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Il ne suffit pas que l’industrie animale sache se plier, dans une certaine mesure, aux exigences fortuites pour le choix de l’emplacement du nid ; la prospérité de la race impose une autre condition, que ne saurait remplir l’inflexibilité de l’instinct. Dans l’assise extérieure de son nid, le pinson, par exemple, fait abondamment entrer le lichen. C’est sa méthode à lui pour fortifier l’édifice et maintenir dans un moule robuste d’abord le sommier de mousses, de fines pailles, de radicelles, et puis le délicat matelas de plumes, de laine, de duvet. Mais si vient à manquer le lichen consacré par l’usage, l’oiseau s’abstiendra-t-il de nidifier ? Renoncera-t-il aux joies de la couvée parce qu’il n’a pas de quoi fonder suivant les règles l’établissement de la famille ?
Non, le pinson n’est pas embarrassé pour si peu ; il se connaît en matériaux, il est au courant des équivalents botaniques. À défaut des lanières des évernies, il cueille les longues barbes des usnées, les rosaces des parmélies, les membranes des stictes arrachées par lambeaux ; s’il ne trouve pas mieux, il s’accommode des touffes buissonnantes des cladonies. En lichénologue pratique, lorsqu’une espèce est rare ou manque dans le voisinage, il sait se rabattre sur d’autres, de forme, de coloration, de consistance très diverses. Et si, par impossible, le lichen manquait, je crois au pinson assez de talent pour savoir s’en passer et construire la base de son nid avec quelque grossière mousse.
Ce que nous apprend l’artisan en lichens, les autres oiseaux travaillant les matériaux textiles nous le répéteraient. Chacun a sa flore de prédilection, à peu près constante si la récolte ne présente pas de difficultés, et riche en auxiliaires si le végétal préféré fait défaut. La botanique de l’oiseau mériterait examen ; il serait intéressant de faire, pour chaque espèce, le relevé de son herbier industriel. De pareilles études ne citons qu’un trait, pour ne pas nous écarter outre mesure de notre sujet.
La pie-grièche écorcheur (Lanius collurio), la plus fréquente du genre dans ma région, est remarquable par sa féroce manie des fourches patibulaires, les épines des buissons, où elle accroche et laisse faisander les pièces volumineuses de son gibier, oisillons à peine emplumés, petits lézards, sauterelles, chenilles, scarabées. À cette passion du gibet, ignorée des gens de la campagne, du moins dans mon entourage, elle en joint une autre, innocente passion botanique, tellement accentuée que chacun, jusqu’au moindre dénicheur, est au courant de l’affaire. Son nid, massive construction, n’a guère d’autres matériaux qu’une plante grisâtre, très cotonneuse, fort répandue dans les moissons. C’est le Filago spathulata des botanistes, auquel s’adjoint pour le même usage, mais avec moins de fréquence, le Filago germanica. L’un et l’autre portent en provençal la dénomination d’herbo dou tarnagas, herbe de la pie-grièche. Ce nom populaire nous affirme hautement combien l’oiseau reste fidèle à sa plante. Pour avoir frappé l’homme des champs, observateur fort médiocre, il faut que le choix de la pie-grièche en matériaux soit d’une rare constance.
Serions-nous en présence d’un goût exclusif ? Pas le moins du monde. Si les Filago abondent dans la plaine, ils deviennent rares, introuvables, sur les collines arides ; d’autre part, l’oiseau ne se livre pas à des recherches lointaines et cueille ce qu’il trouve de convenable dans le voisinage de son arbre, de son buisson. Mais en terrain sec foisonne le Micropus erectus, l’équivalent du Filago pour le menu feuillage cotonneux et les petits amas de fleurs semblables à des pilules de bourre. C’est court, il est vrai, et peu propice à l’entrelacement. Quelques longs brins d’une autre plante ouatée, l’immortelle sauvage, Helichrysum stœchas, intercalés çà et là, donneront du corps à la construction. Ainsi se tire d’affaire la pie-grièche en pénurie des matériaux favoris ; sans sortir de la même famille botanique, elle sait trouver et employer des équivalents parmi les fines tiges vêtues de coton.
Elle sait même sortir de la famille des Composées et glaner un peu partout. Voici le résultat de mes herborisations aux dépens de ses nids. Deux genres sont à distinguer dans la classification sommaire de la pie-grièche : les végétaux cotonneux et les végétaux glabres. Parmi les premiers, mes récoltes signalent : Convolvulus cantabrica, Lotus symmetricus, Teucrium polium, sommités fleuries du Phragmites communis ; parmi les seconds : Medicago lupulina, Trifolium repens, Lathyrus pratensis, Capsella bursa pastoris, Vicia peregrina, Convolvulus arvensis, Pterotheca nemausensis, Poa pratensis. Cotonneuse, la plante forme la presque totalité du nid ; tel est le cas du Convolvulus cantabrica ; glabre, elle n’en forme que la charpente, destinée à maintenir un amas croulant de Micropus ; tel est le cas du Convolvulus arvensis.
En faisant cette collection, que je suis bien loin de donner comme l’herbier complet de l’oiseau, un détail me frappa par son imprévu : des diverses plantes, je ne trouvais que les sommités en bouton ; de plus, tous les brins, quoique secs, possédaient la coloration verte de l’état vivant, signe d’une rapide dessiccation au soleil. Sauf quelques exceptions, la pie-grièche ne glane donc pas les débris morts, altérés par le temps ; elle fauche du bec le végétal vivant, elle fait sa fenaison, qui se fane au soleil avant d’être mise en œuvre. Je l’ai surprise un jour sautillant et donnant du bec sur les rameaux d’un liseron de Biscaye. Elle abattait ses foins, elle en jonchait le sol.
Le témoignage de la pie-grièche, confirmé par celui de tous les ouvriers tisseurs, vanniers, bûcherons qu’il nous conviendrait d’invoquer, nous montre quelle large part revient au discernement de l’oiseau dans le choix des matériaux du nid. L’insecte est-il aussi bien doué ? S’il travaille des matières végétales, est-il exclusif ? Hors d’une plante déterminée, son domaine, ne connaît-il plus rien ? A-t-il, au contraire, pour le service de ses manufactures, une flore variée où s’exerce le libre choix de son discernement ? À ces questions peuvent répondre, par excellence, les coupeuses de feuilles, les Mégachiles. Réaumur a donné l’histoire de leur industrie avec d’amples développements ; je renvoie aux Mémoires du maître le lecteur désireux de certains détails supprimés ici.
Qui sait regarder dans son jardin remarque, un jour ou l’autre, sur les feuilles du lilas et du rosier, d’étranges découpures, les unes rondes, les autres ovalaires, pareilles à des festons, œuvre de ciseaux adroits et désœuvrés. Par endroits, le feuillage de l’arbuste est presque réduit aux nervures, tant les rondelles enlevées l’ont appauvri. Une abeille à costume grisâtre, un Mégachile, est l’auteur de ces dentelures. Pour ciseaux, elle a les mandibules ; pour compas, donnant tantôt l’ovale et tantôt le cercle, elle a le pivotement du corps guidé par le coup d’œil. Avec les pièces détachées se fabriquent des outres de la forme d’un dé à coudre, destinées à contenir la pâtée de miel et l’œuf ; les plus grandes, taillées en ovales, donnent le fond et les parois ; les moindres, taillées en ronds, sont réservées pour le couvercle. Une série de pareilles outres, disposées bout à bout en nombre variable, qui peut atteindre et dépasser la douzaine, mais fréquemment reste en dessous, tel est, en peu de mots, l’ouvrage de la coupeuse de feuilles.
Extrait de la cachette où la mère l’a manufacturé, le cylindre de cellules semble un tout indivisible, une sorte de canal obtenu en tapissant de feuilles quelque galerie creusée en terre. La réalité ne répond pas aux apparences : sous le moindre effort des doigts, ce cylindre se fragmente en tronçons pareils, qui sont autant de loges indépendantes des voisines pour le fond aussi bien que pour le couvercle. Ce fractionnement spontané nous renseigne sur la marche du travail, conforme d’ailleurs aux méthodes adoptées par les autres apiaires. Au lieu d’un fourreau commun de feuillage, subdivisé plus tard en loges par des cloisons transversales, le Mégachile construit un chapelet d’outres distinctes dont chacune est terminée avant que soit commencée la suivante.
À pareil ouvrage il faut un étui qui tienne les morceaux en place tout en leur donnant la courbure convenable. Tel que le donne l’ouvrière, en effet, le sac de feuilles manque de stabilité ; ses nombreuses pièces, non agglutinées entre elles et simplement juxtaposées, se dissocient, s’éboulent dès que manque l’appui du canal qui les maintient assemblées. Plus tard, lorsqu’elle file son cocon, la larve instille un peu de son liquide à soie dans les intervalles et soude entre elles les pièces, surtout les intérieures, si bien que le sac croulant du début devient coffret solide dont il n’est plus possible d’isoler en entier les éléments.
L’étui défensif, en même temps moule d’assemblage, n’est pas l’œuvre de la mère. Comme la grande majorité des Osmies, les Mégachiles ignorent l’art de se créer directement un domicile ; il leur faut un logis d’emprunt, très variable, du reste. Les galeries désertes des Anthophores, les boyaux de mine des gros lombrics, les forages pratiqués dans le bois par la larve du Cérambyx, les masures du Chalicodome des galets, les vieux nids de l’Osmie tricorne dans l’escargot, les bouts de roseau quand il s’en présente, les interstices des murs, sont autant de demeures à l’usage des coupeuses de feuilles, qui choisissent chacune tel ou tel autre établissement d’après les goûts propres à leur espèce.
Pour la précision, quittons les généralités et portons notre examen sur une espèce déterminée. Je choisis d’abord le Mégachile à ceintures blanches, Megachile albo-cincta, Pérez, non à cause de particularités exceptionnelles, mais uniquement parce que cet apiaire a laissé dans mes archives les notes les plus étendues. Sa demeure habituelle est le puits d’un lombric ayant jour sur quelque talus argileux. Vertical ou oblique, ce puits descend à une profondeur indéfinie, où l’hyménoptère trouverait milieu trop humide. D’ailleurs la sortie future, lors de l’éclosion de l’insecte adulte, serait périlleuse s’il fallait remonter d’une région profonde à travers des éboulis. Le Mégachile n’utilise donc de la galerie du ver que la portion antérieure, deux décimètres au plus. Que faire du reste du boyau ? C’est un canal d’ascension, favorable aux entreprises de l’ennemi ; quelque ravageur souterrain pourrait venir par cette voie et ruiner le nid en attaquant à l’arrière la file de cellules.
Le péril est prévu. Avant de façonner sa première outre à miel, l’abeille obstrue le couloir avec une forte barricade composée des seuls matériaux en usage dans la corporation des Mégachiles. Des fragments de feuilles sont empilés sans beaucoup d’ordre, mais assez nombreux pour faire sérieux obstacle. Il n’est pas rare de compter dans le rempart de feuillage quelques douzaines de pièces roulées en cornets et agencées l’une dans l’autre à la façon d’une pile d’oublies. Pour ce travail de fortification, les délicatesses de l’art paraissent inutiles ; du moins les morceaux de feuille sont la plupart irréguliers. On voit que l’insecte les a taillés à la hâte, sans méthode et sur un autre patron que celui des morceaux destinés aux cellules.
Un autre détail me frappe dans la barricade. Les éléments en sont empruntés à des feuilles robustes, fortement nervées, cotonneuses. J’y reconnais les jeunes feuilles de la vigne, pâles et veloutées ; celles du ciste à fleurs rouges (Cistus albidus), doublées d’un feutre de poils ; celles de l’yeuse, choisies naissantes et hirsutes ; celles de l’aubépine, lisses, mais coriaces ; celles du grand roseau, la seule monocotylédone exploitée, à ma connaissance, par les Mégachiles. Dans la construction des cellules, je vois, au contraire, prédominer le feuillage lisse, notamment celui du rosier sauvage et du vulgaire acacia, le robinier. Il semblerait donc que l’insecte distingue deux genres de matériaux, sans apporter néanmoins dans le choix un scrupule rigoureux excluant tout mélange. Les feuilles à fortes dentelures, dont les saillies achèvent de se détacher par un rapide coup de ciseaux, fournissent en général les assises de la barricade ; les folioles du robinier, avec leur tissu fin et leur bord uni, conviennent mieux pour le travail de précision des cellules.
Un rempart à l’arrière, dans le puits du lombric, est précaution judicieuse, tout à l’éloge de la coupeuse de feuilles ; seulement il est fâcheux, pour la renommée des Mégachiles, que cette barrière défensive parfois ne défende rien du tout. Ici se montre, sous un nouvel aspect, cette aberration de l’instinct dont j’ai donné quelques exemples dans un précédent chapitre. Mes notes gardent souvenir de diverses galeries bourrées de morceaux de feuilles jusqu’à l’orifice, à fleur de terre, et dépourvues totalement de cellules, même d’une simple ébauche. C’étaient là des fortifications absurdes, d’utilité nulle ; l’abeille néanmoins, loin de traiter négligemment la chose, avait été prodigue d’assiduité dans sa vaine besogne. Telle de ces galeries inutilement barricadées me fournit une centaine de morceaux de feuilles disposés en pile d’oublies ; telle autre m’en donne jusqu’à cent cinquante. Pour la défense d’un nid peuplé il suffit de deux douzaines et même de moins. Quel but poursuivait donc la coupeuse de feuilles avec son amoncellement outré ?
Je voudrais croire que, le gîte reconnu périlleux, elle avait exagéré l’amas afin de proportionner le rempart à la gravité du péril. Puis, au moment d’entreprendre les cellules, elle avait disparu, peut-être dépaysée par un coup de mistral, peut-être victime d’un accident. La cause des Mégachiles ne peut invoquer ce moyen de défense. La preuve en est palpable : lesdites galeries sont barricadées jusqu’à fleur de terre ; il n’y a plus place, absolument plus, pour loger ne serait-ce qu’un seul œuf. Quel but, me demanderai-je encore, poursuivait alors l’obstinée empileuse d’oublies ? Avait-elle réellement un but ?
Je n’hésite pas à répondre non. Ma négation a pour raison d’être ce que m’ont appris les Osmies. Ailleurs j’ai raconté comment l’Osmie tricorne, sur la fin de sa vie, alors que les ovaires sont épuisés, dépense en travaux inutiles ce qui lui reste d’activité. Née laborieuse, le repos de la retraite lui pèse ; à ses loisirs il faut une occupation. N’ayant rien de mieux à faire, elle dresse des cloisons ; elle subdivise un canal en cellules qui resteront vides ; elle clôt d’un épais tampon des roseaux ne contenant rien du tout. Ainsi s’épuise en de vains travaux le peu de forces du déclin. Les autres apiaires constructeurs ont semblable conduite. Je vois des Anthidies se mettre en frais de nombreuses balles de coton pour boucher des galeries où jamais œuf n’a été déposé ; je vois des Chalicodomes édifier, puis fermer suivant toutes les règles, des cellules qui resteront non approvisionnées, non peuplées.
Les inutiles et longues barricades des Mégachiles sont alors des ouvrages de fin de ponte. La mère, dont les ovaires sont épuisés, persiste dans ses constructions. Son instinct est de découper et d’empiler des morceaux de feuilles ; docile à cette impulsion, elle découpe, elle empile même quand cesse la haute raison de ce travail. L’œuf manque, mais des forces restent, et ces forces sont dépensées comme l’exigeait, dans les débuts, la sauvegarde de l’espèce. Le rouage des actes fonctionne encore en l’absence des motifs d’agir ; il persiste dans son branle comme par une sorte de vitesse acquise. Où trouver preuve plus claire de l’inconscience de l’animal stimulé par l’instinct ?
Revenons à l’industrie du Mégachile dans les conditions normales. Immédiatement après la barrière défensive vient la série des cellules, en nombre très variable comme le sont celles de l’Osmie dans un roseau. Les files d’une douzaine environ sont rares ; les plus fréquentes en comprennent cinq ou six. Non moins variable est le nombre de pièces assemblées pour la confection d’une loge, pièces de deux sortes, les unes, ovalaires, formant le miel à nid ; les autres, rondes, servant de couvercle. Je compte en moyenne de huit à dix pièces du premier genre. Quoique taillées toutes sur le patron de l’ellipse, elles ne sont pas égales en dimensions, et sous ce rapport se classent en deux catégories. Celles de l’extérieur, plus grandes, embrassent à peu près chacune le tiers de la circonférence et chevauchent un peu l’une sur l’autre. Leur bout inférieur s’infléchit en courbe concave pour former le fond de l’outre. Celles de l’intérieur, notablement moindres, épaississent la paroi et comblent les vides laissés par les premières.
La tailleuse de feuilles sait donc modifier ses coups de ciseaux d’après le travail à faire : d’abord les grandes pièces, qui rapidement avancent l’ouvrage, mais laissent des intervalles vides ; puis les petites pièces, qui s’ajustent dans les parties défectueuses. Le fond de la cellule est surtout sujet à des retouches. Comme l’inflexion seule des grands morceaux ne suffit pas à donner godet sans lacunes, l’abeille ne manque pas de perfectionner l’ouvrage avec deux ou trois petites pièces ovales appliquées sur les joints incomplets.
Un autre avantage résulte des découpures à dimensions inégales. Les trois ou quatre pièces de l’extérieur, les premières mises en place, étant les plus longues de toutes, débordent à l’embouchure, tandis que les suivantes, plus courtes, sont un peu en retrait. Ainsi s’obtient un rebord, une feuillure qui maintient les rondelles de l’opercule et les empêche d’atteindre le miel lorsque l’hyménoptère les comprime en un couvercle concave. En d’autres termes, à l’embouchure l’enceinte ne comprend qu’une rangée de feuilles ; plus bas, elle en prend deux ou trois, ce qui restreint d’autant le diamètre et permet hermétique clôture.
Le couvercle du pot se compose uniquement de pièces rondes, à très peu près pareilles et plus ou moins nombreuses. Tantôt je n’en compte que deux, tantôt j’en trouve jusqu’à dix, étroitement empilées. Parfois le diamètre de ces pièces est d’une précision presque mathématique, si bien que les bords de la rondelle reposent sur la feuillure. Un découpage au compas n’obtiendrait pas mieux. Parfois encore la pièce excède légèrement l’embouchure, de façon que, pour entrer, elle doit être forcée et courbée en godet. Le diamètre précis est le propre des premières rondelles mises en place, au voisinage immédiat du miel. Ainsi se forme un obturateur plan, qui n’empiète pas sur la capacité de la loge, et plus tard ne gêne pas la larve comme le ferait un plafond à voûte rentrante. Les rondelles qui suivent, quand la pile est nombreuse, sont légèrement plus amples ; elles ne s’adaptent à l’embouchure qu’en cédant à la pression et devenant concaves. Cette concavité paraît recherchée de l’abeille, car elle sert de moule pour le fond courbe de la cellule suivante.
La série de loges terminée, il reste encore à munir l’entrée de la galerie d’une clôture défensive analogue au tampon de terre dont l’Osmie scelle ses roseaux. L’abeille revient alors au découpage sans patron bien déterminé qu’elle pratiquait au début pour délimiter en arrière le puits trop profond du lombric ; elle taille dans le feuillage des morceaux variables de forme et d’ampleur, peu réguliers, souvent bordés de leurs grosses dentelures naturelles ; et de tous ces morceaux, dont bien peu s’adaptent avec quelque précision à l’orifice qu’il s’agit d’obstruer, elle parvient à faire, par la multiplicité des assises, une clôture inviolable.
Laissons le Mégachile achever sa ponte dans d’autres galeries, qui seront peuplées de la même manière, et arrêtons-nous un instant sur son art de tailleur. Son édifice se compose d’une multitude de pièces réparties en trois catégories : les ovales pour les parois des cellules, les rondes pour les couvercles, les irrégulières pour les barricades d’arrière et d’avant. Celles-ci ne présentent aucune difficulté : l’insecte les obtient en détachant de la feuille une portion saillante, telle qu’elle est, un lobe dentelé qui, par ses échancrures, abrège le travail et se prête mieux au jeu des ciseaux. Jusque-là rien qui mérite attention : c’est besogne grossière, où peut exceller l’inexpert apprenti.
Avec les pièces ovales, la question change d’aspect. Quel guide a le Mégachile pour tailler en belles ellipses la fine étoffe de ses outres, les folioles du robinier ? quel modèle idéal conduit ses ciseaux ? quelle métrique lui dicte les dimensions ? Volontiers on se figurerait que l’insecte est un compas vivant, apte à tracer la courbe elliptique par certaine flexion naturelle du corps, de même que notre bras trace le cercle en pivotant sur l’appui de l’épaule. Un aveugle mécanisme, simple résultat de l’organisation, serait seul en cause dans sa géométrie. Cette explication me tenterait si les pièces ovales de grandes dimensions n’étaient accompagnées, pour en combler les vides, d’autres pièces bien moindres, mais pareillement ovales. Un compas qui de lui-même change de rayon et modifie le degré de courbure d’après les exigences d’un plan me paraît mécanisme sujet à bien des doutes. Il doit y avoir mieux que cela. Les pièces rondes du couvercle nous le disent.
Si, par la seule flexion inhérente à sa structure, la tailleuse de feuilles arrive à découper des ovales, comment parvient-elle à découper des ronds ? Pour le nouveau tracé, si différent de configuration et d’ampleur, admettons-nous d’autres rouages à la machine ? Du reste, le vrai nœud de la difficulté n’est pas là. Ces ronds s’adaptent, pour la plupart, à l’embouchure de l’outre avec une précision presque rigoureuse. La cellule terminée, l’abeille s’envole à des centaines de pas plus loin, elle va façonner le couvercle. Elle arrive sur la feuille où doit se découper la rondelle. Quelle image, quel souvenir a-t-elle du pot qu’il s’agit de couvrir ? Mais aucun, elle ne l’a jamais vu ; elle travaille sous terre, dans une profonde obscurité. Tout au plus peut-elle avoir les renseignements du toucher, non actuels, bien entendu, le pot n’étant plus là, mais passés et sans efficacité dans une œuvre de précision. Cependant la rondelle à découper doit être d’un diamètre déterminé : trop grande, elle ne pourrait entrer ; trop étroite, elle fermerait mal, elle étoufferait l’œuf en descendant jusqu’au miel. Comment lui donner, sans modèle, les justes dimensions ? L’abeille n’hésite pas un instant. Avec la même célérité qu’elle mettrait à détacher un lobe informe bon pour la clôture, elle découpe son disque, et ce disque, sans autres soins, se trouve de la grandeur du pot. Expliquera qui voudra cette géométrie, inexplicable à mon avis, même en admettant des souvenirs fournis par le tact et la vue.
Un soir d’hiver, devant une bonne flambée favorable aux causeries, je proposais le problème du Mégachile à ma maisonnée. « Au nombre des ustensiles de cuisine, vous avez, disais-je, un pot d’usage quotidien, mais privé de son couvercle, mis en pièces par une chute, méfait du chat rôdant sur les étagères. Demain, jour de marché, l’une de vous se rend à Orange pour les provisions du ménage. Sans mesure aucune, avec le secours seul de la mémoire, qu’il sera loisible de rafraîchir avant le départ en examinant bien l’objet, se chargera-t-elle de rapporter de la ville exactement ce qui manque au toupin, un couvercle ni trop grand ni trop petit, pareil enfin à l’embouchure ? » D’une commune voix, il fut reconnu que personne ne se chargerait de telle commission sans emporter une mesure, au moins un bout de paille donnant le diamètre. La mémoire des dimensions n’est pas assez précise. On reviendrait de la ville avec un grossier à peu près ; et ce serait hasard bien grand que de rencontrer juste.
Eh bien, la coupeuse de feuilles est encore bien moins avantagée que nous. Elle n’a pas image idéale de son pot, puisqu’elle ne l’a jamais vu ; elle n’a pas à faire choix dans le tas du marchand, ce qui guide un peu nos souvenirs par la comparaison ; elle doit, du premier coup, loin de sa demeure, découper une rondelle convenant au goulot de son toupin. Ce qui pour nous est impossible est jeu pour elle. Où la mesure, brin de paille, patron, note de chiffres, nous serait indispensable, la petite abeille n’a besoin de rien. En ses affaires de ménage, son talent est supérieur au nôtre.
Une objection me fut présentée. Ne pourrait-il se faire que l’abeille, à l’ouvrage sur l’arbuste, taillât d’abord une pièce ronde d’ampleur approximative, supérieure à celle du goulot, et qu’ensuite, rentrée chez elle, elle rognât l’excédent jusqu’à ce que le couvercle fût à l’exacte mesure du pot ? Ces retouches faites en présence du modèle expliqueraient tout. – Rien de plus juste ; mais y a-t-il des retouches ? D’abord, il ne me semble guère admissible que l’insecte puisse revenir sur le découpage une fois le morceau détaché de la feuille : l’appui lui manque pour rogner avec précision la légère rondelle. Un tailleur gâterait son drap si, pour en tirer les pièces d’un habit, il n’avait l’appui d’une table. Les ciseaux du Mégachile, difficiles à conduire sur une pièce non maintenue fixe, feraient aussi mauvaise besogne.
D’ailleurs, pour nier des retouches en présence de la cellule, j’ai mieux que des difficultés d’opération. Le couvercle se compose d’une pile de rondelles dont le nombre atteint parfois la dizaine. Or, toutes ces rondelles ont en bas la face inférieure de la feuille, plus pâle et à fortes nervures ; elles ont en haut la face supérieure, lisse et plus verte, c’est-à-dire que l’insecte les place dans la position qu’elles ont au moment de la récolte. Expliquons-nous. Pour découper une pièce, l’abeille se tient à la face supérieure de la feuille. Le morceau détaché, que les pattes retiennent, se trouve donc appliqué par sa face d’en haut contre la poitrine de l’insecte au moment du départ. En route, nulle possibilité d’inversion. De la sorte, la pièce est déposée telle que l’abeille vient de la cueillir : vers l’intérieur de la cellule la face d’en bas, vers l’extérieur la face d’en haut. Si des retouches étaient nécessaires pour réduire le couvercle au diamètre du pot, des inversions seraient inévitables ; la pièce manipulée, redressée, retournée, essayée dans un sens et dans l’autre, aurait, une fois mise en place d’une façon définitive, son envers ou son revers à l’intérieur, suivant les hasards de la manœuvre. Et c’est ce qui n’a pas lieu. L’ordre d’empilement ne variant pas, les rondelles sont taillées, dès les premiers coups de ciseaux, avec leurs justes dimensions. En sa géométrie pratique, l’insecte nous dépasse. Je constate le fait du pot et du couvercle de la coupeuse de feuilles comme s’ajoutant à tant d’autres merveilles de l’instinct inexplicables par le mécanisme ; je le soumets aux méditations de la science, et je passe outre.
Le Mégachile soyeux (Megachile sericans, Fonscol., Megachile Dufourii, Lep.) nidifie dans les vieilles galeries des Anthophores. Je lui connais une autre demeure plus élégante et mieux entendue comme installation : c’est la vieille demeure du gros Capricorne, hôte des chênes. Dans une vaste chambre capitonnée de molleton se fait la métamorphose. Devenu adulte, le coléoptère longuement encorné se libère et gagne le dehors en suivant un vestibule qu’ont préparé d’avance les robustes outils de la larve. Si, par sa position, elle se maintient saine, exempte de suintements bruns à odeur de tannerie, la cabine abandonnée ne tarde pas à recevoir les visites du Mégachile soyeux, qui trouve là le plus somptueux des appartements en usage chez les coupeuses de feuilles. Toutes les conditions de bien-être y sont réunies : sécurité parfaite, température peu variable, milieu sec, ampleur d’espace ; aussi l’heureuse mère, en possession d’un tel logis, l’utilise-t-elle en entier, le vestibule aussi bien que la chambre. Toute sa ponte y trouve place ; du moins je n’ai vu nulle part des nids aussi populeux que là.
L’un d’eux me fournit dix-sept cellules, nombre le plus élevé de mes recensements dans le genre Mégachile. La majeure part en est logée dans la chambre à nymphose du Capricorne ; et comme la spacieuse niche est trop large pour une seule rangée, les cellules y sont disposées sur trois files parallèles. Le reste, en série simple, occupe le vestibule, qu’achève de remplir une barricade terminale. Dans les matériaux employés dominent l’aubépine et le paliure. Les morceaux de feuilles manquent de régularité, tant pour les loges que pour la clôture. Il est vrai que l’aubépine, avec ses dents profondes, ne se prête pas à la taille de belles pièces ovales. L’insecte semble avoir détaché chaque morceau sans trop se préoccuper de la forme, pourvu que l’ampleur fût suffisante. Il n’a pas soigné davantage l’ordre de succession des pièces d’après leur nature : après quelques fragments de paliure viennent des fragments de vigne, d’aubépine, eux-mêmes suivis de fragments de ronce, de paliure. La récolte n’a pas été méthodique ; elle s’est faite un peu partout au gré des mobiles goûts de l’abeille. Néanmoins le paliure revient le plus souvent, peut-être pour des motifs d’économie.
Je remarque, en effet, que les feuilles de cet arbuste, au lieu d’être exploitées par morceaux, sont employées entières, lorsqu’elles n’excèdent pas les dimensions convenables. Leur forme ovalaire, leur ampleur médiocre, correspondent à ce que désire l’insecte. Ces qualités rendent le découpage inutile. D’un coup de ciseaux le pétiole est tranché, et, sans plus, le Mégachile part riche d’une superbe pièce.
Soumises à la séparation de leurs éléments, deux cellules me donnent ensemble quatre-vingt-trois morceaux de feuilles, dont dix-huit moindres que les autres et de forme ronde. Ces derniers proviennent des couvercles. À ce compte les dix-sept cellules du nid représentent sept cent quatorze pièces. Ce n’est pas tout : le nid se termine, dans le vestibule du Capricorne, par une épaisse barricade où je dénombre trois cent cinquante morceaux. Le total s’élève donc à mille soixante-quatre. Que de voyages et de coups de ciseaux pour meubler la vieille chambre du Cérambyx ? Si je ne connaissais l’humeur solitaire et jalouse des coupeuses de feuilles, j’attribuerais l’énorme édifice à la collaboration de plusieurs mères ; mais en pareil cas la communauté n’est pas admissible. Une vaillante, une seule, isolée, tenace à l’œuvre, a suffi pour le prodigieux amas. Si le travail est la meilleure manière de dépenser allègrement sa vie, celle-là certes n’a pas connu l’ennui dans son existence de quelques semaines.
Je lui décerne volontiers le meilleur des éloges, celui que méritent les laborieux ; je la félicite aussi de son talent pour clore les pots à miel. Les pièces empilées en couvercle sont rondes et ne rappellent en rien celles dont se composent les cellules et la barricade terminale. Peut-être, sauf les premières, au voisinage du miel, sont-elles taillées avec un peu moins de netteté que celles du Mégachile à ceintures blanches ; n’importe : elles bouchent parfaitement l’outre, surtout quand il y en a une dizaine de superposées. En les découpant, l’abeille était sûre de ses coups de ciseaux tout autant que peut l’être une ouvrière guidée par le contour d’un patron appliqué sur la pièce d’étoffe : elle taillait cependant sans modèle, sans avoir sous les yeux l’embouchure à fermer. S’étendre davantage sur ce curieux sujet serait se répéter. Toutes les coupeuses de feuilles ont même talent pour les couvercles de leurs pots.
Une question moins ténébreuse que ce problème géométrique est celle des matériaux. Chaque espèce de Mégachile exploite-t-elle un seul végétal, ou bien a-t-elle un certain domaine botanique où s’exerce sa liberté de choix ? Le peu que j’ai dit annonce déjà la seconde alternative, et le dénombrement des cellules, scrutées pièce par pièce, la confirme en nous montrant une variété qu’on ne soupçonnerait pas d’abord. Voici la flore de ces insectes dans mon voisinage, flore très incomplète et largement amplifiable, à n’en pas douter, par les observations futures.
Le Megachile sericans, Fonscol., cueille les matériaux de ses outres, de ses couvercles et de ses barricades sur les végétaux suivants : paliure, aubépine, vigne, rosier sauvage, ronce, chêne vert, amelanchier, térébinthe, ciste à feuilles de sauge. Les trois premiers fournissent la majeure part de l’édifice foliaire ; les trois derniers ne sont représentés que par de rares fragments.
Le Megachile lagopoda, Lin., que je vois très affairé dans mon enclos, mais uniquement pour la récolte, exploite de préférence le lilas et le rosier. De temps à autre, je le vois tailler aussi le robinier, le cognassier, le cerisier. Dans la campagne, je l’ai surpris nidifiant avec le seul feuillage de la vigne.
Le Megachile argentata, Fab., encore un de mes hôtes, partage avec le précédent le goût pour le lilas et le rosier ; mais son domaine comprend eu outre le grenadier, la ronce, la vigne, le cornouiller sanguin et le cornouiller mâle.
Le Megachile albo-cincta, Pérez, affectionne le robinier, auquel il adjoint, dans une large proportion, la vigne, le rosier, l’aubépine, et parfois avec sobriété le roseau, le ciste à fleurs rouges (Cistus albidus).
Le Megachile apicalis, Spinola, a pour demeure les cellules du Chalicodome des galets, les nids ruinés des Osmies et des Anthidies dans les escargots. Je ne lui connais encore d’autres matériaux que le rosier sauvage et l’aubépine.
Tout incomplet qu’il est, ce relevé nous apprend que les Mégachiles n’ont pas des goûts botaniques exclusifs. Chaque espèce s’accommode très bien de plusieurs végétaux fort divers d’aspect. La première condition à remplir par l’arbuste exploité, c’est d’être à proximité du nid. Économe de son temps, la coupeuse de feuilles se refuse à des expéditions lointaines. Toutes les fois, en effet, que je fais rencontre d’un nid récent de Mégachile, je ne tarde pas à trouver, dans le voisinage, pour peu que je cherche, l’arbre ou l’arbuste où l’abeille a taillé ses pièces.
Une autre condition majeure, c’est le tissu souple et fin, surtout pour les premières rondelles du couvercle et les morceaux de l’intérieur de l’outre. Le reste, d’exécution moins soignée, admet la grossière étoffe. Encore faut-il que la pièce soit flexible et se prête à la courbure cylindrique de la galerie. Les feuilles des cistes, épaisses et rudement gaufrées, remplissent mal cette condition ; aussi je ne les vois intervenir qu’avec une extrême parcimonie. L’insecte en a cueilli des morceaux par mégarde, et, ne les trouvant pas de bon emploi, a cessé de visiter l’ingrat arbuste. Encore plus rigide, la feuille du chêne vert en sa pleine maturité n’est jamais employée ; le Mégachile soyeux n’en fait usage qu’à l’état jeune, sans en abuser toutefois ; la vigne lui fournit mieux en pièces veloutées. Dans le fourré de lilas qu’exploite avec tant d’ardeur, sous mes yeux, le Mégachile à pieds de lièvre, se trouvent mélangés divers arbustes qui, par l’ampleur et le lustre de leur feuillage, devraient, ce semble, convenir à ce robuste découpeur. Ce sont le Buplevrum fruticosum, le Lonicera implexa, le Ruscus aculeatus, le buis. Quelles superbes rondelles ne donneraient pas le buplèvre et le chèvrefeuille ! Il suffirait de trancher le pétiole du buis pour obtenir, sans autre travail, une excellente pièce, comme le fait le Mégachile soyeux avec son paliure. L’amateur du lilas les dédaigne absolument. Par quel motif ? Je me figure qu’il les trouve trop rigides. Serait-il d’un autre avis si le lilas manquait ? Peut-être.
Enfin, étant écartées les conditions de souplesse et de proximité, je ne vois plus que la fréquence de l’arbuste pour imposer aux Mégachiles leurs choix. Ainsi s’expliquerait le copieux emploi de la vigne, objet de cultures étendues ; de l’aubépine et du rosier sauvage, éléments de toutes les haies. Les trouvant partout, les diverses coupeuses de feuilles en feraient usage, sans méconnaître une foule d’équivalents variables suivant les lieux.
S’il fallait en croire ce qu’on nous enseigne sur les effets de l’atavisme, qui transmet, dit-on, d’une génération à l’autre et de mieux en mieux fixées les habitudes individuelles des prédécesseurs, les Mégachiles de nos pays, experts dans la flore locale par la longue éducation des siècles, mais complètement novices en face de végétaux que leur race rencontre pour la première fois, devraient refuser comme inusités et suspects les feuillages exotiques, surtout lorsque ne manquent pas, à côté, les feuillages rendus familiers par l’héréditaire pratique. La question méritait étude spéciale.
Deux sujets, le Mégachile à pieds de lièvre et le Mégachile argenté, hôtes de mon enclos-laboratoire, m’ont donné nette réponse. Connaissant les points fréquentés par les deux découpeurs de feuilles, j’ai planté dans leur atelier, fourré de rosiers et de lilas, deux végétaux étrangers qui me paraissaient remplir, sous le rapport de la souplesse du tissu, les conditions requises, savoir : l’aylanthe, originaire du Japon, et le physostegia de Virginie, venu de l’Amérique du Nord. Les événements ont justifié ce choix ; les deux abeilles ont exploité la flore étrangère avec la même assiduité que la flore locale, passant du lilas à l’aylanthe, du rosier au physostegia, quittant l’un, reprenant l’autre, sans distinction du connu et de l’inconnu. Une habitude invétérée n’eût pas donné plus de sûreté, plus d’aisance à leurs coups de ciseaux, qui cependant travaillaient pour la première fois une pareille étoffe.
Le Mégachile argenté se prêtait à une épreuve plus concluante encore. Comme il nidifie volontiers dans les roseaux de mes appareils, il m’était loisible, jusqu’à un certain point, de lui créer un paysage à végétation de mon choix. J’ai donc transporté la ruche à roseaux en un point de l’enclos peuplé principalement de romarins, dont le maigre feuillage ne convient pas au travail de l’abeille, et j’ai disposé, dans le voisinage de l’appareil, un bosquet exotique en pots. Il y avait là notamment le Lopezia racemosa, du Mexique, et le Capsicum longum, plante annuelle de l’Inde. Trouvant à proximité de quoi construire son nid, la coupeuse de feuilles n’est pas allée chercher plus loin. Le Lopezia surtout lui a convenu, si bien que la presque totalité du nid en était composée. Le reste avait été cueilli sur le Capsicum.
Un troisième sujet dont je n’avais en rien préparé le concours est venu spontanément m’offrir son témoignage. C’est le Megachile imbecilla, Gerstaeker. Il y a près d’un quart de siècle, pendant tout le mois de juillet, je l’ai vu découper ses rondelles et ses ellipses aux dépens des pétales du Pelargonium zonale, le vulgaire géranium. Ses assiduités ravagèrent, c’est le mot, mes modestes banquettes. À peine une fleur était épanouie, que l’ardente coupeuse arrivait pour l’échancrer en lunules. La couleur lui était indifférente : rouges, roses ou blancs, tous les pétales subissaient la désastreuse opération. Quelques captures, aujourd’hui vieilles reliques de mes boîtes, me dédommagèrent du pillage. Je n’ai plus revu la désagréable abeille. Avec quoi construit-elle quand lui manquent les fleurs du pélargonium ? Je l’ignore. Toujours est-il que la délicate tailleuse travaillait la fleur étrangère, assez récente acquisition venue du Cap, comme si toute sa race n’avait jamais fait autre chose.
De cet exposé se dégage une conséquence contraire aux idées que nous impose tout d’abord la fixité de l’industrie entomologique. Pour construire leurs outres, les coupeuses de feuilles, chacune suivant les goûts propres à son espèce, n’exploitent pas tel ou tel végétal à l’exclusion des autres ; elles n’ont pas de flore déterminée, domaine fidèlement transmis par atavisme. Leurs pièces de feuillage varient suivant la végétation des alentours ; elles varient d’une assise à l’autre de la même cellule. Tout leur est bon, l’exotique comme l’indigène, l’exceptionnel comme l’habituel, pourvu que le morceau coupé soit d’emploi commode. Ce n’est pas l’arbuste avec ses rameaux grêles ou ramassés en buisson, ses feuilles amples ou médiocres, vertes ou grisâtres, ternes ou vernies, qui guide l’insecte par son aspect général ; de si hautes connaissances botaniques sont ici hors de cause. Dans le fourré choisi pour atelier de découpage, le Mégachile ne voit qu’une chose : des lames bonnes pour son ouvrage. La pie-grièche, passionnée pour les plantes à longs brins laineux, sait, quand lui manque son herbe de prédilection, le filago, trouver des équivalents ouatés ; le Mégachile a des ressources beaucoup plus étendues : indifférent au végétal lui-même, il ne s’informe que du feuillage. S’il y trouve des lames d’ampleur suffisante, de texture aride bravant la moisissure, de souplesse propice à la courbure cylindrique, c’est tout ce qu’il lui faut, et peu lui importe le reste. Son champ de récolte est de la sorte presque indéfini.
Ces changements brusques, que rien n’a préparés, donnent à réfléchir. Lorsque mes fleurs de pélargonium étaient dévalisées, comment l’importune abeille avait-elle appris son métier, non troublée par la profonde disparate des pétales, ici d’un blanc pur, là d’un rouge écarlate ? Rien ne dit qu’elle ne débutât elle-même dans l’exploitation de la plante venue du Cap ; et si réellement elle avait des prédécesseurs, l’habitude n’avait pas eu le temps de s’invétérer, vu l’importation moderne du pélargonium. Ou donc encore le Mégachile argenté, auquel je crée un bosquet exotique, a-t-il fait la connaissance du Lopezia, venu du Mexique ? Lui certainement débute. Jamais son village et le mien n’avaient possédé un pied de ce frileux arbuste, hôte des serres. Il débute, et le voilà d’emblée maître ès arts pour découper le feuillage inconnu.
On nous parle souvent des longs apprentissages de l’instinct, de ses acquisitions graduelles, de ses talents œuvre laborieuse des siècles ; les Mégachiles m’affirment tout le contraire. Ils me disent que, immuable dans l’essence de son art, l’animal est capable d’innovation dans les détails ; mais ils me certifient en même temps que ces innovations, au lieu d’être graduelles, sont soudaines. Nul ne les prépare, nul ne les améliore non plus et ne les transmet ; sinon une sélection serait depuis longtemps faite dans la diversité des feuillages, et l’arbuste reconnu de meilleur emploi fournirait à lui seul les matériaux de construction, surtout quand il abonde. Si l’hérédité transmettait les trouvailles industrielles, tel Mégachile qui s’est avisé de tailler ses rondelles dans les feuilles du grenadier et s’en est bien trouvé devrait avoir inspiré le goût de semblables matériaux à ses descendants, et aujourd’hui nous trouverions des découpeurs fidèles au grenadier, ouvriers exclusifs dans le choix des matières premières. Les faits démentent ces théories.
On dit encore : « Accordez-nous une variation, si petite soit-elle, dans l’industrie de l’insecte ; et cette variation, accentuée de plus en plus, amènera race nouvelle et finalement espèce fixée. » Cette variation de rien est le point d’appui que réclamait Archimède pour soulever le monde avec son système de leviers. Les Mégachiles nous en offrent une et des plus grandes : la variation indéfinie de leurs matériaux. Avec ce point d’appui, que soulèveront les leviers théoriques ? Mais rien du tout. Qu’elles taillent les délicats pétales du pélargonium ou les feuilles coriaces des lilas, les coupeuses de feuilles sont et seront ce qu’elles étaient. C’est ce que nous affirme la constance de chaque espèce dans ses détails de structure, malgré la grande variété des feuillages exploités.