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On peut différer d’appréciation sur le classement par ordre de valeur des petites trouvailles que l’entomologie me doit. Le zoologiste, enregistreur de formes, préférera l’hypermétamorphose des Méloïdes, l’évolution des Anthrax, le dimorphisme larvaire ; l’embryogéniste, scrutant les mystères de l’œuf, aura quelque estime pour mes études sur la ponte de l’Osmie ; le philosophe, qu’inquiète la nature de l’instinct, donnera la palme aux opérations des prédateurs. Je suis avec ce dernier. Sans hésiter, j’abandonnerais tout le reste de mon bagage entomologique pour cette trouvaille-là, d’ailleurs la première en date et celle dont les souvenirs me sont les plus chers. Nulle part n’éclate démonstration plus claire, plus éloquente, de la science infuse de l’instinct ; nulle part la théorie transformiste ne se bute à bloc d’ébranlement plus difficultueux.
Darwin, vrai connaisseur, ne s’y méprenait point. Il redoutait beaucoup le problème des instincts. Mes premiers résultats, en particulier, l’avaient laissé fort anxieux. S’il eût connu les tactiques de l’Ammophile hérissée, du Tachyte manticide, de Philanthe apivore, des Calicurgues et autres ravisseurs étudiés depuis, son anxiété serait devenue, je le crois, franc aveu d’impuissance à faire rentrer l’instinct dans le moule de sa formule. Hélas ! le philosophe de Down nous a quittés alors que le débat commençait à peine, avec expérimentations à l’appui, méthode supérieure à tous les arguments. Le peu que j’avais fait connaître à cette époque lui laissait encore quelque espoir d’explication. À ses yeux, l’instinct est toujours une habitude acquise. Les hyménoptères prédateurs ont d’abord tué leur proie en la frappant à l’aventure, çà et là, sur les parties les plus molles. Par degrés, ils ont trouvé le point où la piqûre est le plus efficace ; et l’habitude prise s’est changée en véritable instinct. Des passages d’un mode d’opérer à l’autre, des intermédiaires, suffisaient pour étayer ces vastes affirmations. Dans une lettre du 16 avril 1881, il prie M. Romanes d’examiner le problème.
« Je ne sais, dit-il, si vous voulez discuter dans votre livre sur l’Intelligence des animaux quelques-uns des instincts les plus compliqués et les plus merveilleux. C’est un travail ingrat, car il n’y a pas d’instincts à l’état fossile ; et le seul guide serait l’état de l’instinct dans d’autres membres du même ordre. Il ne reste donc que des probabilités. Mais si vous discutez quelques-uns de ces instincts, il me semble que vous ne pourriez prendre un point plus intéressant que celui des animaux qui paralysent leur proie, comme l’a décrit Fabre dans son étonnant mémoire des Annales des sciences naturelles, mémoire qu’il a depuis amplifié dans ses admirables Souvenirs. »
Je vous remercie, illustre maître, de vos expressions élogieuses, preuve du vif intérêt que vous preniez à mes études sur l’instinct, travail non ingrat, loin de là, quand on l’attaque comme il doit être attaqué : de front, par des faits, et non de biais, par des discussions. Les discussions ici n’ont rien à faire, si nous sommes désireux de nous maintenir dans la clarté. D’ailleurs où nous conduiraient-elles ? À évoquer les instincts des vieux âges, non conservés par la fossilisation ? Cet appel aux ténèbres du passé est fort inutile, si nous désirons des variétés d’instinct, conduisant par degrés, d’après vous, d’un instinct à l’autre ; le monde actuel nous en offre à souhait.
Chaque opérateur a sa méthode, son gibier, ses points d’attaque, son escrime ; mais au milieu de cette variété de talents domine, immuable, la parfaite concordance de la chirurgie avec l’organisation de la victime et les besoins de la larve. L’art de l’un ne nous expliquera pas l’art de l’autre, non moins précis dans la délicatesse de ses règles. À chacun sa tactique, ne supportant pas de noviciat. Nul, nous disent l’Ammophile, la Scolie, le Philanthe et les autres, nul ne laisse descendance s’il n’est, dès le début, l’habile paralyseur ou tueur d’aujourd’hui. L’à peu près est impraticable lorsque l’avenir de la race en dépend. Que serait devenu le mammifère premier-né sans l’instinct parfait de l’allaitement ?
Et puis, supposons l’impossible : un hyménoptère trouve par hasard la méthode opératoire qui sera l’apanage sauveur de sa race. Comment admettre que cet acte fortuit, auquel la mère n’a pas accordé plus d’attention qu’à ses autres essais moins heureux, puisse laisser trace profonde et se transmettre fidèlement par hérédité ? N’est-ce pas outrepasser le raisonnable, le peu de certain à nous connu, que d’accorder à l’atavisme cette étrange puissance, sans exemple dans le monde actuel ? Qu’il y aurait à dire sur ce compte, vénéré maître !Mais, encore une fois, les discussions ici ne sont pas de mise ; il n’y a place que pour les faits, dont je vais reprendre l’exposé.
Pour étudier le mode opératoire des prédateurs, je n’avais eu jusqu’ici qu’un moyen : surprendre l’insecte en possession de sa capture, lui soustraire sa proie et lui donner aussitôt en échange une proie pareille, mais vivante. Cette méthode de substitution est excellente. Son seul défaut, défaut très grave, est de subordonner l’observation à des chances très aléatoires. Le hasard est bien petit de rencontrer l’insecte traînant sa victime ; en second lieu, si brusquement la bonne fortune vous sourit, préoccupé d’autre chose, vous n’avez pas sous la main la pièce de substitution. Se munit-on par avance du gibier nécessaire, le chasseur fait défaut. On évite un écueil pour sombrer sur un autre. D’ailleurs, ces observations imprévues, faites parfois sur la voie publique, le pire des laboratoires, ne satisfont qu’à demi. Dans de rapides scènes, qu’il n’est pas en notre pouvoir de renouveler jusqu’à parfaite conviction, on craint toujours d’avoir mal vu, de n’avoir pas tout vu.
Une méthode dirigeable à notre gré présenterait de meilleures garanties, surtout dans les aises du chez soi, favorables à la précision. Je souhaitais donc voir travailler mes bêtes sur la table même où j’écris leur histoire. Là, bien peu de leurs secrets m’échapperaient. Mes souhaits dataient de loin. En mes débuts, j’avais fait quelques essais sous cloche avec le Cerceris tuberculé et le Sphex à ailes jaunes. Ni l’un ni l’autre ne répondit à mes désirs. Leur refus d’attaquer, qui son cléone, qui son grillon, me découragea dans cette voie. J’eus tort d’abandonner si tôt mes tentatives. Voici qu’en effet, bien longtemps après, l’idée me vient de mettre sous verre le Philanthe apivore, quelquefois surpris en plein air dans ses manipulations de dégorgeur. Le captif massacre ses abeilles avec un tel entrain, que le vieil espoir renaît plus vif que jamais. Je compte passer en revue tous les porteurs de stylet et faire dire à chacun sa tactique.
De ces ambitions il fallut largement rabattre. J’eus des succès et beaucoup plus d’insuccès. Disons les premiers. Ma volière est un ample dôme en toile métallique, reposant sur un lit de sable. Là je tiens en réserve les captures de mes chasses. Je les nourris de miel déposé par gouttelettes sur des épis de lavande, sur des capitules de chardon, de panicaut, d’échinops, suivant la saison. La plupart des captifs se trouvent bien de ce régime et ne paraissent guère affectés de leur internement ; d’autres en deux ou trois jours se laissent mourir de nostalgie. Ces désespérés-là me préparent presque toujours des échecs, vu la difficulté d’obtenir à bref délai la proie nécessaire.
Ce n’est pas, en effet, petit tracas que d’avoir à point nommé le gibier réclamé par le chasseur, capture récente de mon filet. Comme aides approvisionneurs, j’ai quelques jeunes écoliers qui, libres des ennuis du verbe conjugué, vont, au sortir de la classe, inspecter les pelouses et battre les buissons du voisinage à mon intention. Le gros sou, la pièce double, s’il vous plaît, stimule leur zèle ; mais que de mésaventures dans les résultats ! Aujourd’hui, c’est le grillon qu’il me faut. La bande part : au retour, nul grillon, mais de nombreuses éphippigères, que j’avais demandées l’avant-veille et dont je ne veux plus, mon Sphex languedocien étant mort. Surprise générale à ce revirement soudain du négoce. Mes petits étourdis ont du mal à comprendre que la bête, si précieuse il y a deux jours, soit maintenant de valeur nulle. Quand l’éphippigère aura de nouveau cours sur la place par les chances du filet, c’est le grillon qu’ils m’apporteront, le grillon dédaigné.
Pareil commerce ne pourrait tenir si de temps à autre quelque succès n’encourageait mes spéculateurs. À l’heure où d’urgentes nécessités amènent la hausse des prix, l’un m’apporte un superbe taon destiné au Bembex. Deux heures, au fort du soleil, il a fait le guet dans l’aire voisine pour attendre le buveur de sang et le capturer sur la croupe des mulets qui trottent en rond et foulent les gerbes. Ce vaillant aura le gros sou, plus la tartine de confitures. Un second, non moins heureux, a fait trouvaille d’une grosse araignée, l’épeire, que mes Pompiles attendent. Aux deux sous de ce fortuné s’adjoindra le complément d’une image. Ainsi s’entretient la main de mes pourvoyeurs, très insuffisante après tout, si je ne prenais à ma charge la majeure part de ces fastidieuses quêtes.
En possession de la proie voulue, je transvase le prédateur de mon entrepôt, la volière, sous une cloche de verre d’un à trois et quatre litres de capacité, suivant la taille et les allures des combattants ; j’introduis la victime dans le cirque ; j’expose la cloche aux rayons directs du soleil, condition sans laquelle le victimaire refuse ordinairement d’opérer ; je m’arme de patience et attends les événements.
Commençons par l’Ammophile hérissée, ma voisine. Chaque année, le mois d’avril venu, je la vois, assez nombreuse, très affairée sur les sentiers de mon enclos. J’assiste jusqu’en juin au creusement des terriers, à la recherche du ver gris, à la mise en cave des vivres. Sa tactique est la plus complexe que je connaisse et mérite, entre toutes, un examen approfondi. Capturer le savant vivisecteur, le lâcher pour le reprendre encore, m’est aisé pendant près d’un mois ; il travaille devant ma porte.
Reste l’acquisition du ver gris. Ici recommencent les déboires d’autrefois, quand, pour trouver une chenille, j’étais obligé de surveiller l’Ammophile en chasse et de m’en rapporter à ses indications, comme le chercheur de truffes s’en rapporte au flair de son chien. L’harmas patiemment exploré, une touffe de thym après l’autre, ne me fournit pas un seul ver. Mes rivales en recherches y trouvent à tout moment leur gibier ; je ne le peux une seule fois. Nouvelle occasion de m’incliner devant la supériorité de la bête dans la gérance de ses affaires. Ma bande d’écoliers se met en campagne aux environs. Rien, toujours rien. J’explore à mon tour le dehors, et pendant une dizaine de jours la conquête d’une chenille me tourmente au point de ne pas en dormir. Victoire, enfin ! Au pied d’un mur ensoleillé, sous les rosettes naissantes de la centaurée paniculée, je fais trouvaille assez abondante du précieux ver gris ou de son équivalent.
Voilà le ver et l’Ammophile en présence sous la cloche. Habituellement, l’attaque est assez prompte. La chenille est happée par la nuque avec les mandibules, amples tenailles courbes capables d’embrasser la majeure part du cylindre vivant. Contorsions de la bête saisie, qui parfois, d’un coup de croupe, envoie l’assaillant rouler à distance. L’autre ne s’en préoccupe pas et darde son aiguillon à trois rapides reprises dans le thorax, en commençant par le troisième anneau et finissant par le premier, où l’arme plonge avec plus d’insistance qu’ailleurs.
La chenille est alors lâchée. L’Ammophile trépigne sur place ; de ses tarses frémissants, elle tapote sur le carton, base d’appui de la cloche ; elle s’étale à plat, se traîne, se redresse, puis s’aplatit de nouveau. Les ailes ont des saccades convulsives. Par moments, l’insecte applique à terre les mandibules et le front, puis se guinde hautement sur les pattes d’arrière comme pour une culbute. Je vois là des manifestations d’allégresse. Nous nous frottons les mains dans la joie d’un succès ; l’Ammophile célèbre à sa façon son triomphe sur le monstre. Pendant cet accès de délire joyeux, que fait la blessée ? Elle ne chemine plus, mais toute la partie en arrière du thorax violemment se démène, se boucle, se déboucle quand l’Ammophile y pose la patte. Les mandibules s’ouvrent et se referment menaçantes.
Second acte. À la reprise de l’opération, la chenille est saisie par le dos. D’avant en arrière, par ordre, tous les segments sont piqués à la face ventrale, moins les trois du thorax opérés déjà. Tout grave péril est conjuré par les coups du premier acte ; aussi l’hyménoptère travaille-t-il maintenant sa pièce sans la hâte du début. Posément, avec méthode, il plonge sa lancette, la retire, choisit le point, le pique et recommence d’un anneau à l’autre, en ayant soin, chaque fois, de happer le dos un peu plus en arrière afin de mettre à la portée de l’aiguillon le segment qu’il s’agit de paralyser. Pour la seconde fois, la chenille est lâchée. Elle est inerte en plein, moins les mandibules, toujours aptes à mordre.
Troisième acte. De ses pattes, l’Ammophile enlace la paralysée ; de ses crocs mandibulaires, elle lui saisit la nuque, à la naissance du premier anneau thoracique. Pendant près de dix minutes, elle mâchonne ce point faible, immédiatement voisin des centres nerveux cérébraux. Les coups de tenailles sont brusques, mais espacés et méthodiques, comme si le manipulateur voulait juger chaque fois de l’effet produit ; ils se répètent jusqu’à lasser mes essais de dénombrement. Quand ils cessent, les mandibules de la chenille sont inertes. Vient alors le charroi de la pièce, détail hors de cause ici.
Je viens d’exposer le drame en son complet ensemble, tel qu’il se passe assez souvent, mais non toujours. L’animal n’est pas une machine, invariable dans l’effet de ses rouages ; une certaine latitude lui est laissée pour parer aux éventualités du moment. Qui s’attendrait à voir toujours les péripéties de la lutte se dérouler exactement comme je viens de le dire s’exposerait à des mécomptes. Des cas particuliers se présentent, nombreux même, plus ou moins en discordance avec la règle générale. Il convient de mentionner les principaux, afin de mettre en garde les futurs observateurs.
Il n’est pas rare que le premier acte, celui de la paralysie du thorax, se borne à deux coups de dard, au lieu de trois, et même à un seul, donné dans ce cas au segment antérieur. C’est la piqûre la plus importante de toutes, paraît-il, vu l’insistance que l’Ammophile met à la pratiquer. Serait-il déraisonnable de penser que l’opérateur, quand il pique tout d’abord le thorax, se propose de dompter sa capture et de mettre la chenille hors d’état de lui nuire, de le troubler même au moment de la délicate et longue chirurgie du second acte ? Cette idée me paraît fort admissible ; et alors, au lieu de trois coups de stylet, pourquoi pas deux coups seulement, pourquoi pas un seul, si cela doit provisoirement suffire ? Le degré de vigueur de la chenille doit être pris en considération. Quoi qu’il en soit, les segments thoraciques épargnés dans le premier acte sont poignardés dans le second. J’ai vu même parfois les trois anneaux du thorax piqués à deux reprises : au début de l’attaque, et puis quand l’hyménoptère revient à la proie domptée.
Les trépignements de triomphe de l’Ammophile dans le voisinage de la blessée qui se contorsionne, souffrent aussi des exceptions. Parfois, sans lâcher un instant sa victime, l’insecte passe du thorax aux anneaux suivants et complète son opération en une seule séance. L’entr’acte d’allégresse n’a pas lieu ; les convulsions d’ailes, les poses de culbute, sont supprimées.
La règle est la paralysie de tous les segments, par ordre, d’avant en arrière, tant qu’il y en a, même l’anal, s’il est pédigère. Une exception assez fréquente épargne les deux ou trois derniers. Une autre exception très rare, au contraire, et dont je n’ai recueilli qu’un seul exemple, consiste dans l’inversion des coups de dard du second acte, coups donnés d’arrière en avant. La chenille est alors saisie par son extrémité postérieure, et l’Ammophile, progressant vers la tête, pique à rebours, du segment qui suit à celui qui précède, y compris le thorax déjà poignardé. Dans ce renversement de la manœuvre volontiers je verrais une distraction de la bête. Distraction ou non, la méthode inverse a le même résultat final que la méthode directe : la paralysie de tous les anneaux.
Enfin la compression de la nuque sous les tenailles mandibulaires, le mâchonnement du point faible entre la base du crâne et le premier anneau du thorax, tantôt se pratique et tantôt est négligé. Si les crocs de la chenille s’ouvrent et menacent, l’Ammophile les apaise en mordant la nuque ; si la torpeur déjà les gagne, l’insecte s’abstient. Sans être indispensable, cette opération vient en aide au moment du charroi. La chenille, pièce trop lourde pour être emportée au vol, est traînée, la tête en avant, entre les pattes de l’Ammophile. Si les mandibules fonctionnent, la moindre maladresse peut les rendre dangereuses pour le voiturier, exposé sans défense à leurs coups.
D’ailleurs, en route, des fourrés de gazon sont traversés, dont le ver gris peut saisir un brin pour résister désespérément à la traction. Ce n’est pas tout. L’Ammophile ne s’occupe généralement du terrier, ou du moins ne le perfectionne qu’après avoir capturé sa chenille. Pendant le travail de mine, le gibier est déposé en haut lieu, à l’abri des fourmis, sur quelque touffe de gazon, sur les ramilles d’un arbuste, où de temps à autre le chasseur, quittant le forage du puits, accourt et s’informe si la pièce de venaison est toujours là. C’est pour lui un moyen de se rafraîchir la mémoire du lieu de dépôt, souvent assez distant du terrier, et de tenir en respect les entreprises des larrons. Quand vient le moment d’extraire le gibier de la cachette, la difficulté serait insurmontable si le ver, mordant à pleines mandibules dans la broussaille, s’y maintenait ancré. L’inertie des robustes crocs, unique moyen de résistance de la paralysée, s’impose donc pendant le charroi. L’Ammophile l’obtient par la compression des ganglions cérébraux, en mordillant la nuque. Cette inertie est provisoire ; elle se dissipe tôt ou tard ; mais alors la pièce est en cellule, et l’œuf, prudemment déposé à distance, sur la poitrine du ver, n’a rien à craindre des crocs. Nulle comparaison n’est permise entre les méthodiques coups de tenailles de l’Ammophile engourdissant les centres nerveux céphaliques, et les brutales manipulations du Philanthe vidant le jabot de son abeille. Le chasseur de vers gris provoque la torpeur provisoire des mandibules ; le ravisseur d’abeilles fait expectorer le miel. Avec la moindre clairvoyance, nul ne confondra les deux opérations.
Pour le moment n’insistons pas davantage sur la méthode de l’Ammophile hérissée, et voyons comment se comportent ses congénères. Après de longs refus, l’Ammophile des sables (A. sabulosa, Fab.), expérimentée en septembre, a fini par accepter la proie offerte, une vigoureuse chenille de la grosseur d’un crayon. Le mode chirurgical n’a pas différé de celui de l’Ammophile hérissée quand elle opère son ver gris en une seule séance. Tous les anneaux, moins les trois derniers, ont été piqués d’avant en arrière à partir du prothorax. Ce succès unique, à méthode simplifiée, me laisse ignorant des manœuvres accessoires qui, je n’en doute pas, doivent rappeler à peu près celles de la précédente espèce.
Ces manœuvres de second ordre, non encore constatées, trépignements de triomphe et compressions de la nuque, je les admets d’autant plus volontiers que je les vois pratiquer sur les chenilles arpenteuses, si différentes des autres en structure externe, exactement comme je viens de le dire au sujet du ver gris, de conformation ordinaire. Deux espèces, l’Ammophile soyeuse (A. holosericea, Fab.) et l’Ammophile de Jules2, affectionnent cet étrange gibier, qui chemine par enjambées de compas. La première, fréquemment renouvelée sous cloche pendant la majeure partie du mois d’août, a toujours refusé mes offres ; la seconde, sa contemporaine, les a promptement acceptées, au contraire.
Je présente à l’Ammophile de Jules une arpenteuse fluette et brunâtre que je capture sur le jasmin. L’attaque ne tarde pas. La chenille est happée par la nuque. Vives contorsions de l’assaillie, qui roule et entraîne l’agresseur, tantôt dessus, tantôt dessous dans la lutte. Le thorax est d’abord piqué sur ses trois anneaux, d’arrière en avant. Le dard insiste plus qu’ailleurs au voisinage du col, sur le premier segment. Cela fait, l’Ammophile lâche sa victime et se met à trépigner des tarses, à se lustrer les ailes, à s’étirer. J’assiste de derechef à des poses de culbute, le front appliqué sur le sol, l’arrière du corps soulevé. Sa mimique de triomphe est celle du chasseur de vers gris. Puis l’arpenteuse est reprise. Malgré ses contorsions, que n’ont point affaiblies les trois blessures du thorax, elle est piquée, d’avant en arrière, sur chaque segment encore indemne, tant qu’il y en a, pédigère ou non. Je m’attendais à voir le dard s’abstenir plus ou moins dans le long intervalle qui sépare les vraies pattes de l’avant des fausses pattes de l’arrière ; des anneaux sans organes de défense et de locomotion ne me semblaient pas mériter scrupuleuse chirurgie. Je me trompais : aucun segment de l’arpenteuse n’est épargné, pas même les derniers. Il est vrai que ceux-ci, éminemment aptes à saisir avec leurs fausses pattes, seraient plus tard dangereux si l’insecte les négligeait.
Je remarque en outre que l’aiguillon agit avec plus de prestesse dans la seconde partie de l’opération que dans la première, soit parce que la chenille, à demi domptée par la triple blessure du début, facilite l’accès du dard, soit parce que les anneaux éloignés de la tête sont rendus inoffensifs avec moindre instillation de venin. Nulle part ne se renouvelle le soin mis à la paralysie du thorax, et encore moins l’insistance accordée au premier segment. À la reprise de son arpenteuse, après l’entr’acte consacré aux joies du succès, l’Ammophile poignarde si vite, qu’une fois je l’ai vue dans l’obligation de recommencer. Piquée à la légère, tout de son long, la victime se démène encore. Sans hésiter, le praticien dégaine son bistouri pour la seconde fois et opère de nouveau l’arpenteuse, à l’exception du thorax, suffisamment anesthésié. Ce coup-ci, les choses sont en règle : plus de mouvement.
Après le stylet manquent rarement d’intervenir les crocs mandibulaires, longs et courbes, qui mordillent le col de la paralysée, tantôt en dessous, tantôt en dessus. C’est la répétition de ce que nous a montré l’Ammophile hérissée : mêmes coups de tenailles brusques, espacés par des intervalles assez longs. Ces temps d’arrêt, ces morsures dosées et la pose attentive de la bête ont toutes les apparences de nous dire que l’opérateur s’informe de l’effet produit avant de donner nouveau coup de pinces.
On voit combien est précieux le témoignage de l’Ammophile de Jules : il nous dit que les sacrificateurs des chenilles arpenteuses et ceux des chenilles ordinaires suivent exactement la même méthode ; que des proies fort disparates de structure externe ne modifient point les manœuvres opératoires tant que l’organisation interne se maintient la même. Le nombre, l’arrangement, le degré d’indépendance mutuelle des centres nerveux, guident l’aiguillon ; l’anatomie du gibier, bien plus que la forme, régit la tactique du chasseur.
Que je cite, avant d’en finir, un exemple superbe de ce merveilleux discernement anatomique. J’ai pris entre les pattes d’une Ammophile hérissée qui venait de la paralyser, une chenille de Dicranura vinula. Quelle étrange capture en regard de l’ordinaire chenille ! Rengorgée à gros plis sous sa cravate rose, l’avant soulevé en posture de sphinx, l’arrière mouvant d’une oscillation lente deux longs filets caudaux, la singulière bête n’est pas une chenille pour l’écolier qui me l’apporte, ni pour l’homme qui la rencontre en coupant son fagot d’osiers ; elle est une chenille pour l’Ammophile, qui la traite en conséquence. J’explore avec la pointe d’une aiguille les segments de la bizarre créature. Tous sont insensibles. Tous ont donc été piqués.