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Une idée de quelque envergure ne saurait prendre l’essor sans qu’aussitôt des grincheux se lèvent, désireux de lui casser l’aile et d’écraser la blessée sous leur talon. Ma découverte de la chirurgie qui donne aux prédateurs leurs conserves alimentaires a subi la commune loi. Que les théories se discutent, soit : l’imaginaire est un domaine vague, où chacun est libre d’implanter ses conceptions. Mais les réalités ne se discutent pas. On est mal venu de nier les faits sans autre contrôle que son désir de les trouver faux. Nul, que je sache, n’a ébréché par des observations contraires ce que je raconte depuis si longtemps sur l’instinct anatomique des hyménoptères chassant la proie ; on y oppose des arguments. Misère de nous ! voyez donc d’abord, et puis vous argumenterez ! Et pour engager à voir, je vais répondre, puisque nous sommes de loisir, aux objections faites ou à faire. Je passe sous silence, bien entendu, celles où le dénigrement puéril montre par trop le bout de l’oreille.
Le dard, me dit-on, s’adresse en tel point plutôt qu’en un autre, parce que c’est le seul vulnérable. L’animal n’a pas le choix de la blessure, il pique où il peut. Le merveilleux de son opération est le résultat forcé de la structure de la victime. – Expliquons-nous d’abord, si nous tenons à la clarté, sur le sens du mot vulnérable. Entendez-vous par là que le point ou plutôt les points atteints par l’aiguillon sont les seuls dont la lésion entraîne soudainement soit la mort, soit la paralysie ? Je partage alors votre avis ; non seulement je le partage, mais je suis le premier à le proclamer. Toute ma thèse est là. Oui, cent fois oui, les points atteints sont les seuls vulnérables, très vulnérables même, les seuls qui se prêtent à la mort soudaine ou bien à la paralysie, suivant les desseins de l’opérateur.
Mais ce n’est pas ainsi que vous entendez les choses : vous voulez dire accessibles au dard, en un mot, pénétrables. À l’instant notre accord cesse. J’ai contre moi, je le reconnais, les Charançons et les Buprestes des Cerceris. Ces cuirassés ne donnent guère prise au dard qu’en arrière du prothorax, point où l’aiguillon se porte en effet. Si j’étais vétilleur, je ferais observer qu’en avant du prothorax, sous le cou, la place est accessible et que les Cerceris n’en veulent pas. Mais passons ; j’abandonne le coléoptère vêtu de corne.
Que dirons-nous du ver gris et des autres chenilles chères aux Ammophiles ? En voilà, des proies accessibles au dard, en dessous, sur le dos, sur les flancs, en avant, en arrière, de partout avec la même facilité, sauf la calotte crânienne. Et sur cette infinité de points, également pénétrables, l’hyménoptère en choisit une dizaine, toujours les mêmes, ne différant en rien des autres, si ce n’est par l’intime voisinage des noyaux nerveux. Que dirons-nous des larves de Cétoine et d’Anoxie, attaquées toujours dans le premier segment thoracique, après de longues et pénibles luttes, lorsqu’il serait loisible à l’assaillant de piquer le ver en un point quelconque, le ver tout nu, non moins faible de résistance à la piqûre partout ailleurs ?
Que penserons-nous des Éphippigères et des Grillons du Sphex, lardés à trois reprises sous la poitrine, assez bien défendue, lorsque est négligé le ventre, volumineux et mol, où le dard s’engagerait ainsi qu’une aiguille dans une motte de beurre ? N’oublions pas le Philanthe, qui ne tient compte ni des fissures sous les plaques abdominales, ni du large hiatus en arrière du corselet, et plonge l’arme, à la base du cou, dans un pertuis d’une fraction de millimètre. Parlons un peu du Tachyte manticide. S’adresse-t-il au point de moindre défense lorsqu’il poignarde tout d’abord, à sa base, la terrible machine de la Mante, les brassards à double scie, au risque d’être saisi, transpercé, croqué sur place, s’il manque son coup ? Que ne frappe-t-il au long ventre de la bête ? C’est bien aisé, et sans péril.
Et les Calicurgues, s’il vous plaît ? Sont-ils, eux aussi, des duellistes inexperts, plongeant la dague au seul point d’accès facile, quand ils débutent en paralysant les crochets venimeux ? S’il y a quelque part dans la Tarentule et l’Épeire un point redoutable, difficultueux d’attaque, certes c’est la bouche qui mord de ses deux harpons empoisonnés. Et les téméraires osent braver le mortel traquenard ! Que ne suivent-ils vos judicieux conseils ? Ils piqueraient le ventre dodu, de protection nulle. Ils ne le font pas, et ils ont leurs raisons, ainsi que les autres.
Tous, du premier au dernier, nous démontrent, clair comme eau de roche, que la structure externe des victimes opérées n’est pour rien dans la méthode des opérations. C’est l’anatomie interne qui la détermine. Les points atteints ne sont pas piqués comme seuls pénétrables au dard ; ils le sont comme remplissant une condition majeure, sans laquelle la pénétrabilité n’a plus de valeur. Cette condition n’est autre que le voisinage immédiat des centres nerveux dont il faut abolir l’influence. Corps à corps avec sa proie, molle ou cuirassée, le prédateur se comporte comme s’il connaissait l’appareil d’innervation mieux que pas un de nous. L’objection irréfléchie des points seuls pénétrables est écartée pour toujours, je l’espère.
On me dit encore : Que la piqûre soit faite dans le voisinage des centres nerveux, à la rigueur c’est possible ; sur une proie de trois à quatre centimètres au plus, les distances sont bien minimes. Mais des à peu près fortuits sont bien loin de la précision dont vous nous parlez. – Ah ! ce sont des à peu près ! Nous allons voir. Vous voulez des chiffres, des millimètres, des fractions ! vous en aurez.
J’appelle d’abord en témoignage la Scolie interrompue. Si le lecteur n’a plus en mémoire son mode d’opérer, qu’il veuille bien se le remémorer. Les deux adversaires, dans la lutte préparatoire, sont assez bien représentés par deux anneaux, deux tores enlacés l’un dans l’autre, non à la file, mais transversalement, à angle droit. La Scolie tient happé un point du thorax de la larve d’Anoxie ; elle se recourbe par-dessous, et vient, en contournant le ver, tâtonner, du bout de l’abdomen, sur la ligne médiane du cou. Vu sa position transversale, l’assaillante est donc libre de diriger son arme d’une façon légèrement oblique, soit vers la tête, soit vers la poitrine, pour un même point d’entrée dans le col de la larve. Entre les deux obliquités inverses de l’aiguillon, d’ailleurs très court, quelle peut être la distance ? Deux millimètres, peut-être moins. C’est bien peu. N’importe : que l’opérateur se trompe de cette longueur, – négligeable, me dit-on, – que l’aiguillon incline vers la tête au lieu d’incliner vers la poitrine, et le résultat de l’opération change du tout au tout. Avec l’obliquité vers la tête, les ganglions cérébraux sont atteints, et leur lésion amène mort soudaine. C’est le coup du Philanthe, qui tue son abeille en la piquant de bas en haut sous le menton. La Scolie voulait une proie inerte, mais non morte, fournissant des vivres frais ; elle n’aura qu’un cadavre, bientôt pourriture toxique pour la larve.
Avec l’obliquité vers la poitrine, c’est la petite masse nerveuse thoracique que l’aiguillon atteint. Voilà le coup réglementaire, celui qui déterminera la paralysie et laissera le peu de vie nécessaire au maintien des victuailles en état de fraîcheur. Un millimètre en plus vers le haut tue, un millimètre en plus vers le bas paralyse. De cette minime inclinaison dépend le salut de la race scolienne. N’ayez crainte que l’opérateur se méprenne dans cette micrométrie : c’est toujours vers la poitrine que son aiguillon incline, bien que l’inclinaison contraire soit au même degré praticable et facile. Qu’obtiendrait un à peu près dans des conditions pareilles ? Très souvent un cadavre, aliment fatal au ver.
La Scolie à deux bandes pique un peu plus bas, sur la ligne de démarcation des deux premiers anneaux thoraciques. Sa position est encore transversale par rapport à la larve de Cétoine ; mais la distance des ganglions cervicaux au point d’entrée de l’aiguillon ne permettrait peut-être pas à l’arme déviée vers la tête une lésion suivie de mort soudaine comme ci-dessus. Je fais comparaître ce témoin dans une autre vue. Il est extrêmement rare que l’opérateur, n’importe son gibier et sa méthode, fasse légère erreur et pique au simple voisinage du point requis. Je les vois tous tâtonner du bout de l’abdomen, chercher parfois avec longue insistance avant de dégainer. Ils ne piquent que lorsque se trouve sous le dard le point précis où la blessure aura toute son efficacité. La Scolie à deux bandes, en particulier, lutte avec la larve de Cétoine des demi-heures durant pour se mettre en mesure de plonger le stylet à l’endroit voulu.
Fatiguée d’un débat qui n’en finissait plus, l’une de mes captives a commis sous mes yeux une petite maladresse, chose inouïe. Son arme a pénétré un peu latéralement, à près d’un millimètre du point central, toujours, bien entendu, sur la ligne de démarcation des deux premiers segments thoraciques. Je m’empare aussitôt de la précieuse pièce, qui va m’en apprendre de singulières sur les effets d’un coup mal donné. Faire piquer moi-même en tel ou tel autre point n’aurait pas grand intérêt : la Scolie, tenue du bout des doigts, blesserait au hasard, comme une abeille qui se défend ; son aiguillon, non dirigé, instillerait le venin à l’aventure. Ici tout s’est passé d’après les règles, moins la petite erreur de place.
Eh bien, la mal opérée n’est paralysée des pattes que du côté gauche, côté vers lequel l’arme a dévié ; il y a hémiplégie. Les pattes du côté droit remuent. Si l’opération s’était faite d’une façon normale, l’inertie soudaine des six pattes en aurait été le résultat. Cette hémiplégie est, il est vrai, de courte durée. Rapidement la torpeur de la moitié gauche gagne la moitié droite, et la bête est immobile, impuissante à s’enfouir dans le terreau, sans réaliser néanmoins les conditions indispensables à la sécurité de l’œuf ou du jeune ver. Si je lui saisis une patte, un point de la peau avec les pinces, brusquement elle se contracte, se boucle, redevient turgide comme elle le fait dans sa pleine vigueur. Que deviendrait un œuf sur pareille victuaille ? Au premier resserrement de ce brutal étau, à la première contraction, il serait écrasé, ou du moins détaché de sa place, et tout œuf enlevé du point où la mère l’a fixé périt inévitablement. Il lui faut, sur le ventre de la Cétoine, appui flasque que les morsures du nouveau-né ne feront pas tressaillir. Ce mou lardon, toujours étalé, sans réaction, la piqûre légèrement excentrique ne le donne pas du tout. Le lendemain seulement, par les progrès de la torpeur, la larve se trouve inerte et flasque au degré convenable. Mais c’est trop tard : dans l’intervalle, l’œuf serait en grave péril sur cette pièce à demi paralysée. L’aiguillon faisant erreur de moins d’un millimètre laisserait la Scolie sans famille.
J’ai promis des fractions. Nous y voici. Considérons la Tarentule et l’Épeire que les Calicurgues viennent d’opérer. Le premier coup de dard est donné dans la bouche. Pour les deux proies, les crochets venimeux sont profondément inertes : les titillations avec un bout de paille ne parviennent jamais à les faire entr’ouvrir. Les palpes, leurs très proches voisins, leurs dépendances, ont, au contraire, leur habituelle mobilité. Sans attouchement préalable, des semaines entières ils se meuvent. En pénétrant dans la bouche, le dard n’a pas atteint les ganglions cervicaux, sinon mort soudaine s’ensuivrait, et nous aurions sous les yeux des cadavres tournant en peu de jours à la pourriture, au lieu de pièces fraîches où des traces de vie se maintiennent longtemps manifestes. Les centres d’innervation céphaliques ont été épargnés.
Qu’y a-t-il donc de lésé pour amener ainsi l’inertie profonde des crocs venimeux ? Je regrette que mes connaissances anatomiques me laissent ici dans l’indécision. Les deux crocs sont-ils animés par un noyau nerveux spécial ? le sont-ils par des filets issus de centres ayant d’autres fonctions ? Je laisse aux anatomistes mieux outillés que je ne le suis le soin d’élucider cette obscure question. Le second cas me paraît plus probable, à cause des palpes, dont les nerfs, ce me semble, doivent avoir même origine que ceux des crochets. En raisonnant dans cette dernière hypothèse, on voit que pour abolir le mouvement des pinces venimeuses sans nuire à la mobilité des palpes, sans léser surtout les centres céphaliques et déterminer ainsi la mort, le Calicurgue n’a qu’un moyen : c’est d’atteindre de son dard l’un et l’autre des filets animant les crocs, filets aussi déliés qu’un cheveu.
J’insiste. Malgré leur extrême délicatesse, ces deux filaments doivent être lésés d’une façon directe ; car s’il suffisait au dard d’instiller son venin par à peu près, les nerfs des palpes, si rapprochés des premiers, subiraient l’intoxication du voisinage en déterminant l’inertie de ces appendices. Les palpes se meuvent, ils gardent assez longtemps leur mobilité ; l’action du venin est alors évidemment localisée dans les nerfs des crochets. Il y a deux de ces fils nerveux, très menus, très difficiles à trouver même pour l’anatomiste de profession. Le Calicurgue doit les atteindre l’un après l’autre, les arroser de son venin, les transpercer peut-être, dans tous les cas les opérer d’une façon très circonscrite, de manière que la diffusion du virus ne compromette pas le voisinage. L’extrême délicatesse de cette chirurgie nous explique le long séjour de l’arme dans la bouche ; la pointe du dard cherche et finit par trouver la minime fraction de millimètre où doit agir le virus. Voilà ce que nous enseignent les mouvements des palpes à côté des crochets inertes ; ils nous disent que les Calicurgues sont des vivisecteurs d’une effrayante précision.
Dans l’hypothèse d’un centre nerveux spécial aux pinces, la difficulté serait un peu moindre, sans rabaisser le talent de l’opérateur. Le dard devrait alors atteindre un point tout juste visible, un atome où nous trouverions à peine place pour la pointe d’une aiguille. C’est la difficulté que résolvent d’une façon courante les divers paralyseurs. Blessent-ils réellement de leur dague le ganglion dont il faut abolir l’influence ? C’est possible, mais je n’ai rien tenté pour m’en assurer, l’infiniment petite blessure me paraissant trop difficile à constater avec les moyens optiques dont je dispose. Se bornent-ils à déposer leur gouttelette de venin sur le ganglion ou tout au moins dans son intime voisinage ? Je ne dis pas non.
J’affirme, en outre, que, pour provoquer paralysie foudroyante, le venin, s’il n’est pas déposé dans la masse nerveuse, doit agir de très près. Mon affirmation n’est que l’écho de ce que vient de nous apprendre la Scolie à deux bandes ; sa larve de Cétoine piquée à moins d’un millimètre du point réglementaire n’est devenue inerte que le lendemain. Il est hors de doute, d’après cet exemple, que l’effet du virus se propage à la ronde dans un rayon de quelque étendue ; mais cette diffusion ne suffit pas à l’opérateur, qui demande pour son œuf, déposé bientôt, sécurité complète dès les premiers moments.
D’autre part, les manœuvres des paralyseurs démontrent la recherche précise des ganglions, au moins du premier ganglion thoracique, le plus important de tous. L’Ammophile hérissée, entre autres, nous renseigne fort bien à cet égard. Ses trois coups au thorax de la chenille, surtout le dernier, entre la première et la deuxième paire de pattes, se prolongent plus que les coups distribués aux ganglions de l’abdomen. Tout nous autorise à croire que, pour ces inoculations décisives, le dard recherche le ganglion correspondant et n’agit qu’après l’avoir rencontré sous sa pointe. À l’abdomen, l’insistance cesse ; l’aiguillon passe d’un segment à l’autre avec rapidité. Pour ces anneaux, de moindre danger, l’Ammophile s’en rapporte, peut-être, à la diffusion du venin ; toutefois les piqûres, quoique faites à la hâte, ne s’écartent pas de l’étroit voisinage des ganglions, car leur champ d’influence est très limité, comme le prouve le nombre des inoculations nécessaires à la torpeur complète, comme le prouve d’une façon plus simple l’exemple que voici.
Un ver gris qui vient de recevoir sa première piqûre sur le troisième segment thoracique repousse l’Ammophile, et d’un soubresaut la jette à distance. Je profite de l’occasion et m’empare du ver. Les pattes de ce troisième segment sont seules paralysées ; les autres ont leur ordinaire mobilité. Quoique impotent des deux pattes atteintes, l’animal chemine très bien ; il s’enfonce dans la terre, il remonte à la surface pour ronger, la nuit, le trognon de laitue que je lui ai servi. Quinze jours mon paralytique conserve parfaite liberté d’action, sauf dans le segment opéré ; puis il meurt, non de sa blessure, mais d’un accident. Dans cet intervalle, l’effet du venin ne s’était donc pas propagé en dehors de l’anneau piqué.
En tout point où le dard pénètre, l’anatomie nous enseigne la présence d’un noyau nerveux. Ce centre est-il directement atteint par l’arme ? est-il intoxiqué de virus à très petite distance par imprégnation progressive des tissus voisins ? Là est le doute, ce qui n’infirme en rien la précision des piqûres abdominales, relativement négligées. Quant à celles du thorax de la chenille, leur précision est incontestable. Après les Ammophiles, les Scolies et surtout les Calicurgues, est-il bien nécessaire d’appeler à la barre d’autres témoins, qui tous nous affirmeraient, avec des variantes de détail, la marche de leur bistouri rigoureusement réglée d’après l’appareil nerveux de la proie ? C’est assez, je crois. Pour qui veut entendre, la démonstration est faite.
D’autres se complaisent en des objections dont l’étrangeté me surprend. Ils voient dans le venin des prédateurs un liquide antiseptique, et dans les vivres de leurs terriers des conserves alimentaires maintenues fraîches, non par un reste de vie, mais par le virus et ses microbes. – Entre nous, savants maîtres, parlons un peu de la chose. Avez-vous jamais vu le garde-manger d’un prédateur émérite, d’un Sphex, par exemple, d’une Scolie, d’une Ammophile ? Non, n’est-ce pas. Je m’en doutais. Avant de mettre en scène le microbe conservateur, il convenait pourtant de commencer par là. Le moindre examen vous eût montré que les vivres ne sont pas précisément comparables à des jambons fumés. Cela remue, donc ce n’est pas mort. Voilà toute l’affaire dans sa naïve simplicité. Les palpes s’agitent, les mandibules s’ouvrent et se referment, les tarses frémissent, les antennes et les filets abdominaux oscillent, le ventre a des pulsations, l’intestin rejette son contenu, l’animal réagit sous le stimulant d’une aiguille, autant de signes peu compatibles avec l’idée de pièces de salaison.
Avez-vous eu la curiosité de feuilleter les pages où j’expose en détail les résultats de mes observations ? Non, n’est-ce pas. Je m’en doutais encore. C’est dommage. On y trouve, en particulier, l’histoire de certaines Éphippigères qui, piquées par le Sphex suivant les règles, sont ensuite élevées par mes soins au biberon. Convenons-en : voilà de singulières conserves par le procédé de la liqueur antiseptique. Elles acceptent la becquée que je leur offre au bout d’une paille ; elles s’alimentent, prennent réfection. Mon espoir est nul d’en voir faire autant aux sardines en boîte.
Je renonce à des redites énervantes. Qu’il me suffise d’adjoindre à mon ancien faisceau de preuves quelques faits non encore décrits. L’Odynère nidulateur nous a montré dans ses loges quelques larves de Chrysomèle fixées par l’arrière à la paroi du roseau. Ainsi se fixe le ver à la feuille de peuplier pour se donner point d’appui quand vient le moment de quitter la dépouille larvaire. Ces préparatifs de la nymphose ne disent-ils pas clairement que l’animal n’est pas mort ?
L’Ammophile hérissée nous fournit mieux encore. Plusieurs des chenilles opérées sous mes yeux atteignent, qui plus tôt, qui plus tard, l’état de chrysalides. Mes notes sont explicites au sujet de trois d’entre elles, prises sur le Verbascum sinuatum. Sacrifiées le 14 avril, elles sont, deux semaines après, encore irritables par les titillations d’un bout de paille. Un peu plus tard, la coloration vert tendre du début est remplacée par du marron rougeâtre, sauf à la face ventrale, sur trois ou quatre segments de la région moyenne. L’épiderme se ride, se fendille, mais sans se détacher de lui-même. Aisément je l’enlève par lambeaux. Sous cette dépouille apparaît le tégument corné, ferme, brun marron de la chrysalide. L’évolution de la nymphose est si correcte, qu’un moment le fol espoir me vient de voir sortir un papillon de cette momie victime d’une dizaine de coups de stylet. D’ailleurs, nul essai de cocon, nul jet de fil soyeux de la part de la chenille avant de se chrysalider. Peut-être, dans les conditions normales, la métamorphose se fait-elle sans abri. Quoi qu’il en soit, le papillon attendu dépassait les bornes du possible. Vers le milieu de mai, un mois après l’opération des chenilles, mes trois chrysalides, toujours incomplètes en dessous, dans les trois ou quatre segments moyens, se sont flétries et finalement moisies. Est-ce concluant, cette fois-ci ? À qui donc pourrait venir la sotte idée que dans une proie réellement morte, dans un cadavre préservé de la pourriture par un antiseptique, puisse s’accomplir le travail peut-être le plus délicat de la vie, l’acheminement d’un ver à la forme parfaite ?
La vérité pénètre dans les cerveaux réfractaires à grands coups de massue. Usons encore une fois de ce moyen. En septembre, j’exhume d’un amas de terreau cinq larves de Cétoine paralysées par la Scolie à deux bandes et portant sur le ventre l’œuf non encore éclos de l’hyménoptère. J’enlève l’œuf et j’installe les impotentes sur un lit d’humus avec toiture de verre. Je me propose de voir combien de temps je pourrai les conserver en état de fraîcheur, aptes à remuer mandibules et palpes. Déjà les victimes de divers prédateurs m’avaient instruit sur pareil sujet ; je savais que des traces de vie se maintiennent des quinze jours, des trois et quatre semaines et au delà. J’avais vu, par exemple, les Éphippigères du Sphex languedocien ne cesser leurs oscillations antennaires et leurs trémoussements de paralytiques qu’après une quarantaine de jours d’alimentation artificielle au biberon ; et je me demandais si la mort plus ou moins prochaine des autres victimes ne provenait pas du défaut de nourriture tout autant que de l’opération subie. D’ailleurs, sous sa forme adulte l’insecte a généralement une durée fort limitée. Il périt bientôt, tué par la vie, sans autre accident. Une larve est préférable pour ces recherches. C’est de constitution plus vivace, plus apte à supporter une longue abstinence, surtout pendant la torpeur hivernale. La larve de Cétoine, vrai lardon, nourrie de sa graisse pendant la saison mauvaise, remplit à souhait les conditions requises. Que va-t-elle devenir, étalée le ventre en haut sur sa couche d’humus ? Passera-t-elle l’hiver ?
Au bout d’un mois, trois de mes vers brunissent et tombent en pourriture. Les deux autres, d’une fraîcheur parfaite, agitent antennes et palpes au contact d’une paille. Les froids arrivent, et les titillations n’éveillent plus ces signes de vie. L’inertie est complète ; néanmoins l’aspect se maintient excellent, sans nulle trace de teinte brune, indice d’altération. Au retour des chaleurs, vers le milieu de mai, il se fait comme une résurrection. Je trouve mes deux larves retournées, le ventre en bas ; bien plus, elles sont à demi plongées dans le terreau. Tracassées, elles se bouclent paresseusement ; elles remuent les pattes aussi bien que les pièces de la bouche, mais d’une façon lente et sans vigueur. Puis les forces semblent revenir. Les convalescentes, les ressuscitées, labourent, en de gauches efforts, leur couche de terreau ; elles y plongent, y disparaissent à la profondeur d’environ deux pouces. La guérison s’annonce comme imminente.
Erreur. En juin j’exhume les invalides. Cette fois, les larves sont mortes, leur coloration rembrunie le dit assez. Je m’attendais à mieux. C’est égal : le succès n’est pas petit. Neuf mois, neuf longs mois, les opérées de la Scolie se sont maintenues avec la fraîcheur de la vie. Vers la fin, la torpeur s’est dissipée, les forces et les mouvements sont revenus, suffisants pour leur permettre de quitter la surface où je les avais déposées, et de regagner les profondeurs en s’ouvrant un passage à travers le terreau. Je compte bien qu’après cette résurrection on ne parlera plus d’antiseptique, à moins que les harengs des usines à conserves ne se mettent à frétiller dans leur saumure.