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Lorsqu’il crépit le point où se dressait le nid que je viens de détacher de la muraille, lorsqu’il persiste à bourrer d’araignées sa cellule pour un œuf absent, et qu’il clôt en toutes règles une loge où mes pinces n’ont rien laissé, ni germe, ni provisions, le Pélopée nous donne une bien pauvre idée de son intellect. Soumis à des épreuves analogues, les Chalicodomes, la chenille du Grand-Paon et tant d’autres commettent les mêmes inconséquences : ils continuent, dans l’ordre normalement requis, leur série d’actes industriels, rendus désormais inutiles par un accident. Vraies roues de moulin non aptes à suspendre leur rotation lorsque manque le grain à moudre, ils persévèrent, une fois l’impulsion acquise, dans l’accomplissement d’un travail sans valeur. En ferons-nous des machines ? Loin de moi cette sotte idée.
Sur le sol mouvant des faits contradictoires, la marche précise est impraticable : on risque à chaque pas de s’enliser dans la tourbière de leurs interprétations. Cependant ces faits parlent si haut que je n’hésite pas à traduire leur témoignage tel que je le comprends. Dans la psychique de l’insecte, deux domaines fort différents sont à distinguer. L’un est l’instinct proprement dit, l’impulsion inconsciente qui préside à ce que l’animal accomplit de plus merveilleux dans son industrie. Où l’expérience et l’imitation ne peuvent absolument rien, l’instinct impose son inflexible loi. C’est lui, et rien que lui, qui fait construire pour une famille ignorée de la mère, qui conseille des provisions destinées à l’inconnu, qui dirige le dard vers les centres nerveux de la proie et paralyse savamment, en vue de la bonne conservation des vivres, qui finalement est l’instigateur d’une foule d’actes où devraient intervenir clairvoyante raison et science consommée, si l’animal agissait par discernement.
Cette aptitude est parfaite en son genre dès le début, sinon la descendance serait impossible. Le temps n’y ajoute rien, n’en retranche rien. Telle elle était pour une espèce déterminée, telle elle est aujourd’hui et telle elle restera, caractère zoologique peut-être le plus fixe de tous. Elle n’est pas libre ni consciente dans son exercice, pas plus que ne le sont l’aptitude digestive de l’estomac et l’aptitude pulsatoire du cœur. Les phases de ses opérations sont prédéterminées, amenées nécessairement l’une par l’autre ; elles font songer à quelque système de rouages dont une pièce mise en branle entraîne le mouvement de la pièce suivante. Voilà le côté machine de l’animal, le fatum sans lequel seraient inexplicables les énormes inconséquences du Pélopée dévoyé par l’expérimentateur. L’agneau qui, pour la première fois, embouche la tétine, est-il libre, conscient, perfectible dans son art difficultueux de nourrisson ? L’insecte ne l’est pas davantage dans son art, plus difficultueux encore, de nourricier.
Mais, avec sa rigide science qui s’ignore, l’instinct pur, s’il était seul, laisserait l’insecte désarmé dans le perpétuel conflit des circonstances. Deux moments dans la durée ne sont pas identiques ; si le fond reste le même, les accessoires changent ; l’imprévu surgit de partout. En cette mêlée confuse, un guide est nécessaire pour rechercher, accepter, refuser, choisir, préférer ceci, ne faire cas de cela, tirer enfin parti de ce que l’occasion peut offrir d’utilisable. Ce guide, l’insecte le possède certes, à un degré même très évident. C’est le second domaine de sa psychique. Là il est conscient et perfectible par l’expérience. N’osant appeler cette aptitude rudimentaire intelligence, titre trop élevé pour elle, je l’appellerai discernement. L’insecte, en ses plus hautes prérogatives, discerne, fait la différence d’une chose avec une autre, dans le cycle de son art, bien entendu ; et voilà tout à peu près.
Tant que l’on confondra sous une même rubrique les actes d’instinct pur et les actes de discernement, on retombera dans ces interminables discussions qui aigrissent la polémique sans faire avancer la question d’un pas. L’insecte est-il conscient de ce qu’il fait ? – Oui et non, tout à la fois. Non, si son acte est du domaine de l’instinct ; oui, s’il est du domaine du discernement. L’insecte est-il modifiable dans ses mœurs ? – Non, absolument non, si le trait de mœurs se rapporte à l’instinct ; oui, s’il se rapporte au discernement. Précisons par quelques exemples cette distinction fondamentale.
Le Pélopée bâtit ses cellules avec de la terre déjà ramollie, avec de la boue. Voilà l’instinct, la caractéristique immuable de l’ouvrier. Il a toujours bâti de la sorte, et de la sorte toujours il bâtira. Les siècles ne lui apprendront jamais, la concurrence vitale et la sélection ne l’engageront jamais à imiter le Chalicodome et à cueillir la poudre aride pour en faire mortier. À ce nid de boue il faut un abri contre la pluie. La cachette sous une pierre suffit d’abord. Mais, s’il trouve mieux, le potier prend possession de ce mieux et s’installe dans la demeure de l’homme. Voilà le discernement, source de quelque perfectibilité.
Le Pélopée approvisionne ses larves d’araignées. Voilà l’instinct. Le climat, les degrés de longitude et de latitude, le flux du temps, l’abondance ou la rareté du gibier, n’introduisent aucune modification dans ce régime, bien que la larve se montre satisfaite d’autres menus artificiellement servis. Les ancêtres ont été élevés avec des aranéides ; leurs successeurs ont consommé semblable mets, et la descendance à venir n’en connaîtra pas d’autre. Aucune circonstance, si favorable fût-elle, ne persuadera jamais au Pélopée que les jeunes criquets, par exemple, valent les araignées, et que sa famille les accepterait volontiers. L’instinct l’enchaîne au régime national.
Mais si manque l’Épeire, la proie favorite, ne pourra-t-il plus approvisionner ? Il garnira ses magasins tout de même, parce que toute aranéide lui est bonne. Voilà le discernement, dont l’élasticité supplée, dans certaines circonstances, à ce que l’instinct a de trop inflexible. Au milieu de l’innombrable variété de gibier, le chasseur sait discerner ce qui est aranéide de ce qui ne l’est pas ; de la sorte, il se trouve en mesure de doter toujours sa famille, sans sortir du domaine de son instinct.
L’Ammophile hérissée donne à sa larve une seule chenille, volumineuse et paralysée par autant de coups d’aiguillon qu’elle a de centres nerveux dans le thorax et l’abdomen. Sa science chirurgicale pour dompter le monstre, voilà l’instinct dans sa manifestation la plus écrasante contre toute velléité d’y voir une habitude acquise. Que peuvent les hasards heureux, les hérédités de l’atavisme, les améliorations du temps, dans un art qui ne laisse pas d’opérateur pour le pratiquer à l’avenir s’il n’est parfait dès le début ? Mais à la chenille grise, sacrifiée un jour, peut succéder un autre jour la chenille verte, jaunâtre, bariolée. Voilà le discernement, qui, sous un costume très variable, sait fort bien reconnaître la proie réglementaire.
Les Mégachiles construisent leurs outres à miel avec des rondelles de feuilles ; certains Anthidies feutrent des sacs en coton ; certains autres façonnent des pots en résine. Voilà l’instinct. Viendra-t-il jamais à quelque esprit aventureux la singulière idée que la coupeuse de feuilles pourrait bien avoir débuté par le travail du coton ? que l’ouvrier en ouate s’est avisé autrefois ou s’avisera un jour de tailler en rondelles le feuillage du lilas et du rosier ? que le pétrisseur de résine a commencé par la glaise ? Qui donc oserait se permettre telle supposition ? Chacun est invinciblement cantonné dans son art. À l’un, la feuille ; au second, la bourre cotonneuse ; au troisième, la résine. Jamais il ne s’est fait, jamais il ne se fera de permutation dans ces corps de métiers. Voilà l’instinct, qui maintient les travailleurs dans leurs spécialités. En leurs ateliers, pas d’innovations, pas de recettes fruit de l’expérience, pas de tours de main, progressant du médiocre au bon, du bon à l’excellent. La pratique d’aujourd’hui est l’exacte pratique d’autrefois, et l’avenir n’en connaîtra pas d’autre.
Mais si le mode de travailler est immuable, la matière première peut changer. La plante qui donne le coton varie d’espèce suivant les lieux ; le végétal où doivent se découper les morceaux de feuilles n’est pas le même aux divers points d’exploitation ; l’arbre qui fournit le mastic résineux est un pin, un cyprès, un genévrier, un cèdre, un sapin, d’aspects fort différents. Par quoi sera guidé l’insecte en ses récoltes ? Il le sera par le discernement.
Ces détails suffisent, ce me semble, sur la distinction fondamentale à établir dans la psychique de l’insecte : l’instinct pur et le discernement. Si l’on confond ces deux domaines, comme on le fait presque toujours, il n’y a plus possibilité de s’entendre ; toute clarté s’évanouit dans les nuages d’interminables discussions. Sous le rapport de l’industrie, considérons l’insecte comme un ouvrier versé à fond et de naissance dans un art à principes essentiels invariables ; accordons à cet ouvrier inconscient quelque lueur d’intellect qui lui permette de se démêler dans l’inévitable conflit des circonstances accessoires ; et nous serons, je crois, aussi rapprochés de la vérité que nous le permet, pour le moment, l’état de nos connaissances.
La part faite à l’instinct ainsi qu’à ses aberrations lorsque le cours de ses phases est troublé, informons-nous de ce que peut le discernement dans le choix des lieux et des matériaux du nid ; et après le Pélopée, sur lequel il est inutile d’insister davantage, consultons d’autres exemples, choisis parmi les plus riches en variations.
Le Chalicodome des hangars (Chalicodoma rufitarsis, Pérez) mérite très bien la dénomination que je me suis cru autorisé à lui donner d’après ses mœurs : il s’établit en populeuses colonies dans les hangars, à la face inférieure des tuiles, où il construit des nids monstrueux, compromettants pour la solidité de la toiture. Nulle part l’insecte ne déploie plus d’ardeur au travail que dans ces colossales cités, héritage que les générations se transmettent en l’amplifiant ; nulle part il ne trouve meilleur atelier pour l’exercice de son industrie. Il y a large place, abri sec, chaleur modérée, retraite paisible.
Mais le spacieux domaine sous la tuile n’est pas à la portée de tous : les hangars librement ouverts et situés en bonne exposition sont assez rares. Aux seuls favorisés du sort échoit pareil emplacement. Où se logeront les autres ? Un peu partout. Sans quitter ma demeure je relève, comme base des nids, la pierre, le bois, le verre, les métaux, la peinture, le mortier. La serre, avec sa chaleur d’étuve pendant la belle saison et sa vive illumination équivalant à celle du plein air, est assez fréquentée. Par escouades de quelques douzaines, le Chalicodome ne manque guère d’y bâtir chaque année, tantôt sur le vitrage, tantôt sur les fers de la charpente. D’autres petits essaims s’établissent dans les embrasures des fenêtres, sous la corniche de la porte d’entrée, dans l’intervalle entre le mur et un volet maintenu ouvert. D’autres, d’humeur chagrine peut-être, fuient la société et préfèrent travailler isolés, qui dans l’intérieur d’une serrure, d’un tuyau de plomb destiné à l’écoulement des eaux pluviales d’une terrasse, qui dans les moulures des portes et des fenêtres, dans les ornements sommaires de la pierre de taille. Bref, l’exploitation de la maison est générale, pourvu que le réduit soit extérieur, car, remarquons-le bien, l’entreprenant envahisseur, à l’inverse du Pélopée, ne pénètre jamais dans nos demeures. Le cas de la serre est une exception plus apparente que réelle : l’édifice de verre, largement ouvert toute la belle saison, n’est pour le Chalicodome qu’un hangar un peu plus éclairé que les autres. Là rien n’éveille la méfiance que lui inspire le dedans, l’enfermé. Bâtir sur le seuil d’une porte extérieure, en usurper la serrure, cachette conforme à ses goûts, c’est tout ce qu’il se permet ; pénétrer plus avant est aventure qui lui répugne.
Pour toutes ces demeures, finalement, le Chalicodome est le locataire gratuit de l’homme ; son industrie utilise les produits de notre propre industrie. N’aurait-il pas d’autres établissements ? Il en possède, ce n’est pas douteux ; il en a de conformes aux antiques usages. Sur une pierre de la grosseur du poing, abritée par le couvert d’une haie, parfois même sur un galet en plein air, je lui vois construire tantôt des groupes de cellules du volume d’une noix, tantôt des dômes rivalisant d’ampleur, de forme et de solidité avec ceux de son collègue le Chalicodome des murailles.
L’appui de la pierre est le plus fréquent, sans être exclusif. J’ai recueilli des nids, de médiocre population il est vrai, sur le tronc des arbres, dans les anfractuosités de l’écorce grossière des chênes. Parmi ceux dont le support était un végétal vivant, j’en mentionnerai deux remarquables entre tous. Le premier était bâti dans les cannelures d’un cierge du Pérou, gros comme la jambe ; le second reposait sur une raquette de l’opuntia, figue d’Inde. La féroce armure des deux plantes grasses avait-elle attiré l’attention de l’insecte, qui trouvait dans leurs houppes d’aiguillons un système défensif pour son nid ? Peut-être bien. Dans tous les cas, l’essai n’a pas eu d’imitateurs : je n’ai plus revu pareille installation. De mes deux trouvailles se dégage une seule conséquence certaine. Malgré leur bizarre structure, sans exemple dans la flore du pays, les deux végétaux américains n’ont pas soumis l’insecte à l’apprentissage des hésitations et des tâtonnements. Celui qui, le premier de sa race peut-être, s’est trouvé en présence de ces nouveautés, a pris possession de leurs cannelures et de leurs raquettes comme il l’aurait fait d’un emplacement familier. D’emblée, les plantes grasses originaires du nouveau monde ont convenu tout aussi bien que le tronc d’un arbre indigène.
Le Chalicodome des galets (Chalicodoma parietina) n’a rien de cette élasticité dans le choix du support. Le caillou roulé des plateaux arides est ici, quelques très rares exceptions à part, l’unique base de ses constructions. Ailleurs, sous un ciel moins clément, il préfère l’appui de la muraille, qui préserve le nid des neiges prolongées. Enfin le Chalicodome des arbustes (Chalicodoma rufescens, Pérez) fixe sa boule de terre à quelque menu rameau de n’importe quel végétal ligneux, depuis le thym, le ciste, la bruyère, jusqu’au chêne, l’orme, le pin. Le relevé des emplacements qui lui conviennent serait presque le catalogue de la flore ligneuse entière.
La variation des lieux où s’installe l’insecte, si affirmative en faveur d’un choix déterminé par le discernement, devient encore plus remarquable quand elle est accompagnée d’une variation correspondante dans l’architecture des cellules. C’est en particulier le cas de l’Osmie tricorne, qui, faisant emploi de matériaux boueux très altérables par la pluie, a besoin, comme le Pélopée, d’un réduit sec pour ses loges, réduit qu’elle trouve tout préparé et qu’elle utilise tel quel après quelques retouches de déblayage et d’assainissement. Les logis que je lui vois adopter sont surtout les escargots morts sous les tas de pierres et dans les petites murailles sans mortier destinées à soutenir par étages les terres cultivables des collines. À l’exploitation des escargots s’adjoint, non moins active, l’exploitation des vieilles cellules, soit du Chalicodome des hangars, soit de quelques Anthophores (A. pilipes, parietina, personata).
N’oublions pas le roseau, très apprécié lorsque, trouvaille rare, il se présente dans les conditions voulues. Dans son état naturel, en effet, la plante aux robustes cylindres creux ne peut être d’aucune utilité pour l’Osmie, étrangère à l’art de perforer une paroi ligneuse. La galerie d’un entre-nœud doit être bâillante pour que l’insecte puisse en prendre possession. Il faut en outre que le tronçon à section nette soit horizontal, sinon la pluie ramollirait et ferait écrouler le fragile édifice de terre ; il faut encore que ce tronçon ne repose pas à terre et soit maintenu à distance de l’humidité du sol. Hors de l’intervention de l’homme, involontaire dans l’immense majorité des cas et conduite à dessein par l’expérimentateur, on voit donc que l’Osmie ne trouverait jamais un bout de roseau convenable à son installation. C’est pour elle une acquisition fortuite, une demeure inconnue de sa race avant que l’homme s’avisât de couper des roseaux et d’en faire des claies où se sèchent les figues au soleil.
Comment le travail de notre serpette a-t-il fait abandonner le logement naturel ? Comment la rampe spirale de l’escargot a-t-elle été remplacée par la galerie cylindrique du roseau ? Le passage d’un genre de logis à l’autre s’est-il fait par des transitions graduelles, par des essais tentés, abandonnés, repris et s’affirmant davantage dans leurs résultats à mesure que les générations se répétaient ? ou bien, trouvant à sa convenance le roseau coupé, l’Osmie s’y est-elle installée d’emblée, dédaigneuse de l’antique demeure, l’escargot ? C’était à voir, et c’est vu. Disons comment les choses se sont passées.
À proximité de Sérignan sont de vastes carrières de calcaire grossier, caractéristique du terrain miocène dans la vallée du Rhône. L’exploitation en date de très loin. Les antiques monuments d’Orange, notamment la colossale façade du théâtre où naguère l’Œdipe roi de Sophocle donnait rendez-vous à l’élite intellectuelle, leur doivent la majorité de leurs matériaux. D’autres témoignages confirment ce que dit l’identité de la pierre de taille. Parmi les débris encombrant les fosses à gradins se fait de temps en temps trouvaille de l’obole marseillaise, goutte d’argent avec empreinte de la roue à quatre rayons, et de quelques monnaies de bronze à l’effigie d’Auguste ou de Tibère. Du travail des vieux temps sont provenus, ici et là disséminés, des amas de rebuts, des entassements de pierrailles où divers hyménoptères, en particulier l’Osmie tricorne, prennent possession de l’escargot mort.
Ces carrières font partie d’un grand plateau à peu près désert, tant il est aride. En de telles conditions, l’Osmie, d’ailleurs fidèle aux lieux de naissance, doit peu ou point émigrer de son tas de pierres et quitter l’escargot pour une autre demeure qu’il faudrait aller chercher au loin. Depuis qu’il y a là des monceaux de pierrailles, elle n’a fort probablement d’autre gîte que la coquille de l’hélice. Rien ne dit que les générations d’aujourd’hui ne descendent en filiation directe des générations contemporaines du carrier qui perdit là son as de Tibère et son obole massaliote. Toutes les circonstances semblent l’affirmer : l’Osmie des carrières est invétérée dans l’art d’utiliser l’escargot ; par atavisme, elle ignore à fond le roseau. Eh bien, il s’agit de la mettre en présence de ce nouveau logis.
Je recueille en hiver deux douzaines environ de coquilles bien peuplées et je les installe en un coin paisible de mon cabinet, comme je l’ai fait lors de mes recherches sur la répartition des sexes. La petite ruche à façade percée de quarante trous est garnie de bouts de roseau. À la base de la quintuple rangée de cylindres sont déposés les escargots peuplés, et pêle-mêle avec eux quelques petites pierres, pour mieux imiter les conditions naturelles. J’y adjoins un assortiment d’escargots vides, dont j’ai nettoyé l’intérieur avec soin pour en rendre le séjour plus agréable à l’Osmie. Le moment de la nidification venue, l’insecte casanier aura, tout à côté de la maison natale, le choix de deux habitations : le cylindre, nouveauté inconnue de la race, et la rampe spirale, antique manoir des ancêtres.
En fin mai, les nids s’achevaient, et les Osmies répondaient à mon questionnaire. Les unes, la grande majorité, s’établirent exclusivement dans les roseaux ; les autres restèrent fidèles à l’escargot ou bien confièrent leur ponte partie aux hélices, partie aux cylindres. Chez les premières, innovant l’architecture cylindrique à la place de l’architecture spirale, aucune indécision d’ailleurs que je puisse apprécier : le bout de roseau quelque temps exploré et reconnu bon pour le service, l’insecte s’y installe, et, passé maître du premier coup, sans apprentissage, sans tâtonnements, sans dispositions léguées par une longue pratique des prédécesseurs, bâtit sa file rectiligne de cellules sur un plan bien différent de ce qu’exige la cavité spirale, d’ampleur croissante.
La lente école des siècles, les acquisitions graduelles du passé, les héritages ataviques, ne sont alors pour rien dans l’éducation de l’Osmie. Sans noviciat de sa propre part ou de celle des aïeux, l’insecte est versé d’emblée dans le métier qu’il doit faire ; il possède, inhérentes à sa nature, les aptitudes réclamées par son industrie : les unes immuables, domaine de l’instinct, les autres flexibles, domaine du discernement. Diviser en chambres par des cloisons de boue un logement gratuit, garnir ces chambres d’un amas de farine pollinique avec quelques gorgées de miel dans la partie centrale où doit reposer l’œuf, préparer enfin le vivre et le couvert pour l’inconnu, pour une famille que les mères n’ont jamais vue dans le passé et ne verront jamais dans l’avenir, telle est, en ses traits essentiels, la part de l’instinct de l’Osmie. Là, tout est harmoniquement réglé d’avance, inflexible, immanent ; l’animal n’a qu’à suivre son aveugle impulsion pour atteindre le but. Mais le logement gratuit offert par le hasard est des plus variables en conditions hygiéniques, en configuration, en capacité. L’instinct, qui ne choisit pas, ne combine pas, laisserait, s’il était seul, l’animal en péril. Pour se tirer d’affaire, dans la complexité des circonstances, l’Osmie possède son petit discernement, qui distingue le sec de l’humide, le solide du fragile, l’abrité du découvert ; qui reconnaît valable ou non valable le réduit rencontré et sait y distribuer les loges suivant l’ampleur et la forme de l’espace disponible. Là, de légères variations industrielles sont inévitables, nécessaires ; et l’insecte y excelle sans apprentissage aucun, sans habitude acquise, comme vient de l’établir l’expérimentation sur l’Osmie originaire des carrières.
Les ressources de l’animal ont quelque élasticité dans d’étroites limites. Ce que son industrie nous apprend à un moment donné n’est pas toujours la mesure complète de son savoir-faire. Il y a en lui des moyens latents, tenus en réserve pour certains cas. De longues générations peuvent se succéder sans les employer ; mais qu’une circonstance l’exige, et brusquement ces moyens éclatent, affranchis d’essais préalables, de même que jaillit, indépendante des lueurs antérieures, l’étincelle virtuellement contenue dans le caillou. Qui ne connaîtrait du moineau que le nid sous la tuile, pourrait-il soupçonner le nid en boule à la cime d’un arbre ? Qui ne connaîtrait de l’Osmie que le manoir dans l’escargot, s’attendrait-il à lui voir accepter comme demeure un bout de roseau, un canal de papier, un tube de verre ? Le moineau, mon voisin, s’avisant de quitter, en un coup de tête, la toiture pour le platane ; l’Osmie des carrières, dédaignant la case natale, l’hélice, pour les cylindres de mon art, nous montrent l’un et l’autre combien brusques, spontanées, sont les variations industrielles de l’animal.