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Au témoignage des Mégachiles, affirmant une certaine latitude laissée à l’insecte dans le choix des matériaux pour le nid, vient s’adjoindre celui des Anthidies, manufacturiers en coton. Ma région en possède cinq : Anthidium florentinum, Latr., A. diadema, Latr., A. manicatum, Latr., A. cingulatum, Latr., A. scapulare, Latr. Aucun ne crée le refuge où doit se feutrer l’œuvre de cotonnade. Comme les Osmies et les coupeuses de feuilles, ce sont des bohèmes sans domicile, adoptant pour abri, chacun à sa guise, ce que leur offre le travail des autres. L’Anthidie scapulaire est fidèle à la ronce sèche, privée de moelle et devenue canal par l’industrie de divers apiaires perforateurs, parmi lesquels figurent, en première ligne, les Cératines, émules nains du Xylocope, le puissant exploiteur du bois mort. Les amples galeries de l’Anthophore à masque conviennent à l’Anthidie florentine, le chef de file du genre sous le rapport de la taille. S’il hérite du vestibule de l’Anthophore à pieds velus, ou même du vulgaire puits du lombric, l’Anthidie diadème se tient pour satisfait. Faute de mieux, il lui arrive de s’établir dans le dôme délabré du Chalicodome des galets. L’Anthidie à manchettes partage ses goûts. J’ai surpris l’Anthidie sanglé en cohabitation avec un Bembex. Les deux occupants de l’antre creusé dans le sable, le propriétaire et l’étranger, vivaient en paix, chacun à ses affaires. Sa demeure habituelle est quelque cachette au fond des interstices des murs ruinés. À ces refuges, ouvrage des autres, joignons les roseaux tronqués affectionnés de divers collecteurs de coton tout autant que de l’Osmie ; joignons-y quelques réduits des plus inattendus, comme l’étui d’une brique creuse, le labyrinthe d’une serrure de portail, et nous aurons à peu près épuisé le relevé des domiciles.
Pour la troisième fois, après l’exemple des Osmies et des Mégachiles, nous retrouvons l’impérieux besoin d’un gîte tout préparé. Nul Anthidie ne se loge à ses frais. Pourrait-on en trouver le motif ? Consultons quelques rudes travailleurs, ouvriers de leurs demeures. L’Anthophore creuse corridors et cellules dans les talus durcis par le soleil ; elle n’édifie pas, elle excave ; elle ne bâtit pas, elle déblaye. Piochant dur de la mandibule, grain de terre par grain de terre, elle arrive à pratiquer, besogne énorme, les ruelles de service et les chambres nécessaires à sa ponte. Elle doit en outre polir et passer au stuc la paroi trop grossière de ses excavations. Qu’adviendrait-il si, le domicile obtenu par un travail de longue durée, il fallait ensuite le doubler d’ouate, cueillir la bourre des plantes cotonneuses et la feutrer en sacs propres à contenir la pâtée de miel ? La vaillante abeille ne suffirait pas à tant de luxe. Son ouvrage de mineur est trop dispendieux en temps et en forces pour lui laisser le loisir d’un ameublement délicat. Donc chambres et corridors resteront nus.
Le Xylocope nous fait même réponse. Lorsque, de son vilebrequin de charpentier, il a patiemment foré la solive à la profondeur d’un empan, sera-t-il en mesure de découper et de mettre en place le millier de pièces que le Mégachile soyeux emploie pour son nid ? Le temps lui manquerait, comme il manquerait à la coupeuse de feuilles qui, privée de la chambre du Capricorne, devrait elle-même se creuser un logis dans le chêne. Donc, pour le Xylocope, après le pénible travail de forage, installation sommaire par le simple cloisonnement de sciure.
Les deux, laborieuse besogne d’un gîte et travail artistique d’un mobilier, ne semblent pouvoir marcher de front. Chez l’insecte comme chez l’homme, qui bâtit la maison ne la meuble pas, qui la meuble ne la bâtit pas. À chacun son lot, faute de temps. La division du travail, mère des arts, fait exceller l’ouvrier dans sa partie ; la totalité de l’œuvre pour un seul le laisserait stationnaire en de frustes essais. L’industrie de la bête est un peu comme la nôtre : elle n’atteint sa perfection qu’avec le concours d’obscurs travailleurs, préparant, sans le savoir, le chef-d’œuvre final. Je ne vois pas d’autre cause à la nécessité d’un gîte gratuit pour la corbeille en feuillage des Mégachiles et pour les bourses en coton des Anthidies. Si d’autres artistes manipulent des choses délicates, exigeant un abri, je leur accorde à tous, sans hésiter, la demeure toute prête. Ainsi Réaumur nous parle de l’abeille tapissière, Anthocopa papaveris, qui façonne ses loges avec des pétales de coquelicot. Je ne connais pas la coupeuse de fleurs, je ne l’ai jamais vue ; mais son art me dit assez qu’elle doit s’établir dans quelque galerie ouvrage des autres, par exemple dans le puits d’un lombric.
Il suffit de voir le nid d’un Anthidie pour se convaincre que son constructeur ne peut être en même temps un âpre terrassier. Récemment feutrée et non encore engluée de miel, la bourse d’ouate est bien ce que la nidification entomologique a de plus gracieux, surtout lorsque le coton est d’une blancheur éclatante, cas fréquent dans les manufactures de l’Anthidie sanglé. Aucun nid d’oiseau, parmi les plus dignes de notre admiration, n’approche en finesse de bourre, en élégance de forme, en délicatesse de feutrage, de ce merveilleux sac qu’avec toute leur dextérité nos doigts, armés d’outils, imiteraient à peine. Je renonce à comprendre comment, avec ses petites balles de coton apportées une à une, l’insecte, non autrement outillé que les pétrisseurs de boue et les vanniers en feuillage, parvient à feutrer sa récolte en un tout homogène, puis à fouler le produit en un sachet de la forme d’un dé à coudre. Ses outils de maître fouleur sont les pattes et les mandibules, comme en possèdent de conformes les gâcheuses de mortier et les coupeuses de feuilles ; et malgré cette parité d’outillage, quelles profondes différences dans les résultats obtenus !
Voir en action le talent des Anthidies paraît entreprise hérissée de difficultés : les choses se passent dans des profondeurs inaccessibles au regard, et décider l’insecte à travailler à découvert n’est pas dans nos moyens. Une ressource reste, et je n’ai pas manqué d’y recourir, sans succès aucun d’ailleurs jusqu’ici. Trois espèces, Anthidium diadema, manicatum et florentinum, s’installent assez volontiers, la première espèce surtout, dans mes appareils à roseaux. Je n’avais qu’à remplacer les roseaux par des tubes de verre, qui me permettraient d’assister au travail sans troubler l’insecte. Celle tactique m’avait parfaitement réussi avec l’Osmie tricorne et l’Osmie de Latreille, dont j’avais appris les petits secrets de ménage grâce à la demeure transparente. Pourquoi ne réussirait-elle pas avec les Anthidies et, par la même occasion, avec les Mégachiles ? Je comptais presque sur le succès. Les événements ont trahi ma confiance. Pendant quatre années, j’ai garni mes ruches de tubes de verre, et pas une fois les fouleurs de coton et les coupeuses de feuilles n’ont daigné élire domicile dans les palais de cristal. La chaumine du roseau leur a toujours paru préférable. Les déciderai-je un jour ? Je n’y renonce pas encore.
En attendant, disons le peu que j’ai vu. Plus ou moins peuplé de cellules, le roseau est enfin clos, à l’orifice même, avec un épais tampon de coton en général plus grossier que l’ouate des bourses à miel. C’est l’équivalent de la barricade de boue de l’Osmie tricorne, en pâte de feuilles mâchées de l’Osmie de Latreille, en morceau de feuilles des Mégachiles. Tous ces locataires gratuits ont soin de fermer rigoureusement la porte du logis, dont ils n’ont souvent utilisé qu’une partie. Assister à la formation de cette barricade, travail presque extérieur, ne demande qu’un peu de patience pour attendre l’heure favorable.
L’Anthidie arrive enfin, porteur de la balle de coton pour clôture. Avec les pattes antérieures, il la dilacère et l’étale ; avec les mandibules, pénétrant fermées et se retirant ouvertes, il donne souplesse aux nodosités floconneuses ; avec le front, il foule la nouvelle couche sur la précédente. Et c’est tout. L’insecte part, revient riche d’une autre balle et recommence le même travail jusqu’à ce que la barrière de coton arrive au niveau de l’embouchure. C’est ici, ne le perdons pas de vue, besogne grossière, nullement comparable au délicat travail des sacs ; néanmoins elle peut nous renseigner sur la marche générale de l’artistique confection. Les pattes cardent, les mandibules subdivisent, le front comprime ; et du jeu de ces outils résulte l’admirable sachet d’ouate. Voilà bien le mécanisme en gros ; mais comment se rendre compte de l’art ?
Quittons l’inconnu pour les faits accessibles à l’observation. J’interrogerai surtout l’Anthidie diadème, hôte fréquent de mes roseaux. J’ouvre un bout de roseau d’environ deux décimètres de longueur sur douze millimètres de diamètre. Le fond est occupé par une colonne d’ouate comprenant dix cellules, sans démarcation aucune entre elles à l’extérieur, de façon que de leur ensemble résulte un cylindre continu. En outre, par un feutrage intime, les diverses loges sont soudées l’une à l’autre, si bien que, tiré par un bout, l’édifice de coton ne se disloque pas et vient tout d’une pièce. On dirait un cylindre d’une seule venue, alors qu’en réalité l’ouvrage se compose d’une série de chambres dont chacune a été construite à part, sans dépendance avec la précédente, si ce n’est à la base.
À moins d’éventrer la molle demeure, encore pleine de miel, il n’est donc pas possible de constater le nombre de ses étages ; il faut attendre que les cocons soient tissés. Alors les doigts énumèrent les cellules en comptant les nodosités qui résistent à la pression sous le couvert d’ouate. Cette structure générale aisément s’explique. Un sac de coton est feutré, ayant pour moule l’étui du roseau. Si cet étui régulateur manquait, la forme d’un dé à coudre serait obtenue tout de même, non moins élégante, comme nous le prouve l’Anthidie sanglé, qui nidifie dans une cachette quelconque des murailles et du sol. La bourse terminée, viennent les provisions et l’œuf. Suit la clôture de la loge. Ce n’est plus ici le couvercle géométrique des Mégachiles, la pile de rondelles enchâssées dans l’embouchure. Le sac se ferme avec une nappe de coton dont les bords sont soudés par feutrage aux bords de l’orifice. La soudure est si bien conduite que la poche à miel et son opercule forment un tout indivisible. Immédiatement au-dessus est édifiée la seconde cellule, ayant sa propre base. Au début de ce travail, l’insecte a soin d’unir les deux étages en feutrant le plafond du premier avec le plancher du second. Ainsi continué jusqu’à la fin, l’ouvrage, avec ses intimes soudures, devient cylindre continu où disparaissent les élégances des sachets isolés. À peu près de la même manière, mais avec moins d’adhésion entre les diverses cellules, se comportent les Mégachiles, empilant leurs outres en une colonne sans démarcation extérieure d’étages.
Revenons au bout de roseau qui nous donne ces détails. Par delà le cylindre d’ouate où sont logés en chapelet dix cocons, vient un espace vide d’un demi-décimètre et plus. Les Osmies et les coupeuses de feuilles sont pareillement coutumières de ces longs vestibules laissés déserts. Le nid se termine, à l’orifice du roseau, par un fort tampon de bourre plus grossière et moins blanche que celle des cellules. Cette particularité des matériaux de clôture, inférieurs pour la finesse, mais supérieurs pour la résistance, sans être constante, apparaît souvent et donne à penser que l’insecte sait distinguer ce qui convient le mieux, tantôt au douillet hamac des larves, tantôt à la barricade défensive du logis. Parfois le choix est des plus judicieux, comme en témoigne le nid de l’Anthidie diadème. À diverses reprises, en effet, tandis que les cellules se composaient de coton blanc première qualité, cueilli sur la centaurée du solstice, la barrière de l’entrée, formant disparate avec le reste de l’ouvrage par sa coloration jaunâtre, était un monceau de poils étoilés fournis par le bouillon-blanc sinué. Les deux rôles de la bourre sont ici nettement accusés. Au délicat épiderme des vers il faut berceau moelleux ; et la mère fait récolte de ce que les plantes cotonneuses ont de mieux en molleton. Émule de l’oiseau qui garnit de laine l’intérieur du nid et fortifie de bûchettes l’extérieur, elle réserve pour le matelas des larves la fine ouate, rare et patiemment cueillie. Mais quand il s’agit de fermer la porte à l’ennemi, elle hérisse l’entrée de chausse-trapes, de poils étoilés à branches rigides.
Cet ingénieux système de protection n’est pas le seul connu des Anthidies. Plus méfiant encore, l’Anthidie à manchettes ne laisse pas de vide à l’avant du roseau. Immédiatement après la colonne de cellules, il entasse, dans le vestibule non occupé, une foule de débris de toute nature, comme les lui présente le hasard dans le voisinage du nid : graviers, lopins de terre, miettes ligneuses, atomes de mortier, chatons de cyprès, fragments de feuilles, excréments secs d’escargot et autres moellons quelconques à sa portée. L’amas, vraie barricade cette fois, obstrue en plein le roseau jusqu’au bout, moins deux centimètres à peu près pour le tampon terminal de coton. Certes l’ennemi ne fera pas irruption à travers le double rempart, mais il tournera la place. Le Leucospis viendra, qui, de sa longue sonde, grâce à quelque imperceptible fissure du tube, inoculera ses redoutables œufs et détruira jusqu’au dernier les habitants de la forteresse. Ainsi sont déjouées les précautions soupçonneuses du porteur de manchettes.
Ce serait ici le lieu d’insister, si déjà les Mégachiles n’en avaient offert l’occasion, sur les ouvrages inutiles entrepris par l’insecte lorsque, les ovaires épuisés apparemment, il achève de dépenser son activité sans but maternel et pour les seules joies du travail. Les roseaux ne sont pas rares avec clôture de bourre, quoique ne contenant rien du tout, ou bien garnis d’une, deux, trois cellules sans provisions et sans œuf. Toujours impérieux, l’instinct de cueillir du coton et de le feutrer en bourses, de l’amonceler en barrières, persiste, en de vains résultats, jusqu’aux défaillances de la vie. Détachée du corps, la queue du lézard frétille, se boucle, se déboucle. Dans ces mouvements réflexes j’entrevois, non certes une explication, mais une image approximative de la persistance laborieuse de l’insecte, peinant toujours aux choses de son art, même quand il n’y a plus rien d’utile à faire. Pour ce laborieux, il n’y a qu’un repos : la mort.
C’est assez sur la demeure de l’Anthidie diadème ; voyons l’habitant et ses vivres. Le miel est d’un jaune pâle, homogène et de consistance demi-fluide qui l’empêche de s’extravaser à travers le perméable sac de coton. L’œuf nage à la surface de l’amas, l’extrémité céphalique plongée dans la pâtée. Suivre la larve en ses progrès ne manquait pas d’intérêt, surtout à cause du cocon, un des plus singuliers que je connaisse. Dans ce but, quelques cellules sont préparées, se prêtant à l’observation. Avec des ciseaux, je retranche sur le flanc une partie de la bourse d’ouate de manière à mettre à nu les vivres et le consommateur ; et je loge dans un court tube de verre la cellule éventrée. Les premiers jours, rien de saillant. Le vermisseau, la tête toujours plongée dans le miel, à longs traits s’abreuve et grossit. Un moment arrive… Mais reprenons les choses de plus haut avant d’aborder ce curieux point d’hygiène.
Toute larve, n’importe laquelle, nourrie de provisions amassées par la mère dans une étroite niche, est soumise à des conditions de salubrité ignorées de la larve errante, qui va où bon lui semble et s’alimente de ce qu’elle trouve. La première, la recluse, pas plus que la seconde, la coureuse, n’a résolu le problème de l’aliment assimilable en entier, sans immondes résidus. La seconde n’a cure de ses misères : tout endroit lui est bon pour se tirer d’embarras. Mais l’autre, que fera-t-elle de ses déchets alimentaires dans sa petite niche encombrée de vivres ? Un odieux mélange paraît inévitable. Figurons-nous le ver mangeur de miel nageant sur des vivres fluides et les souillant de temps à autre de ses déjections. Au moindre mouvement de croupe, le tout s’amalgamerait, et quel brouet alors pour le délicat nourrisson ! Non, cela ne peut être ; ces fins gourmets doivent avoir des méthodes pour s’affranchir de ces horreurs.
Ils en ont tous, en effet, et des plus originales. Les uns prennent, comme on dit, le taureau par les cornes ; et pour ne pas souiller, ils s’abstiennent de souillure jusqu’à la fin du repas ; ils tiennent clos l’huis à crottins tant que les vivres ne sont pas achevés. Ce moyen est radical, mais non à la portée de tous, paraît-il. Ainsi se comportent, par exemple, les Sphex et les Anthophores, qui, l’entière provision consommée, rejettent en une fois les résidus amassés dans l’intestin depuis les débuts de l’alimentation.
D’autres, les Osmies en particulier, prennent un moyen terme et commencent à débarrasser le canal digestif lorsqu’un large convenable est fait dans la niche par une consommation avancée des vivres. D’autres encore, plus pressés, trouvent moyen d’obéir assez tôt à la loi commune en pratiquant une industrie stercorale. Par un coup de génie, ils font de l’odieux embarras moellons de construction. On connaît déjà l’art du Criocère du lis, qui de sa molle fiente se fait une casaque pour se tenir au frais malgré le soleil. C’est de l’art très rustique, déplaisant, dégoûtant à l’œil. L’Anthidie diadème est d’une autre école. Avec ses crottins, il fabrique des chefs-d’œuvre, des marqueteries, des mosaïques gracieuses, qui trompent en plein le regard sur leur abjecte origine. Suivons-le dans son industrie à travers les fenêtres de mes tubes.
Quand la ration est à demi consommée à peu près, commence, pour se maintenir jusqu’à la fin, une fréquente défécation de crottins jaunâtres, gros à peine comme une tête d’épingle. À mesure qu’ils sont expulsés, la larve les refoule à la périphérie de la loge par un mouvement de croupe et les y maintient au moyen de quelques fils de soie. Le travail de la filière, différé chez les autres jusqu’à l’épuisement des vivres, débute donc ici de bonne heure et alterne avec l’alimentation. Ainsi sont tenus à distance, loin du miel et sans danger de mélange, les immondices, finalement assez nombreux pour former autour de la larve un rideau presque continu. Ce vélarium excrémentiel, mi-parti de soie et de crottins, est l’ébauche du cocon, ou plutôt une sorte d’échafaudage où sont entreposés les moellons jusqu’à leur mise en place définitive. En attendant le travail de mosaïque, l’entrepôt garantit les vivres de toute souillure.
Suspendre au plafond, pour s’en débarrasser, ce qu’on ne peut jeter dehors, ce n’est déjà pas mal ; mais l’utiliser pour en faire œuvre d’art, c’est encore mieux. Le miel a disparu. Maintenant commence le tissage définitif du cocon. La larve s’entoure d’une enceinte de soie, d’abord d’un blanc pur, puis teintée de brun-rougeâtre au moyen d’un vernis agglutinateur. À travers son étoffe à mailles lâches, elle saisit de proche en proche les crottins appendus à l’échafaudage et les incruste solidement dans le tissu. De la même manière travaillent les Bembex, les Stizes, les Tachytes, les Palares et autres incrusteurs, qui fortifient de grains de sable la trame insuffisante de leurs cocons ; seulement, dans leurs bourses d’ouate, les larves de l’Anthidie remplacent les parcelles minérales par les seuls matériaux solides dont elles puissent disposer. Pour elles, l’excrément tient lieu de caillou.
Et l’ouvrage n’en marche pas plus mal. Tout au contraire : lorsque le cocon est fini, bien embarrassé serait qui, n’ayant pas assisté à la fabrication, devrait dire la nature de l’œuvre. Par sa coloration et son élégante régularité, l’enveloppe externe de la coque fait songer à quelque vannerie en bambous minuscules, à quelque marqueterie en granules exotiques. En mes débuts je m’y suis laissé prendre, me demandant, sans trouver réponse, de quoi s’était servie la recluse de l’outre en coton pour incruster si joliment sa demeure de nymphe. Aujourd’hui que le secret m’est connu, j’admire l’ingéniosité de la bête, capable d’obtenir l’utile et l’élégant avec les plus abjects matériaux.
Le cocon nous réserve une autre surprise. Son bout céphalique se termine par un court mamelon conique, par un apex, percé d’un étroit canal qui fait communiquer l’intérieur avec le dehors. Ce trait architectural est commun à tous les Anthidies, autant les ouvriers en résine dont nous allons nous occuper que les ouvriers en coton. Hors du groupe des Anthidies, il ne se retrouve plus.
À quoi bon cette pointe que la larve laisse nue au lieu de l’incruster comme le reste de la coque ? À quoi bon ce pertuis, libre ou tout au plus fermé à la base par un lâche grillage de soie ? L’insecte paraît y donner grande importance, d’après ce que je vois. J’assiste, en effet, au soigneux travail de l’apex. La larve, qu’il m’est possible de suivre grâce au pertuis, patiemment perfectionne la base du canal conique, lui donne le poli, l’exacte configuration circulaire ; de temps à autre, elle engage dans le détroit les deux mandibules fermées, dont les pointes font un peu saillie au dehors ; puis, les ouvrant dans une mesure réglée, à la façon des branches d’un compas, elle distend la paroi et régularise l’orifice.
Je me figure, sans risquer néanmoins une affirmation précise, que l’apex perforé est une cheminée d’appel pour l’air nécessaire à la respiration. Dans sa coque, si compacte qu’elle soit, toute nymphe respire, comme respire l’oisillon sous le couvert de l’œuf. Les milliers de pores dont la coquille est percée laissent évaporer l’humidité intérieure et pénétrer l’air extérieur à mesure qu’il en est besoin. Les coffrets pierreux des Bembex et des Stizes sont, malgré leur dure consistance, doués de semblables moyens d’échange entre l’atmosphère viciée et l’atmosphère pure. Par un revirement qui m’échappe, les coques des Anthidies seraient-elles imperméables à l’air ? Dans tous les cas, cette imperméabilité ne saurait être attribuée à la mosaïque excrémentielle, car les cocons des Anthidies résiniers n’en possèdent pas, tout en étant doués d’un apex des mieux conditionnés.
Trouverons-nous une réponse à la question dans le vernis de laque dont s’imprègne le tissu de soie ? J’hésite pour non et j’hésite pour oui, car une foule de cocons ont pareil enduit de laque tout en restant dépourvus de communication aérienne avec le dehors. En somme, sans pouvoir me rendre compte encore de sa nécessité, j’admets que l’apex des Anthidies est un pertuis respiratoire. Je laisse à l’avenir le soin de nous dire pour quels motifs les collecteurs soit de coton soit de résine laissent un large pore à leurs coques, alors que tous les autres tisseurs les ferment complètement.
Après ces curiosités biologiques, il me reste à traiter le principal sujet de ce chapitre : l’origine botanique des matériaux du nid. En surveillant l’insecte au moment de sa récolte ou bien en examinant au microscope la bourre manufacturée par lui, j’ai pu reconnaître, non sans grande dépense de temps et de patience, que les divers Anthidies de mon voisinage s’adressent indistinctement à toute plante cotonneuse. Les Composées fournissent la majeure part de la ouate, en particulier les suivantes : Centaurea solsticialis, Centaurea paniculata, Echinops ritro, Onopordon illyricum, Helichrysum staechas, Filago germanica ; viennent ensuite les Labiées : Marrubium vulgare, Ballota fetida, Calamentha nepeta, Salvia AEthiops ; en dernier lieu les Solanées : Verbascum thapsus, Verbascum sinuatum.
La flore des Anthidies, on le voit, tout incomplète qu’elle est dans mes notes, embrasse des végétaux fort divers d’aspect. Nulle ressemblance de port entre l’altier candélabre de l’onoporde, à pompons rouges, et l’humble tige de l’échinops, à capitules d’un bleu céleste ; entre l’ample rosace du bouillon-blanc et le maigre feuillage de la centaurée solsticiale ; entre la riche toison qui argents la sauge éthiopienne et le court duvet de l’immortelle. Pour l’Anthidie, ces caractères de grosse botanique ne comptent pas ; une seule chose le guide : la qualité du coton. Pourvu que la plante soit plus ou moins vêtue de molle bourre, peu lui importe tout le reste.
Outre la finesse de la ouate, une autre condition cependant est à remplir. Il faut que le végétal, pour mériter d’être tondu, soit mort et sec. Je n’ai jamais vu la récolte se faire sur des végétaux frais. Ainsi s’évite la moisissure, qui gagnerait l’amas de poils gorgés de leurs sucs.
Fidèle à la plante reconnue de bonne exploitation, l’Anthidie survient et reprend la moisson sur les bords des parties dénudées par les précédentes récoltes. Les mandibules ratissent et transmettent à mesure le petit flocon aux pattes antérieures, qui gardent la pelote serrée contre la poitrine, en mélangent la bourre rapidement accrue et donnent au tout forme ronde. Quand la pilule a la grosseur d’un pois, les mandibules la reprennent et l’insecte part, sa balle de coton aux dents. Si la patience ne nous fait pas défaut, nous le verrons revenir au même point, par intervalles de quelques minutes, tant que le sac ne sera pas ouvré. La récolte des vivres suspendra la cueillette d’ouate ; puis le lendemain, le surlendemain, le ratissage reprendra sur la même tige, sur la même feuille, si la toison n’est pas épuisée. Qui possède une riche exploitation paraît s’y tenir jusqu’à ce que le tampon de clôture demande des matériaux plus grossiers ; et encore bien des fois cette clôture est-elle obtenue avec la fine bourre des cellules.
La diversité des champs à coton reconnue parmi les plantes indigènes, il convenait de s’informer si l’Anthidie s’accommoderait en outre de plantes exotiques, inconnues de sa race ; si devant des végétaux laineux s’offrant pour la première fois aux râteaux de ses mandibules, l’insecte manifesterait quelque hésitation. La sauge sclarée et la centaurée de Babylone, dont j’ai peuplé l’harmas, seront les champs de récolte ; le récolteur sera l’Anthidie diadème, hôte de mes roseaux.
La sauge sclarée, la vulgaire
toute-bonne, fait partie, je le sais, de la flore française actuelle ;
mais c’est une étrangère acclimatée. On dit qu’un preux des croisades, revenant
de la Palestine avec sa part de gloire et de horions, aurait rapporté du Levant
la toute-bonne pour soigner ses rhumatismes et panser ses balafres. Du manoir
seigneurial, la plante se serait propagée à la ronde, mais en restant fidèle
aux murailles à l’abri desquelles les nobles châtelaines la cultivaient
autrefois pour leurs onguents. Aujourd’hui les ruines féodales
sont encore ses stations préférées. Preux et manoirs ont disparu, l’herbe est
restée. Histoire ou légende, l’origine de la sclarée est ici d’importance
secondaire. Serait-elle spontanée dans certains points de la France, la
toute-bonne est certainement étrangère dans la région de Vaucluse. Mes
longues herborisations à travers le département ne m’ont offert qu’une seule fois
cette plante. C’était à Caromb, sur des ruines, il y a près d’une trentaine
d’années. J’en pris une bouture, et depuis la sauge des croisés m’a suivi dans
toutes mes pérégrinations. Mon ermitage actuel en possède de nombreuses
touffes ; mais en dehors de l’enclos, si ce n’est au pied des murailles,
il serait impossible d’en trouver. Voilà donc une plante nouvelle pour le pays
bien loin à la ronde, un champ à coton que les Anthidies sérignanais n’avaient
jamais exploité avant mon arrivée et mes semis.
Ils n’avaient pas exploité davantage la centaurée de Babylone, que j’ai introduite ici le premier, pour couvrir de quelque végétation mon ingrat sol de cailloux ; ils n’avaient jamais rien vu de pareil à la centaurée colosse, venue des régions de l’Euphrate. Rien dans la flore locale, pas même l’onoporde, ne les avait préparés à cette tige de la grosseur d’un poignet d’enfant, couronnée à trois mètres d’élévation par une multitude de pompons jaunes, à ces amples feuilles s’étalant sur le sol en énorme rosace. Que feront-ils devant semblable trouvaille ? Ils en prendront possession, sans plus hésiter que devant l’humble centaurée solsticiale, l’habituel fournisseur.
Je dispose, en effet, non loin des ruches à roseaux, quelques pieds de sclarée et de centaurée de Babylone desséchés à point. L’Anthidie diadème ne tarde pas à découvrir la riche moisson. Dès les premiers essais, la bourre est reconnue d’excellente qualité, si bien que pendant les trois à quatre semaines que dure la nidification, je peux assister journellement à la récolte, tantôt sur la sclarée tantôt sur la centaurée. La plante babylonienne me paraît néanmoins préférée, sans doute à cause de son duvet plus blanc, plus fin, plus copieux. Je suis d’un regard attentif les coups de râteau des mandibules, le travail des pattes préparant la pilule, et je ne vois rien qui diffère des manœuvres de l’insecte récoltant sur l’échinops et la centaurée solsticiale. La plante de l’Euphrate et celle de la Palestine sont traitées comme celles du pays.
Ainsi se trouve démontré, sous un autre aspect, par les récolteurs de coton, ce que nous ont appris les coupeuses de feuilles. Dans la flore locale, l’insecte n’a pas de domaine précis ; il récolte volontiers tantôt sur une espèce tantôt sur une autre, pourvu qu’il y trouve les matériaux de son industrie. La plante exotique est adoptée tout aussi bien que la plante indigène. Enfin le passage d’un végétal à l’autre, du commun au rare, de l’habituel à l’exceptionnel, du connu à l’inconnu, se fait brusquement, sans initiations graduelles. Il n’y a pas de noviciat, pas d’éducation par l’habitude dans le choix des matériaux du nid. L’industrie de l’insecte, variable dans ses détails par innovations brusques, individuelles et non transmissibles, nie les deux grands facteurs du transformisme : le temps et l’hérédité.