Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - IV
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE IV

CHAPITRE III ABERRATIONS DE L’INSTINCT

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CHAPITRE III

ABERRATIONS DE L’INSTINCT


En ce qui concerne le Pélopée, mon rôle d’observateur est fini, rôle d’intérêt médiocre, je suis le premier à le reconnaître, si l’on donne pour horizon à ses vues les seuls documents qu’il puisse fournir. Que l’insecte fréquente nos demeures, qu’il y bâtisse un nid de boue approvisionné d’araignées, qu’il se tisse un sac taillé en apparence dans une pellicule d’oignon, tous ces détails nous importent fort peu. Le collectionneur peut s’y complaire, jaloux qu’il est d’enregistrer jusqu’à la nervation d’une aile pour mettre un peu de jour dans ses cadres systématiques ; l’esprit nourri d’idées plus graves ne voit là que l’aliment d’une curiosité presque puérile. Vaut-il bien la peine de dépenser son temps, ce temps qui nous manque si vite, cette étoffe de la vie, comme dit Montaigne, à glaner des faits de portée médiocre, d’utilité très contestable ? N’est-ce pas enfantillage que de s’informer avec tant de minutie des actes d’un insecte ? Trop de préoccupations autrement sérieuses nous tiennent à la gorge pour nous laisser le loisir de ces amusements. Ainsi nous fait parler l’âpre expérience de l’âge ; ainsi conclurais-je, en mettant fin à mes recherches, si je n’entrevoyais dans le tumulte des observations quelques éclaircies sur les plus hauts problèmes qu’il nous soit donné d’agiter.

 

Qu’est-ce que la vie ? Nous sera-t-il jamais possible de remonter à ses origines ? Nous sera-t-il permis de susciter dans une goutte de glaire les vagues frémissements préludes de l’organisation ? Qu’est-ce que l’intelligence humaine ? en quoi diffère-t-elle de l’intelligence de la bête ? Qu’est-ce que l’instinct ? Les deux aptitudes psychiques sont-elles irréductibles ? se ramènent-elles à un facteur commun ? Les espèces sont-elles reliées l’une à l’autre par la filiation du transformisme ? sont-elles autant de médailles immuables, frappées chacune avec un coin distinct sur lequel la morsure des siècles n’a de prise que pour l’anéantir tôt ou tard ? Ces questions font le tourment de tout esprit cultivé, et le feront toujours, alors même que l’inanité de nos efforts pour les résoudre nous conseillât de les abandonner dans les limbes de l’incogniscible. Dans la superbe de ses audaces, la théorie donne aujourdhui réponse à tout ; mais comme mille vues théoriques ne valent pas un fait, la conviction est fort loin de gagner les penseurs affranchis de systèmes préconçus. Pour de tels problèmes, que la solution scientifique en soit possible ou non, il faut un énorme faisceau de données bien établies, où l’entomologie, malgré son humble domaine, peut apporter un contingent de quelque valeur. Et voilà pourquoi j’observe, pourquoi surtout j’expérimente.

 

Observer, c’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas assez : il faut expérimenter, c’est-à-dire intervenir soi-même et faire naître des conditions artificielles qui mettent l’animal dans la nécessité de nous dévoiler ce qu’il ne dirait pas livré au courant normal. Admirablement combinés pour atteindre la fin poursuivie, ses actes peuvent nous en imposer sur leur réelle signification et nous faire admettre, dans leur enchaînement, ce que nous dicte notre propre logique. Ce n’est pas la bête que nous interrogeons alors sur la nature de ses aptitudes, sur les ressorts primordiaux de son activité ; mais bien nos propres vues, donnant toujours réponse favorable aux idées que nous caressons. Comme je l’ai déjà bien des fois démontré, l’observation seule est souvent un leurre : nous en traduisons les données d’après les exigences de nos systèmes. Pour en faire émerger le vrai, doit nécessairement intervenir l’expérimentation, seule capable de sonder un peu le ténébreux problème de l’intellect chez la bête. On a parfois dénié à la zoologie d’être une science expérimentale. Le reproche serait fondé si la zoologie se bornait à décrire, à classer ; mais c’est là le moindre côté de son rôle : elle a des visées plus hautes ; et quand elle interroge l’animal sur quelque problème de la vie, son questionnaire est l’expérimentation. Dans ma modeste sphère, je me priverais du plus puissant moyen d’étude si je négligeais d’expérimenter. L’observation propose le problème, l’expérimentation le résout, si toutefois il peut se résoudre ; du moins, impuissante à nous donner le plein jour, elle projette quelque clarté dans les flancs de l’impénétrable nuage.

 

Revenons au Pélopée, auquel il est temps d’appliquer la méthode expérimentale. Une cellule est achevée depuis peu. Le chasseur survient avec sa première araignée. Il l’emmagasine et lui fixe immédiatement son œuf sur le ventre. Il repart pour une seconde tournée. Je profite de son absence pour retirer du fond de la loge, avec des pinces, la pièce de gibier et l’œuf. Que va faire l’insecte, à son retour, devant ce logis vide, ce logis où ne se trouve plus l’œuf, unique objet de son industrie de potier et de son art de vénateur ?

 

Reconnaître que l’œuf a disparu est immanquable pour le dévalisé, s’il y a dans son pauvre intellect simplement la rudimentaire lueur qui permet de distinguer entre la chose présente et la chose absente. Seul et de petites dimensions comme il est, cet œuf pourrait échapper à la vigilance de la mère ; mais il repose sur une araignée relativement volumineuse, dont le Pélopée, de retour au nid, est certainement averti par le toucher et la vue quand il dépose la seconde proie à côté de la première. Cette grosse pièce manquant, l’œuf manque aussi, devrait affirmer l’ébauche de raison la plus élémentaire qu’il soit possible d’admettre. Encore une fois, que va donc faire le Pélopée devant sa loge, où l’absence de l’œuf rend désormais inutile, absurde, l’apport des vivres, tant qu’une deuxième ponte n’aura pas réparé le mal ? Il va faire précisément ce que nous a déjà montré le Chalicodome des hangars, mais dans des circonstances moins frappantes : il va commettre l’absurde, s’exténuer à l’inutile.

 

Il apporte, en effet, une seconde araignée, qu’il met en magasin avec le même zèle allègre que si rien de fâcheux n’était survenu ; il en apporte une troisième, une quatrième, d’autres encore, que je soustrais à mesure en son absence, de façon qu’à chaque retour de chasse l’entrepôt est retrouvé vide. Pendant deux jours s’est maintenue l’opiniâtreté du Pélopée à vouloir remplir le pot insatiable ; pendant deux jours ma patience ne s’est pas démentie non plus pour vider la jarre à mesure qu’elle se garnissait. À la vingtième proie, conseillé peut-être par les fatigues d’expéditions répétées outre mesure, le chasseur a jugé que la bourriche était assez fournie ; et très consciencieusement il s’est mis à clôturer la cellule ne contenant rien du tout.

 

Les Chalicodomes dont je tarissais autrefois les pots à mesure qu’était brossée la poussière pollinique et dégorgée la purée mielleuse, m’avaient montré des inconséquences pareilles : je les voyais déposer l’œuf dans la cellule vide et puis fermer celle-ci comme si les vivres étaient toujours là. Un point seul me laissait anxieux : mon tampon de coton laissait après lui, sur la paroi frottée, un vernis de miel dont l’odeur pouvait leurrer l’insecte en dissimulant l’absence des provisions. Le toucher, plus grossier, se taisait alors que l’odorat, plus affiné, affirmait toujours. Pour la fameuse statue dont nous parle Condillac, l’unique stimulant de l’activité psychique était l’odeur d’une rose. L’intellect de l’insecte est certes bien autrement outillé ; toutefois il est permis de se demander si, chez un apiaire, l’odeur du miel ne dominerait pas jusqu’à tromper les autres impressions. Ainsi s’expliquerait, vaille que vaille, le dépôt de l’œuf dans une loge privée de provisions, mais toujours pleine de leur bonne odeur ; ainsi serait motivé le scellement scrupuleux d’une cellule où la larve doit périr de famine.

 

Pour éviter ces folles objections, dernière ressource d’un contradicteur mis aux abois, je désirais donc mieux que l’acte absurde des Chalicodomes. Ce mieux, le Pélopée vient de nous le donner. Ici, plus d’enduit odorant laissé par les vivres retirés, nul vestige qui puisse dissimuler à la mère l’absence des provisions. L’araignée que mes pinces vont saisir au fond de la cellule ne laisse après elle aucune trace de son séjour momentané ; l’œuf extrait avec la première pièce n’en laisse pas davantage, si bien que l’animal ne peut manquer d’être averti du vide fait dans sa loge, s’il est capable d’être averti. Rien n’y fait, rien ne change l’habituel cours des actes. Deux jours durant, une vingtaine de pièces sont apportées une à une, à mesure que la précédente est retirée ; la chasse obstinée se prolonge, pour un œuf absent dès le début ; enfin la porte du logis est murée avec le même soin que dans les conditions normales.

 

Avant d’en venir aux conséquencesconduisent ces étrangetés, rapportons une expérience plus frappante encore et faite toujours aux dépens du Pélopée. J’ai dit comment, l’amas de cellules terminé, l’insecte crépit son nid et le recouvre d’une grossière écorce de boue sous laquelle disparaissent les élégances de la poterie. Je surprends un Pélopée au moment où il étale ses premières pilules en revêtement cortical. Le nid est appliqué contre un mur enduit de mortier. L’idée me vient de l’enlever, avec le vague espoir d’assister à du nouveau. Il y a du nouveau, effectivement ; et mieux que cela : de l’absurde comme on n’oserait en prévoir. Disons d’abord que du nid détaché et mis dans ma poche il ne reste, sur la muraille, qu’un mince filet discontinu marquant le pourtour de la motte de boue. Dans ce périmètre, sauf quelques rares parcelles boueuses, le mur a repris la blancheur de son enduit de mortier, coloration bien différente de celle du nid, d’aspect cendré.

 

Arrive le Pélopée avec sa charge de glaise. Sans hésitation que je puisse apprécier, il s’abat sur remplacement désert, où il dépose sa pilule en l’étalant un peu. Sur le nid lui-même, l’opération ne serait pas autrement conduite. D’après le zèle et le calme du travail, il est indubitable que l’insecte croit vraiment crépir sa demeure, alors qu’il n’en crépit que le support mis à nu. La nouvelle coloration des lieux, la surface plane remplaçant le relief de la motte disparue, ne l’avertissent pas de l’absence du nid.

 

Serait-ce distraction temporaire, étourderie commise par trop d’ardeur au travail ? L’insecte va se raviser, sans doute, s’apercevoir de sa méprise et couper court à la vaine besogne. Mais non ; une trentaine de fois j’assiste à son retour. De chaque voyage il rapporte un globule de boue, qu’il applique, sans une seule erreur, en dedans du périmètre que forme le filet terreux laissé sur la muraille par la base du nid. Sa mémoire, qui ne lui dit rien de la couleur, de la forme et du relief du nid, est d’une fidélité surprenante pour le détail topographique ; elle ignore l’essentiel, elle connaît à fond l’accessoire ; topographiquement le nid est là ; l’édifice manque, il est vrai, mais il y a la base de sustentation, et cela paraît suffire ; du moins le Pélopée se prodigue en apports de boue pour crépir la surface où l’édifice ne repose plus.

 

Jadis les Chalicodomes m’ont singulièrement surpris avec leur tenace mémoire du pointgît le galet support du nid et leur défaut de clairvoyance quand il s’agit du nid lui-même, remplacé par un autre tout différent sans leur faire interrompre le travail commencé. Le Pélopée va plus loin en ces aberrations : il donne les derniers coups de truelle à un logis imaginaire, dont il ne reste que l’emplacement.

 

Est-il, en effet, d’intellect plus obtus que le constructeur de dômes ? La gent entomologique ne paraît guère s’écarter d’un fonds commun d’aptitudes ; ceux que nous jugeons les mieux doués sur le témoignage des actes normalement accomplis se montrent aussi bornés que les autres lorsque l’expérimentateur trouble le courant de leurs instincts. Il est probable que le Chalicodome aurait commis les mêmes inconséquences que le Pélopée, si l’idée m’était venue de le soumettre, en temps propice, à semblable épreuve. Crépisseur de son état, il aurait, comme l’autre, crépi la base du nid enlevé du galet au moment favorable. Ma confiance dans la lueur rationnelle accordée à la bête par les faiseurs de systèmes est tellement ébranlée que je ne crois pas téméraire mon jugement peu élogieux sur l’abeille maçonne.

 

En ma présence, trente fois, disais-je, l’artiste potier a déposé, puis étalé sur la muraille nue sa pilule de boue, se figurant l’appliquer sur le nid lui-même. Assez instruit par cette longue persévérance, j’ai quitté le Pélopée toujours affairé dans son œuvre vaine. Deux jours après, j’ai visité l’emplacement crépi. L’enduit de boue ne différait pas de ce que montre un nid parachevé.

 

Je viens d’avancer que le rudimentaire intellect de l’insecte a partout les mêmes bornes à peu près. De l’accidentelle difficulté dont tel ne peut sortir par défaut d’éclaircie judicieuse, tout autre ne sortira pas davantage, n’importe son genre et son espèce. Pour varier les documents, j’emprunte le nouvel exemple aux lépidoptères.

 

Le Grand-Paon est le plus gros papillon de nos régions. Sa chenille, jaunâtre avec des perles bleu turquoise cerclées de cils noirs, se file, au pied des amandiers, un robuste cocon dont l’ingénieuse structure est depuis longtemps célèbre. Au moment de se libérer, le Bombyx du mûrier possède dans son estomac un dissolvant particulier que le papillon nouveau-né dégorge contre la paroi du cocon pour la ramollir, en dissoudre la gomme agglutinant les fils et se frayer de la sorte une issue sous la seule poussée de la tête. À la faveur de ce réactif, le reclus peut victorieusement attaquer sa prison de soie par le bout d’avant, par le bout d’arrière, par le flanc, comme je le constate en retournant la chrysalide dans la coque, fendue d’un coup de ciseaux, puis recousue. Quel que soit le point à forer pour la sortie, point que mon intervention fait varier à ma guise, le liquide dégorgé imbibe et ramollit promptement la paroi ; alors le captif, s’escrimant des pattes antérieures et poussant du front dans le fouillis des fils désagrégés, s’ouvre un passage avec la même facilité que dans sa libération naturelle.

 

Le Grand-Paon n’est pas doué de ce moyen de délivrance par un dissolvant ; son estomac est inhabile à la préparation du corrosif propre à ruiner en un point quelconque l’enceinte défensive, maintenant mur de prison. Si je renverse, en effet, la chrysalide dans son cocon ouvert puis refermé par une couture, le papillon périt toujours, impuissant à se dégager. Le point à forcer changeant, la délivrance est rendue impossible. Pour sortir de cette coque, vrai coffre-fort, une méthode spéciale est donc nécessaire, sans rapport aucun avec la méthode chimique du Bombyx du mûrier. Disons, après tant d’autres, comment les choses se passent.

 

Au bout antérieur du cocon, bout conique tandis que l’autre est arrondi, les fils ne sont pas agglutinés entre eux ; partout ailleurs la trame de soie est cimentée par un produit gommeux qui la transforme en un robuste parchemin imperméable. Ces fils de l’avant, à peu près rectilignes, convergent par leur extrémité libre et forment une série de palissades en cône, dont la base commune est le cerclebrusquement cesse l’emploi du ciment gommeux. On ne saurait mieux comparer cette disposition qu’à l’embouchure des nasses où le poisson aisément s’engage en suivant l’entonnoir des baguettes d’osier, mais d’où l’imprudent ne peut plus sortir, parce que l’étroit passage resserre sa palissade au moindre effort pour la franchir.

 

Une autre comparaison fort exacte nous est fournie par les souricières dont l’entrée se compose d’un faisceau de fils de fer groupés en cône tronqué. Attiré par l’appât, le rongeur pénètre en agrandissant, sous une faible poussée, l’orifice du piège ; mais quand il s’agit de s’en aller, les fils de fer, si dociles d’abord, deviennent infranchissable barrière de hallebardes. Les deux engins permettent l’entrée et défendent la sortie. Disposons les palissades coniques en sens inverse, dirigeons-les de l’intérieur à l’extérieur, et leur rôle sera renversé : la sortie sera permise, et l’entrée défendue.

 

Tel est le cas du cocon du Grand-Paon, avec un degré de perfection à son avantage : son embouchure de nasse et de souricière est formée d’une nombreuse série de cônes emboîtés et de plus en plus surbaissés. Pour sortir, le papillon n’a qu’à pousser du front devant lui ; les diverses rangées de fils non agglutinés cèdent sans difficulté. Une fois le reclus libéré, les mêmes fils reprennent leur position, si bien qu’à l’extérieur rien ne dit que le cocon soit désert ou habité.

 

Sortir aisément ne suffit pas : il faut, de plus, retraite inviolable pendant le travail de la métamorphose. Le logis, à porte libre pour la sortie, doit avoir la même porte close pour l’entrée, afin que nul malintentionné ne pénètre. Le mécanisme de l’embouchure de nasse remplit supérieurement cette condition, aussi nécessaire au salut du Grand-Paon que la première. Entrer à travers les multiples enceintes des fils convergents, qui font obstacle plus efficace à mesure qu’on les presse, serait impraticable pour qui s’aviserait de vouloir violer le logis. Vainement je connais à fond les secrets de cette serrurerie qui sait, comme toute belle œuvre, associer la simplicité des moyens à l’importance des résultats : je suis toujours émerveillé lorsque, un cocon ouvert entre les doigts, j’essaye de faire passer un crayon à travers l’embouchure. Poussé de l’intérieur à l’extérieur, aussitôt il passe ; poussé de l’extérieur à l’intérieur, il est invinciblement arrêté.

 

Je m’attarde en ces détails pour montrer combien importe au Grand-Paon la bonne confection de sa palissade de fils. Mal ordonnée, enchevêtrée et par suite peu docile à la poussée, la série de cônes emboîtés opposera résistance insurmontable, et le papillon périra, victime de l’art incorrect de la chenille. Géométriquement construite, mais en rangées clairsemées, non assez nombreuses, elle laissera la retraite exposée aux dangers de l’extérieur, et la chrysalide deviendra pâture de quelque intrus comme il y en a tant, en quête des nymphes somnolentes, proie facile. C’est donc, pour la chenille, œuvre capitale que cette embouchure à double effet. Elle doit y dépenser tout ce qu’elle possède en clairvoyance, en lueurs rationnelles, en art modifiable quand les circonstances l’exigent ; elle doit enfin y faire preuve des meilleures ressources de son talent. Suivons-la dans son travail ; faisons intervenir l’épreuve expérimentale, et nous en apprendrons de singulières sur son compte.

 

Le cocon et son embouchure marchent de pair pour la construction. Quand elle a tapissé tel ou tel autre point de la paroi générale, la chenille se retourne, si besoin est, et de son fil non interrompu vient continuer la palissade à brins convergents. À cet effet, elle avance la tête jusqu’au fond de l’entonnoir ébauché, puis la retire en doublant le fil. De cette alternative d’avances et de reculs résulte un circuit de filaments doublés non adhérents entre eux. La séance n’est pas longue : la palissade enrichie d’une rangée, la chenille reprend le travail de la coque, travail qu’elle abandonne encore pour s’occuper de l’entonnoir ; ainsi de suite à de nombreuses reprises, où tour à tour est suspendue l’émission du produit gommeux quand il faut laisser les fils libres, ou bien copieusement faite quand il convient de les agglutiner pour obtenir solide tissu.

 

L’entonnoir de sortie n’est pas, on le voit, ouvrage d’exécution continue ; la chenille y travaille par intermittence, à mesure que l’ensemble de la coque progresse. Du commencement à la fin de sa période de fileuse, tant que les réservoirs à soie ne sont pas épuisés, elle en multiplie les assises, sans négliger le reste du cocon. Ces assises se traduisent par des cônes emboîtés l’un dans l’autre et d’angle de plus en plus obtus, si bien que les derniers filés se surbaissent jusqu’à devenir presque des surfaces planes.

 

Si rien ne vient troubler l’ouvrière, le travail est conduit avec une perfection que ne désavouerait pas une industrie judicieuse se rendant compte du pourquoi des choses. La chenille jugerait-elle, si peu que ce soit, de l’importance de son œuvre, du rôle futur de ses palissades coniques superposées ? C’est ce que nous allons apprendre.

 

Avec des ciseaux, j’enlève l’extrémité conique tandis que la fileuse est occupée à l’autre bout. Voilà le cocon largement ouvert. La chenille ne tarde pas à se retourner. Elle engage la tête dans la grande brèche que je viens de pratiquer ; elle paraît explorer l’extérieur et s’informer de l’accident survenu. Je m’attends à voir réparer le désastre et refaire en plein le cône détruit par mes ciseaux. Elle y travaille quelque temps, en effet ; elle dresse une rangée de fils convergents ; puis, sans autre souci du sinistre, elle applique ailleurs sa filière et continue d’épaissir le cocon.

 

Des doutes graves me viennent : le cône édifié sur la brèche est à brins clairsemés ; il est, en outre, très surbaissé et bien différent en saillie de ce qu’était le cône primitif. Ce que je prenais d’abord pour œuvre de réparation est simplement œuvre de continuation. La chenille, mise à l’épreuve par mes malices, n’a pas modifié le cours de son travail ; malgré l’imminence du péril, elle s’est bornée à l’assise de fils qu’elle aurait emboîtée dans les précédentes sans mon coup de ciseaux.

 

Quelque temps je laisse faire ; et quand l’embouchure a de nouveau pris consistance, je la tronque pour la seconde fois. Même défaut de clairvoyance de la part de la bête, qui remplace le cône absent par un cône d’angle encore plus obtus, c’est-à-dire continue l’habituelle besogne, sans aucun essai de restauration à fond, malgré l’extrême urgence. Si la provision de soie touchait à sa fin, je compatirais aux misères de l’éprouvée, qui de son mieux réparerait la case avec les rares matériaux encore disponibles ; mais je vois la chenille sottement prodiguer son produit en supplément de tapisserie pour une coque dont la solidité pourrait déjà suffire, et l’économiser avec lésinerie pour une clôture qui, négligée, livrera le logis et son habitant au premier larron venu. La soie ne manque pas : la filandière en met couche sur couche dans les points non ruinés ; elle n’en utilise sur la brèche que la dose requise dans les habituelles conditions. Ce n’est pas économie imposée par le déficit ; c’est aveugle persévérance dans les usages. Alors ma commisération devient ébahissement devant une si profonde stupidité, qui s’applique au superflu de la tapisserie dans une demeure désormais inhabitable, au lieu de veiller, tandis qu’il en est temps encore, à la réparation de la masure.

 

Pour la troisième fois, je répète ma section. Quand le moment est venu de reprendre la série de ses cônes emboîtés, la chenille hérisse la brèche de cils assemblés en disque, comme ils le sont dans les dernières assises du travail non troublé. À cette configuration se reconnaît la fin prochaine de l’ouvrage. Quelque temps encore le cocon est renforcé ; puis le repos se fait, et la métamorphose commence dans une demeure à mesquine clôture, insuffisante pour tenir en respect le moindre envahisseur.

 

En somme, inhabile à démêler ce qu’aura de périlleux une palissade incomplète, la chenille, après chaque troncature du cocon, reprend son ouvrage au point où elle l’avait laissé avant l’accident. Au lieu de restaurer à fond l’embouchure ruinée, ce que lui permettrait la provision de soie fort abondante encore, au lieu de refaire sur la brèche un cône saillant à couches multiples, qui remplacerait ce que mes ciseaux ont enlevé, elle y dresse des couches de cils graduellement surbaissées, suite et non reconstruction des couches absentes. Ce travail de clôture, d’impérieuse nécessité pour qui jugerait, ne paraît pas d’ailleurs préoccuper la chenille plus que d’habitude, car elle l’alterne à diverses reprises avec le travail du cocon, bien moins pressant. Tout se passe dans l’ordre réglementaire, comme si le grave accident, de l’effraction n’était pas survenu. En un mot, la chenille ne recommence pas la chose faite, puis détruite ; elle la continue. Le début de l’ouvrage manque, n’importe : la suite vient sans modification dans les plans.

 

Il me serait facile, si la clarté du litige l’exigeait, de citer une foule d’autres exemples similaires, où se montre en pleine évidence le défaut absolu de discernement rationnel dans l’intellect de l’insecte, alors même que la haute perfection de l’ouvrage semblerait accorder à l’ouvrier de clairvoyantes aptitudes. Bornons-nous, pour le moment, aux trois que je viens de citer. Le Pélopée continue d’emmagasiner des araignées pour un œuf enlevé ; il persévère dans des chasses désormais sans but ; il amasse des vivres qui ne doivent rien alimenter ; il multiplie ses battues au gibier pour remplir un garde-manger que mes pinces à l’instant dévalisent ; enfin il clôt avec tous les soins habituels une celluleplus rien ne se trouve : il met les scellés sur le néant. Il fait mieux encore dans le domaine de l’absurde : il crépit l’emplacement de son nid disparu, il travaille au couvert d’un édifice imaginaire, il surmonte de sa toiture une maison qui gît maintenant dans les profondeurs de ma poche. De son côté, la chenille du Grand-Paon, malgré la perte certaine du papillon futur, au lieu de recommencer l’embouchure de nasse tronquée par mes ciseaux, continue paisiblement ses affaires de filandière, sans modifier en rien la régulière marche de l’ouvrage ; venu le moment des dernières rangées de cils défensifs, elle les dresse sur la périlleuse brèche, mais elle néglige de refaire la partie détruite de la barricade. Indifférente à l’indispensable, elle s’occupe du superflu.

 

Que conclure de ces faits ? Je voudrais croire, pour l’honneur de mes bêtes, à quelque distraction de leur part, à quelque étourderie individuelle qui n’entacherait pas la clairvoyance générale ; j’aimerais à ne voir dans leurs aberrations que des actes isolés, exceptionnels, dont ne serait pas responsable un judicieux ensemble. Hélas ! les faits les plus criants imposeraient silence à mes essais de réhabilitation. Toute espèce, n’importe laquelle, soumise à l’épreuve expérimentale, commet des inconséquences similaires dans le cours de son industrie troublée. Contraint par l’inexorable logique des faits, je formule donc ainsi les conséquences que me dicte l’observation :

 

L’animal n’est ni libre ni conscient dans son industrie, pour lui fonction externe dont les phases sont réglées presque avec autant de rigueur que les phases d’une fonction interne, celles de la digestion, par exemple. Il maçonne, il tisse, il chasse, il poignarde, il paralyse, comme il digère, comme il sécrète le venin de son arme, la soie de sa coque, la cire de ses rayons, toujours sans se rendre le moindre compte des moyens et du but. Il ignore ses merveilleux talents de même que l’estomac ignore sa chimie savante. Il ne peut rien y ajouter d’essentiel, rien y retrancher, pas plus qu’il n’est maître d’accroître ou de diminuer les pulsations de son vaisseau dorsal.

 

L’épreuve de l’accidentel sur lui n’a pas de prise : tel il est exerçant sans trouble son métier, tel il restera si des circonstances surgissent réclamant quelque modification dans la conduite de l’ouvrage. L’expérience ne l’instruit pas ; le temps ne suscite pas d’éclaircie dans les ténèbres de son inconscience. Son art, parfait en sa spécialité, mais inepte devant la moindre difficulté nouvelle, se transmet immuable comme se transmet l’art de la pompe aspirante chez le nourrisson à la mamelle. S’attendre que l’insecte modifie les points essentiels de son industrie, c’est espérer que le nourrisson change sa manière de teter. Aussi ignorants l’un que l’autre de ce qu’ils font, ils persévèrent dans la méthode imposée pour la sauvegarde de l’espèce, précisément parce que leur ignorance leur défend tout essai.

 

À l’insecte manque donc l’aptitude qui réfléchit, qui revient en arrière et qui remonte à l’antécédent, sans lequel le conséquent perdrait toute sa valeur. Dans les phases de son industrie, tout acte accompli compte pour valable par cela seul qu’il a été accompli ; l’insecte n’y revient plus si quelque accident l’exige ; le conséquent suit, sans préoccupation de l’antécédent disparu. Une impulsion aveugle l’engage de tel acte dans un second, de ce second dans un troisième, etc., jusqu’à l’achèvement de l’œuvre, sans possibilité pour l’insecte de remonter le courant de son activité si des conditions accidentelles viennent à l’exiger, même de la façon la plus impérieuse. Le cycle entier parcouru, l’ouvrage se trouve très logiquement fait par un ouvrier dépourvu de toute logique.

 

Le stimulant au travail est l’appât du plaisir, ce premier moteur de l’animal. La mère n’a nullement prévision de la larve future ; elle ne construit pas, ne chasse pas, n’emmagasine pas en vue consciente d’une famille à élever. Le but réel de son ouvrage est occulte pour elle ; le but accessoire, mais excitateur, le plaisir éprouvé, est son unique guide. Le Pélopée ressent vive satisfaction s’il bourre une cellule d’araignées ; et il continue de giboyer avec un entrain imperturbable quand l’œuf retiré de la loge rend les provisions inutiles. Il se délecte à mastiquer de boue la façade de son nid, et il continue de mastiquer l’emplacement de son nid, détaché de la muraille, sans soupçonner l’inanité de son enduit. Ainsi des autres. À leur reprocher leurs aberrations, il faudrait leur supposer une petite lueur de raison comme le voulait Darwin ; s’ils en sont dépourvus, le reproche tombe, et leurs actes aberrants sont les résultats inévitables d’une inconscience dérangée de ses voies normales.

 


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