Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - III
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE III

CHAPITRE XX PERMUTATION DE LA PONTE

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CHAPITRE XX

PERMUTATION DE LA PONTE

 

Le sexe de l’œuf est facultatif pour la mère qui, suivant l’espace, fréquemment fortuit et non modifiable, dont elle dispose, établit dans telle loge une femelle et dans telle autre un mâle, de façon que les deux aient une ampleur de demeure conforme à leur inégal développement. C’est ce qu’établissent, sur des bases inébranlables, les faits aussi nombreux que variés que je viens d’exposer. Pour les personnes étrangères à l’anatomie entomologique, en vue desquelles j’écris spécialement, l’explication de cette merveilleuse prérogative serait, suivant toute probabilité, celle-ci : La mère possède à sa disposition un certain nombre d’œufs, les uns irrévocablement femelles et les autres irrévocablement mâles ; il lui est possible de puiser, pour la ponte actuelle, dans l’un ou l’autre des deux groupes ; et son choix est déterminé par la capacité du logis qu’il s’agit à l’instant de peupler. Tout se bornerait alors à une judicieuse sélection dans l’ensemble des œufs.

 

Si telle idée lui venait, que le lecteur se hâte de la rejeter. Rien de plus faux, comme le vont démontrer deux mots d’anatomie. L’appareil reproducteur femelle des hyménoptères se compose, en général, de six tubes ovariques, sortes de doigts de gant groupés en deux faisceaux de trois et s’abouchant dans un canal commun, l’oviducte, qui achemine les œufs au dehors. Chacun de ces doigts de gant, assez large à la base, s’effile rapidement vers l’extrémité supérieure, qui est close. Il contient, groupés en file linéaire, en chapelet, un certain nombre d’œufs, cinq, six, par exemple, les inférieurs plus ou moins développés, les intermédiaires moyens, les supérieurs à peine ébauchés. Tous les degrés d’évolution s’y trouvent, régulièrement distribués de la base au sommet, depuis la presque maturité jusqu’aux vagues linéaments de l’ovule en ses débuts. Toute interversion est impossible dans l’ordre de la série, tant la gaine enserre étroitement son chapelet de germes. Cette interversion, du reste, aurait pour conséquence une grossière absurdité : le remplacement d’un œuf plus mûr par un autre moins avancé d’organisation.

 

Donc, pour chaque tube ovarique, pour chaque doigt de gant, l’issue de l’œuf se fait suivant l’ordre même qui préside à leur arrangement dans la gaine commune, et toute autre succession est absolument impossible. De plus, à l’époque des nids, les six gaines ovariennes, une à une et à tour de rôle, ont à leur base un œuf qui prend en peu de temps un accroissement énorme. Quelques heures, un jour même avant la ponte, cet œuf, à lui seul, représente en volume ou même dépasse l’ensemble de tout l’appareil ovigène. Voilà l’œuf dont la ponte est imminente. Il va descendre dans l’oviducte, à son rang, à son heure ; et la mère ne peut en rien lui en substituer un autre. C’est lui, forcément lui, jamais un autre, qui tantôt sera déposé sur les vivres, pâtée de miel ou bien gibier ; lui seul est mûr, lui seul est à l’entrée de l’oviducte ; nul autre, par sa position plus reculée et par son défaut de maturité, ne peut actuellement le remplacer. Sa venue au jour est inéluctable.

 

Que donnera-t-il ? Un mâle, une femelle ? Son logement n’est pas préparé, ses vivres ne sont pas amassés ; et il faut néanmoins que ce logement et ces vivres soient en rapport avec le sexe qui en proviendra. Condition bien plus embarrassante : il faut que le sexe de cet œuf, dont la venue est fatale, soit en harmonie avec l’espace fortuit que la mère vient de trouver pour cellule. Il n’y a donc pas à hésiter, si étrange que soit l’affirmation : l’œuf, tel qu’il descend de son tube ovarique, n’a pas de sexe déterminé. C’est peut-être pendant les quelques heures de son développement si rapide à la base de sa gaine ovarienne, c’est peut-être dans son trajet à travers l’oviducte, qu’il reçoit, au gré de la mère, l’empreinte finale d’où résultera, conformément aux conditions du berceau, ou bien une femelle ou bien un mâle.

 

Alors se présente la question que voici. Admettons que, les conditions restant normales, une ponte eût virtuellement donné m femelles et n mâles. Si les conséquences où j’arrive sont justes, il doit être loisible à la mère, avec d’autres conditions, de prendre dans le groupe m pour augmenter d’autant le groupe ; sa ponte doit pouvoir se traduire par m – 1, m – 2, m – 3, etc., femelles, et par n+1, n+2, n+3, etc., mâles, la somme m + n restant constante, mais l’un des sexes ayant permuté partiellement pour l’autre. La conclusion extrême ne saurait même être écartée : il faut admettre la ponte de mm ou zéro femelles, et de n + m mâles, l’un des sexes étant complètement remplacé par l’autre. Inversement : la série féminine doit pouvoir s’augmenter aux dépens de la série masculine jusqu’à l’absorber en entier. C’est pour résoudre cette question et quelques autres s’y rattachant que, pour la seconde fois, j’ai entrepris, dans mon cabinet, l’éducation de l’Osmie tricorne.

 

Le problème est actuellement plus délicat, mais aussi mon outillage est devenu plus savant. Il se compose de deux petites caisses closes dont la face antérieure est percée, pour chacune, de quarante orifices, où je peux engager mes tubes en verre et les maintenir suivant l’horizontale. J’obtiens ainsi, pour l’essaim, l’obscurité et le mystère favorables au travail ; et pour moi, la faculté de retirer de la ruche, à tel moment que je veux, tantôt l’un, tantôt l’autre tube, au moment où l’Osmie s’y trouve, pour l’apporter au grand jour et suivre, sous la loupe au besoin, les manœuvres de l’ouvrière en besogne. Si fréquentes et si minutieuses qu’elles soient, mes visites ne détournent en rien la pacifique abeille, tout absorbée dans son œuvre maternelle.

 

Mes hôtes sont, en très suffisant nombre, marqués d’un signe différent sur le thorax, ce qui me permet de suivre la même Osmie du commencement à la fin de sa ponte. Les tubes et les orifices de mise en place sont numérotés ; un registre, constamment ouvert sur mon pupitre, me sert à noter jour par jour, parfois heure par heure, ce qui se passe dans chaque tube, et surtout les actes des Osmies dont le dos porte un signalement coloré. À mesure qu’un tube est rempli, je le remplace par un autre. En outre, au pied de la façade de chaque ruche, sont répandues quelques poignées de coquilles vides, convenablement choisies pour le but que je me propose. Des motifs que j’expliquerai plus tard ont porté mes préférences sur l’Helix cæspitum. Chacune de ces hélices, à mesure qu’elle est peuplée, reçoit la date de la ponte et le signe alphabétique correspondant à l’Osmie dont elle est la propriété. Ainsi se sont écoulées cinq à six semaines, dans une observation de tous les instants.

 

Pour réussir en une recherche, la première condition, c’est la patience. Cette condition, je l’ai remplie ; et le succès y a répondu autant qu’il m’était permis de l’espérer.

 

Les tubes employés sont de deux sortes. Les uns, cylindriques, d’égal diamètre d’un bout à l’autre, me doivent servir à contrôler les faits reconnus la première année de mes éducations à domicile. Les autres, formant la majorité, se composent de deux cylindres très inégaux en diamètre, disposés bout à bout. Le cylindre d’avant, celui qui fait un peu saillie en dehors de la ruche et fournit l’orifice d’entrée, a un diamètre qui varie de 8 à 12 millimètres. Le second, celui d’arrière, en entier plongé dans la boîte, est fermé à son extrémité postérieure et a pour calibre de 5 à 6 millimètres. Chacune des deux parties du canal à double galerie, l’une étroite et l’autre large, mesure au plus 1 décimètre de longueur. Cette faible dimension a été jugée utile pour obliger l’Osmie à faire élection de divers domiciles, insuffisants chacun à la ponte totale. Je dois obtenir ainsi plus grande variété dans la répartition des sexes. Enfin à son embouchure, un peu saillante en dehors de la caisse, chaque tube est muni d’une languette de papier, sorte de reposoir où l’Osmie prend pied quand elle arrive et trouve facilité d’accès pour pénétrer chez elle. Ainsi muni, l’essaim a peuplé cinquante-deux tubes à double galerie, trente-sept tubes cylindriques, soixante-dix-huit hélices et quelques vieux nids de Chalicodome, des arbustes. Dans cet amas de richesses, je vais puiser les éléments de ma démonstration.

 

Toute série, même partielle, débute par des femelles et se termine par des mâles. À cette loi, je n’ai pas encore trouvé d’exception, du moins dans les galeries de diamètre normal. En chaque manoir nouveau, la mère se préoccupe avant tout du sexe le plus important. Ce point rappelé, me serait-il possible, au moyen d’artifices, d’obtenir le renversement de cette coordination et de faire commencer la ponte par des mâles ? Je le crois, d’après les résultats déjà constatés et d’après les déductions pressantes où ces résultats conduisent. Les tubes à double galerie sont installés pour contrôler mes prévisions.

 

La galerie postérieure, de 5 à 6 millimètres de diamètre, est trop étroite pour servir de logement à des femelles normalement développées. Si donc l’Osmie, très économe de l’espace, veut les occuper, elle sera obligée d’y établir des mâles. Et c’est par là nécessairement que commencera sa ponte, puisque ce réduit est la partie la plus reculée du canal. En avant est la galerie large, avec porte d’entrée sur la façade de la ruche. Y trouvant les conditions qui lui sont habituelles, la mère y poursuivra sa ponte dans l’ordre qu’elle affectionne.

 

Informons-nous maintenant des résultats. Sur les cinquante-deux tubes à double galerie, un tiers environ n’a pas eu le canal étroit peuplé. L’Osmie en a fermé l’orifice débouchant dans le grand canal ; et c’est uniquement ce dernier qui a reçu la ponte. Ce déchet était inévitable. Les Osmies femelles, quoique toujours supérieures de taille aux mâles, présentent entre elles de notables différences ; il y en a de plus grosses, il y en a de plus petites. J’ai proportionner le calibre des galeries étroites aux dimensions moyennes. Il peut se faire donc que telle et telle autre galerie soient insuffisantes pour donner accès à des mères de taille avantageuse auxquelles le hasard les fait échoir. Ne pouvant pénétrer dans le tube, l’Osmie évidemment ne le peuplera pas. Elle clôture alors l’entrée de cet espace non utilisable pour elle, et fait sa ponte par delà, dans le canal de grand diamètre. Si j’avais voulu éviter ces inutiles appareils en faisant choix de tubes de calibre plus fort, je serais tombé dans un autre inconvénient : les mères de médiocre taille, s’y trouvant à peu près à l’aise, se seraient décidées à y loger des femelles. Il fallait s’y attendre : chaque mère choisissant à sa guise le logis et ne pouvant moi-même intervenir dans ce choix, un canal étroit serait peuplé ou non suivant que l’Osmie, sa propriétaire, pourrait ou ne pourrait pas y pénétrer.

 

Il me reste une quarantaine d’appareils peuplés dans les deux galeries. Ici deux parts sont à faire. Les tubes postérieurs étroits de 5 à 5 millimètres 1/2 – et ce sont les plus nombreuxcontiennent des mâles, rien que des mâles, mais en courte série, de un à cinq. Il est rare, tant la mère y est gênée dans son travail, qu’ils soient occupés d’un bout à l’autre ; l’Osmie semble avoir hâte de les quitter pour aller peupler le tube d’avant, dont l’ampleur lui laissera la liberté de mouvement nécessaire à ses manœuvres. Les autres canaux postérieurs, la minorité, dont le diamètre avoisine 6 millimètres contiennent tantôt uniquement des femelles, et tantôt des femelles au fond et des mâles vers l’orifice. Avec un léger excès d’ampleur du canal et une taille quelque peu réduite de la mère, ces deux résultats s’expliquent. Néanmoins, comme le large nécessaire aux femelles s’y trouve très voisin de l’insuffisance, on voit que la mère évite autant qu’elle le peut la coordination débutant par des mâles, et qu’elle ne l’adopte qu’à la dernière extrémité. Enfin, quel que ce soit le contenu du petit tube, celui du grand, qui lui fait suite, est invariable et se compose de femelles au fond et de mâles en avant.

 

S’il est incomplet, par suite de circonstances bien délicates à dominer, le résultat de l’expérimentation n’est pas moins très remarquable. Vingt-cinq appareils contiennent uniquement des mâles dans leur étroite galerie, au nombre de un au moins, de cinq au plus. Par delà vient la population de la grande galerie, débutant par des femelles et finissant par des mâles. Et ce ne sont pas là toujours, dans ces appareils, des pontes de fin de saison, ou même d’époque intermédiaire ; quelques petits tubes ont reçu les premiers œufs de tout l’essaim. Une paire d’Osmies, plus précoces que les autres, se sont mises à l’œuvre le 23 avril. L’une et l’autre, pour début de leur ponte, ont donné des mâles dans les tubes étroits. L’extrême modicité des vivres annonçait déjà le sexe, qui s’est trouvé plus tard parfaitement conforme aux prévisions. Voilà donc que, par mes artifices, le début de tout l’essaim est l’inverse de l’ordre normal. Ce renversement se poursuit, n’importe l’époque, du commencement à la fin des travaux. La série qui, d’après les règles, débuterait par des femelles, débute maintenant par des mâles. Une fois atteinte la grande galerie, la ponte se poursuit dans l’ordre habituel. Un premier pas est fait, et non petit : l’Osmie, si les circonstances l’imposent, est apte à renverser la succession des sexes. Si le tube étroit était assez long, serait-il possible d’obtenir un renversement total, où la série complète des mâles occuperait l’étroite galerie de l’arrière ; et la série complète des femelles, l’ample galerie de l’avant ? Je ne le pense pas. Voici pourquoi.

 

Les canaux rétrécis et longs ne sont pas du tout du goût de l’Osmie, non à cause de leur étroitesse mais à cause de leur longueur. Remarquons en effet que, pour un seul apport de miel, l’ouvrière est obligée de s’y mouvoir deux fois à reculons. Elle entre, la tête la première, pour dégorger d’abord la purée mielleuse de son jabot. Ne pouvant se retourner dans un canal qu’elle obstrue en entier, elle sort à reculons, en rampant bien plus qu’en marchant, manœuvre pénible sur la surface polie du verre, et qui d’ailleurs, avec toute autre surface, a l’inconvénient de mal se prêter à l’extension des ailes, qui, de leur bout libre, frôlent la paroi et sont exposées à se chiffonner, à se fausser. Elle sort à reculons, arrive au dehors, se retourne et rentre de nouveau, mais à reculons cette fois, pour venir brosser sur l’amas sa charge ventrale de pollen. Ces deux reculs, pour peu que la galerie soit longue, finissent par lui devenir pénibles ; aussi l’Osmie renonce-t-elle promptement à un canal trop exigu pour, ses libres manœuvres. Je viens de dire que les tubes étroits de mes appareils ne sont, pour la plupart, que fort incomplètement peuplés. L’abeille, après y avoir logé un petit nombre de mâles, se hâte de les quitter. Au moins, dans l’ample galerie de l’avant, elle pourra se retourner sur place et à l’aise, pour ses diverses manipulations ; elle y évitera les deux longs reculs, si pénibles pour ses forces et si dangereux pour ses ailes.

 

Un autre motif, sans doute, l’engage à ne pas abuser du canal étroit, où elle établirait des mâles, suivis de femelles dans la région où la galerie s’élargit. Les mâles doivent quitter leurs cellules une paire de semaines et davantage avant les femelles. S’ils occupent le fond de la demeure, ils périront prisonniers ou bien ils bouleverseront tout sur leur passage. Ce péril est évité par la succession que l’Osmie adopte.

 

Dans mes appareils d’arrangement insolite, la mère pourrait bien être tiraillée par deux nécessités : l’étroitesse de l’espace et la future délivrance. Dans les tubes étroits, le large est insuffisant pour des femelles ; mais d’autre part les mâles, s’ils y trouvent logis convenable, sont exposés à périr, empêchés qu’ils seront de venir au jour au moment voulu. Ainsi s’expliqueraient peut-être les hésitations de la mère, et son obstination à établir des femelles dans certains de mes appareils qui semblaient ne pouvoir convenir qu’à des mâles.

 

Un soupçon me vient à l’esprit, soupçon éveillé par l’examen attentif des tubes étroits. Tous, quelle que soit leur population, sont tamponnés soigneusement à l’orifice, ainsi que le seraient des canaux isolés. Il pourrait donc se faire que l’étroite galerie du fond n’eut pas été considérée par l’Osmie comme le prolongement de la grande galerie antérieure, mais bien comme un canal indépendant. La facilité avec laquelle l’ouvrière se retourne dès qu’elle est arrivée dans le large tube, sa liberté d’action aussi grande que sur une porte débouchant en plein air, pourraient bien être une source d’erreur et porter l’Osmie à traiter l’étroit couloir d’arrière comme si le large couloir d’avant n’existait pas. Ainsi s’obtiendrait la superposition des femelles du grand tube aux mâles des petits, superposition opposée aux habitudes.

 

Que la mère juge réellement du danger de mes embûches, ou qu’il y ait de sa part méprise en ne tenant compte que de l’espace disponible et débutant par des mâles, exposés à ne pouvoir sortir, c’est ce que je me garderai bien de décider ; du moins, je reconnais chez elle une tendance à s’écarter le moins possible de l’ordre qui sauvegarde la sortie des deux sexes. Cette tendance s’affirme par la répugnance qu’elle éprouve à peupler de longues séries de mâles mes tubes étroits. Peu importe, après tout, en vue de notre objet, ce qui se passe alors dans la petite cervelle de l’Osmie. Qu’il nous suffise de savoir que les tubes étroits et longs lui déplaisent, non parce qu’ils sont étroits, mais parce qu’ils sont longs en même temps.

 

Et en effet, avec le même calibre, un tube court lui agrée très bien. De ce nombre sont les cellules de vieux nids du Chalicodome des arbustes et les coquilles vides de l’Hélice des gazons. Avec le tube court sont évités les deux inconvénients du tube long. Le recul est très réduit lorsque le logis est la coquille ; il est presque nul lorsque le logis est la cellule du Chalicodome. En outre, les cocons empilés étant deux ou trois au plus, la libération sera affranchie des obstacles inhérents aux longues séries. Décider l’Osmie à nidifier dans un seul tube suffisamment long pour recevoir toute la ponte, et en même temps assez étroit pour ne lui laisser que tout juste la possibilité de l’accès, me paraît entreprise sans la moindre chance de réussite : l’hyménoptère refuserait invinciblement cette demeure, ou se bornerait à lui confier une bien faible partie de ses œufs. Au contraire, avec des cavités étroites mais de faible longueur, le succès, sans être facile, me semble du moins très possible. Guidé par ces considérations, j’ai entrepris la partie la plus ardue de mon problème : obtenir la permutation complète ou presque complète d’un sexe pour l’autre ; faire qu’une ponte ne se compose que de mâles en offrant à la mère une suite de logements ne convenant qu’aux mâles.

 

Consultons en premier lieu les vieux nids du Chalicodome des arbustes. J’ai dit comment ces sphéroïdes de mortier, criblés de petites cavités cylindriques, sont adoptés avec assez d’empressement par l’Osmie tricorne, qui les peuple, sous mes yeux, de femelles dans les cellules profondes et de mâles dans les cellules moindres. C’est ainsi que les choses se passent quand le vieux nid reste dans son état naturel. Mais, à l’aide d’une râpe, j’en décortique un autre de façon à réduire la profondeur des cavités à une dizaine de millimètres. Alors, dans chaque cellule, il y a tout juste place pour un cocon mâle, surmonté du tampon de clôture. Sur les quatorze cavités du nid, j’en laisse deux intactes, mesurant une quinzaine de millimètres de profondeur. Rien de plus frappant que le résultat de cette expérience, entreprise la première année de mes éducations en domesticité. Les douze cavités de profondeur réduite ont toutes reçu des mâles, les deux cavités laissées intactes ont reçu des femelles.

 

L’année suivante, je recommence l’épreuve avec un nid de quinze cellules ; mais cette fois toutes les loges sont réduites par la râpe au minimum de profondeur. Eh bien, les quinze cellules, de la première à la dernière, sont occupées par des mâles. Il est bien entendu que, dans l’un comme dans l’autre cas, la population revenait en entier à la même mère, marquée de son signalement et non perdue de vue tant qu’a duré sa ponte. Serait bien difficile qui ne se rendrait pas aux conséquences de ces deux épreuves. Si du reste la conviction n’est pas encore faite, voici de quoi l’achever.

 

L’Osmie tricorne s’établit fréquemment dans de vieilles coquilles, surtout celles de l’Hélice chagrinée (Helix aspersa), si commune sous les amas de pierrailles et dans les interstices de petits murs de soutènement sans mortier. Dans cette espèce, la spire est largement ouverte, si bien que l’Osmie, pénétrant aussi avant que le lui permet le canal hélicoïde, trouve immédiatement au-dessus du point infranchissable comme trop étroit, l’espace nécessaire à la loge d’une femelle. À cette loge en succèdent d’autres, encore plus larges, toujours pour des femelles, rangées en série linéaire de la même façon que dans un canal droit. Dans le dernier tour de spire, le diamètre serait exagéré pour un seul rang. Alors aux cloisons transversales s’adjoignent des cloisons longitudinales, et de leur ensemble résultent des loges non pareilles de volume, où dominent les mâles avec quelques femelles entremêlées dans les étages inférieurs. La succession des sexes est donc ici ce qu’elle serait dans un canal droit, et surtout dans un canal à large diamètre, où le cloisonnement se complique de subdivisions à la même hauteur. Dans un seul escargot trouvent place de six à huit loges. Un volumineux et grossier tampon de terre termine le nid à l’embouchure de la coquille.

 

Pareille demeure ne pouvant rien nous offrir de nouveau, j’ai fait choix, pour mon essaim, de l’Hélice des gazons (Helix cæspitum), dont la coquille, configurée en petite Ammonite renflée, s’évase par degrés peu rapides et possède jusqu’à l’embouchure, dans sa partie utilisable, un diamètre à peine supérieur à celui qu’exige un cocon mâle d’Osmie. D’ailleurs la partie la plus large, où une femelle trouverait place, doit recevoir un épais tampon de clôture, au-dessous duquel sera fréquemment un certain intervalle vide. D’après toutes ces conditions, la demeure ne peut guère convenir qu’à des mâles rangés en file. La collection de coquilles déposée au pied de chaque ruche, renferme des échantillons assez variés de taille. Les moindres ont 18 millimètres de diamètre, et les plus gros 24 millimètres. Il y a place pour deux cocons, trois au plus, suivant leur ampleur.

 

Or ces coquilles ont été exploitées par mes hôtes sans aucune hésitation, peut-être même avec plus d’empressement que les tubes de verre, dont la paroi glissante pourrait bien contrarier un peu l’apiaire. Quelques-unes ont été occupées dès les premiers jours de la ponte, et l’Osmie qui avait débuté par semblable domicile passait ensuite à un second escargot, dans l’étroit voisinage du premier, à un troisième, à un quatrième à d’autres encore, toujours à proximité, jusqu’à épuisement des ovaires. Toute la famille de la même mère se trouvait ainsi logée dans des hélices, étiquetées à mesure d’après l’époque du travail et le signalement de l’ouvrière. Ces assidues à l’escargot étaient le petit nombre. La majorité quittait les tubes pour venir aux hélices ; puis des hélices revenait aux tubes. Toutes, la rampe spirale bourrée de deux ou trois cellules, tamponnaient la demeure avec un épais bouchon de terre arrivant à fleur de l’embouchure. C’était travail long et minutieux, où l’Osmie déployait toute sa patience de mère et tous ses talents de platrière. Il n’en manquait pas qui, scrupuleuses à l’excès, mastiquaient soigneusement l’ombilic de la coquille, cavité qui, paraît-il, inspirait méfiance comme pouvant donner accès dans l’intérieur du logis. C’était pertuis périlleux d’aspect, qu’il était prudent d’obstruer pour la sécurité de la famille.

 

Les nymphes suffisamment mûres, je procède à l’examen de ces élégants manoirs. Leur contenu me comble de joie : il est on ne peut mieux conforme, à mes prévisions. La grande, la très grande majorité des cocons revient aux mâles ; çà et là, dans les hélices les plus fortes, apparaissent quelques rares femelles. L’étroitesse de l’espace a presque supprimé le sexe fort. Ce résultat m’est affirmé par les soixante-dix-huit hélices peuplées. Mais de cet ensemble, je ne dois mettre en lumière que les séries ayant reçu la ponte intégrale, et occupées par la même Osmie du commencement à la fin de la saison des œufs. Voici quelques exemples, pris parmi les plus concluants.

 

Du 6 mai, début de ses travaux, au 25 mai, limite de sa ponte, une Osmie a successivement occupé sept hélices. Sa famille se compose de quatorze cocons, nombre très voisin de la moyenne ; et sur ces quatorze cocons, douze appartiennent à des mâles et deux seulement à des femelles. Celles-ci, dans l’ordre chronologique, occupent les rangs 7 et 13.

 

Une autre, du 9 mai au 27 mai, a peuplé six hélices d’une famille de treize, dont dix mâles et trois femelles. Ces dernières ont pour rang, dans la série totale, les numéros 3,4 et 5.

 

Une troisième, du 2 mai au 29 mai, a peuplé onze hélices, labeur énorme. Cette laborieuse s’est trouvée aussi des plus fécondes, Elle m’a fourni une famille de vingt-six, la plus nombreuse que j’aie jamais obtenue de la part d’une Osmie. Eh bien, en cette lignée exceptionnelle se trouvaient vingt-cinq mâles, et une femelle, une seule, occupant le rang 17.

 

Inutile de continuer après ce magnifique exemple, d’autant plus que les autres séries concluraient toutes, absolument toutes, dans le même sens. Deux faits sautent aux yeux après ces relevés. L’Osmie peut renverser l’ordre de sa ponte et débuter par une série plus ou moins longue de mâles, avant de produire des femelles. Dans le premier exemple, la première femelle survient au rang 7 ; dans le troisième, au rang 17. Il y a mieux encore, et c’est là le théorème que j’avais surtout à cœur de démontrer : Le sexe femelle peut permuter pour le sexe mâle et permuter jusqu’à disparaître, comme le prouve surtout le troisième exemple, dont la femelle unique, dans une famille de vingt-six, tient au diamètre un peu plus fort de la coquille correspondante ; et sans doute aussi à quelque méprise de la mère, car le cocon femelle, dans une série de deux, occupe l’étage supérieur, le plus voisin de l’orifice, disposition qui me semble répugner à l’Osmie.

 

Ce résultat est d’une trop haute importance dans l’une des questions des plus ténébreuses de la biologie, pour que je ne cherche pas à le corroborer au moyen d’expériences plus concluantes encore. Je me propose, l’an prochain, de donner pour logis aux Osmies uniquement des hélices, triées une par une, et d’écarter rigoureusement de l’essaim tout autre réduit où la ponte pourrait se faire. Dans de telles conditions, je dois obtenir, pour l’essaim entier, exclusivement des mâles, à très peu près.

 

Resterait la permutation inverse : n’obtenir que des femelles, et très peu ou point de mâles. La première permutation rend la seconde très acceptable, sans qu’il se puisse encore imaginer un moyen de la réaliser. La seule condition dont je dispose, c’est l’ampleur du logis. Avec des réduits étroits, les mâles abondent et les femelles tendent à disparaître. Avec d’amples logements, l’inverse n’aurait pas lieu. J’obtiendrais des femelles, et puis des milles non moins nombreux, cantonnés dans d’étroites loges que délimiteraient au besoin des cloisons multipliées. Le facteur de l’espace est ici hors d’emploi. Quel artifice adopter alors pour provoquer cette seconde permutation ? Je n’entrevois rien encore qui mérite d’être essayé.

 

Il est temps de conclure. Vivant à l’écart, dans la solitude d’un village, ayant assez à faire de creuser patiemment, obscurément, mon humble sillon, je connais peu les aperçus nouveaux de la science. En mes débuts, alors que si ardemment je désirais des livres, il m’était bien difficile de m’en procurer ; aujourdhui qu’il me serait à peu près loisible d’en avoir, je commence à ne plus en désirer. C’est l’habituelle marche dans les étapes de la vie. J’ignore donc ce qui peut avoir été fait dans la voie où m’a engagé cette étude sur les sexes. Si j’énonce des propositions réellement nouvelles ou du moins plus générales que les propositions déjà connues, mon dire paraîtra peut-être une hérésie. N’importe : simple traducteur des faits, je n’hésite pas devant mon énoncé, bien persuadé que, de l’hérétique, le temps fera un orthodoxe. Je me résume donc en ces conséquences.

 

Les apiaires sérient leurs pontes en femelles d’abord et puis en mâles, lorsque les deux sexes sont de taille différente et réclament des quantités inégales de nourriture. S’il y a parité de volume entre les deux sexes, la même succession peut se présenter, mais moins constante.

 

Cette sériation binaire disparaît lorsque l’emplacement choisi pour le nid ne suffit pas à la ponte intégrale. Alors surviennent des pontes partielles débutant par des femelles et finissant par des mâles.

 

Tel qu’il provient de l’ovaire, l’œuf n’a pas encore de sexe déterminé. C’est au moment de la ponte ou un peu avant qu’est reçue l’empreinte finale d’où proviendra le sexe.

 

Pour pouvoir donner à chaque larve l’espace et la nourriture qui lui conviennent suivant qu’elle est mâle ou femelle, la mère dispose du sexe de l’œuf qu’elle va pondre. D’après les conditions du logis, souvent œuvre d’autrui ou réduit naturel peu ou point modifiable, elle pond à son gré soit un œuf mâle, soit un œuf femelle. La répartition des sexes est sous sa dépendance, Si les circonstances l’exigent, l’ordre de la ponte peut être renversé et débuter par des mâles ; enfin la ponte entière peut ne comprendre qu’un seul sexe.

 

La même prérogative appartient aux hyménoptères prédateurs, au moins à ceux dont les sexes sont de taille différente, et par suite exigent, en nourriture, l’un plus et l’autre moins. La mère doit savoir le sexe de l’œuf qu’elle va pondre ; elle doit disposer du sexe de cet œuf afin que chaque larve obtienne la ration convenable.

 

D’une manière générale, lorsque les sexes sont de taille différente, tout insecte qui amasse des vivres, qui prépare, choisit une demeure pour sa descendance, doit pouvoir disposer du sexe de l’œuf pour satisfaire sans erreur aux conditions qui lui sont imposées.

 

Resterait à dire, comment se fait cette détermination facultative des sexes. Je n’en sais absolument rien. Si jamais j’apprends quelque chose sur cette délicate question, je le devrai à quelque heureuse circonstance qu’il faut savoir attendre ou plutôt épier. Sur la fin de mes recherches, j’ai eu connaissance d’une théorie allemande concernant l’Abeille domestique et due à l’apiculteur Dzierzon. Si je comprends bien, d’après les documents fort incomplets que j’ai sous les yeux, l’œuf, tel qu’il est fourni par l’ovaire, aurait déjà un sexe, toujours le même ; il serait originellement mâle ; et c’est par la fécondation qu’il deviendrait femelle. Les mâles proviendraient d’œufs non fécondés ; et les femelles, d’œufs fécondés. La reine Abeille pondrait ainsi des œufs femelles ou des œufs mâles suivant qu’elle les féconderait ou ne les féconderait pas, lors de leur passage dans l’oviducte.

 

Venant de l’Allemagne, cette théorie ne peut que m’inspirer profonde méfiance. Comme elle a été admise, avec une téméraire précipitation, jusque dans des livres classiques, je surmonterai ma répugnance à me préoccuper d’idées tudesques pour la soumettre, non à l’épreuve de l’argumentation, contre laquelle peut toujours se dresser une argumentation contraire, mais à l’épreuve sans réplique des faits.

 

Pour cette fécondation facultative, décidant du sexe, il faut, dans l’organisme de la mère, un réservoir spermatique qui épanche sa gouttelette sur l’œuf engagé dans l’oviducte et lui imprime ainsi le caractère féminin ; ou bien lui laisse le caractère originel, le caractère mâle, en lui refusant le baptême séminal. Ce réservoir existe chez l’Abeille domestique. Retrouve-t-on pareil organe chez les autres hyménoptères, récolteurs de miel ou chasseurs ? Les traités d’anatomie sont muets à cet égard ; ou, sans plus ample informé, ils appliquent à l’ensemble de l’ordre les données fournies par l’Abeille, si différente pourtant de la foule des hyménoptères par ses mœurs sociales, ses ouvrières stériles et surtout par sa ponte prodigieuse, de si longue durée.

 

J’avais d’abord douté de la présence générale de ce récipient spermatique, ne l’ayant pas trouvé sous mon scalpel dans mes anciennes recherches sur l’anatomie des Sphex et de quelques autres giboyeurs. Mais cet organe est si délicat et si petit, qu’il échappe très facilement au regard, surtout si l’attention n’est pas dirigée d’une façon toute spéciale vers sa recherche ; et encore, n’ayant que lui en vue, ne réussit-on pas toujours à le trouver. Il s’agit d’un globule atteignant à peine un demi-millimètre de diamètre dans bien des cas, globule perdu au milieu d’un fouillis de trachées et de nappes graisseuses, dont il a la coloration d’un blanc mat. Et puis un seul contact des pinces mal dirigées suffit pour le détruire. Mes premières recherches, ayant pour objet l’ensemble de l’appareil reproducteur, pouvaient donc fort bien l’avoir laissé inaperçu.

 

Pour savoir finalement à quoi m’en tenir, les traités d’anatomie ne m’apprenant rien, j’ai remonté ma loupe sur son pied et remis en état ma vieille cuvette à dissection, simple verre a boire avec rondelle de liège tapissée de satin noir. Cette fois, non sans peine pour mes yeux déjà fatigués, je suis parvenu à trouver ledit organe chez les Bembex, les Halictes, les Xylocopes, les Bourdons, les Andrènes, les Mégachiles. Je n’ai pu réussir avec les Osmies, les Chalicodomes, les Anthophores. Est-ce réelle absence de l’organe ? Est-ce maladresse de ma part ? J’incline pour la maladresse, et j’admets chez tous les hyménoptères chassant la proie ou récoltant du miel, un réceptacle séminal, reconnaissable à son contenu, amas de spermatozoïdes spiraux, qui tourbillonnent sur le porte-objet du microscope.

 

Cet organe reconnu, la théorie allemande devient applicable à tous les apiaires, à tous les prédateurs. Accouplée, la femelle reçoit le liquide séminal et le garde en dépôt dans son ampoule. Dès lors sont présents à la fois chez la mère les deux éléments procréateurs : l’élément femelle, l’ovule ; et l’élément mâle, le spermatozoïde. À la volonté de la pondeuse, l’ampoule cède à l’ovule mûr parvenu dans l’oviducte, une gouttelette de son contenu, et voilà un œuf femelle ; ou bien elle lui refuse ses spermatozoïdes et voilà un œuf qui reste mâle, comme il l’était originellement. Je le confesse volontiers : la théorie est très simple, lucide, séduisante. Mais est-elle vraie ? C’est une autre question.

 

On pourrait lui objecter d’abord la singulière exception qu’elle fait à une loi des plus générales. En considérant l’ensemble zoologique, qui oserait affirmer que l’œuf est originellement mâle et qu’il devient femelle par la fécondation ? Les deux sexes ne réclament-ils pas l’un et l’autre le concours de l’élément fécondant ? S’il y a une vérité hors de doute, certes c’est bien celle-là. On raconte, il est vrai, sur l’Abeille domestique, des choses bien étranges. Je ne les discuterai pas : cet apiaire est trop en dehors des cadres habituels, et puis les faits affirmés sont loin d’être acceptés de tous. Mais les apiaires non sociaux et les prédateurs n’ont rien de spécial dans leur ponte. Pourquoi s’écarteraient-ils alors de la commune loi, qui veut que tout être vivant, le mâle aussi bien que la femelle, provienne d’un ovule fécondé ? Dans son acte le plus solennel, la procréation, la vie est une ; ce qu’elle fait ici, elle le fait là, et encore là, et partout. Comment ! la sporule d’un brin de mousse aurait besoin d’un anthérozoïde pour être apte à germer, et l’ovule d’une Scolie, superbe vénateur, se passerait de l’équivalent pour éclore et donner un mâle ! Ces étrangetés ne me disent rien qui vaille.

 

On pourrait lui objecter encore le cas de l’Osmie tridentée, qui distribue les deux sexes sans aucun ordre dans le canal de sa ronce. À quel singulier caprice obéit donc la mère qui, sans cause déterminante, ouvre au hasard son ampoule séminale pour sacrer un œuf femelle, ou bien la maintient close, au hasard aussi, pour laisser passer sans fécondation un œuf mâle ? Je concevrais le don ou le refus de l’imprégnation par périodes de quelque durée ; je ne les comprends pas se succédant dans le plus complet désordre. La mère vient de féconder un œuf. Pourquoi se refuse-t-elle à féconder le suivant, ni les vivres ni le logis ne différant en rien des vivres et du logis qui précèdent ? Ces capricieuses alternatives, sans cause et si désordonnées, ne conviennent guère à un acte de cette importance.

 

Mais j’avais promis de ne pas discuter, et je me surprends en discussion. J’expose des raisons délicates qui peuvent n’avoir aucune prise sur de lourdes cervelles.

 

Je passe outre et j’arrive au fait brutal, au vrai coup de marteau. Sur la fin des travaux, dans la première semaine de juin, l’Osmie tricorne a été de ma part l’objet d’une surveillance redoublée, tant ses derniers actes présentent de l’intérêt. L’essaim est alors très réduit. Il me reste une trentaine de retardataires, toujours fort affairées bien que leur travail soit vain. J’en vois qui tamponnent très scrupuleusement l’embouchure d’un tube ou d’une hélice, où elles n’ont rien déposé, absolument rien. D’autres clôturent après avoir dressé seulement dans le logis quelques cloisons, ou même de simples ébauches de cloison. Il y en a qui amassent, au fond d’une galerie neuve, une pincée de pollen dont nul ne profitera ; puis ferment la demeure avec un bouchon de terre, aussi épais, aussi soigné d’exécution, que si le salut d’une famille en dépendait. Née travailleuse, l’Osmie doit périr au travail. Lorsque ses ovaires sont épuisés, elle dépense le reste de ses forces en des travaux inutiles, cloisons, bouchons, amas de pollen sans emploi. La petite machine animale ne peut se résoudre à l’inaction alors même qu’il n’y a plus rien à faire. Elle continue à fonctionner pour éteindre ses dernières élans en des travaux sans but. Je recommande ces aberrations aux adeptes de la raison chez la bête.

 

Avant d’en venir à ces vains ouvrages, mes retardataires ont pondu leurs derniers œufs, dont je sais exactement la cellule, exactement la date. Ces œufs, autant que la loupe peut en juger, ne différent en rien des autres, leurs aînés. Ils en ont les dimensions, la forme, le luisant, l’aspect de fraîcheur. Leurs provisions n’ont rien de particulier non plus, et conviennent très bien à des mâles, terminant la ponte. Et cependant, ces œufs dernier-nés n’éclosent pas ; ils se rident, se fanent et se dessèchent sur l’amas de pâtée. Pour la ponte terminale de telle Osmie, je compte trois ou quatre œufs stériles ; pour la ponte de telle autre, j’en trouve deux ou un seul. Une autre partie de l’essaim donne des œufs fertiles jusqu’à cessation de la ponte.

 

Ces œufs stériles, frappés de mort dès leur venue au jour, sont trop nombreux pour être négligeables. Pourquoi n’éclosent-ils pas comme les autres, dont ils ont toutes les apparences ? Ils ont reçu de la mère les mêmes soins, les mêmes vivres. Les scrupules de la loupe ne m’y font rien découvrir qui explique le fatal dénouement.

 

Si l’esprit est libre d’idées préconçues, on va droit à la réponse. Ces œufs n’éclosent pas parce qu’ils n’ont pas été fécondés. Ainsi périrait tout œuf animal ou végétal qui n’aurait pas reçu l’imprégnation vivifiante. Toute autre réponse est impossible. Qu’on ne parle pas de l’époque reculée de la ponte : les œufs contemporains provenant d’autres mères, les œufs de même date et terminaison eux aussi de la ponte, sont parfaitement fertiles. Encore une fois, ils n’éclosent pas parce qu’ils n’ont pas été fécondés.

 

Et pourquoi n’ont-ils pas été fécondés ? Parce que l’ampoule séminale, si exiguë, à grand peine visible puisqu’elle m’a parfois échappé, malgré toute mon attention, avait épuisé son contenu. Les mères dont celle ampoule a conservé jusqu’à la fin un reste de l’élément fécondant, ont eu leurs derniers œufs aussi fertiles que les premiers ; les autres, à réservoir séminal trop tôt épuisé, ont eu leur fin de ponte frappée de mort. Tout cela me semble aussi clair que le jour. Si les œufs non fécondés périssent sans éclore, ceux qui éclosent et donnent des mâles sont donc fécondés ; et la théorie allemande s’écroule.

 

Quelle explication alors proposerai-je pour rendre compte des faits merveilleux que je viens d’exposer ? Mais aucune, absolument aucune. Je n’explique pas, je raconte. De jour en jour plus sceptique à l’égard des interprétations qui peuvent m’être proposées, plus hésitant à l’égard de celles que j’aurais à proposer moi-même, à mesure que j’observe et que j’expérimente, je vois mieux se dresser, dans la noire nuée du possible, un énorme point d’interrogation.

 

Mes chers insectes, dont l’étude m’a soutenu et continue à me soutenir au milieu de mes plus rudes épreuves, il faut ici, pour aujourdhui, se dire adieu. Autour de moi les rangs s’éclaircissent et les longs espoirs ont fui. Pourrai-je encore parler de vous ?

 

FIN.

 

 


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