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Rencontrer parmi les hyménoptères, ces passionnés des fleurs, une espèce qui chasse quelque peu pour son propre compte, est certes événement notable. Que le garde-manger de la larve soit approvisionné de proie, rien de plus naturel ; mais que l’approvisionneur, dont le régime est le miel, fasse lui-même usage de ses captures, cela ne se comprend guère. On est tout surpris d’un buveur de nectar devenu buveur de sang. La surprise cesse si l’on considère mieux les choses. La double alimentation est plus apparente que réelle : le jabot qui s’emplit d’humeur sucrée ne se gorge pas de venaison. Quand il fouille le croupion de son gibier, l’Odynère ne touche pas aux chairs, mets absolument dédaigné, contraire à ses goûts ; il se borne à lapper la goutte défensive que le ver distille au bout de l’intestin. Ce liquide est pour lui, sans doute, quelque breuvage de haute saveur dont il épice de loin en loin la nourriture courante puisée à la buvette des fleurs ; quelque condiment apéritif, et, qui sait ? peut-être quelque succédané du miel. Si les qualités du régal m’échappent, je vois du moins que l’Odynère ne convoite pas autre chose. Une fois son ampoule vidée, la larve est abandonnée à la voirie comme résidu de valeur nulle, indice certain d’appétits non carnivores. Dans ces conditions, le persécuteur de la Chrysomèle cesse de nous surprendre par l’abus criant d’un double régime.
On se demande même si d’autres que lui ne seraient pas enclins à tirer directement profit des chasses imposées pour l’entretien de la famille. Son procédé d’exploitation, la rupture de l’alambic anal, est trop en dehors des méthodes probables pour avoir de nombreux imitateurs ; c’est là détail secondaire, non praticable avec une autre sorte de gibier. Mais les moyens d’utilisation directe ne peuvent manquer de certaine variété. Pourquoi, par exemple, lorsque la pièce que l’aiguillon vient d’immobiliser a quelque part, dans la panse, purée délicieuse, le chasseur se ferait-il scrupule de violenter le mourant et de lui faire rendre gorge sans nuire à la qualité des provisions ? Il doit y avoir des détrousseurs de cadavres, affriandés, non par les chairs, mais par l’exquis contenu du jabot.
Effectivement, il y en a, de nombreux même. Au premier rang citons le chasseur d’abeilles domestiques, le Philanthe apivore (Philanthus apivorus, Latr.). Depuis longtemps je soupçonnais ces brigandages pour son propre compte, l’ayant surpris bien des fois léchant en glouton la bouche emmiellée de l’abeille ; je me doutais qu’il ne chassait pas toujours uniquement en vue de ses larves. Le soupçon méritait confirmation expérimentale. Et puis, une autre étude me préoccupait, pouvant très bien marcher de front : je désirais assister, avec toutes les aises du travail chez soi, aux méthodes opératoires des divers prédateurs. J’employai donc, pour le Philanthe, l’expérimentation sous cloche, comme je viens de l’exposer sommairement au sujet de l’Odynère. Ce fut même le chasseur d’abeilles qui me fournit les premiers sujets dans cette voie. Il répondit à mes désirs avec tant d’entrain, que je me crus en possession d’un moyen sans égal pour voir et revoir à satiété ce qui, sur les lieux mêmes, est de succès si difficultueux. Hélas ! les prémices du Philanthe promettaient plus que ne me réservait l’avenir ! Mais n’anticipons pas sur ce sujet, et mettons en présence sous verre le chasseur et son gibier. Je recommande cette expérience à qui serait désireux de voir avec quelle perfection d’escrime un hyménoptère prédateur manœuvre le stylet. Ici pas d’incertitude sur le dénouement et pas de longue attente : aussitôt la proie aperçue dans une position favorable à ses desseins, le bandit s’élance, égorge. Disons comment les choses se passent.
Je mets sous cloche un Philanthe et deux ou trois abeilles domestiques. Les prisonniers grimpent à la paroi de verre, devant le jour ; ils montent, redescendent, cherchent à s’évader ; la surface verticale et polie est pour eux terrain praticable. Le calme se fait bientôt, et le ravisseur donne attention à son entourage. Les antennes pointent en avant, s’informent ; les pattes antérieures se dressent avec un petit frémissement de convoitise dans les tarses ; la tête tourne à droite, à gauche, et suit les évolutions des abeilles contre le verre. La posture du scélérat est alors frappante de mimique : on y lit les âpres désirs du guet-apens, l’astucieuse attente du mauvais coup. Le choix est fait : le Philanthe se précipite.
Tour à tour culbutants et culbutés, les deux insectes se roulent. Rapidement le tumulte s’apaise, et le meurtrier se met en mesure de juguler sa prise. Je lui vois adopter deux méthodes. Dans la première, plus usitée que l’autre, l’abeille est couchée à terre sur le dos ; et le Philanthe, ventre à ventre avec elle, l’enlace des six pattes, tandis que, des mandibules, il lui happe la nuque. L’abdomen alors se recourbe d’arrière en avant, dans le sens longitudinal de la terrassée, cherche de la pointe, tâtonne un peu, et finalement atteint le dessous du cou. Le dard y plonge, persiste un instant dans la blessure, et c’est fini. Sans dessaisir la victime, toujours étroitement enlacée, le meurtrier fait reprendre à son abdomen la position droite et le tient appliqué contre celui de l’abeille.
Dans la seconde méthode, le Philanthe opère debout. Appuyé sur les pattes postérieures et sur l’extrémité des ailes ployées, il se redresse fièrement, vertical, avec l’abeille maintenue par les quatre pattes antérieures face à face avec lui. Pour lui donner position propice au coup de poignard, il tourne et retourne la pauvrette avec la brusque gaucherie d’un enfant qui manie sa poupée. Il est alors magnifique de pose. Solide sur son trépied de sustentation, les deux tarses d’arrière et le bout des ailes, il boucle enfin le ventre de bas en haut et pique l’abeille encore sous le menton. Comme originalité de posture au moment du meurtre, le Philanthe dépasse tout ce que j’ai vu jusqu’ici.
Le désir d’apprendre a ses cruautés en histoire naturelle. Pour reconnaître avec précision le point qu’atteint le dard et me renseigner à fond sur l’horrible talent du meurtrier, j’ai donc provoqué l’assassinat sous cloche un nombre de fois que je n’oserais confesser. Sans une seule exception, j’ai toujours vu piquer le col de l’abeille. Dans les préparatifs du coup final, le bout du ventre peut bien s’appuyer çà et là sur le thorax ou l’abdomen ; mais il ne s’arrête pas en ces divers points, il n’y dégaine pas, comme il est facile de s’en assurer. Une fois la lutte engagée, le Philanthe, en effet, est tellement absorbé dans son opération, que je peux enlever la cloche et suivre de la loupe toutes les péripéties du drame.
L’invariabilité de la blessure reconnue, je fais bâiller l’articulation de la tête. Je vois sous le menton de l’abeille un point blanc, à peine d’un millimètre carré d’étendue, où manquent les téguments cornés et se montre à découvert la peau fine. C’est là, toujours là, en ce minime défaut de cuirasse, que pénètre l’aiguillon. Pourquoi ce point lardé plutôt qu’un autre ? Serait-il le seul vulnérable, ce qui déterminerait forcément le coup de stylet ? À qui viendrait cette mesquine idée je conseillerai de faire bâiller l’articulation du corselet, en arrière de la première paire de pattes. Il y verra ce que je vois : la peau nue, tout aussi délicate que sous le cou, mais avec une étendue bien plus considérable. L’armure de corne n’a pas de plus ample brèche. Si le Philanthe opérait guidé par la seule vulnérabilité, c’est là certes qu’il devrait frapper, au lieu de chercher avec insistance l’étroit pertuis du col. L’arme n’hésiterait pas en des tâtonnements ; d’emblée serait obtenu son accès dans les chairs. Non, le coup de stylet n’est pas mécaniquement forcé : le meurtrier dédaigne l’ample défaut du corselet et préfère le dessous du menton, pour des motifs de haute logique que nous allons essayer de démêler.
Aussitôt l’abeille opérée, je la soustrais au Philanthe. Ce qui me frappe, c’est l’inertie soudaine des antennes et des pièces de la bouche, organes qui si longtemps s’agitent dans la plupart des victimes des prédateurs. Ici rien des indices de vie auxquels m’ont habitué les paralysés de mes vieilles études : fils antennaires qui lentement oscillent, palpes qui frémissent, mandibules qui s’ouvrent et se referment pendant des jours, des semaines, des mois entiers. Tout au plus, une minute ou deux, les tarses tremblotent ; et c’est toute l’agonie. Désormais immobilité complète. La conclusion de cette brusque inertie s’impose : l’insecte a poignardé les ganglions cervicaux. De là, soudain arrêt de mouvement dans tous les organes de la tête ; de là, mort réelle de l’abeille au lieu de mort apparente. Le Philanthe est un tueur et non un paralyseur.
Un pas est fait. Le meurtrier choisit comme point d’attaque le dessous du menton afin d’atteindre les principaux centres d’innervation, les ganglions céphaliques, et abolir ainsi la vie d’un seul coup. Ce foyer vital intoxiqué par le venin, la mort est soudaine. Si le but du Philanthe avait été la simple paralysie, l’abolition des mouvements locomoteurs, il aurait plongé son arme au défaut du corselet, comme le font les Cerceris avec leurs charançons, bien autrement cuirassés que l’abeille. Mais son dessein est de tuer à fond, comme il va nous le dire tout à l’heure ; il veut un cadavre et non un paralytique. Convenons alors que sa méthode opératoire est supérieurement inspirée ; notre science du meurtre ne trouverait pas mieux comme fin foudroyante.
Convenons aussi que sa posture d’attaque, bien différente de celle des paralyseurs, est infaillible pour donner la mort. Qu’il poignarde à terre ou debout, il tient l’abeille devant lui, poitrine contre poitrine, tête contre tête. Il lui suffit, ainsi disposé, de recourber le ventre pour atteindre le pertuis du col et plonger le dard obliquement, de bas en haut, dans la tête de sa capture. Admettons entre les deux enlacés une prise de corps inverse, supposons une légère obliquité du dard en sens contraire, et les résultats changeront du tout au tout : l’aiguillon, plongeant de haut en bas, atteindra le premier ganglion thoracique et provoquera une simple paralysie partielle. Quel art pour immoler une malheureuse abeille ! Dans quelle salle d’escrime le tueur a-t-il donc appris son terrible coup de bas en haut sous le menton ?
S’il l’a appris, comment se fait-il que sa victime, si savante en architecture, si versée dans la politique du socialisme, ne connaisse rien encore de semblable pour sa propre défense ? Aussi vigoureuse que son bourreau, elle porte rapière comme lui, plus redoutable même, plus douloureuse, à mes doigts du moins. Depuis des siècles et des siècles, l’autre l’emmagasine dans ses celliers ; et l’innocente se laisse faire, sans que l’extermination annuelle de sa race lui enseigne enfin de quelle façon on se délivre de l’agresseur par un coup bien porté. Je désespère de jamais comprendre comment l’assaillant peut avoir acquis son talent de mort subite, lorsque l’assaillie, mieux armée et non moins forte, joue de la dague au hasard et dès lors sans efficacité. Si l’un sait par exercice prolongé de l’attaque, l’autre devrait savoir aussi par exercice prolongé de la défense, car attaquer et se défendre ont mérite égal dans le combat pour la vie. Parmi les théoriciens du jour, se trouvera-t-il un clairvoyant qui nous dira le mot de l’énigme ?
Je saisis alors l’occasion de lui soumettre un second point qui m’embarrasse : c’est l’insouciance, plus fort que cela, l’imbécillité de l’abeille devant le Philanthe. Volontiers on se figurerait que la persécutée, graduellement instruite par les malheurs de famille, montre de l’inquiétude aux approches du ravisseur, et songe pour le moins à la fuite. Dans mes volières, je ne vois rien de pareil. Une fois passé le premier émoi de l’incarcération sous cloche de verre ou sous dôme de toile métallique, l’abeille ne se montre guère préoccupée de son redoutable voisin. J’en surprends côte à côte avec le Philanthe sur la même tête de chardon emmiellée ; assassin et future victime boivent à la même gourde. J’en vois qui viennent étourdiment s’informer de ce que pourrait être cet étranger, tapi aux aguets sur la table. Quand le ravisseur s’élance, c’est d’ordinaire sur une abeille qui se porte à ses devants et se jette pour ainsi dire entre ses pattes, soit par étourderie, soit par curiosité. Nul affolement de frayeur, nul signe d’inquiétude, nulle tendance à s’éloigner. Pourquoi l’expérience des siècles, elle qui, dit-on, enseigne tant de choses à l’animal, n’a-t-elle pas appris à l’abeille le commencement de la sagesse apiaire : la profonde horreur du Philanthe ? La rassurée compterait-elle sur sa bonne dague ? Mais, la malheureuse, elle est des plus ignorantes en escrime ; elle pique sans méthode, au hasard. Voyons-la néanmoins au moment suprême de la jugulation.
Lorsque le ravisseur manœuvre de l’aiguillon, l’abeille manœuvre aussi du sien, et furieusement. Je vois le dard tantôt s’agiter de-ci, de-là, dans le vide, tantôt glisser sur la convexité du meurtrier, fortement recourbé. Coups d’épées sans résultats sérieux. De la manière dont les deux lutteurs sont aux prises, il résulte, en effet, que l’abdomen du Philanthe est en dedans et celui de l’abeille en dehors. Le dard de celle-ci ne rencontre donc sous sa pointe que la face dorsale de l’ennemi, face convexe, glissante, presque invulnérable tant elle est bien cuirassée. Là, pas de brèche où l’arme puisse accidentellement pénétrer ; aussi l’opération est-elle conduite avec une sûreté de bistouri parfaite, malgré les protestations indignées de la patiente.
Le coup fatal donné, le meurtrier reste longtemps ventre à ventre avec la morte, pour des motifs dont l’exposé va venir. Alors peut-être y a-t-il quelque péril pour le Philanthe. La posture d’attaque et de protection est abandonnée, et la face ventrale, plus vulnérable que l’autre, est à la portée du dard. Or la défunte conserve encore pendant quelques minutes l’usage réflexe de son aiguillon. Je l’ai appris à mes dépens. Ayant dérobé trop tôt son abeille au bandit et la maniant sans défiance, j’ai reçu de sa part une piqûre des mieux conditionnées. Dans ses longs rapports avec l’abeille jugulée, comment fait donc le Philanthe pour se garantir de cet aiguillon, qui persiste à ne pas mourir sans vengeance ? Y aurait-il pour lui des grâces d’état ? Lui surviendrait-il des accidents ? Peut-être.
Un fait m’encourage dans ce peut-être. J’avais mis sous la cloche à la fois quatre abeilles et autant d’Éristales pour juger du savoir entomologique du Philanthe au sujet de la distinction des espèces. Des bourrades réciproques éclatent dans la population hétérogène. Soudain, au milieu du tumulte, le tueur est tué. Il culbute sur le dos, gesticule des pattes ; il est mort. Qui a fait le coup ? Ce n’est certes pas le turbulent mais pacifique Éristale ; c’est une des abeilles, qui par hasard a frappé juste dans la mêlée. Où et comment ? Je ne sais. Tout unique qu’il est dans mes notes, cet accident élucide la question. L’abeille est capable de tenir tête à son adversaire ; elle peut, d’un coup d’aiguillon, tuer à l’instant qui veut la tuer. Si, tombée entre les pattes de son ennemi, elle ne se défend pas mieux, c’est par ignorance d’escrime et non par faiblesse d’arme. Alors revient, avec plus d’insistance, la demande de tantôt : comment le Philanthe a-t-il appris pour l’attaque ce que l’abeille n’a pas appris pour la défense ? À la difficulté je ne vois qu’une réponse : l’un sait sans avoir appris ; l’autre ignore, incapable d’apprendre.
Interrogeons maintenant le Philanthe sur les motifs qui le portent à tuer son abeille au lieu de la paralyser. Le meurtre perpétré, sans se dessaisir un instant de sa proie, ventre à ventre avec lui entre les six pattes, il manipule la trépassée. Je le vois brutalement, très brutalement, fouiller des mandibules dans l’articulation du cou, parfois aussi dans l’articulation plus ample du corselet, en arrière de la première paire de pattes, articulation dont il connaît à merveille la fine membrane, bien qu’il n’ait pas mis à profit, pour son coup d’aiguillon, ce point, le plus accessible de tous. Je le vois rudoyer le ventre de l’abeille, le comprimer de son propre abdomen, le mettre sous le pressoir. La brutalité de la manipulation est frappante ; elle certifie que des ménagements ne sont pas à garder. L’abeille est un cadavre, et quelques poussées de-ci, de-là, ne détérioreront pas la pièce pourvu qu’il n’y ait pas effusion de sang. Nulle part en effet, si rudes que soient les bourrades, je ne parviens à découvrir la moindre blessure.
Sans tarder, ces diverses manœuvres, la compression du col surtout, amènent le résultat désiré : le miel du jabot remonte à la bouche de l’abeille. Je vois les gouttelettes sourdre, lapées par le glouton aussitôt qu’apparues. Avidement, le bandit passe et repasse dans sa bouche la langue étirée et sucrée de la morte ; puis il fouille de nouveau le cou, la poitrine ; il remet au pressoir de son ventre le sac à miel. Le sirop vient, à l’instant léché, reléché. Ainsi s’épuise, par petites gorgées rendues, le contenu du jabot. Ces odieuses lippées, aux dépens de l’estomac d’un cadavre, se font dans des positions de sybarite : le Philanthe est couché sur le côté avec l’abeille entre les pattes. L’atroce bombance dure parfois une demi-heure et plus. Enfin l’abeille tarie est abandonnée, non sans regret, paraît-il, car de temps en temps j’assiste à la reprise de la manipulation. Après une tournée dans le haut de la cloche, le détrousseur de morts revient à la pièce et la pressure, lui lèche la bouche jusqu’à disparition de la dernière trace de miel.
La passion effrénée du Philanthe pour le sirop de l’abeille s’affirme d’une autre façon. La première capture épuisée, j’introduis sous cloche une seconde victime, promptement poignardée sous le menton, puis soumise au pressoir pour l’extraction du miel. Une troisième suit, qui a le même sort sans assouvir le bandit. J’en offre une quatrième, une cinquième. Toutes sont acceptées. Mes archives font foi d’un Philanthe qui sous mes yeux, coup sur coup, sacrifia six abeilles et leur pressura le jabot dans toutes les règles. La tuerie prit fin, non par satiété du glouton, mais parce que mes fonctions de pourvoyeur devenaient difficultueuses : l’aride mois d’août chasse l’insecte de mon harmas, alors dépourvu de fleurs. Six jabots vidés de leur miel, quel repas de goinfre ! Et encore la famélique bête n’eût peut-être pas dédaigné copieux supplément si j’avais eu les moyens de le lui fournir !
Il n’y a pas lieu de regretter cette interruption de service : le peu que je viens de raconter suffit largement à établir le singulier trait de mœurs du massacreur d’abeilles. Je me garderai bien de nier au Philanthe l’honnête manière de gagner le vivre ; je le rencontre sur les fleurs, non moins assidu que les autres hyménoptères ; il y puise pacifiquement ses lampées sucrées. Les mâles même, dépourvus qu’ils sont de stylet, ne connaissent pas d’autre façon de se restaurer. Les mères, sans négliger l’ordinaire des fleurs, vivent aussi de brigandage. On raconte du Labbe, ce forban des mers, qu’il fond sur les oiseaux pêcheurs au moment où, riches d’une capture, ils s’élèvent des eaux. D’un coup de bec donné dans le creux de l’estomac, il leur fait lâcher la proie, aussitôt recueillie dans les airs par le larron. Le détroussé du moins en est quitte pour une contusion à la base du cou. Forban moins scrupuleux, le Philanthe fond sur l’abeille, la poignarde à mort et fait rendre gorge au cadavre pour se nourrir de son miel.
Je dis nourrir et ne retire pas l’expression. Pour soutenir mon dire, j’ai mieux que les raisons exposées ci-dessus. Dans les volières où divers hyménoptères prédateurs, dont j’étudie les manœuvres de guerre, attendent que je me sois procuré la proie voulue, chose non toujours facile, j’ai planté quelques épis de fleurs, une paire de têtes de chardon où sont déposées des gouttes de miel renouvelées à mesure qu’il en est besoin. Là, mes captifs viennent prendre leur réfection. Avec le Philanthe, le service de fleurs miellées, favorablement accueilli d’ailleurs, n’est pas indispensable. Il me suffit de lâcher de temps en temps dans sa cage quelques abeilles vivantes. Une demi-douzaine par jour est à peu près la ration congrue. Sans autre nourriture que le sirop extrait des assassinées, je conserve mes bêtes des quinze jours, des trois semaines.
C’est tout clair : hors de mes volières, quand l’occasion est bonne, le Philanthe doit aussi tuer l’abeille pour son propre compte. L’Odynère ne demande à la Chrysomèle qu’un simple condiment, le jus aromatisé du croupion ; l’autre exige de sa victime un large supplément de vivres, le plein jabot de miel. Quelle hécatombe d’abeilles, pour sa consommation personnelle, ne doit pas faire une colonie de ces forbans, en dehors des provisions emmagasinées ! Je signale le Philanthe à la vindicte des apiculteurs.
Ne creusons pas plus avant dans les causes premières du forfait. Admettons les choses telles qu’elles nous sont connues pour le moment, avec leur atrocité apparente ou réelle. Pour s’alimenter, le Philanthe prélève tribut sur le jabot de l’abeille. Ce point acquis, considérons de plus près la méthode du bandit. Il ne paralyse pas sa capture suivant les rites habituels des prédateurs ; il la tue. Pourquoi la tuer ? Si l’on n’a pas les yeux de l’entendement bouchés, la nécessité d’une mort foudroyante est claire comme le jour. Sans éventrer l’abeille, ce qui détériorerait le gibier quand la chasse est faite en vue des larves, sans recourir à l’extirpation sanglante du jabot, le Philanthe se propose d’obtenir la purée mielleuse. Il doit, par d’adroites manœuvres, des pressions bien conduites, faire rendre gorge, traire en quelque sorte. Admettons l’abeille frappée en arrière du corselet et paralysée. La voilà privée de locomotion, mais non de vitalité. L’appareil digestif, en particulier, conserve, ou peu s’en faut, ses normales énergies, comme le témoignent les déjections si fréquentes chez les proies paralysées tant que l’intestin n’est pas vide, comme le témoignent surtout les victimes du Sphex languedocien, impotentes que je sustentais autrefois, des quarante jours durant, avec de l’eau sucrée pour tisane. Allez donc, sans moyens thérapeutiques, sans vomitif spécial, solliciter un estomac en bon état de vider son contenu ! Celui de l’abeille, jalouse de son trésor, s’y prêtera moins qu’un autre. Paralysée, la bête est inerte ; mais il y a toujours en elle des énergies internes, des résistances organiques qui ne céderont pas aux pressions du manipulateur. En vain le Philanthe mordillera le col, comprimera les flancs : le miel ne remontera pas à la bouche tant qu’un reste de vie maintiendra clos le jabot.
Les choses changent d’aspect avec un cadavre. Le ressort se détend, le muscle se relâche, la résistance stomacale cesse, et le sac à miel se vide sous les poussées du détrousseur. On le voit : le Philanthe est dans l’obligation expresse de tuer d’une mort soudaine, qui abolisse à l’instant la tonicité des organes. Le coup foudroyant, où doit-il se porter ? Le tueur le sait mieux que nous quand il larde l’abeille sous le menton. Par l’étroit pertuis du col, les ganglions cérébraux sont atteints, et mort subite s’ensuit.
L’exposé de ces brigandages ne saurait suffire à ma désolante habitude de faire suivre chaque réponse obtenue d’un nouveau pourquoi, jusqu’à ce que se dresse la muraille de granit de l’incogniscible. Si le Philanthe est savant égorgeur d’abeilles et videur de jabots gonflés de miel, ce ne peut être uniquement pour lui ressource alimentaire, surtout lorsqu’il possède aussi bien que les autres le réfectoire des fleurs. Je ne peux accepter son talent atroce comme inspiré par la seule convoitise d’un régal aux dépens d’un estomac vidé. Quelque chose certainement nous échappe : le pourquoi du jabot tari. Un but avouable se cache peut-être derrière les horreurs racontées. Quel est-il ?
Chacun comprend dans quelle nébulosité flotte l’esprit de l’observateur au début de pareille question. Le lecteur a droit à des égards. Je lui épargnerai mes soupçons, mes tâtonnements, mes échecs, pour lui dire les résultats de ma longue enquête. Toute chose a son harmonique raison d’être. J’en suis trop persuadé pour croire que le Philanthe exerce ses profanations de cadavres uniquement pour satisfaire sa gloutonnerie. Où conduit le jabot vidé ? Ne pourrait-il se faire… Mais, oui… Qui sait ? après tout… Essayons dans cette voie.
Le premier soin des mères est le bien-être de la famille. Nous ne connaissons du Philanthe que les chasses de ripaille ; assistons aux chasses de maternité. Rien de plus simple que de distinguer les unes des autres. Quand l’insecte se propose quelques bonnes lippées sans plus, il abandonne dédaigneusement l’abeille après lui avoir curé le jabot. C’est pour lui résidu sans valeur, qui séchera sur place et sera disséqué par les fourmis. S’il se propose, au contraire, de la mettre en magasin comme provision de ses larves, il l’enlace des deux pattes intermédiaires, et, cheminant des quatre autres, tourne et retourne sur le bord de la cloche, à la recherche d’une issue pour prendre sa volée avec la proie. La piste circulaire reconnue infranchissable, il grimpe à la paroi, tenant cette fois l’abeille par les antennes avec les mandibules, se cramponnant des six pattes à la surface verticale et polie. Il gagne le haut de la cloche, séjourne un peu dans l’ampoule du bouton terminal, revient à terre, recommence ses circuits, ses escalades, et ne se décide à lâcher son abeille qu’après essai tenace de tous les moyens d’évasion. Cette persistance à garder entre les pattes l’encombrant fardeau dit assez que le gibier irait droit aux cellules si le Philanthe avait sa liberté.
Eh bien, ces abeilles destinées aux larves sont piquées sous le menton comme les autres ; elles sont de vrais cadavres ; elles sont manipulées, pressurées, taries de miel exactement comme les autres. Sous ces divers rapports, nulle différence entre la chasse pour l’alimentation des larves et la chasse pour le régal seul de la mère.
Comme les ennuis de la captivité pourraient bien être cause de quelques anomalies dans les actes, je devais m’informer de quelle façon les choses se passent en liberté. Au voisinage de quelques colonies de Philanthes, je me suis tenu aux aguets, plus longtemps peut-être que ne le méritait la question, déjà résolue par ce qui se passe sous cloche. Mes fastidieuses attentes de loin en loin étaient dédommagées. La plupart des chasseurs rentraient immédiatement chez eux, l’abeille sous le ventre ; quelques-uns s’arrêtaient sur les broussailles voisines ; et là, je les voyais mettre au pressoir la morte et lui faire expectorer le miel, avidement lapé. Après ces préparatifs, la pièce était emmagasinée. Tout doute est donc écarté : les provisions des larves sont au préalable soigneusement taries de leur miel.
Puisque nous sommes sur les lieux, prolongeons notre halte pour nous informer des us du Philanthe libre. Avec un service de proies mortes, devenues pourriture en peu de jours, le chasseur d’abeilles ne peut adopter la méthode de certains paralyseurs à gibier multiple, qui remplissent la cellule de vivres et complètent la ration avant de déposer l’œuf. Il lui faut la méthode des Bembex, dont la larve reçoit, par intervalles, la nourriture nécessaire à mesure qu’elle grandit. Les faits confirment ces déductions. Je qualifiais tout à l’heure de fastidieuses mes attentes au voisinage des colonies des Philanthes. Elles l’étaient, en effet, encore plus peut-être que celles dont m’affligeaient jadis les Bembex. Devant les terriers du Cerceris tuberculé et autres amateurs de charançons, devant ceux du Sphex à ailes jaunes, opérateur de grillons, la distraction est grande, vu le mouvement affairé de la bourgade. À peine rentrée chez elle, une mère sort, revient bientôt riche d’une autre proie, et repart pour la chasse. Le va-et-vient se répète par intervalles rapprochés, jusqu’à ce que le magasin soit comble.
Que les puits du Philanthe sont loin de pareille animation, même dans une colonie populeuse ! En vain mes affûts se prolongeaient des matinées entières ou des après-midi ; très rarement la mère que je venais de voir entrer avec une abeille ressortait pour une seconde expédition. Deux captures au plus par le même chasseur, c’est tout ce que j’ai pu voir dans mes longues séances. L’alimentation au jour le jour entraîne ces lenteurs. Une fois la famille munie d’une ration pour le moment suffisante, la mère suspend, jusqu’à nécessité, ses tournées de chasse et s’occupe de travaux de sape dans son ménage souterrain. Des cellules sont creusées, dont je vois les déblais remonter par poussées à la surface. Hors de là, nul signe d’activité, comme si le clapier était désert.
La visite des lieux n’est pas commode. Le puits descend à près d’un mètre de profondeur dans un sol compact, vertical ou horizontal. La bêche et le pic, manœuvrés par des mains plus vigoureuses, mais moins expertes que les miennes, sont indispensables ; aussi la conduite des fouilles est loin de me satisfaire en plein. À l’extrémité de cette longue galerie, dont ma paille conductrice désespère d’atteindre le bout, se rencontrent enfin les cellules, niches ovalaires à grand axe horizontal. Leur nombre et leur disposition d’ensemble m’échappent.
Les unes ont déjà le cocon, mince, translucide comme celui des Cerceris, et comme lui rappelant la forme de certaines fioles homéopathiques, à panse ovalaire surmontée d’un col graduel. Par l’extrémité de son goulot, que noircit et durcit une déjection de la larve, le cocon est fixé au fond de la cellule, sans aucun autre appui. On dirait une courte massue implantée par le bout du manche suivant l’axe horizontal de la niche. D’autres cellules possèdent la larve plus ou moins avancée. Le ver mâchonne la dernière pièce servie ; autour de lui gisent les reliefs des victuailles déjà consommées. D’autres enfin me montrent une abeille, une seule, encore intacte et portant un œuf déposé sur la poitrine. Voilà la première ration partielle ; les autres viendront à mesure que le ver grandira. Ainsi se confirment mes prévisions : à l’exemple des Bembex, tueurs de diptères, le Philanthe, tueur d’abeilles, dépose son œuf sur la première pièce emmagasinée, et complète, par intervalles, le repas de ses nourrissons.
La difficulté du gibier mort est levée ; reste cette autre d’incomparable intérêt : pour quel motif, avant d’être servies aux larves, les abeilles sont-elles d’abord dégorgées de leur miel ? J’ai dit et je répète que les tueries et les coups de pressoir du Philanthe ne peuvent avoir leur raison d’être et leur excuse dans les seules satisfactions de la goinfrerie. Dévaliser le travailleur de son butin, passe encore : cela se voit tous les jours ; mais l’égorger pour lui vider l’estomac, c’est trop fort. Et comme les abeilles mises en cave sont pressurées non moins bien que les autres, l’idée me vient qu’un bifteck assaisonné de confitures n’étant pas du goût de tout le monde, la proie farcie de miel pourrait bien être aussi mets déplaisant, malsain aux larves du Philanthe. Que doit faire le vermisseau quand, repu de sang et de chair, il trouve sous la mandibule le sac à miel de l’abeille ? quand surtout, de sa dent mâchant à l’aventure, il éventre le jabot et contamine de sirop sa pièce de venaison ? Lui, si délicat, se trouvera-t-il bien de cette mixture ? Le petit ogre passera-t-il sans répugnance du fumet faisandé d’un cadavre à l’arôme des fleurs ? Affirmer ou nier ne servirait de rien. Il faut voir. Voyons.
J’élève de jeunes larves de Philanthe, déjà grandelettes ; mais au lieu de leur fournir la proie extraite des terriers, je leur sers le gibier que je prends moi-même, gibier bien repu de nectar sur les romarins. Mes abeilles, tuées par l’écrasement de la tête, sont volontiers acceptées, et je ne vois rien d’abord qui réponde à mes soupçons. Puis mes nourrissons languissent, se montrent dédaigneux, donnent négligemment un coup de mandibule par-ci, par-là, et périssent enfin du premier au dernier à côté des vivres entamés. Tous mes essais échouent : je ne parviens pas une seule fois à conduire mes éducations jusqu’au tissage du cocon. Et cependant je ne suis pas novice dans les fonctions de père nourricier. Que d’élèves m’ont passé entre les mains, venus à point dans mes vieilles boîtes à sardines aussi bien que dans leurs terriers naturels ! Je n’abuserai pas de cet échec, que mes scrupules peuvent attribuer à autre chose. Peut-être l’atmosphère de mon cabinet et l’aridité du sable servant de couche ont mal impressionné le tendre épiderme de mes élèves, habitués aux tièdes moiteurs du sous-sol. Essayons donc une autre voie.
Décider d’une façon positive si le miel répugne ou non aux vers du Philanthe n’est guère praticable par le moyen que je viens de suivre. Les premières bouchées se font avec de la chair, et alors rien de particulier n’apparaît ; c’est le naturel régime. Plus tard se rencontre le miel, quand la pièce est largement entamée. Si des hésitations, des inappétences se manifestent à cette heure, elles sont trop tardives pour être concluantes : le malaise de la larve peut avoir d’autres causes, connues ou inconnues. Il conviendrait d’offrir le miel au ver dès le début, alors que l’éducation artificielle n’a pas encore compromis son appétit. Essayer le miel pur est fort inutile, bien entendu ; le carnivore, serait-il affamé, n’y toucherait jamais. La tartine est seule propice à mes desseins, la maigre tartine, c’est-à-dire l’abeille morte, que j’enduis légèrement, que je vernisse de miel avec un pinceau.
Dans ces conditions, dès les premières bouchées le problème est résolu. Le ver qui a mordu sur la proie miellée se retire rebuté, longtemps hésite, puis, pressé par la faim, recommence, essaye d’un côté, de l’autre, et finalement ne touche plus au mets. Quelques jours il dépérit sur ses victuailles presque intactes ; il meurt. Autant de soumis à ce régime, autant de perdus. Succombent-ils simplement d’inanition devant une nourriture insolite, qui répugne à leurs appétits, ou bien sont-ils intoxiqués par le peu de miel des bouchées du début ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que, poison ou mets répugnant, l’abeille convertie en tartine leur est fatale, résultat qui m’explique, mieux que les circonstances défavorables invoquées tantôt, mes insuccès avec l’abeille non dégorgée.
Ce refus de toucher au miel, malsain ou déplaisant, se rattache à des principes d’alimentation trop généraux pour être, chez le Philanthe, une exception gastronomique. Les autres larves carnivores, au moins dans la série des hyménoptères, doivent le partager. Essayons. La façon d’opérer reste la même. Aux larves, exhumées dans un état de moyenne grosseur pour éviter les défaillances du jeune âge, j’enlève les provisions naturelles, que je vernisse de miel pièce par pièce ; et, ce vernissage fait, je rends à chaque ver ses vivres. Un choix s’imposait, les premiers sujets venus ne pouvant convenir à mes expérimentations. Sont à refuser les larves nourries d’une pièce corpulente, unique, comme celles des Scolies. Le ver, en effet, attaque sa proie en un point déterminé, plonge la tête et le col dans le corps de la pièce, fouille savamment les entrailles pour conserver frais le gibier jusqu’à la fin du repas, et ne sort de la plaie qu’après épuisement du sac dermique.
Lui faire lâcher prise dans le but de confire au miel l’intérieur de la venaison, présentait double inconvénient : du même coup, je compromettais la sourde vitalité grâce à laquelle la putréfaction épargne la dévorée, et je troublais l’art délicat du dévorant, qui, dérangé de son filon, ne sait plus le retrouver et distinguer les morceaux licites des morceaux illicites. Le ver de la Scolie, consommant sa larve de cétoine, nous en a dit assez sur ce sujet dans mon précédent volume. Sont seules acceptables les larves servies d’un monceau de pièces de petit volume, attaquées sans art spécial, démembrées à l’aventure et consommées en brève séance. Parmi ces dernières, j’ai soumis à l’épreuve ce que le hasard m’a fourni : celles de divers Bembex, alimentées de diptères ; celles du Palare, dont le menu se compose d’hyménoptères extrêmement variés ; celles du Tachyte tarsier, pourvues de jeunes criquets ; celles de l’Odynère nidulateur, dotées de larves de chrysomèle ; celles du Cerceris des sables, riches d’une pincée de charançons. Consommations et consommateurs assez variés, on le voit. Eh bien, pour tous l’assaisonnement au miel s’est trouvé fatal. Empoisonnés ou rebutés, ils sont tous morts en quelques jours.
Résultat bien étrange ! Le miel, le nectar des fleurs, unique aliment de l’apiaire sous ses deux formes, unique ressource du prédateur sous la forme adulte, est pour le ver de ce dernier objet d’insurmontable dégoût, et probablement mets toxique. La transfiguration de la nymphose me surprend moins que cette inversion des appétits. Que se passe-t-il dans l’estomac de l’insecte pour que l’adulte recherche avec passion ce que refusait le jeune sous péril de mort ? Ce n’est pas ici débilité d’organisme ne supportant pas nourriture trop substantielle, trop dure, trop épicée. Le ver qui ronge la larve de cétoine, opulent morceau de boucherie ; le glouton qui broie sa brochette de criquets coriaces ; celui qui se repaît de venaison à la nitrobenzine, ont certes des gosiers peu difficiles, des estomacs complaisants. Et ces robustes mangeurs se laissent mourir de faim ou de troubles digestifs pour une gouttelette de sirop, nourriture légère entre toutes, propre aux faiblesses du jeune âge et régal d’ailleurs de l’adulte ! Quel abîme d’obscurité que l’estomac d’un misérable ver !
Ces recherches de gastronomie appelaient une contre-épreuve. La larve carnivore périt par le miel. Inversement, la larve mellivore périt-elle par la proie ? Ici des réserves sont à faire, comme au sujet des précédentes expérimentations. Ce serait courir au-devant d’un refus formel que de présenter une pincée de criquets aux larves de l’Anthophore et de l’Osmie, par exemple. L’animal nourri de miel ne mordrait pas là dedans. C’est fort inutile d’essayer. Il faut trouver l’équivalent de la tartine, c’est-à-dire servir à la larve son mets naturel avec mélange de nourriture animale. L’appoint de mes artifices sera l’albumine, telle que me la donne l’œuf de la poule, l’albumine, isomère de la fibrine, principe par excellence de toute proie.
D’autre part, l’Osmie tricorne se prête on ne peut mieux à mes desseins, à cause de son miel aride, en majeure partie formé de pollen farineux. Je pétris donc ce miel avec de l’albumine, dont je gradue la dose jusqu’à dépasser largement le poids de la farine. J’obtiens ainsi des pâtes à des degrés divers de consistance, mais toutes assez fermes pour supporter la larve sans péril d’immersion. Avec une mixture trop fluide, la mort par noyade serait à craindre. Enfin sur chacun de mes gâteaux albuminés j’installe une larve de moyen développement.
Le mets de mon invention ne déplaît pas, tant s’en faut. Les vers l’attaquent sans hésitation et le consomment avec toutes les apparences de l’habituel appétit. Les choses ne se passeraient pas mieux si la nourriture n’avait pas été modifiée par mes recettes culinaires. Tout y passe, même les morceaux où je craignais d’avoir exagéré l’albumine. Et, point de plus haute importance encore, les larves d’Osmie alimentées de cette manière atteignent leur grosseur normale et filent leurs cocons, d’où sortent, l’année suivante, les insectes adultes. En dépit du régime albuminé, le cycle de l’évolution s’achève sans encombre.
Que conclure de tout cela ? Mon embarras est grand. Omne vivum ex ovo, dit la physiologie. Tout animal est carnivore, en ses premiers débuts : il se forme, il se nourrit aux dépens de son œuf, où domine l’albumine. Le plus élevé, le mammifère, longtemps conserve ce régime : il a le lait maternel, riche en caséine, autre isomère de l’albumine. L’oisillon du granivore reçoit d’abord le vermisseau, mieux approprié aux délicatesses de son estomac ; beaucoup de nouveau-nés, parmi les moindres, immédiatement livrés à eux-mêmes, usent de nourriture animale. Ainsi se continue pour les uns et pour les autres l’alimentation originelle, qui permet de faire de la chair avec de la chair, du sang avec du sang, sans autre travail chimique que de simples retouches. L’âge venu, les robusticités stomacales acquises, s’adopte la nourriture végétale, de chimie plus laborieuse, mais d’acquisition plus aisée. Au lait succède le fourrage, au vermisseau le grain, à la proie du terrier le suc des fleurs.
Ainsi recevrait un commencement d’explication le double régime des hyménoptères à larves carnivores, la proie d’abord et puis le miel. Mais alors le point d’interrogation se déplace ; il se dressait ailleurs, il se redresse ici. Pourquoi l’Osmie, qui, larve, ne se trouve pas mal de l’albumine, est-elle nourrie de miel en ses débuts ? Pourquoi les apiaires, au sortir de l’œuf, ont-ils le régime végétal, lorsque les autres membres de la série ont le régime animal ?
Si j’étais transformiste, comme je triompherais de cette question ! Je dirais : oui, de par son germe, tout animal est originellement carnivore. L’insecte, en particulier, fait ses débuts avec des matériaux albuminoïdes. Beaucoup de larves conservent l’alimentation de l’œuf, beaucoup d’insectes adultes pareillement. Mais la lutte pour le ventre, qui est en somme la lutte pour la vie, exige mieux que les chances précaires de la chasse. L’homme, d’abord famélique pourchasseur de gibier, a rassemblé le troupeau et s’est fait pasteur afin de parer aux temps de disette. Un progrès plus grand lui a conseillé de gratter la terre et de lui confier la semence, qui lui donnera vivre assuré. L’évolution du défectueux au médiocre, du médiocre à l’abondant, a conduit aux ressources agricoles.
La bête nous a précédés dans cette voie progressive. Les ancêtres du Philanthe, aux antiques âges des terrains tertiaires lacustres, vivaient de proie sous leurs deux formes de larve et d’adulte ; ils chassaient aussi bien pour eux que pour la famille. Ils ne se bornaient pas à vider le jabot de l’abeille, comme le font leurs descendants aujourd’hui : ils dévoraient la morte. Du commencement à la fin, ils restaient carnivores. Plus tard, d’heureux initiateurs, dont la race a supplanté les retardataires, ont trouvé, sans lutte dangereuse, sans recherches pénibles, une nourriture inépuisable : l’exsudation sucrée des fleurs. Le régime coûteux de la proie, peu favorable à des populations nombreuses, a été maintenu pour les faibles larves ; mais l’adulte vigoureux s’en est déshabitué par raison de vie plus facile, plus prospère. Ainsi s’est formé graduellement le Philanthe de nos jours ; ainsi s’est acquis le double régime des divers prédateurs nos contemporains.
L’apiaire a fait mieux encore : dès l’issue de l’œuf, il s’est affranchi complètement des aliments d’acquisition chanceuse. Il a inventé le miel, nourriture des larves. Renonçant pour toujours à la chasse et devenant agricole exclusif, l’insecte acquiert un degré de prospérité physique et morale que sont loin de partager les prédateurs. De là les colonies si florissantes des Anthophores, des Osmies, des Eucères, des Halictes et autres fabricants de miel, lorsque les ravisseurs travaillent perdus dans l’isolement ; de là les sociétés où l’abeille déploie ses admirables aptitudes, suprême expression de l’instinct.
Voilà ce que je dirais si j’étais de l’école. Tout cela s’enchaîne, très logiquement se déduit, et se présente avec une certaine tournure de vraisemblance qu’on aimerait à trouver dans une foule d’arguments transformistes donnés comme irréfutables. Eh bien, je livre sans regret à qui les voudra mes aperçus déductifs ; je n’en crois pas un traître mot, et je confesse ma profonde ignorance sur les origines du double régime.
Où je vois plus clair, après toutes ces éludes, c’est dans la tactique du Philanthe. Témoin de ses féroces bombances, dont le vrai motif m’était inconnu, je lui prodiguais les épithètes les plus malsonnantes : assassin, bandit, forban, détrousseur de morts. L’ignorance est toujours mal embouchée ; qui ne sait pas a le verbe rudement affirmatif et l’interprétation maligne. Dessillé par les faits, je me hâte de faire amende honorable et de rendre au Philanthe mon estime. En tarissant le jabot de ses abeilles, la mère accomplit œuvre louable entre toutes : elle sauvegarde sa famille du poison. S’il lui arrive de tuer pour son compte et d’abandonner le cadavre après dégorgement, je n’ose lui en faire un crime. Quand l’habitude est prise de puiser au jabot de l’abeille pour le bon motif, la tentation est grande d’y revenir sans autre excuse que la faim. Et puis, qui sait ? Peut-être y a-t-il toujours dans ses chasses quelque arrière-pensée de gibier dont les larves profiteront. Quoique non suivie d’effet, l’intention excuse l’acte.
Je retire donc mes épithètes pour admirer et livrer à l’admiration d’autrui la maternelle logique de la bête. Le miel serait pernicieux aux larves. Comment la mère sait-elle que le sirop, son régal, est malsain aux jeunes ? À cette question, notre savoir n’a pas de réponse. Le miel, dis-je, mettrait les vers en péril. L’abeille sera donc dégorgée au préalable. – Le dégorgement doit se faire sans dilacérer la proie, que le nourrisson exige en état de fraîcheur ; et sur un paralytique l’opération est impraticable à cause des résistances stomacales. L’abeille sera donc tuée à fond au lieu d’être paralysée, sinon le miel ne viendrait pas. – La mort instantanée ne peut être obtenue que par la lésion du primordial centre de vie. Le dard s’adressera donc aux ganglions cervicaux ; foyer d’innervation qui tient le reste de l’organisme sous sa dépendance. – Pour les atteindre, une seule voie se présente : l’étroit pertuis du col. C’est donc là que l’aiguillon plongera, et c’est là qu’il plonge, en effet, sur un point d’un millimètre carré de superficie à peine. Supprimons un seul anneau de cet enchaînement serré, et le Philanthe nourri d’abeilles n’est plus possible.
Le miel fatal aux larves carnivores est un point de départ à riches conséquences. Divers ravisseurs alimentent leur famille avec des mellifères. Tels sont, à ma connaissance : le Philanthe couronné (P. coronatus, Fab.), qui garnit ses terriers de gros Halictes ; le Philanthe ravisseur (P. raptor, Lep.), qui chasse indifféremment tous les Halictes de petite taille, proportionnée à la sienne ; le Cerceris orné (C. ornata, Fab.), autre passionné d’Halictes ; le Palare (P. flavipes, Fab.), qui, par un étrange éclectisme, entasse dans ses cellules la majeure part de la gent hyménoptère n’excédant pas ses forces. Que doivent faire ces quatre chasseurs et les autres de mœurs pareilles avec leur gibier dont le jabot est plus ou moins gonflé de miel ? Ils doivent lui faire rendre gorge à l’exemple du Philanthe apivore, sinon leur famille péricliterait avec un mets miellé ; ils doivent manipuler l’apiaire mort, le pressurer, le tarir. Tout l’affirme. Je laisse à l’avenir le soin de mettre en leur jour ces éclatantes preuves de mon principe.