IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Les proies non cuirassées, pénétrables au dard sur la presque totalité du corps, chenilles ordinaires et chenilles arpenteuses, larves de Cétoine et d’Anoxie, dont les seuls moyens de défense, les mandibules à part, consistent en des enroulements et des contorsions, appelaient sous ma cloche une autre victime, l’araignée, presque aussi mal protégée, mais armée de redoutables crochets à venin. De quelle façon, en particulier, s’y prend le Calicurgue annelé pour opérer la Tarentule à ventre noir, la terrible Lycose, qui d’une seule morsure occit taupe et moineau et met l’homme en péril ? Comment l’audacieux Pompile maîtrise-t-il un adversaire plus vigoureux que lui, mieux doué en virulence de venin et capable de faire repas de son assaillant ? Parmi les prédateurs, aucun n’affronte des luttes aussi disproportionnées, où les apparences feraient de l’agresseur la proie, et de la proie l’agresseur.
Le problème méritait étude patiente. J’entrevoyais bien, d’après l’organisation de l’araignée, un simple coup de dard vers le centre du thorax ; mais cela ne m’expliquait pas la victoire de l’hyménoptère, sortant sain et sauf de sa prise de corps avec un tel gibier. Il fallait voir. La difficulté principale est la rareté du Calicurgue. Obtenir la Tarentule au moment voulu m’est aisé : la partie du plateau de mon voisinage laissée encore inculte par les planteurs de vigne, m’en fournit autant qu’il est nécessaire. Capturer le Pompile, c’est autre chose. Je compte si peu sur lui, que des recherches spéciales sont jugées inutiles. Le rechercher serait peut-être le moyen de ne pas le trouver. Rapportons-nous-en aux chances de l’éventuel. L’aurai-je, ne l’aurai-je pas ?
Je l’ai. À l’improviste, j’en prends un sur les fleurs. Le lendemain, je m’approvisionne d’une demi-douzaine de Tarentules. Peut-être pourrai-je les utiliser l’une après l’autre en des duels répétés. À mon retour de l’expédition aux Lycoses, la chance me sourit encore et comble mes désirs. Un deuxième Calicurgue s’offre à mon filet : il traîne par une patte, dans la poudre de la grande route, sa lourde aranéide paralysée. Je fais grand cas de ma trouvaille : le dépôt de l’œuf presse, et la mère acceptera, je le crois, une pièce d’échange sans grande hésitation. Voilà donc mes deux captifs, chacun sous sa cloche avec sa Tarentule.
Je suis tout yeux. Quel drame dans un moment ! J’attends, anxieux… Mais… mais… Qu’est ceci ? Oui des deux est l’assailli ? qui des deux est l’assaillant ? Les rôles semblent intervertis. Le Calicurgue, non apte à grimper sur la paroi lisse de la cloche, arpente le périmètre du cirque. L’allure fière et rapide, l’aile et l’antenne vibrantes, il va, revient. La Lycose est bientôt aperçue. Il s’en approche sans le moindre signe de crainte, tourne autour d’elle et paraît dans l’intention de lui saisir une patte. Mais à l’instant la Tarentule se lève presque verticale, les quatre pattes postérieures pour appui, les quatre antérieures dressées, étalées, prêtes à la riposte. Les crochets venimeux largement bâillent ; une goutte de venin perle à leur pointe. Rien qu’à les voir, j’en ai la chair de poule. Dans cette attitude terrible, présentant à l’ennemi sa robuste poitrine et le velours noir de son ventre, l’aranéide en impose au Pompile, qui brusquement fait demi-tour et s’écarte. La Lycose referme alors sa trousse de poignards empoisonnés, et reprend la pose naturelle, l’appui sur les huit pattes ; mais aux moindres velléités agressives de l’hyménoptère, elle reprend sa menaçante posture.
Elle fait mieux : soudain elle bondit et se jette sur le Calicurgue ; prestement elle l’enlace, le mordille de ses crochets. Sans riposter de l’aiguillon, l’attaqué se dégage et sort indemne de la chaude bourrade. À plusieurs reprises je suis témoin de l’attaque, et jamais rien de grave n’arrive à l’hyménoptère, qui rapidement se tire d’affaire et paraît n’avoir rien éprouvé. Ses marches et contremarches reprennent non moins audacieuses et rapides qu’au début.
Cet échappé des terribles crochets est-il donc invulnérable ? Évidemment non. Une réelle morsure lui serait fatale. De gros acridiens, à tempérament robustes, succombent ; pourquoi lui, d’organisme délicat, ne succomberait-il pas ? Les poignards de l’aranéide font donc de vains simulacres ; leurs pointes ne pénètrent pas dans les chairs de l’enlacé. Si les coups étaient réels, je verrais des blessures saignantes, je verrais les crocs fermés un instant sur le point saisi ; et toute mon attention ne parvient à surprendre rien de pareil. Les crochets seraient-ils alors dans l’impuissance de percer les téguments du Pompile ? Pas davantage. Je les ai vus transpercer, avec des craquements de cuirasse rompue, le corselet des acridiens, bien supérieur en résistance. Encore une fois, d’où provient cette étrange immunité du Calicurgue entre les pattes et sous les poignards de la Tarentule ? Je ne sais. En péril mortel devant son ennemi, la Lycose menace de ses crochets et ne peut se décider à mordre, par une répugnance que je ne me charge pas d’expliquer.
N’obtenant rien autre que des alertes et des pugilats sans gravité, je m’avise de modifier l’arène des lutteurs et de la rapprocher des conditions naturelles. Le sol est fort mal représenté par ma table de travail ; et puis l’aranéide n’a pas son château fort, son terrier, dont le rôle est peut-être de quelque valeur tant dans l’attaque que dans la défense. Une grande terrine pleine de sable reçoit, plongé verticalement, un tronçon de roseau. Ce sera le puits de la Lycose. J’implante au milieu quelques têtes d’échinops garnies de miel comme réfectoire du Pompile ; une paire de criquets, renouvelés après consommation, sustenteront la Tarentule. La confortable habitation, exposée au soleil, reçoit les deux captifs sous un dôme de toile métallique, d’aération propice au séjour prolongé.
Mes artifices n’aboutissent pas ; la séance se termine sans résultat. Une journée se passe, puis deux, puis trois, et toujours rien. Le Pompile est assidu aux capitules miellés ; repu, il grimpe au dôme et tourne sur le grillage en d’infatigables circuits ; la Tarentule ronge, paisible, son criquet. Si l’autre passe à sa portée, vivement elle se redresse et l’invite du geste à gagner le large. Le terrier artificiel, le tronçon de roseau, remplit bien son office. Lycose et Pompile s’y réfugient tour à tour, mais sans noise. Et c’est tout. Le drame dont le prologue était plein de promesses, me paraît indéfiniment différé.
Une dernière ressource me reste, sur laquelle je fonde grand espoir : c’est de transporter mes deux Calicurgues sur les lieux mêmes de leurs investigations, et de les installer à la porte du logis de l’aranéide, au-dessus du terrier naturel. Je me mets en campagne avec un attirail que je promène pour la première fois à travers champs : une cloche de verre, une autre en toile métallique, plus les divers engins nécessaires au maniement et transvasement de mes irascibles et dangereux sujets. Mes recherches de terriers, parmi les cailloux, les touffes de thym et de lavande, ont bientôt abouti.
En voici un superbe. Une paille introduite m’apprend qu’il est habité par une Tarentule de taille convenable à mes projets. Le voisinage de l’orifice est déblayé, aplani, pour recevoir la cloche métallique, sous laquelle se transvase un Pompile. C’est le moment d’allumer sa pipe et d’attendre, couché sur les cailloux… Encore une désillusion. Demi-heure se passe et l’hyménoptère se borne à tournoyer sur le grillage comme il le faisait dans mon cabinet. De sa part nul signe de convoitise en présence de ce terrier au fond duquel je vois briller les yeux de diamant de la Tarentule.
L’enceinte en treillis est remplacée par l’enceinte en verre qui, ne permettant pas l’escalade des hauteurs, obligera l’insecte de rester à terre et de prendre enfin connaissance du puits, qu’il paraît ignorer. Cette fois-ci nous y sommes. Après quelques circuits, le Calicurgue prend garde à l’antre qui bâille sous ses pas. Il y descend. Cette audace me confond. Je n’aurais jamais osé pousser mes prévisions jusque-là. Se jeter à l’improviste sur la Tarentule quand elle est hors de son manoir, passe encore ; mais s’engouffrer dans le repaire quand la terrible bête vous attend là-bas avec son double poignard empoisonné ! Qu’adviendra-t-il de cette témérité ? Un bruissement d’ailes monte des profondeurs. Acculée dans ses appartements secrets, la Lycose est, sans doute, aux prises avec l’intrus. Cette rumeur d’ailes est le chant de victoire du Calicurgue, à moins que ce ne soit son chant de mort. L’égorgeur pourrait bien être l’égorgé. Qui des deux sortira vivant de là-dessous ?
C’est la Lycose, qui précipitamment détale et se campe au-dessus même de l’orifice du terrier dans sa posture de défense, les crocs ouverts, les quatre pattes antérieures dressées. L’autre serait-il poignardé ? Pas du tout, car il sort à son tour, non sans recevoir au passage une bourrade de l’aranéide, qui regagne aussitôt son repaire. Délogée du sous-sol une seconde fois, une troisième, la Tarentule remonte toujours sans blessure ; toujours elle attend l’envahisseur sur le seuil de sa porte, lui administre correction et rentre chez elle. En vain j’alterne mes deux Pompiles et je change de terrier, je ne parviens pas à voir autre chose. À l’accomplissement du drame manquent certaines conditions que mes stratagèmes ne réalisent pas.
Découragé par la répétition de mes séances infructueuses, j’abandonne la partie, riche d’un fait de quelque valeur cependant : sans crainte aucune, le Calicurgue descend dans le repaire de la Tarentule et en déloge celle-ci. Je me figure que les choses se passent de la même manière en dehors de mes cloches. Expulsée de son domicile, l’aranéide est plus craintive et se prête mieux à l’attaque. D’ailleurs, dans les gênes d’un étroit terrier, l’opérateur ne dirigerait pas sa lancette avec la précision que réclament ses desseins. L’audacieuse irruption nous montre encore, plus clairement que ne l’ont fait les prises de corps sur ma table, la répugnance de la Lycose à percer de ses crocs son adversaire. Quand les deux sont face à face au fond du repaire, c’est le moment ou jamais de s’expliquer avec l’ennemi. La Tarentule est chez elle, dans toutes ses aises ; les coins et recoins du bastion lui sont familiers. L’intrus a les mouvements gênés ; les lieux lui sont inconnus. Vite une morsure, ma pauvre Lycose, et c’en est fait de ton persécuteur. Tu t’abstiens, je ne sais pourquoi ; et ta répugnance est la sauvegarde du téméraire. L’imbécile mouton ne répond pas au couteau du boucher par le choc de son front cornu. Serais-tu le mouton du Pompile ?
Mes deux sujets sont réinstallés dans mon cabinet, sous leurs dômes de toile métallique, avec lit de sable, terrier en bout de roseau et miel renouvelé. Ils y retrouvent leurs premières Lycoses, nourries de criquets. La cohabitation se prolonge pendant trois semaines sans autres accidents que des pugilats, des menaces de jour en jour plus rares. De part et d’autre, aucune hostilité sérieuse. Enfin les Calicurgues périssent : leur temps est fini. Piteuse clôture après enthousiaste début.
Renoncerai-je au problème ? Oh ! que non ! J’en ai vu bien d’autres qui ne m’ont pas détourné d’un projet chaudement caressé. La fortune aime les persévérants. Elle me le témoigne en m’offrant, en septembre, une quinzaine de jours après la mort de mes chasseurs de Tarentules, un autre Calicurgue, capturé pour la première fois. C’est le Calicurgue bouffon (C. scurra, Lep.), de même costume criard que le premier et presque de même taille.
Or que désire ce nouveau venu, sur le compte duquel je ne sais rien ? Une araignée, c’est sûr ; mais laquelle ? À tel chasseur, il faut corpulent gibier ; peut-être l’Épeire soyeuse (E. sericea), peut-être l’Épeire fasciée (E. fasciata), les plus grosses aranéides du pays après la Tarentule. La première tend sa grande toile verticale, où se prennent les criquets, d’un fourré de broussailles à l’autre. Je la trouverai dans les taillis des collines voisines. L’autre tend la sienne en travers des fossés et des petits cours d’eau fréquentés des libellules. Je la trouverai dans le voisinage de l’Aygues, au bord des canaux d’arrosage alimentés par le torrent. Une double expédition me procure les deux Épeires, que j’offre à la fois à mon captif le lendemain. C’est à lui de choisir d’après ses goûts.
Le choix est bientôt fait : l’Épeire fasciée obtient la préférence. Mais elle ne cède pas sans protester. À l’approche de l’hyménoptère, elle se redresse et prend une attitude défensive calquée sur celle de la Lycose. Le Calicurgue ne tient pas compte des menaces : sous son habit d’arlequin, il a l’assaut brutal, la patte leste. De rapides bourrades sont échangées, et l’Épeire gît culbutée sur le dos. Le Pompile est dessus, ventre à ventre, tête contre tête ; de ses pattes, il maîtrise les pattes de l’aranéide ; de ses mandibules, il maintient le céphalothorax. Il recourbe fortement l’abdomen, ramené en dessous ; il dégaine, et…
Un moment, lecteur, s’il vous plaît. Où va plonger l’aiguillon ? D’après ce que nous ont appris les autres paralyseurs, ce sera dans la poitrine, pour abolir le mouvement des pattes. Vous le pensez ; je le croyais aussi. Eh bien, sans trop rougir de notre commune erreur, fort excusable, confessons que la bête en sait plus long que nous. Elle sait assurer le succès par une manœuvre préparatoire à laquelle ni vous ni moi n’avions songé. Ah ! quelle école que celle des bêtes ! N’est-il pas vrai qu’avant de frapper l’adversaire, il convient de veiller à ne pas être atteint soi-même ? Le Pompile bouffon ne méconnaît pas ce conseil de la prudence. L’Épeire a sous la gorge deux poignards acérés, avec goutte de venin à la pointe ; le Calicurgue est perdu si l’aranéide le mord. Cependant son opération d’anesthésie réclame une parfaite sûreté de bistouri. Que faire en ce péril qui troublerait le chirurgien le mieux affermi ? Il faut d’abord désarmer le patient, et puis l’opérer.
Voici qu’en effet le dard du Calicurgue, dirigé d’arrière en avant, plonge dans la bouche de l’Épeire, avec précautions minutieuses et persistance accentuée. Dès l’instant, les crochets venimeux se referment inertes, et la proie redoutable est dans l’impuissance de nuire. L’abdomen de l’hyménoptère détend alors son arc et va plonger l’aiguillon en arrière de la quatrième paire de pattes, sur la ligne médiane, presque à la jonction du ventre et du céphalothorax. En ce point, la peau est plus fine, plus pénétrable qu’ailleurs. Le reste de la poitrine est couvert d’un plastron résistant que le dard ne parviendrait peut-être pas à perforer. Les noyaux nerveux, foyer du mouvement des pattes, sont situés un peu plus haut que le point blessé, mais la direction de l’arme d’arrière en avant permet de les atteindre. De ce dernier coup résulte la paralysie des huit pattes à la fois.
De plus longs développements dépareraient l’éloquence de cette tactique. Tout d’abord, comme sauvegarde de l’opérateur, un coup dans la bouche, ce point terriblement armé, redoutable entre tous ; puis, comme sauvegarde de la larve, un second coup dans les centres nerveux du thorax, pour abolir les mouvements. Je le soupçonnais bien, que les sacrificateurs de puissantes aranéides étaient doués de talents spéciaux ; mais j’étais fort loin de m’attendre à leur audacieuse logique, qui désarme avant de paralyser. Ainsi doit se comporter le chasseur de Tarentules, qui, sous mes cloches, a refusé de livrer son secret. Sa méthode, je la connais maintenant, divulguée qu’elle est par un collègue. Il renverse l’horrible Lycose sur le dos, lui poignarde ses poignards en la piquant à la bouche, puis pratique à l’aise, d’un seul coup d’aiguillon, la paralysie des pattes.
J’examine l’Épeire immédiatement après l’opération, et la Tarentule quand le Calicurgue la traîne par une patte vers son clapier, au pied de quelque muraille. Quelque temps encore, une minute au plus, l’Épeire remue convulsivement les pattes. Tant que durent ces frémissements de l’agonie, le Pompile ne lâche pas sa proie. Il semble surveiller les progrès de la paralysie. Du bout des mandibules, il explore à plusieurs reprises la bouche de l’aranéide, comme pour s’informer si les crochets venimeux sont bien inoffensifs. Puis tout s’apaise, et le Pompile se dispose à traîner ailleurs sa proie. C’est alors que je m’en empare.
Ce qui me frappe avant tout, c’est l’inertie absolue des crochets, que je titille du bout d’une paille sans parvenir à les tirer de leur torpeur. Les palpes, au contraire, les palpes, leurs immédiats voisins, oscillent pour peu que je les touche. Mise en sûreté, dans un flacon, l’Épeire est soumise à nouvel examen une semaine plus tard. L’irritabilité est en partie revenue. Sous le stimulant d’une paille, je lui vois remuer un peu les pattes, surtout les derniers articles, jambes et tarses. Les palpes sont encore plus irritables et mobiles. Ces divers mouvements sont d’ailleurs sans vigueur, sans coordination, et l’aranéide ne peut en faire usage pour se retourner, et encore moins pour se déplacer. Quant aux crochets venimeux, en vain je les stimule : je ne parviens pas à les faire ouvrir, à les faire remuer seulement. Ils sont donc profondément paralysés, et d’une façon spéciale. Ainsi me le disait, au début, l’insistance particulière du dard quand la bouche est piquée.
En fin septembre, presque un mois après l’opération, l’Épeire est dans le même état, ni morte ni vivante : les palpes frémissent toujours au contact de la paille, et rien autre ne bouge. Finalement, après six à sept semaines de léthargie, surviennent la mort réelle et sa compagne la pourriture.
La Tarentule du Calicurgue annelé, telle que je la dérobe au propriétaire au moment du charroi, me présente les mêmes particularités. Les crochets à venin ne sont absolument plus irritables sous les titillations de la paille, nouvelle preuve s’ajoutant à celles de l’analogie pour établir que la Lycose a reçu, comme l’Épeire, un coup d’aiguillon dans la bouche. Les palpes, au contraire, sont et seront, des semaines encore, très irritables et mobiles. J’insiste sur ce point, dont on reconnaîtra bientôt l’intérêt.
Obtenir un second assaut de mon Calicurgue bouffon ne m’a pas été possible : les ennuis de la captivité nuisaient à l’exercice de ses talents. D’ailleurs l’Épeire ne s’est pas toujours trouvée étrangère à ses refus ; certaine ruse de guerre employée sous mes yeux par deux fois pouvait bien dérouter l’agresseur. Que je raconte la chose, ne serait-ce que pour relever un peu dans notre estime ces sottes aranéides, pourvues d’armes perfectionnées et n’osant en faire usage contre l’assaillant, plus faible, mais plus audacieux.
L’Épeire occupe la paroi de l’enceinte en toile métallique, les huit pattes largement étalées sur le treillis ; le Calicurgue tourne dans le haut du dôme. Saisie de panique à la vue de l’ennemi qui vient, l’araignée se laisse choir à terre, le ventre en l’air, les pattes ramassées. L’autre accourt, l’enlace, l’explore et se met en posture de la piquer à la bouche. Mais il ne dégaine pas. Je le vois attentivement penché sur les crocs venimeux, comme pour s’informer de la terrible machine ; puis il part. L’araignée est toujours immobile, et si bien que je la crois morte, paralysée à mon insu, en un moment où je n’y prenais pas garde. Je la retire de la volière pour l’examiner à l’aise. Pas plus tôt déposée sur la table, la voici qui ressuscite et promptement détale. La rusée faisait la morte sous le stylet du Calicurgue, avec tel art que je m’y suis laissé prendre. Elle a leurré plus avisé que moi, le Pompile, qui l’inspectait de très près et n’avait pas trouvé digne de sa dague un cadavre. Peut-être le naïf lui trouvait-il déjà l’odeur du faisandé, comme autrefois l’ours de la fable.
Cette ruse, si ruse il y a, m’a tout l’air de tourner le plus souvent au désavantage de l’aranéide, Tarentule, Épeire et autres. Le Calicurgue qui vient de la culbuter sur le dos, après un vif pugilat, sait très bien que la gisante n’est pas morte. Celle-ci, croyant se protéger, simule l’inertie cadavérique ; l’assaillant en profite pour son coup le plus périlleux, le coup de dard dans la bouche. Si les crochets s’ouvraient alors, la goutte de venin à la pointe, s’ils happaient, mordaient en désespérés, le Pompile n’oserait exposer le bout du ventre à leur mortelle piqûre. Le simulacre de mort fait précisément le succès du chasseur en sa dangereuse opération. On dit, ô candides Épeires, que la lutte pour la vie vous a conseillé, pour votre défense, cette attitude inerte. Eh bien, la lutte pour la vie a été une fort mauvaise conseillère. Croyez-en plutôt le sens commun, et apprenez par degrés, à vos dépens, que la chaude riposte, surtout quand les moyens le permettent, est encore le meilleur moyen de tenir en respect l’ennemi.
Le reste de mes observations sous cloche n’est guère qu’une longue série d’insuccès. De deux opérateurs de Charançons, l’un, le Cerceris des sables (C. arenaria), a dédaigné obstinément les victimes offertes ; l’autre, le Cerceris de Ferrero (C. Ferreri), s’est laissé tenter après deux jours de captivité. Sa tactique, je m’y attendais, est exactement celle du chasseur de Cléones, le Cerceris tuberculé, point de départ de mes recherches. Face à face avec le Balanin des glands, il saisit le curculionide par le rostre, qui démesurément s’allonge en tuyau de calumet, et lui implante le dard à l’arrière du prothorax, entre la première et la seconde paire de pattes. Inutile d’insister : le ravisseur de Cléones nous a suffisamment instruits sur ce mode d’opérer et sur ses résultats.
Aucun Bembex, choisi tantôt parmi les chasseurs de Taons, tantôt parmi les amateurs de la plèbe muscide, n’a satisfait mes désirs. Leur méthode m’est inconnue tout autant qu’à l’époque lointaine où je l’épiais dans le bois des Issards. Leur vol impétueux, leur passion des grands essors, sont incompatibles avec la captivité. Étourdis par le choc contre les parois de la prison, verre ou toile métallique, ils périssent tous dans les vingt-quatre heures. Plus paisibles d’allures et satisfaits en apparence de mes têtes de chardon miellées, les Sphex, chasseurs de grillons ou d’Éphippigères, périssent aussi promptement de nostalgie. Mes offres les laissent indifférents.
Je ne peux rien obtenir non plus des Eumènes, notamment du plus gros d’entre eux, le constructeur de coupoles en cailloutis, l’Eumène d’Amédée. Tous les Pompiles autres que le Calicurgue bouffon refusent mes araignées. Le Palare, aux proies indéfiniment variées dans la gent hyménoptère, ne veut pas m’apprendre s’il tarit de miel les apiaires, à l’exemple du Philanthe, et s’il laisse les autres sans la manipulation du dégorgement. Les Tachytes ne donnent pas un regard à leurs criquets ; le Stize ruficorne se laisse promptement mourir, dédaigneux de la Mante religieuse.
À quoi bon poursuivre cette énumération d’échecs ? La règle se dégage de ces quelques exemples : peu de succès et beaucoup d’insuccès. D’où cela peut-il provenir ? À l’exception du Philanthe, séduit de temps en temps par une lampée de miel, les prédateurs ne chassent pas pour leur propre compte ; ils ont leurs heures d’approvisionnement, lorsque le dépôt de l’œuf presse, lorsque la famille réclame nourriture. Hors de ces périodes, la plus belle pièce de gibier pourrait bien laisser indifférents ces consommateurs de nectar. Aussi ai-je soin, autant que possible, de capturer mes sujets en temps opportun ; je donne la préférence aux mères saisies sur le seuil du terrier avec la proie entre les pattes. Cette attention est loin de me réussir toujours. Il y a des démoralisés qui ne veulent plus sous verre, même après une courte attente, l’équivalent de leur pièce.
Toutes les espèces n’ont peut-être pas la même ardeur à giboyer ; l’humeur, le tempérament, changent encore plus que les formes. À ces raisons, d’ordre si délicat, ajoutons l’heure, souvent non favorable quand le sujet est pris au hasard sur les fleurs, et nous aurons plus qu’il n’en faut pour expliquer la fréquence des insuccès. Après tout, je me garderai bien de donner mes insuccès comme règle : ce qui ne réussit pas un jour peut très bien réussir un autre, les conditions changeant. Avec de la persévérance et quelque peu d’adresse, qui voudra continuer ces intéressantes études comblera beaucoup de lacunes, j’en suis persuadé. Le problème est difficultueux, mais non impossible.
Je n’abandonnerai pas mes cloches sans dire un mot du tact entomologique des captifs quand ils se décident à l’attaque. L’un de mes sujets les plus vaillants, l’Ammophile hérissée, n’avait pas toujours le mets traditionnel de sa famille, le ver gris. Je lui offrais indistinctement toute chenille à peau nue, au hasard de mes rencontres. Il y en avait de jaunes, de vertes, de brunâtres, de galonnées de blanc. Toutes étaient acceptées sans hésitation, pourvu que leur taille fût convenable. Sous des livrées très disparates, le bon gibier était à merveille reconnu. Mais une jeune chenille de Zeuzère, extraite des branches du lilas, un ver à soie de dimensions réduites, étaient formellement refusés. Le produit surmené de nos magnaneries, la ténébreuse chenille qui ronge l’intérieur du bois, lui inspiraient méfiance et dégoût, malgré leur peau nue favorable au dard, malgré leur configuration pareille à celle des proies adoptées.
Un autre ardent prédateur, la Scolie interrompue, a refusé la larve de Cétoine, qui s’opère de la même façon que la larve d’Anoxie ; pareillement, la Scolie à deux bandes n’a pas voulu de l’Anoxie. Le Philanthe, l’impétueux égorgeur d’abeilles, a déjoué mes embûches quand je l’ai mis en présence de l’Éristale (E. tenax), l’abeille virgilienne. Lui, Philanthe, prendre cette mouche pour une abeille ! Allons donc ! Le populaire s’y trompe ; l’antiquité s’y trompait, comme le témoignent les Géorgiques, qui font naître un essaim dans la pourriture d’un taureau sacrifié ; lui ne s’y trompe pas. À ses yeux, plus clairvoyants que les nôtres, l’Éristale est un odieux diptère, ami de l’infection, et rien de plus.