles plantes sont utilisées pour la confection du mastic ; il est probable que chaque espèce a ses préférences et ses petits secrets professionnels ; mais jusqu’ici l’observation ne m’a rien appris sur ces détails. N’importe l’ouvrière qui le prépare, ce mastic est assez uniforme d’aspect. Frais, il est toujours d’un vert franc et foncé. Plus tard, surtout dans les parties exposées à l’air, il tourne, par la fermentation sans doute, à la couleur feuille morte, au brun, au terreux ; et son origine foliaire devient méconnaissable. L’uniformité des matériaux de cloisonnement ne doit pas faire supposer l’uniformité du logis ; au contraire, ce logis est fort varié d’une espèce à l’autre, avec prédilection marquée cependant pour les coquilles vides.
Ainsi l’Osmie de Latreille, de compagnie avec l’Osmie tricorne, exploite les vastes constructions du Chalicodome des hangars. Elle trouve à son gré les superbes cellules de l’Anthophore à masque ; elle s’établit volontiers dans le canal des roseaux couchés.
J’ai déjà parlé d’une Osmie (Osmia cyanoxantha, Pérez) qui fait élection de domicile dans les vieux nids du Chalicodome des galets. Son tampon de clôture est un béton résistant, composé de graviers assez volumineux noyés dans la pâte verte ; mais pour les cloisons de l’intérieur, le mastic pur est seul employé. Comme la porte du logis, située sur la courbure d’un dôme que ne défend aucun abri, est exposée aux intempéries, la mère doit songer à la fortifier. Le péril lui a inspiré sans doute son béton de graviers.
L’Osmie dorée (Osmia aurulenta, Latr.) réclame absolument l’escargot mort pour demeure. L’hélice némorale, l’hélice des gazons et surtout l’hélice chagrinée, à spire plus spacieuse, ça et là répandues parmi les herbages, au pied des murailles et des rochers visités du soleil, lui fournissent l’habituelle résidence. Son mastic desséché est une sorte de feutre où abondent des poils courts et blancs. Il doit provenir de quelque plante au feuillage hérissé, d’une borraginée peut-être, riche à la fois en mucilage et en cils aptes à se feutrer.
L’Osmie rousse (Osmia rufohirta, Latr.) a un faible pour l’hélice némorale et l’hélice des gazons, où je la vois se réfugier en avril quand la bise souffle. Son travail ne m’est pas encore assez connu. Il doit se rapprocher de celui de l’Osmie dorée.
L’Osmie viridane (Osmia viridana, Morawitz) se loge, la mignonne créature, dans l’escalier à vis du Bulime radié. C’est très élégant, mais très petit, sans compter qu’il faut une notable partie du logis au tampon de mastic vert. Il y a tout juste place pour deux.
L’Osmie andrénoïde (Osmia andrenoïdes, Latr.), si singulière avec son abdomen nu et rouge, nidifie apparemment dans l’hélice chagrinée, où je la prends réfugiée.
L’Osmie variée (Osmia versicolor, Latr.) s’établit dans l’hélice némorale, presque tout au fond de la spire.
L’Osmie bleue (Osmia cyanea, Kirby) me semble accepter des réduits très variés. Je l’ai extraite des vieux nids du Chalicodome des galets, des galeries creusées dans les talus par les Collètes, enfin des puits pratiqués par je ne sais quel sondeur dans le bois mort des saules.
L’Osmie de Morawitz (Osmia Morawitzi, Pérez) n’est pas rare dans les vieux nids du Chalicodome des galets, mais je lui soupçonne aussi d’autres logements.
L’Osmie tridentée (Osmia tridentata, Duf. et Per.) se crée elle-même une demeure. De la pointe des mandibules, elle se fore un canal dans la ronce sèche et parfois dans l’hyèble. À la pâte verte, elle associe un peu de râpure de la moelle perforée. Ses mœurs sont partagées par l’Osmie usée (Osmia detrita, Pérez) et par l’Osmie minime (Osmia parvula, Duf.).
Le Chalicodome travaille au grand jour, sur la tuile, sur le galet, sur le rameau de la haie ; rien de la pratique de son métier n’est tenu secret pour la curiosité de l’observateur. L’Osmie aime le mystère. Il lui faut l’obscure retraite, à l’abri du regard. Je désirerais cependant la suivre dans l’intimité du chez soi et assister à son travail avec la même facilité que si l’insecte nidifiait en plein air. Peut-être y a-t-il au fond de ses alcôves quelques traits de mœurs intéressants à recueillir. Reste à savoir si mon désir est réalisable.
En étudiant les aptitudes psychiques de l’insecte, sa tenace mémoire des lieux surtout, j’avais été conduit à me demander s’il ne serait pas possible de faire nidifier un hyménoptère convenablement choisi, en tel lieu que je voudrais, jusque dans mon cabinet de travail. Et je voulais, pour semblable essai, non un individu mais une population nombreuse. Mes préférences se portèrent sur l’Osmie tricorne, très abondante dans mon voisinage, où elle fréquente surtout les nids monstrueux du Chalicodome des hangars, en compagnie de l’Osmie de Latreille. Un projet fut donc mûri, qui consistait à faire accepter, de l’Osmie tricorne, mon cabinet pour établissement, et à la faire nidifier dans des tubes de verre, dont la transparence me permettrait la facile étude de son industrie. Aux galeries de cristal, qui pourraient bien inspirer quelque méfiance, devaient s’adjoindre des retraites plus naturelles, des roseaux de toute longueur et de toute grosseur, de vieilles cellules de Chalicodome choisies les unes parmi les plus grandes, les autres parmi les plus petites. Tel projet semble insensé. Je le veux bien, en ajoutant qu’aucun peut-être ne m’a si bien réussi. On le verra bientôt.
Ma méthode est d’une simplicité extrême. Il suffit que la naissance de mes insectes, c’est-à-dire leur venue à la lumière, leur issue hors du cocon, se passe là où je me propose de les faire établir. Il faut en outre qu’au point choisi des retraites se trouvent, de nature quelconque, mais de configuration pareille à celle qu’affectionne l’Osmie. Les premières impressions de la vue, les plus vivaces de toutes, ramèneront mes bêtes au lieu de naissance. Et non seulement les Osmies reviendront, par les fenêtres tenues toujours ouvertes, mais encore elles nidifieront au point natal si elles y trouvent à peu près les conditions nécessaires.
Pendant tout l’hiver, j’amasse donc des cocons d’Osmie, recueillis dans les nids du Chalicodome des hangars ; je vais à Carpentras faire plus ample provision dans les nids de l’Anthophore à pieds velus, cette vieille connaissance dont je sapais autrefois les prodigieuses cités lors de mes recherches sur les Méloïdes. Un de mes élèves et de mes amis intimes, M. H. Devillario, président du tribunal civil de Carpentras, me fait parvenir plus tard, sur ma demande, une caisse de fragments détachés des talus que fréquentent l’Anthophore à pieds velus et l’Anthophore des murailles, mottes de terre qui me fournissent un riche supplément. J’obtiens en somme des cocons d’Osmie tricorne à poignées. Les dénombrer lasserait ma patience sans grande utilité.
Ma récolte, étalée dans une large boîte ouverte, est mise sur une table, en un point du cabinet où arrive une vive lumière diffuse, sans insolation directe. Celle table est entre deux fenêtres tournées vers le midi et donnant sur le jardin. Le moment de l’éclosion venu, ces deux fenêtres resteront constamment ouvertes pour laisser à l’essaim toute liberté de sortir et, de rentrer. Les tubes de verre et les bouts de roseau sont disposés çà et là, dans un beau désordre, à proximité de l’amas de cocons et couchés suivant l’horizontale, conformément aux goûts de l’Osmie, qui refuse les roseaux verticaux. Bien que la précaution ne soit pas indispensable, j’ai soin d’introduire quelques cocons dans chaque canal. L’éclosion d’une partie des Osmies se fera ainsi sous le couvert des galeries destinées aux travaux futurs, et le souvenir des lieux n’en sera que plus tenace. Toutes ces dispositions prises, je n’ai plus qu’à laisser faire et attendre l’époque des travaux.
C’est dans la seconde moitié d’avril que mes Osmies quittent leurs cocons. Sous les rayons directs du soleil, dans les recoins bien abrités, l’éclosion serait plus précoce d’un mois, comme l’affirme la population mêlée de l’amandier fleuri. L’ombre continuelle de mon cabinet a retardé l’éveil, sans rien changer d’ailleurs, à la date des nids, contemporaine de la floraison du thym. C’est alors autour de ma table de travail, de mes livres, de mes bocaux, de mes appareils, une bourdonnante population, qui sort et rentre à tout instant par les fenêtres ouvertes. Je recommande à la maisonnée de ne toucher à rien désormais dans le laboratoire aux bêtes, de ne plus balayer, ne plus épousseter. On pourrait déranger l’essaim et lui faire trouver mon hospitalité peu digne de confiance. Je soupçonne que la domestique, son amour-propre blessé de voir tant de poussière s’accumuler chez son maître, n’a pas toujours tenu compte de mes défenses, et furtivement est venue, de temps à autre, donner un petit coup de balai. Du moins, il m’arrive de trouver de nombreuses Osmies écrasées sous les pieds, pendant qu’elles prenaient un bain de soleil sur le parquet devant les fenêtres. Peut-être est-ce moi-même qui, en des moments de distraction, ai commis le méfait. Le mal n’est pas grand, car la population est nombreuse ; et malgré les écrasées sous les pieds par mégarde, malgré les parasites dont beaucoup de cocons étaient infestés, malgré celles qui peuvent avoir péri dehors ou n’ont pas su revenir, enfin malgré la défalcation de la moitié qu’il faut faire pour les mâles, pendant quatre à cinq semaines j’assiste au travail d’un nombre d’Osmies beaucoup trop considérable pour que j’en puisse individuellement surveiller les actes. Je me borne à quelques-unes, que je marque d’un point différemment coloré pour les distinguer ; et je laisse faire les autres, dont le travail fini m’occupera plus tard.
Les mâles apparaissent les premiers. Si le soleil est vif, ils voltigent autour du monceau de tubes comme pour bien prendre connaissance des lieux ; ils échangent entre eux de jalouses gourmades, se roulent sur le parquet en des rixes peu sérieuses, s’époussettent les ailes et partent. Je les retrouve à la buvette des lilas, qui plient, en face de la fenêtre, sous le poids de leurs thyrses embaumés. Ils s’y grisent de soleil et de lippées mielleuses. Les repus rentrent au logis. Assidûment ils volent d’un tube à l’autre, ils mettent la tête à l’orifice pour s’informer si quelque femelle se décide enfin à sortir.
Une se montre, en effet, toute poudreuse et dans ce désordre de toilette que rend inévitable le dur travail de la délivrance. Un amoureux l’a vue, un second aussi, un troisième également. Tous s’empressent. À leurs avances, la convoitée répond par un cliquetis de mandibules, qui rapidement, à plusieurs reprises, ouvrent et ferment leurs tenailles. Aussitôt les prétendants reculent ; et pour se faire valoir, sans doute, exécutent, eux aussi, la féroce grimace mandibulaire. Puis la belle rentre dans le manoir et ses poursuivants se remettent sur le seuil du logis. Nouvelle apparition de la femelle, qui répète son jeu de mâchoires ; nouveau recul des mâles qui, de leur mieux, manœuvrent aussi de leurs tenailles. Étrange déclaration que celle des Osmies : avec leurs menaçants coups de mandibules dans le vide, les énamourés ont l’air de vouloir s’entre-dévorer. À rapprocher des coups de poing usités du rustique en galants propos.
La naïve idylle a bientôt fin. Saluant et saluée tour à tour du cliquetis de mâchoires, la femelle sort de sa galerie et se met impassible à se lustrer les ailes. Les rivaux se précipitent, se hissent l’un sur l’autre et forment une pile dont chacun s’efforce d’occuper la base en culbutant le possesseur favorisé. Celui-ci se garde bien de lâcher prise ; il laisse se calmer les démêlés d’en haut ; et quand les surnuméraires, s’avouant hors d’emploi, ont déserté la partie, le couple s’envole loin des turbulents jaloux. C’est tout ce que j’ai pu recueillir sur les noces de l’Osmie.
De jour en jour plus nombreuses, les femelles inspectent les lieux ; elles bourdonnent devant les galeries de verre et les demeures de roseau ; elles y pénètrent, y séjournent, en sortent, y rentrent, puis s’envolent, d’un essor brusque, dans le jardin. Elles reviennent, maintenant l’une, maintenant l’autre. Elles font une halte au dehors, au soleil, sur les volets appliqués contre le mur ; elles planent dans la baie de la fenêtre, s’avancent, vont aux roseaux et leur donnent un coup d’œil pour repartir encore et revenir bientôt après. Ainsi se fait l’apprentissage du domicile, ainsi se fixe le souvenir du lieu natal. Le village de notre enfance est toujours lieu chéri, ineffaçable de la mémoire. Avec sa vie d’un mois, l’Osmie acquiert en une paire de jours la tenace souvenance de son hameau. C’est là qu’elle est née, c’est là qu’elle a aimé ; c’est là qu’elle reviendra. Dulces reminiscitur Argos.
Enfin chacune a fait son choix. Les travaux commencent et mes prévisions se réalisent bien au-dessus de mes désirs. Les Osmies nidifient dans tous les réduits que j’ai mis à leur disposition. Les tubes de verre, que j’abrite d’une feuille de papier pour produire ombre et mystère, favorables au recueillement du travail, les tubes de verre font merveille. Du premier au dernier, ils sont tous occupés. Les Osmies se disputent ces palais de cristal, inconnus jusqu’ici de leur race. Les roseaux, les tubes de papier font aussi merveille. La provision s’en trouve insuffisante. Je me hâte de l’augmenter. Les coquilles d’escargot sont reconnues demeures excellentes quoique dépourvues de l’abri du tas de pierres ; les vieux nids de Chalicodome, jusqu’à ceux du Chalicodome des arbustes, dont les cellules sont si petites, sont occupés ave empressement. Les retardataires, ne trouvant plus rien de libre, vont s’établir dans les serrures des tiroirs de ma table. Il y a des audacieuses qui pénètrent dans des boîtes entr’ouvertes, contenant des bouts de tube de verre où j’ai disposé mes dernières récoltes, larves, nymphes et cocons de toute sorte dont je désire suivre l’évolution. Pour peu que ces étuis aient un espace libre, elles ont la prétention d’y bâtir, ce à quoi formellement je m’oppose. Je ne comptais guère sur un pareil succès, qui m’oblige d’intervenir pour mettre quelque ordre dans l’invasion dont je suis menacé, Je mets les scellés aux serrures, je ferme mes boites, je clos mes récipients à vieux nids, enfin j’éloigne du chantier tout réduit qui ne rentre pas dans mes vues. Et maintenant, ô mes Osmies, je vous laisse le champ libre.
L’œuvre commence par l’appropriation du logis. Débris de cocons, souillure de miel gâté, plâtras des cloisons écroulées, restes du mollusque desséché au fond de la coquille et tant d’autres résidus contraires à l’hygiène, doivent tout d’abord disparaître. Véhémentement l’Osmie tiraille et arrache la parcelle ; puis, d’un fougueux essor, la transporte au loin, bien loin, hors du cabinet. Ils sont tous les mêmes, ces ardents déblayeurs : dans leur zèle outré, ils craindraient d’encombrer la place avec un atome qu’ils laisseraient choir devant le logis. Les tubes de verre, que j’ai lavés à grande eau moi-même, ne sont pas exemptés du minutieux nettoyage. L’Osmie les époussette, les passe à la brosse de ses tarses, puis les balaye à reculons. Que ramasse-t-elle ainsi ? Mais rien. C’est égal : en ménagère scrupuleuse, elle donne, tout de même, son petit coup de balai.
Aux provisions maintenant et aux cloisons. Ici l’ordre du travail change suivant le calibre du canal. Mes tubes de verre sont de grosseur fort variée. Les plus amples ont une douzaine de millimètres de diamètre intérieur ; les plus étroits en ont de 6 à 7. Dans ces derniers, si le fond lui convient, l’Osmie procède immédiatement à l’apport du pollen et du miel. Si le fond ne lui convient pas, si le tampon en moelle de sorgho que j’ai mis pour clôture au bout postérieur du tube, est trop irrégulier et jointe mal, l’abeille le crépit avec un peu de mortier. Cette petite réparation faite, la récolte commence.
Dans les tubes larges, la marche du travail est toute différente. Il faut à l’Osmie, au moment où elle dégorge son miel, au moment surtout où elle fait tomber avec les tarses postérieurs la poussière pollinique enfarinant la brosse ventrale, il faut, dis-je, un orifice étroit, tout juste suffisant pour son passage. Je me ligure que dans une galerie rétrécie, le frottement de tout le corps contre la paroi donne à la récolteuse un appui pour son travail de brossage. Dans un cylindre spacieux, cet appui lui manque, et l’Osmie commence par s’en créer un en rétrécissant le canal. Que ce soit pour rendre plus aisé le dépôt des vivres, que ce soit pour un autre motif, toujours est-il que l’Osmie établie dans un large tube débute par le cloisonnement.
À une distance du fond déterminée par la longueur réglementaire d’une cellule, elle élève un bourrelet de terre transversalement à l’axe du canal. Ce bourrelet ne décrit pas la circonférence entière, il laisse sur le côté une échancrure. De nouvelles assises rapidement l’exhaussent, et voici que le tube est interrompu par un diaphragme échancré latéralement d’une ouverture ronde, d’une sorte de chatière par où l’Osmie procédera aux manipulations de la pâtée. L’approvisionnement fini et l’œuf pondu sur l’amas, la chatière est fermée, le diaphragme se complète pour devenir le fond de la cellule suivante. Alors recommence la même pratique, c’est-à-dire qu’en avant de la cloison qui vient d’être parachevée, un second diaphragme est élevé, toujours avec passage latéral, plus solide par sa position excentrique, plus résistant aux nombreuses allées et venues de la ménagère, que ne le serait un orifice central, dépourvu de l’appui direct de la paroi. Ce diaphragme préparé, s’accomplit l’approvisionnement de la deuxième cellule. Et ainsi de suite jusqu’à complet peuplement du large cylindre.
La construction de cette cloison d’avant, à chatière étroite et ronde, pour une chambre où l’apport des vivres ne se fera qu’après, n’entre pas seulement dans les usages de l’Osmie tricorne ; elle est familière aussi à l’Osmie cornue et à l’Osmie de Latreille. Rien de gracieux comme le travail de cette dernière, mince feuillet végétal échancré d’un pertuis. Le Chinois cloisonne sa demeuré avec des rideaux de papier ; l’Osmie de Latreille subdivise la sienne avec des rondelles de fin carton vert, percées d’une lunule de service tant que l’ameublement de la pièce n’est pas terminé. Pourvoir ces délicatesses de structure, lorsqu’on n’a pas à sa disposition des maisons de cristal, il suffit d’ouvrir en temps opportun les roseaux des canisses.
En fendant les bouts de ronce dans le courant de juillet, on reconnaît aussi que l’Osmie tridentée, malgré son étroite galerie, suit de loin la pratique de l’Osmie de Latreille. Elle n’édifie point de diaphragme, le diamètre du canal ne le permettant pas ; elle se borne à élever un faible bourrelet circulaire de pâte verte, comme pour délimiter, avant toute récolte, l’espace que doit occuper la pâtée, cette pâtée dont l’épaisseur ne pourrait être évaluée plus tard, si l’insecte ne lui traçait d’abord des limites. Y aurait-il ici, en effet, une mensuration ? Ce serait superbe de talent. Consultons l’Osmie tricorne dans ses canaux de verre.
L’Osmie travaille à sa grande cloison, le corps en dehors de la cellule qu’elle prépare. De temps à autre, la pelote de mortier aux mandibules, elle entre et va toucher du front la cloison précédente, tandis que le bout de l’abdomen tremblote et palpe le bourrelet en construction. On dirait bien qu’elle prend mesure sur la longueur de son corps, pour dresser, à la distance convenable, le diaphragme d’avant. Puis elle reprend l’ouvrage. Peut-être la mesure a-t-elle été mal prise ; peut-être les souvenirs, vieux de quelques secondes, se sont déjà embrouillés. Voici que l’abeille suspend encore la mise en place de son plâtre et va de nouveau toucher du front la paroi d’avant et du bout du ventre la paroi d’arrière. À son corps tout frémissant d’ardeur, bien étendu pour atteindre les deux extrémités de la chambre, qui méconnaîtrait le grave problème de l’architecte ? L’Osmie fait de la métrique, et son mètre est son corps. Cette fois, est-ce bien fini ? Oh ! que non. Dix fois, vingt fois, à tout instant, pour la moindre parcelle de mortier posée, elle recommence son toisé, n’étant jamais bien assurée de donner à propos son coup de truelle.
Cependant, au milieu de ces fréquentes interruptions, l’ouvrage avance, la cloison gagne en largeur. L’ouvrière est fléchie en crochet, les mandibules sur la face intérieure de la muraille, le bout de l’abdomen sur la face extérieure. Entre les deux points d’appui s’élève la molle bâtisse. L’animal forme ainsi laminoir, dans lequel le mur de boue s’amincit et se façonne. Les mandibules tapotent et fournissent du mortier ; le bout abdominal tapote lui aussi et vivement, il donne ses coups de truelle. Cette extrémité anale est un outil de construction ; je le vois s’opposer aux mandibules sur l’autre face de la cloison, et le tout pétrir, aplanir, laminer la petite motte d’argile. Singulier outil, auquel je ne me serais jamais attendu. Il n’y a que la bête pour avoir une idée aussi originale : maçonner avec son derrière ! Pendant cette curieuse besogne, les pattes n’ont d’autre office que de maintenir l’ouvrière en place, en s’étalant et prenant appui sur le pourtour du canal.
La cloison à chatière est terminée. Revenons sur le toisé dont l’Osmie se montrait si prodigue. Quel superbe argument en faveur de la raison des bêtes ! La géométrie, l’art de l’arpenteur dans la petite cervelle d’une Osmie ! Un insecte qui prend d’avance mesure de la chambre à construire comme le ferait un entrepreneur en bâtiments ! Mais c’est magnifique, c’est à couvrir de confusion ces affreux sceptiques qui s’obstinent à ne pas admettre chez l’animal de petits jets continus d’atomes de raison.
Ô sens commun ! voile-toi la face : c’est avec ce charabia de jets continus d’atomes de raison, qu’on prétend édifier aujourd’hui la science ! Fort bien, mes maîtres ; il ne manque au superbe argument que je vous fournis qu’un tout petit détail, un rien : la vérité. Non que je n’aie vu et bien vu ce que je raconte ; mais toute mensuration est hors de cause ici. Et je le prouve par des faits.
Si pour voir dans son ensemble le nid de l’Osmie, on fend en long un roseau avec la précaution de ne pas troubler le contenu, ou mieux encore si l’examen se porte sur la file de loges construites dans un tube de verre, un détail frappe tout d’abord : c’est l’inégal éloignement des cloisons entre elles, cloisons à peu près perpendiculaires, à l’axe. Ainsi sont déterminées des chambres qui, avec même base, ont des hauteurs différences et par conséquent des capacités inégales. Les cloisons du fond, les plus vieilles, sont plus distantes entre elles ; celles de la partie antérieure, avoisinant l’orifice, sont les plus rapprochées. En outre, les provisions sont copieuses dans les loges de grande hauteur ; elles sont avares, réduites à la moitié et même au tiers dans les loges de hauteur moindre.
Voici quelques exemples de ces inégalités. Un tube de verre de 12 millimètres de diamètre intérieur, comprend dix loges. Les cinq du fond, à partir de la plus reculée, ont pour distance mutuelle de leurs cloisons, en millimètres :
Les cinq supérieures ont pour distance de leurs cloisons :
7, 7, 5, 6, 7.
Un bout de roseau de 11 millimètres de diamètre intérieur, comprend quinze cellules, dont les cloisons ont pour distance mutuelle à partir du fond :
13, 12, 12, 9, 9, 11, 8, 8, 7, 7, 7, 6, 6, 6, 7.
Si le diamètre du canal est moindre, les cloisons peuvent être plus distantes encore, tout en conservant le caractère général de se rapprocher à mesure qu’elles sont plus voisines de l’orifice. Un roseau de 5 millimètres de diamètre me présente les distances suivantes, toujours à partir du fond :
22, 22, 20, 20, 12, 14.
Un autre de 9 millimètres me donne : 15, 14, 11, 10, 10, 9, 10. Un tube de verre de 8 millimètres me fournit : 15, 14, 20, 10, 10, 10.
Ces nombres, dont je pourrais noircir des pages si je voulais rapporter tous mes relevés, prouvent-ils que l’Osmie soit un géomètre, usant d’une métrique rigoureuse basée sur la longueur de son corps ? Certes non, puisque beaucoup de ces nombres dépassent la longueur de l’animal ; puisque, après un chiffre moindre, brusquement survient parfois un chiffre plus fort ; puisque à tel nombre est associé, dans la même série, tel autre nombre de valeur moitié moindre. Ils n’affirment qu’une chose : la tendance bien marquée de l’insecte à rapprocher les cloisons à mesure que le travail avance. On verra plus loin que les grandes loges sont destinées aux femelles ; et les petites, aux mâles.
N’y aurait-il pas au moins une mensuration appropriée à chaque sexe ? Pas davantage, car dans la première série, demeure de femelles, l’intervalle 11 millimètres, qui commence et termine, est remplacé, au milieu de la série, par l’intervalle 16 millimètres ; car, dans la deuxième série, demeure de mâles, l’intervalle 7 millimètres, du début et de la fin, est remplacé au milieu par l’intervalle 5 millimètres. Ainsi des autres, chacune avec de brusques heurts de chiffres. Si l’Osmie réellement raisonnait les dimensions de ses chambres et les mesurait avec le compas de son corps, lui échapperait-il, à elle si délicatement outillée, des erreurs de 5 millimètres, presque la moitié de sa propre longueur ?
Du reste, toute idée de géométrie s’évanouit si l’on considère le travail dans un tube de calibre non exagéré. Alors l’Osmie n’établit pas d’avance le diaphragme antérieur ; elle n’en pose même pas les fondations. Sans bourrelet aucun de délimitation, sans point de repère pour la capacité de la chambre, elle s’occupe d’emblée de l’approvisionnement. L’amas de pâtée reconnu convenable, sur les seuls indices que lui fournit, je pense, la fatigue de la récolte, elle clôture la loge. Dans ce cas, pas de toisé ; et cependant la capacité du logis et la quantité des vivres ont la valeur réglementaire pour l’un et l’autre sexe.
Que fait donc l’Osmie quand, à si nombreuses reprises, elle va toucher du front la cloison d’avant, et du bout de l’abdomen la cloison d’arrière, en construction ? Ce qu’elle fait, ce qu’elle se propose, je n’en sais rien. Je laisse à d’autres, plus aventureux, l’interprétation de cette manœuvre. C’est sur des bases tout aussi branlantes que s’échafaudent bien des théories. Soufflez dessus : elles s’effondrent dans le bourbier de l’oubli.
La ponte est finie, ou bien le cylindre est plein. Une dernière cloison ferme la cellule terminale. Maintenant, à l’orifice même du tube, un rempart est bâti pour interdire aux malintentionnés l’accès du domicile. C’est un épais tampon, un massif ouvrage de fortification, où l’Osmie dépense, en mortier, de quoi suffire au cloisonnement de plusieurs loges. Une journée n’est pas de trop pour cette barricade, vu surtout les minutieuses retouches de la fin, alors que l’Osmie mastique tout interstice où pourrait se glisser un atome. Le maçon lisse et passe au chiffon l’enduit encore frais de son mur ; ainsi procède à peu près l’Osmie. À petits coups de la pointe des mandibules et avec un continuel branlement de tête, signe de son affection au travail, elle lisse et polit, des heures entières, la surface de l’opercule. Après de pareils soins, quel ennemi pourrait visiter la demeure ?
Il y en a un cependant, l’Anthrax sinué, qui viendra plus tard, au fort de l’été, et bout de filament invisible, saura se glisser jusqu’à la larve, à travers l’épaisseur de la porte, à travers le tissu du cocon. Pour bien des loges, un autre mal est déjà fait. Pendant les travaux, plane mollement devant les galeries un effronté moustique, un Tachinaire, qui nourrit sa famille de la pâtée amassée par l’abeille. Pénètre-t-il dans les loges pour y faire sa ponte en l’absence de la mère ? Je n’ai jamais pu prendre le bandit sur le fait. Comme le pratique le Tachinaire ravageur des cellules approvisionnées de gibier, confie-t-il prestement ses œufs à la récolte de l’Osmie au moment où celle-ci pénètre chez elle ? C’est possible, sans que je puisse l’affirmer. Toujours est-il qu’autour de la larve fille de la maison, on voit bientôt grouiller les vermisseaux du diptère. Ils sont là dix, quinze, vingt et plus, qui, de leur bouche pointue, piquent au tas commun et convertissent les vivres en un monceau de fin vermicelle orangé. La larve de l’abeille périt affamée. C’est la vie, la féroce vie jusque chez les plus petits. Que d’ardeur au travail, de soins délicats, de sages précautions, pour arriver à quoi ? Ses fils sucés et taris par l’odieux Anthrax, sa maisonnée exploitée, affamée par l’infernal Tachinaire.
Les vivres consistent surtout en farine jaune. Au centre du monceau, un peu de miel est dégorgé, qui convertit la poussière pollinique en une pâte ferme et rougeâtre. Sur cette pâte, l’œuf est déposé, non couché, mais debout, l’extrémité antérieure libre, l’extrémité postérieure engagée légèrement et fixée dans la masse plastique. L’éclosion venue, le jeune ver, maintenu en place par sa base, n’aura qu’à fléchir un peu le col pour trouver sous la bouche la pâte imbibée de miel. Devenu fort, il se dégagera de son point d’appui et consommera la farine environnante.
Tout cela est d’une logique maternelle qui me touche. Au nouveau-né, la fine tartine ; à l’adolescent, le pain sec. Lorsque les provisions sont homogènes, ces délicates précautions sont inutiles. Les vivres des Anthophores et des Chalicodomes consistent en un miel coulant, le même dans toute sa masse. L’œuf est alors couché de son long à la surface, sans aucune disposition particulière, ce qui expose le nouveau-né à cueillir ses premières bouchées au hasard. À cela nul inconvénient, la nourriture étant de partout de qualité identique.
Avec les provisions de l’Osmie, poudre aride sur les bords, purée de confiserie au centre, le nouveau-né serait en péril si son premier repas n’était réglé d’avance. Débuter par le pollen non assaisonné de miel serait fatal pour son estomac. N’ayant pas le choix de ses bouchées à cause de son immobilité, devant s’alimenter au point même où il vient d’éclore, le jeune ver doit forcément naître sur la pâtée centrale, où il lui suffira de fléchir un peu la tête pour trouver ce que réclame son estomac délicat. La place de l’œuf, élevé et fixé par sa base au milieu de la purée rouge, est donc on ne peut mieux judicieusement choisie. Quel contraste entre ces exquises délicatesses maternelles et l’horrible dénouement par le moustique et l’Anthrax !
Assez volumineux par rapport à la taille de l’Osmie, l’œuf est cylindrique, un peu courbe, arrondi aux deux bouts, diaphane. Bientôt il se trouble et devient opalin, tout en conservant hyalines les deux extrémités. De fins linéaments, à peine perceptibles pour une loupe très attentive, se montrent en cercles transverses. Voilà les premiers indices de la segmentation. Un étranglement apparaît dans la partie antérieure hyaline, et la tête se dessine. Un filament opaque, d’une ténuité extrême, longe chaque flanc. Voilà le cordon de trachées courant d’un stigmate à l’autre. Enfin se montrent les segments distincts, avec bourrelet latéral. La larve est née.
Tout d’abord on croirait qu’il n’y a pas d’éclosion au sens propre du mot, c’est-à-dire rupture et dépouillement d’une enveloppe. Il faut une attention des plus minutieuses pour reconnaître que les apparences nous trompent et que réellement une fine tunique est rejetée d’avant en arrière. Ce rien si difficile avoir est la coque de l’œuf.
La larve est née. Fixée par sa base, elle se courbe en arc, abat sur la pâtée rouge la tête jusqu’ici relevée, et le repas commence. Bientôt un cordon jaune occupant les deux-tiers antérieurs du corps annonce que l’appareil digestif se gonfle de nourriture. Pendant quinze jours, consomme en paix les vivres, file après ton cocon : te voilà sauvée du Tachinaire, ô ma mie ! Seras-tu plus tard sauvée du suçoir de l’Anthrax ? Hélas !