Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - IV
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE IV

CHAPITRE IX LES RÉSINIERS

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CHAPITRE IX

LES RÉSINIERS


Lorsque Fabricius établit le genre Anthidie tel que l’entendent encore nos classifications, l’entomologie se préoccupait fort peu de l’animal vivant ; on travaillait sur des cadavres, et cette méthode de laboratoire à dissection ne semble pas près de finir. On scrutait d’un œil minutieux l’antenne, la mandibule, l’aile, la patte, sans se demander quel usage l’insecte avait fait de ces organes dans l’exercice de son industrie. La bête se classait à peu près comme cela se pratique du cristal. La structure, c’était tout ; la vie, avec ses plus hautes prérogatives, l’intellect, l’instinct, cela ne comptait pas, cela n’était pas digne d’entrer dans les cadres zoologiques.

 

Il est vrai qu’au début s’impose l’étude presque exclusive des nécropoles. Garnir ses boîtes d’insectes empalés est opération à la portée de tous ; suivre ces mêmes insectes dans leur genre de vie, leurs travaux, leurs mœurs, est bien une autre affaire. Le nomenclateur à qui manque le loisir, et parfois aussi le goût, prend sa loupe, analyse le mort, dénomme l’ouvrier sans en connaître l’ouvrage. De là tant d’appellations dont le moindre vice est d’être malsonnantes, car certaines d’entre elles sont de grossiers contresens. N’avons-nous pas vu, par exemple, appeler Lithurgus ou travailleur de la pierre un apiaire qui travaille le bois et rien que le bois ? De telles inconséquences seront inévitables tant que la profession de l’animal, suffisamment connue, ne jettera pas ses clartés dans la rédaction des diagnoses. J’aime à croire que l’avenir réserve à l’entomologie ce magnifique progrès : on s’avisera que l’empalé de nos collections a vécu, exerçant un métier ; et les textes anatomiques laisseront place congrue aux textes biologiques.

 

Avec son terme d’Anthidie, qui fait allusion à l’amour des fleurs, Fabricius ne s’est pas compromis ; mais il n’a rien dit non plus de caractéristique ; tous les apiaires ayant à un vif degré la même passion, je ne vois aucune raison de faire des Anthidies des butineurs plus zélés que les autres. S’il avait connu leurs nids de coton, peut-être le savant suédois leur aurait-il donné dénomination plus logique. Quant à moi, dans un langage où l’apparat technique n’est pas de mise, je les appellerai les Cotonniers.

 

Le terme demande restriction. D’après mes trouvailles, en effet, l’ancien genre Anthidie, celui des entomologistes classificateurs, comprend, dans ma région, deux corps de métiers fort différents. Les uns nous sont connus et travaillent exclusivement la ouate ; les autres, dont l’histoire va nous occuper, travaillent la résine sans jamais recourir au coton. Fidèle à mon principe, si lucide, de désigner, autant que possible, l’ouvrier d’après son ouvrage, je nommerai ceux-ci les Résiniers. En me limitant aux données de mes observations, je démembre donc le groupe Anthidie en deux sections équivalentes pour lesquelles je réclame des titres génériques spéciaux, tant il est illogique d’appeler du même nom les cardeurs d’ouate et les pétrisseurs de résine. Je livre à qui de droit l’honneur d’opérer cette réforme suivant les règles.

 

La bonne fortune, amie des persévérants, m’a fait connaître en divers points de Vaucluse quatre résiniers dont nul encore ne soupçonnait la singulière industrie. Aujourdhui, je les retrouve tous les quatre dans mon voisinage. Ce sont : Anthidium septem dentatum, Latr., A. bellicosum, Lep., A. quadrilobum, Lep., et A. Latreillii, Lep. Les deux premiers nidifient dans les vieilles coquilles d’escargot ; les deux autres abritent leurs groupes de cellules tantôt dans le sol, tantôt sous une large pierre. Occupons-nous d’abord des habitants de l’escargot. J’en ai déjà dit quelques mots dans le troisième volume de mes Souvenirs, en traitant de la répartition des sexes. Simple incident amené par un sujet d’un autre ordre, mon exposé d’alors doit être complété. J’y reviens avec des développements plus étendus.

 

Les amas de pierrailles des antiques carrières sérignanaises, si souvent visitées pour les nids de l’Osmie hôte des hélices, me fournissent aussi les deux résiniers installés dans semblable local. Quand le mulot a laissé sous la dalle, autour de son matelas de foin, ample collection de coquilles vidées, l’espoir sourit de rencontrer l’hélice tamponnée de boue, et de loin en loin, pêle-mêle avec la première, l’hélice cloisonnée de résine. Les deux abeilles travaillent porte à porte, l’une avec de la glaise, l’autre avec du mastic. L’excellence des lieux, riche d’abris par les déblais du carrier et de logements par les dessertes du rat, amène cette fréquente cohabitation.

 

En des points où l’escargot mort est rare, disséminé un par un, comme dans les interstices des murailles champêtres, chacun occupe à l’écart sa trouvaille. Mais ici notre récolte sera certainement double, même triple, car les deux résiniers fréquentent les mêmes amas. Soulevons donc les pierres, fouillons les amoncellements jusqu’à ce que l’humidité trop grande des bas-fonds nous avertisse qu’il est inutile de descendre davantage. Parfois dès la première couche enlevée, parfois à deux empans de profondeur, nous trouverons la coquille de l’Osmie, et bien plus rarement celle du résinier. Et surtout, de la patience ! La besogne n’est pas des plus fructueuses ; elle ne réserve guère d’agréments non plus. À retourner des moellons d’une rare âpreté, le bout des doigts s’endolorit, perd son épiderme et devient lisse comme passé sur la meule de l’aiguiseur. Si l’après-midi entière consacrée à pareil travail nous vaut courbature de reins, cuisant prurit des doigts, une douzaine de nids d’Osmie et deux ou trois nids de résiniers, tenons-nous pour satisfaits.

 

Les coquilles de l’Osmie se reconnaissent immédiatement, bouchées qu’elles sont à l’orifice par un opercule de terre. Celles de l’Anthidie réclament un examen spécial sans lequel on risquerait fort de remplir ses poches d’encombrantes inutilités. Un escargot mort est rencontré parmi les pierrailles. Est-il habité par le résinier ? ne l’est-il pas ? Rien ne le dit à l’extérieur. L’ouvrage de l’Anthidie occupe le fond de la spire, loin de l’embouchure qui, béante en son plein, ne permet pas néanmoins au regard de plonger assez avant dans la rampe hélicoïde. Je donne un coup d’œil en face du soleil à l’escargot douteux. Sa transparence complète me dénote sa vacuité. Il est remis en place pour les nids futurs. Son opacité dans le second tour de spire m’indique un contenu. Lequel ? Terre introduite par les eaux, restes de la bête corrompue ? C’est à voir. Avec une petite houlette de poche, mon inséparable instrument de recherches, j’ouvre une large fenêtre vers le milieu du tour de spire final. Si je vois luire un plancher de résine avec incrustations de gravier, la chose est jugée : je suis riche d’un nid d’Anthidie. Mais que d’insuccès pour un succès, que de fenêtres ouvertes inutilement sur le flanc d’escargots bourrés au fond de glaise ou de puanteurs cadavéreuses ! Ainsi cueillant parmi les pierrailles bouleversées, inspectant au soleil, effractionnant d’un coup de houlette et presque toujours rejetant, j’arrive par des séances répétées à me procurer les pénibles matériaux de ce chapitre.

 

Le résinier à sept dentelures, A. septem dentatum, est le premier éclos. Dès le mois d’avril, on le voit visiter d’un vol lourd les déblais des carrières et les petits murs de clôture à la recherche de son escargot. Contemporain de l’Osmie tricorne, dont les travaux commencent dans la dernière semaine d’avril, il occupe souvent avec elle le même tas de pierres, coquille contre coquille. Bien lui en prend de se mettre au travail de bonne heure et de voisiner avec l’Osmie quand celle-ci bâtit ; nous verrons bientôt, en effet, à quel terrible danger s’expose, par ce voisinage, son tardif émule en résine, l’Anthidium bellicosum.

 

La coquille adoptée, dans la grande majorité des cas, est le vulgaire escargot, l’Hélix aspersa, tantôt en pleine grosseur, tantôt à demi développé. L’Hélix nemoralis et l’Helix cespitum, bien moindres, lui fournissent aussi logis à sa convenance ; et il en serait de même assurément de toute coquille de capacité suffisante si les lieux que j’explore en possédaient d’autres, comme le témoigne un nid que mon fils Émile m’a fait parvenir des environs de Marseille. Cette fois, le résinier est établi dans l’Hélix algira, la plus remarquable de nos coquilles terrestres par l’ampleur et la régularité de sa spire, imitée de celle des ammonites. Ce superbe nid, chef-dœuvre à la fois par le travail du mollusque et par le travail de l’hyménoptère, mérite description avant tout autre.

 

Sur une longueur de trois centimètres à partir de l’embouchure, le dernier tour de spire ne contient rien. À cette profondeur médiocre s’aperçoit très bien une cloison. Le diamètre non exagéré du canal est cause de cette position accessible au regard. Dans la vulgaire hélice chagrinée, dont la cavité rapidement s’amplifie, l’insecte s’établit beaucoup plus en arrière, de sorte que pour voir la cloison terminale il faut, comme je l’ai dit, pratiquer une effraction latérale. L’avance ou le recul du plafond de clôture est donc subordonné au diamètre variable du canal. Il faut aux chambres des cocons certaine longueur et certaine largeur, que la mère trouve en descendant plus bas ou remontant plus haut dans la spire suivant la forme de la coquille. Lorsque le diamètre en est convenable, le dernier tour est occupé jusqu’il l’orifice, où se montre, totalement à nu, l’opercule final. Ce cas se présente avec l’hélice némorale et l’hélice des gazons adultes, avec l’hélice chagrinée jeune. N’insistons pas davantage pour le moment sur cette particularité, dont l’importance s’affirmera plus tard.

 

Avancé ou reculé dans la rampe spirale, l’ouvrage de l’insecte se termine par une façade en grossière mosaïque de petits graviers anguleux, fortement cimentés par un mastic dont la nature est à déterminer. C’est une matière d’un jaune d’ambre, translucide, fragile, soluble dans l’alcool, brûlant avec flamme fuligineuse et forte odeur de résine. D’après ces caractères, l’évidence ne laisse rien à désirer : l’hyménoptère prépare son mastic avec les larmes résineuses exsudées par les conifères.

 

Je me crois même en mesure de préciser le végétal, bien que n’ayant jamais surpris l’insecte au moment de la cueillette. Au voisinage des amas pierreux que je bouleverse pour mes récoltes, vient en abondance le genévrier oxycèdre. Le pin manque totalement, et le cyprès n’apparaît que de loin en loin autour des habitations. De plus, parmi les débris végétaux que nous allons voir concourir à la défense du nid, fréquemment se montrent des chatons et des aiguilles de l’oxycèdre. Comme l’insecte au mastic, économe de son temps, s’éloigne peu des quartiers à lui familiers, la résine doit avoir été cueillie sur l’arbuste au pied duquel sont choisis les matériaux de la barricade. Et ce n’est pas là circonstance locale. Le nid marseillais abonde en débris pareils. Je considère donc l’oxycèdre comme l’habituel fournisseur de résine, sans exclure cependant le pin, le cyprès et autres conifères lorsque manque l’arbuste préféré.

 

Les graviers de l’opercule sont anguleux et calcaires dans le nid de Marseille ; ils sont ronds et siliceux dans la plupart des nids de Sérignan. Pour sa mosaïque, l’ouvrier ne tient compte ni de la forme ni de la coloration des éléments ; il cueille indistinctement tout ce qui se présente d’assez dur et de pas trop gros. Il lui arrive de faire des trouvailles donnant à son œuvre cachet plus original. Le nid de Marseille me montre, proprement incrustée au milieu des graviers, une petite coquille terrestre entière, le Pupa cinerca. Un nid de mes environs m’a fourni une gentille hélice, l’Hélix striata, formant rosace au milieu de la mosaïque. Ces menus détails artistiques me remettent en mémoire certain nid de l’Eumène d’Amédéeabondaient les petites coquilles. La conchyliologie ornementale paraît avoir des amateurs chez les insectes.

 

Après le couvercle de résine et de graviers se trouve, occupant un tour entier de la spire, une barricade de débris incohérents pareille à celle qui protège, dans les roseaux, la file de cocons de l’Anthidie à manchettes. Il est curieux de voir employer exactement le même système défensif par deux constructeurs de talents si divers, manipulant l’un la bourre et l’autre le mastic. Le nid marseillais a pour barricade des graviers calcaires, des parcelles terreuses, des fragments de bûchettes, quelques brins de mousse, et surtout des chatons et des aiguilles de l’oxycèdre. Ceux de Sérignan, établis dans l’hélice chagrinée, ont à peu près les mêmes matériaux d’obstruction. J’y vois dominer les graviers de la grosseur d’une lentille, les chatons et les aiguilles de l’oxycèdre. Viennent ensuite les déjections sèches de l’escargot et quelques rares petites coquilles terrestres. Pareil mélange d’un peu de tout, au hasard des trouvailles dans le voisinage du nid, forme, nous le savons, la barricade de l’Anthidie à manchettes, non moins expert pour utiliser, après dessiccation au soleil, les cordelettes stercorales de l’escargot. Remarquons enfin que ces matériaux disparates sont entassés sans liaison aucune entre eux, tels que l’insecte vient de les cueillir. La résine n’entre en rien dans l’amas ; aussi suffit-il de percer l’opercule et de renverser la coquille pour que la barricade ruisselle à terre. Agglutiner et cimenter le tout n’entre pas dans les vues du résinier. Peut-être la dépense en mastic dépasserait ses moyens ; peut-être la barricade devenue bloc opposerait-elle plus tard obstacle invincible à la sortie des jeunes ; peut-être encore l’amas de graviers est-il rempart accessoire, dressé sommairement comme œuvre d’utilité secondaire.

 

Au milieu de ces indécisions, je vois du moins que l’insecte ne juge pas sa barricade indispensable. Il en fait usage régulièrement dans les grosses coquilles, dont le dernier tour, trop spacieux, forme vestibule inoccupé ; il la néglige dans les coquilles médiocres, comme l’hélice némorale, où l’opercule de résine est à fleur d’orifice. Les fouilles dans les tas de pierres me fournissent presque en égal nombre les nids pourvus et les nids dépourvus de remblais défensifs. Dans la série des cotonniers, l’Anthidie à manchettes n’est pas non plus fidèle à son fortin de bûchettes et de cailloux ; je lui connais des nids dont le coton fait tous les frais. Pour les deux, le rempart de graviers ne semble utile que dans certaines circonstances dont je n’ai pas le secret.

 

En deçà des ouvrages avancés de la fortification, opercule et barricade, se trouvent les loges, plus ou moins reculées dans les profondeurs de la spire suivant le diamètre de l’hélice. Elles sont limitées en avant et en arrière par des cloisons en résine pure, sans incrustation aucune de parcelles minérales. Leur nombre est bien restreint et se borne à deux habituellement. L’antérieure, plus ample par le fait seul du diamètre croissant du canal, est la demeure d’un mâle, supérieur de taille à l’autre sexe ; la postérieure, de capacité moindre, contient une femelle. J’ai déjà fait ressortir, dans mon précédent volume, le merveilleux problème soumis à nos méditations par ce fractionnement de la ponte en couples et cette alternance des mâles et des femelles. Sans autre travail que des cloisons transversales, la rampe croissante de l’escargot fournit de la sorte aux deux sexes ampleur de logis conforme à leur taille.

 

Le second résinier hôte des coquilles, l’Anthidium bellicosum, éclôt en juillet et travaille pendant les fortes chaleurs du mois d’août. Son architecture ne diffère en rien de celle de son congénère printanier, à tel point qu’un escargot peuplé étant cueilli dans un trou de muraille ou sous les pierres, il est impossible de décider à laquelle des deux espèces le nid appartient. Casser l’hélice et fendre les cocons dès le mois de février est la seule manière d’obtenir des renseignements précis. À cette époque, les nids du résinier estival sont occupés par des larves, et ceux du résinier printanier par l’insecte parfait. Si l’on recule devant la brutale méthode, le doute ne cesse qu’à l’éclosion, tant les deux ouvrages se ressemblent.

 

Dans les deux cas, même logis, escargots de toute taille et de toute espèce, au hasard des rencontres ; même opercule de résine, hérissé de granules pierreux à l’intérieur, à peu près lisse au dehors et parfois ornementé de petites coquilles ; même barricade de débris variés, non toujours présente ; même cloisonnement en deux chambres inégales occupées par les deux sexes. Tout est commun, jusqu’au fournisseur de mastic, l’oxycèdre. En dire davantage sur le nid du résinier estival serait se répéter. Un seul fait appelle de nouveaux détails.

 

Je n’entrevois pas le motif qui porte les deux insectes à laisser en avant la majeure partie de leur coquille vide, au lieu d’occuper l’hélice en entier, jusqu’à l’orifice, ainsi que le fait habituellement l’Osmie. Fractionnée par périodes intermittentes de deux œufs en moyenne, la ponte exigerait-elle chaque fois logis nouveau ? La résine, cueillie demi-fluide, ne se prêterait-elle pas à des voûtes de longue portée lorsque l’ampleur du canal excède certaines limites ? La récolte du mastic serait-elle trop onéreuse pour permettre le cloisonnement multiple nécessaire à l’utilisation du spacieux dernier tour ? À ces questions, pas de réponse. Je constate le fait sans l’interpréter : lorsque la coquille est grosse, l’avant, presque le dernier tour en entier, reste vestibule vide.

 

Pour le résinier du printemps, l’Anthidium septem dentatum, pareil logis, plus qu’à demi libre, est sans inconvénients. Contemporain de l’Osmie, souvent son voisin sous la même dalle, le constructeur en mastic nidifie à la même époque que le constructeur en boue ; mais l’empiétement réciproque n’est pas à craindre, car les deux abeilles, travaillant porte à porte, surveillent chacune leur propriété d’un œil jaloux. Si des tentatives d’usurpation survenaient, la propriétaire de l’escargot saurait faire respecter ses droits de premier occupant.

 

Pour le résinier estival, l’Anthidium bellicosum, les conditions sont bien différentes. Au moment où l’Osmie bâtit, il est encore à l’état de larve ou tout au plus de nymphe. Sa demeure, qui, déserte, ne serait pas plus profondément silencieuse, son hélice à vaste porche inoccupé ne tentera pas le résinier précoce, désireux, lui aussi, d’appartements reculés au fond de la spire ; mais elle pourrait convenir à l’Osmie, qui sait remplir l’escargot de cellules jusqu’à l’embouchure. Le dernier tour laissé vacant par le résinier est superbe logis dont rien n’empêche la maçonne de prendre possession. L’Osmie s’en empare, en effet, et trop souvent pour le malheureux retardataire.

 

Au-dessus de l’opercule final en résine lui tenant lieu de l’obturateur en boue au moyen duquel elle délimite, en arrière, la portion de spire trop étroite pour ses travaux, elle édifie par étages son amas de cellules, puis recouvre le tout d’un épais tampon défensif. En somme, l’ouvrage est conduit comme si l’escargot ne contenait rien.

 

Quand arrive le mois de juillet, les locataires de la maison à double famille deviennent forcément le sujet d’un tragique conflit. Les inférieurs, l’état adulte acquis, rompent leurs langes, démolissent leurs cloisons de résine, traversent la barricade de graviers et cherchent à se libérer ; les supérieurs, larves encore ou nymphes naissantes, insectes dans leurs coques jusqu’au prochain printemps, obstruent en plein le passage. Remonter du fond de ces catacombes excède les forces du résinier, affaibli déjà par l’effraction de son propre nid. Quelques cloisons de l’Osmie sont ébréchées, quelques cocons sont au plus entamés ; puis, exténués de vains efforts, les captifs se résignent et périssent devant l’inébranlable construction de terre. Périssent aussi, moins propres encore à l’énorme travail de déblai, les parasites, Zonitis et Chrysis (Chrysis flammea), consommateurs, les premiers, des provisions ; les seconds, de la larve. Cette fin lamentable du résinier, enseveli vivant sous les constructions de l’Osmie, n’est pas accident rare qu’il convient de passer sous silence ou de mentionner en peu de mots ; je le constate, au contraire, très souvent, et sa fréquence m’inspire une réflexion.

 

L’école qui voit dans l’instinct une habitude acquise, fait du moindre accident favorable survenu dans l’industrie de l’animal le point de départ d’une amélioration qui, transmise par hérédité et de mieux en mieux accentuée avec le temps, se fixe enfin en aptitude propre à toute la race. Les faits certains manquent totalement, il est vrai, à l’appui de ce dire ; mais l’affirmation est riche en échappatoires hypothétiques : Admettons que, supposons que, il pourrait se faire que, rien n’empêche de croire que, il est possible que… Ainsi raisonnait le maître, et les disciples n’ont pas encore mieux trouvé. « Si le ciel tombait, disait Rabelais, toutes les alouettes seraient prises. » Oui ; mais le ciel tient bon, et les alouettes volent toujours. Si les choses se sont passées de la sorte, dit cet autre, l’instinct a pu varier et se modifier ; oui, mais êtes-vous bien sûr que les choses se sont passées comme vous le dites ?

 

De mon domaine je bannis le si. Je ne suppose rien, je n’admets rien ; je cueille le fait brutal, qui seul mérite confiance ; je l’enregistre et me demande ensuite quelle conclusion repose sur sa solide charpente. Celui que je viens de raconter conclut en ces termes : Vous nous dites que toute modification favorable à l’animal se transmet dans une série de privilégiés qui, mieux outillés, mieux doués en aptitudes, abandonnent les antiques usages et remplacent l’espèce primitive, victime de la concurrence vitale. Vous nous affirmez qu’autrefois, dans la nuit des âges, un apiaire s’est trouvé par hasard en possession d’un escargot mort. Paisible et sûre, la demeure lui plut. Par ricochet d’atavisme, elle convint encore davantage aux descendants, qui la recherchèrent sous la pierre, et d’une génération à l’autre, l’habitude aidant, l’adoptèrent enfin comme logis patrimonial. Par hasard toujours, l’apiaire aurait fait trouvaille d’une larme de résine. C’était mou, plastique, propice au cloisonnement de l’hélice ; cela durcissait bientôt et donnait solide plafond. L’abeille essaya le mastic résineux et s’en trouva bien. De l’heureuse innovation les successeurs se trouvèrent bien aussi, surtout après l’avoir perfectionnée. De proche en proche, progrès énorme dont la race ne manqua pas de profiter, furent inventés le cailloutis de l’opercule et la barricade de gravier. La fortification défensive complétait l’œuvre du début. Ainsi naquit et se développa l’instinct des résiniers logés dans l’escargot.

 

À cette magnifique genèse des mœurs une chose manque, toute petite : la simple vraisemblance. La vie a partout, même chez les humbles, double phase : sa part de bien et sa part de mal. Éviter ceci, rechercher cela, tel est en somme le bilan général des actes. La bête, tout comme nous, a son lot de douceurs et son lot d’âpretés ; amoindrir le second ne lui importe pas moins que d’augmenter le premier, car, pour elle comme pour nous,

 

De malheurs évités le bonheur se compose.

 

Si l’apiaire a transmis avec tant de fidélité son invention fortuite du nid en résine au fond d’un escargot, il doit avoir transmis tout aussi fidèlement, c’est incontestable, le moyen de conjurer le terrible péril des éclosions tardives. Quelques mères échappées, de loin en loin, du fond des catacombes obstruées par l’Osmie, ont garder vif souvenir, puissante impression, de leur lutte désespérée à travers le bloc de terre ; elles ont inspirer à leur descendance l’horreur de vastes demeuresvient ensuite bâtir l’étranger ; elles ont lui enseigner par l’habitude le moyen de salut, l’emploi de l’hélice moyenne, que le nid remplit jusqu’à l’embouchure. Pour la prospérité de la race, l’abandon des vestibules vides avait importance bien supérieure à celle de l’invention de la barricade, dont beaucoup savent se passer : il préservait du misérable étouffement sous des constructions infranchissables, il augmentait la descendance dans de notables proportions.

 

Des mille et mille essais d’hélices non exagérées ont été faits de tout temps ; la chose est certaine, puisque aujourdhui j’en constate de nombreux. Eh bien, ces essais sauveurs, d’intérêt immense, sont-ils devenus d’usage général par legs atavique ? Pas le moins du monde : le résinier s’obstine aux grosses hélices comme si jamais ses ancêtres n’avaient connu le péril du vestibule encombré par l’Osmie. Ces faits dûment reconnus, la conclusion est forcée : il saute aux yeux que, puisqu’il ne transmet pas la modification fortuite apte à préserver du nuisible, l’animal ne transmet pas non plus la modification d’où résulterait l’avantageux. Si vive que soit l’impression faite sur la mère, l’accidentel ne laisse pas de trace dans la descendance. Le fortuit n’a rien à voir dans la genèse des instincts.

 

À côté de ces locataires de l’escargot prennent rang deux autres résiniers qui ne demandent jamais à l’hélice l’abri de leurs nids ; ce sont l’Anthidium quadrilobum, Lep., et l’Anthidium Latreillii, Lep., l’un et l’autre fort rares dans ma région. Leur peu de fréquence pourrait bien d’ailleurs s’attribuer aux difficultés d’observation, tant ils vivent solitaires et discrets. Un réduit chaud sous quelque large pierre, un carrefour désert de fourmilière dans un talus ensoleillé, une loge vacante de scarabée à quelques pouces de profondeur sous terre, enfin une cavité quelconque, régularisée peut-être par les soins de l’apiaire, voilà les seuls établissements que je leur connaisse. Ils y construisent, sans autre abri que le couvert du refuge, un amas de cellules accolées l’une contre l’autre et groupées en sphéroïde, qui pour le résinier quadrilobé atteint la grosseur du poing, et pour le résinier de Latreille celle d’une petite pomme.

 

Au premier abord, on reste très indécis sur la nature de l’étrange boule. C’est brunâtre, assez dur, légèrement poisseux, d’odeur bitumineuse. À l’extérieur sont enchâssés quelques graviers, des parcelles de terre, des têtes de fourmis de grande taille. Ce trophée de cannibale n’est pas signe de mœurs atroces : l’apiaire ne décapite pas les fourmis pour orner sa case. Incrusteur, comme ses collègues de l’escargot, il cueille aux abords de sa demeure tout granule dur propre à fortifier son ouvrage ; et les crânes desséchés de fourmis, fréquents à la ronde, sont pour lui des moellons de valeur pareille à celle des cailloux. Chacun emploie ce qu’il trouve sans longues recherches. L’habitant de l’hélice, pour construire sa barricade, fait cas de l’excrément sec de l’escargot son voisin ; l’hôte des dalles et des talus hantés par les fourmis met à profit les têtes des défuntes, prêt à les remplacer par autre chose quand elles manquent. Du reste, l’incrustation défensive est clairsemée ; on voit que l’insecte n’y donne pas grande importance, confiant qu’il est dans la robuste paroi des loges.

 

La matière de l’ouvrage fait d’abord songer à quelque cire rustique, beaucoup plus grossière que celle des bourdons, ou mieux à quelque goudron d’origine inconnue. Puis on se ravise, on reconnaît dans la substance problématique la cassure translucide, l’aptitude à se ramollir par la chaleur, puis à brûler avec flamme fumeuse, la solubilité dans l’alcool, enfin tous les caractères distinctifs de la résine. Voici donc encore deux collecteurs des exsudations des conifères. Aux points où je trouve leurs nids, il y a des pins d’Alep, des cyprès, des oxycèdres, des genévriers communs. Lequel des quatre est le fournisseur du mastic ? Rien ne me le dit. Rien non plus ne m’explique comment l’originaire couleur d’ambre de la résine est remplacée, dans l’ouvrage des deux apiaires, par une forte teinte brune rappelant celle de la poix. L’insecte cueille-t-il la résine altérée par le temps, souillée par des sanies de bois pourri ? Quand il la malaxe, y mélange-t-il quelque ingrédient brun ? Je le tiens pour possible, mais non pour démontré, n’ayant jamais été témoin de la récolte.

 

Si ce point m’échappe, un autre de plus haut intérêt apparaît en pleine lumière : c’est l’abondance des matériaux résineux pour un seul nid, celui surtout de l’Anthidium quadrilobum, où j’ai compté jusqu’à douze loges. Le nid du Chalicodome des galets n’est guère plus massif. Pour un établissement si dispendieux, le résinier récolte donc sa poix sur le pin mort, aussi copieusement que la maçonne récolte son mortier sur la route macadamisée. Ce n’est plus, dans son atelier, le parcimonieux cloisonnement d’un escargot avec trois ou quatre larmes de résine ; c’est édification totale du logis, depuis les fondations jusqu’au couvert, depuis l’épaisse muraille d’enceinte jusqu’aux cloisons des chambres. Le mastic dépensé suffirait à cloisonner des hélices par centaines ; aussi le titre de résinier revient-il par excellence à ce maître constructeur en poix. Une mention très honorable est méritée par l’Anthidium Latreillii, rival de son collègue autant que le lui permet sa taille moindre. Les autres manipulateurs de résine, les cloisonneurs de l’escargot, ne viennent qu’en troisième ligne, longuement distancés.

 

Et maintenant, appuyés sur ces faits, philosophons un peu. Voilà reconnu d’excellent aloi par tous les maîtres classificateurs, si méticuleux dans l’établissement de leurs cadres, un groupe générique, le groupe Anthidium, où se rencontrent deux corps de métiers sans analogie aucune : les fouleurs d’ouate et les pétrisseurs de résine. Peut-être même d’autres espèces, lorsque leurs mœurs seront mieux connues, viendront-elles augmenter cette variété d’industrie. Je me borne au peu que je sais et je me demande en quoi, sous le rapport de l’outillage, c’est-à-dire des organes, le manipulateur de coton diffère du manipulateur de résine. Certes, quand s’est inscrit dans la classification le genre Anthidie, les scrupules scientifiques n’ont pas manqué : on a consulté, sous le verre de la loupe, l’aile, la mandibule, la patte, la brosse à récolte, enfin tous les détails propres à bien délimiter le groupe. Après ce minutieux examen fait par les maîtres, si des différences organiques ne se sont pas révélées, c’est qu’il n’en existe pas. La dissemblance en structure ne saurait échapper à la précision de notre savante taxonomie. Ainsi le genre est bien homogène organiquement ; mais industriellement il est hétérogène à fond. L’outillage est pareil, et l’ouvrage est différent.

 

L’éminent entomologiste de Bordeaux, M. J. Pérez, à qui je fis part de l’anxiété où me jetait la discordance de mes trouvailles, pense avoir trouvé le mot de l’énigme dans la conformation des mandibules. J’extrais de son volume les Abeilles le passage que voici : « Les femelles travaillant le coton ont le bord des mandibules découpé en cinq ou six denticules, qui en font un instrument admirablement conformé pour racler et enlever les poils de l’épiderme des végétaux. C’est une sorte de peigne ou de carde. Les femelles manipulant la résine n’ont pas le bord de la mandibule denticulé, mais simplement sinué ; l’extrémité seule, précédée d’une échancrure assez marquée chez quelques espèces, forme une dent véritable ; mais cette dent est obtuse, peu saillante. La mandibule n’est en somme qu’une sorte de cuiller parfaitement propre à détacher et façonner en boulette une matière visqueuse. »

 

Comme explication des deux genres d’industrie, impossible de dire mieux : d’une part un râteau qui récolte la bourre, d’autre part une cuiller qui puise la résine. Je m’en tiendrais là, très satisfait sans autre informé, si je n’avais eu la curiosité d’ouvrir mes boîtes et de bien regarder à mon tour, face à face, les ouvriers en mastic et les ouvriers en coton. Permettez-moi, savant maître, de vous faire part, tout bas, de ce que j’ai vu.

 

Le premier que j’examine est l’Anthidium septem dentatum. La cuiller, comme c’est bien ça ! Fortes mandibules, en triangle allongé, plates en dessus, excavées en dessous, et pas de dentelures, ce qui s’appelle pas. Superbe outil, en effet, comme vous le dites, pour cueillir la pilule visqueuse ; efficace en son genre de travail tout autant que le râteau des mandibules denticulées est propice à la récolte du coton. En voilà certes un de puissamment doué, même pour mesquine besogne, la cueillette de deux ou trois larmes de glu.

 

Les choses commencent à se gâter avec le second résinier de l’escargot, l’Anthidium bellicosum. Je lui trouve trois dentelures aux mandibules. Mais c’est petit et ça manque de saillie. Mettons que cela ne compte pas, bien que le travail soit exactement le même. Elles se gâtent en plein avec l’Anthidium quadrilobum. Lui, le prince des résiniers, lui qui récolte du mastic gros comme le poing, de quoi cloisonner par centaines les escargots de ses congénères, eh bien, en guise de cuiller, il porte le râteau ! Sur le large tranchant de sa mandibule se dressent quatre denticulations aussi pointues, aussi profondes que celles du plus fervent moissonneur de coton. À peine l’Anthidium florentinum, le puissant manufacturier de cotonnades, peut-il soutenir la comparaison sous le rapport de l’outil en peigne. Avec son instrument dentelé, sorte de scie, le résinier cueille néanmoins, charge par charge, son gros monceau de poix ; et la matière est apportée, non rigide, mais visqueuse, à demi fluide, afin de pouvoir s’amalgamer avec les précédentes cueillettes et se façonner en cellules.

 

Sans exagérer son outil, l’Anthidium Latreillii affirme, lui aussi, la possibilité d’amasser la résine molle avec un râteau ; il arme ses mandibules de trois ou quatre dentelures nettement taillées. Bref, sur quatre résiniers, les seuls que je connaisse, l’un est doué de la cuiller, si telle expression est bien conforme au service de l’outil ; les trois autres sont doués du râteau ; et il se trouve que le monceau le plus copieux de résine est précisément l’ouvrage du râteau le mieux dentelé, outil propre aux collecteurs de coton d’après les vues du maître entomologiste bordelais.

 

Non, l’explication qui me souriait tant au début n’est pas recevable. La mandibule avec ou sans dentelures ne rend pas compte du tout des deux industries. Dans ce désarroi, nous est-il permis de recourir à la structure d’ensemble, trop vague dans sa généralité pour se prêter à la description ? Pas davantage, car dans les mêmes tas de pierrestravaillent l’Osmie et les deux résiniers de l’escargot, je fais, de loin en loin, trouvaille d’un autre manipulateur de mastic sans rapport aucun de structure avec le genre Anthidie. C’est un Odynère de petite taille, l’Odynerus alpestris, Sauss.

 

Dans la vulgaire hélice jeune, l’hélice némorale, parfois le bulime radié, il construit, avec de la résine et des graviers, un nid des plus élégants. Je décrirai plus loin son chef-dœuvre. Pour qui connaît le genre Odynère, tout rapprochement avec les Anthidies serait aberration inexcusable. Le régime des larves, la configuration, les mœurs en font des groupes disparates, très éloignés l’un de l’autre. Les Anthidies nourrissent leur famille de pâtée de miel ; les Odynères la nourrissent de proie. Eh bien, avec sa tournure svelte, son corps fluet, où l’œil le plus perspicace chercherait en vain l’indice du métier exercé, l’Odynère alpestre, passionné de gibier, travaille la poix comme le lourd et massif résinier, passionné de miel. Il la travaille même mieux, car sa mosaïque de petits cailloux est bien supérieure d’élégance à celle de l’apiaire, sans rien perdre en solidité. Du bout des mandibules, cette fois ni cuiller ni râteau, mais plutôt longues pinces un peu dentelées au bout, il cueille sa gouttelette visqueuse aussi dextrement que peuvent faire ses émules outillés d’une autre façon. Son exemple nous convaincra, je pense, que ni la forme de l’outil ni la forme de l’ouvrier ne nous expliquent le travail réalisé.

 

Je vais plus loin : je me demande en vain le motif de telle ou telle autre industrie pour une espèce déterminée. Les Osmies cloisonnent avec de la boue ou de la pâte de feuilles mâchées ; les Chalicodomes bâtissent en ciment, les Pélopées font des pots de glaise, les Mégachiles agencent en urnes des rondelles de feuilles ; les Anthidies feutrent le coton en bourses ; les résiniers cimentent de menus graviers avec du mastic ; les Xylocopes, les Lithurgues, forent le bois ; les Anthophores minent les talus. Pourquoi tous ces métiers et tant d’autres ? Comment sont-ils imposés à l’insecte, celui-ci plutôt que celui-là ?

 

J’entends déjà la réponse : ils sont imposés par l’organisation. Tel qui se trouve excellemment outillé pour cueillir et feutrer le coton, l’est mal pour tailler la feuille, pétrir la boue, malaxer la résine. L’outil disponible décide du métier.

 

C’est très simple, je n’en disconviens pas, à la portée de tous, qualité suffisante pour qui n’a pas le goût ou le loisir de s’informer plus à fond. La vogue de certains aperçus hasardeux n’a pas de cause plus active que le facile aliment offert à notre curiosité ; cela dispense d’études, toujours longues et parfois pénibles ; cela donne un vernis de science générale. Il n’y a rien de tel pour devenir rapidement populaire que l’énigme du monde expliquée en deux mots. Le penseur ne va pas aussi vite : se résignant à savoir peu afin de savoir quelque chose, il délimite son champ de recherches et se contente de pauvre récolte pourvu que le grain en soit de bonne qualité. Avant de convenir que l’outil décide du métier, il veut voir, de ses propres yeux voir ; et ce qu’il observe est loin de confirmer le tranchant aphorisme. Partageons un peu ses doutes, informons-nous de près.

 

Franklin nous a laissé un précepte ici fort à propos. « Un bon ouvrier, disait-il, doit savoir raboter avec une scie et scier avec un rabot. » L’insecte est trop bon ouvrier pour ne pas mettre en pratique le conseil du sage de Boston. Son industrie abonde en exemples où le rabot remplace la scie, où la scie remplace le rabot ; sa dextérité supplée à l’insuffisance de l’outil. Ne venons-nous pas de voir, sans remonter plus haut, des artisans divers récolter et travailler la poix, les uns avec des cuillers, les autres avec des râteaux, les autres encore avec des tenailles ? Donc, tel qu’il est outillé, l’insecte serait capable de quitter le coton pour la feuille, la feuille pour la résine, la résine pour le mortier, si quelque prédisposition de talent ne le maintenait dans sa spécialité.

 

Ces quelques lignes, non échappées à une plume distraite, mais mûrement réfléchies, vont faire crier à l’abominable paradoxe. Laissons dire et soumettons au camp adversaire la proposition que voici. – Supposons un entomologiste de haut mérite, un Latreille, versé dans tous les détails de l’organisation, mais ne sachant rien des mœurs. Il connaît comme pas un l’insecte mort ; il ne s’est jamais occupé de l’insecte vivant. C’est un classificateur hors ligne, et voilà tout. Nous le prions d’examiner un apiaire, le premier venu, et de nous dire son métier d’après ses outils.

 

De bonne foi, voyons, le pourrait-il ? Qui donc oserait le soumettre à pareille épreuve ? L’expérience personnelle ne nous a-t-elle pas tous profondément convaincus que l’examen seul de la bête ne peut nous renseigner sur son genre d’industrie ? Les corbeilles des pattes, la brosse ventrale, nous diront bien que l’insecte récolte miel et pollen ; mais son art spécial restera secret absolu, malgré toutes les investigations de la loupe. Dans notre industrie, le rabot indique le menuisier, la truelle le maçon, les ciseaux le tailleur, l’aiguille la couturière. En est-il de même dans l’industrie animale ? Montrez-nous donc, s’il vous plaît, la truelle signe certain de l’insecte maçon, la gouge caractère affirmatif de l’insecte charpentier, les cisailles marque authentique de l’insecte découpeur ; et, nous les montrant, dites-nous : « Celui-ci taille des feuilles, celui-là fore le bois, ce troisième gâche du ciment. » Ainsi des autres : d’après l’outil, déterminez le métier.

 

Vous ne le pouvez, nul ne le peut ; tant que l’observation directe n’intervient pas, la spécialité du travailleur reste secret impénétrable. Cette impuissance, même chez les plus habiles, n’affirme-t-elle pas hautement que l’industrie animale, dans son infinie variété, a d’autres causes que l’outillage ? Certes, il faut des instruments à chacun de ces spécialistes ; mais ce sont des instruments par à peu près, bons à tout faire, comparables à l’outil de l’ouvrier de Franklin. La même mandibule denticulée qui moissonne la ouate, découpe le feuillage, malaxe la poix, pétrit aussi la boue, râpe le bois mort, gâche le mortier ; le même tarse qui manufacture le coton et la rondelle de feuille n’est pas moins expert dans l’art des cloisons de terre, des tourelles en pisé, des mosaïques en graviers.

 

Où donc est la raison de ces mille industries ? À la lumière des faits, je n’en vois qu’une : l’idée dominant la matière. Une inspiration primordiale, un talent antérieur à la forme, dirige l’outil au lieu d’en être le subordonné. L’instrument ne détermine pas le genre d’industrie, l’outillage ne fait pas l’ouvrier. À l’origine est un but, un dessein en vue duquel la bête agit, inconsciente. Avons-nous des yeux pour y voir, ou bien y voyons-nous parce que nous avons des yeux ? La fonction fait-elle l’organe, ou l’organe fait-il la fonction ? De ces deux alternatives, l’insecte acclame la première. Il nous dit : « Mon industrie ne m’est pas imposée par l’instrument que je possède ; mais j’utilise cet instrument tel qu’il est pour le talent dont je suis doué. » Il nous dit à sa manière : « La fonction a décidé de l’organe, la vision est le motif de l’œil ; » il nous répète enfin la profonde pensée de Virgile : Mens agitat molem.

 


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