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La chimie vient à son tour nous mettre un bâton dans les roues. Le venin des hyménoptères, dit-elle, n’est pas de même nature dans toute la série. Les apiaires l’ont complexe et formé de deux éléments, l’un acide et l’autre alcalin. Les prédateurs ne possèdent que l’élément acide. C’est précisément à cette acidité, non à la prétendue habileté des opérateurs, qu’est due la conservation des vivres.
J’essaye vainement d’entrevoir ce que viennent faire ici ces réactions en les admettant pour vraies, ce qui est d’intérêt nul dans le problème à débattre. Par l’inoculation de liquides variés, des acides, acide azotique faible, des alcalis, ammoniaque, des corps neutres, alcool, essence de térébenthine, j’obtiens des états pareils à ceux des victimes des prédateurs, c’est-à-dire l’inertie avec persistance d’une sourde vitalité, que trahissent les mouvements des antennes et des pièces de la bouche. Le succès n’est pas constant, bien entendu, car la brutale plaie et l’incertitude de mon aiguille empoisonnée ne supportent pas la comparaison avec la finesse de blessure et la précision du dard naturel ; il se répète assez, après tout ; pour amener inébranlable conviction. Il convient d’ajouter que la réussite exige un sujet à chaîne ganglionnaire concentrée, Charançon, Bupreste, Scarabée sacré et autres. La paralysie ne réclame alors qu’une seule piqûre, faite au point que nous enseigne le Cerceris, à la jonction du corselet avec le reste du thorax. L’instillation de l’âcre liquide est dans ce cas la moindre possible, et sa faible quantité ne compromet pas trop le patient. Avec des centres nerveux non rassemblés, pour chacun desquels une opération spéciale est nécessaire, la méthode est impraticable : l’animal périt tué par l’excès du corrosif. Je suis tout confus d’avoir à rappeler ces vieilles expérimentations, qui, répétées, continuées par des mains plus autorisées que les miennes, nous auraient délivrés des objections chimiques.
Lorsque le jour est d’acquisition si facile, pourquoi rechercher l’obscurité savante ? Pourquoi des réactions acides ou alcalines qui ne prouvent rien, lorsqu’il est si simple de recourir à des faits, qui prouvent tout ? Avant d’affirmer que le venin des prédateurs possède, de par ses seules vertus acides, la propriété conservatrice, il convenait de s’informer si le dard d’une abeille, avec son acide et son alcali, ne pouvait, par hasard, produire les mêmes effets que celui du paralyseur, dont l’habileté est formellement niée. La chimie n’y a pas songé. La simplicité n’est pas toujours la bienvenue dans nos laboratoires. Il est de mon devoir de réparer ce petit oubli. Je me propose de rechercher si le venin de l’abeille, chef de file des apiaires, est apte à la chirurgie qui paralyse sans tuer.
La recherche est hérissée de difficultés, ce qui n’est pas un motif d’y renoncer. Et tout d’abord, opérer avec l’abeille telle que je viens de la capturer m’est impossible. Des essais répétés sans le moindre succès épuisent ma patience. Il faut que le dard pénètre en un point déterminé, là même où plongerait celui du prédateur. L’indocile captive se démène, furieuse, et pique au hasard, jamais où je le désire. Mes doigts sont atteints plus souvent encore que le patient. Je n’ai qu’un moyen de maîtriser un peu l’indomptable aiguillon : c’est de détacher l’abdomen de l’abeille d’un coup de ciseaux, de saisir à l’instant le tronçon avec de fines pinces et d’en appliquer l’extrémité sur le point où doit plonger le dard.
Chacun sait que le ventre de l’abeille n’a pas besoin des ordres de la tête pour dégainer quelques instants encore et venger la défunte avant d’être envahi lui-même par l’inertie de la mort. Cette persistance vindicative me sert à souhait. Une autre circonstance me favorise : le dard barbelé reste dans la plaie, ce qui me permet de constater avec précision le point atteint. Un aiguillon aussitôt retiré que plongé me laisserait indécis. Je peux, en outre, quand la transparence des tissus le permet, reconnaître la direction de l’arme, perpendiculaire et favorable à mes desseins, ou bien oblique et dès lors sans valeur. Voilà les avantages.
Voici les inconvénients. Le ventre détaché, quoique plus docile que l’abeille entière, est fort loin encore de satisfaire mes désirs. Il a ses capricieux écarts, ses coups imprévus. Je veux qu’il pique ici. Eh bien, non ; il déjoue mes pinces et va piquer ailleurs, pas bien loin, il est vrai, mais il en faut si peu pour laisser indemne le centre nerveux qu’il s’agit d’atteindre. Je veux qu’il plonge perpendiculairement. Eh bien, non ; dans la grande majorité des cas, il pénètre d’une façon oblique et ne traverse que la peau. C’est assez dire par combien d’échecs se prépare de loin en loin un succès.
Ce n’est pas encore tout. Je n’apprendrai rien à personne en rappelant que la piqûre de l’abeille est très douloureuse. Celle des prédateurs est, au contraire, insignifiante dans la plupart des cas. Mon épiderme, non moins sensible qu’un autre, n’en tient compte ; je manie Sphex, Ammophiles, Scolies, sans préoccupation de leurs stylets. Je l’ai dit bien des fois ; je le rappelle au souvenir du lecteur pour le besoin de la cause. En l’absence de propriétés chimiques ou autres bien connues, nous n’avons effectivement qu’un moyen de comparer entre eux les deux venins : c’est le degré de douleur produite. Tout le reste est mystère. Aucun venin, d’ailleurs, pas même celui du crotale, n’a dit jusqu’ici la cause de ses redoutables effets.
Conseillé par cet unique guide, la douleur, je mets donc le dard de l’abeille bien au-dessus de celui des prédateurs comme arme offensive. Un seul de ses coups doit égaler et souvent dépasser en efficacité les blessures multiples de l’autre. Pour tous ces motifs, exagération d’énergie, quantité variable du virus inoculé par un abdomen convulsif qui ne dose plus l’émission, aiguillon non dirigeable à mon gré, piqûre superficielle ou profonde, oblique ou normale, atteignant les centres nerveux ou n’intéressant que les tissus voisins, mes expériences doivent donner les résultats les plus variés.
J’obtiens, en effet, tous les désordres possibles. J’ai des ataxiques, des estropiés pour toujours ou temporairement, des paralysés, des hémiplégiques, des foudroyés qui reviennent à eux, et souvent des morts à bref délai. Ce serait encombrer inutilement ce volume que de rapporter mes cent et quelques essais. Fastidieux de lecture et de maigre profit, faute d’une marche régulière non praticable en pareille étude, ces détails seront résumés en quelques exemples.
Un acridien colosse, comme ma région n’en possède guère de plus vigoureux, un Dectique verrucivore, est piqué à la base du cou, sur la ligne des pattes antérieures, au point médian. La piqûre descend d’aplomb. C’est un point semblable que blesse le dard du sacrificateur de Grillons et d’Éphippigères. Aussitôt piqué, le géant bondit, rue furieusement, se démène et tombe sur le côté sans pouvoir se relever. Les pattes antérieures sont paralysées, les autres sont mobiles. Couché sur le flanc et non tracassé, l’animal, en peu d’instants, ne donne d’autres signes de vie que les oscillations des antennes et des palpes, les pulsations du ventre, le redressement convulsif de l’oviscapte ; mais, irrité par un léger attouchement, il agite les quatre pattes postérieures, surtout la troisième paire, à grosses cuisses, qui lancent de vigoureuses ruades. Le lendemain, état semblable avec aggravation de la paralysie, qui maintenant a gagné les pattes intermédiaires. Le surlendemain, les six pattes ne bougent pas, mais les antennes, les palpes et l’oviscapte oscillent toujours vivement. C’est l’état de l’Éphippigère lardée trois fois au thorax par le Sphex languedocien. Un seul point fait défaut, point capital : la longue persistance d’un reste de vie. Le quatrième jour, en effet, le Dectique est mort ; sa teinte foncée me le dit.
De cet exemple se dégagent deux conséquences bonnes à mettre en lumière. Le venin de l’abeille est tellement actif qu’un seul coup de dard dirigé vers un centre nerveux tue en quatre jours l’un des plus gros des orthoptères, insecte de forte constitution cependant. En second lieu, la paralysie n’intéresse d’abord que les pattes dont le ganglion est atteint ; puis elle progresse lentement à la seconde paire, enfin à la troisième. L’effet local se diffuse. Cette diffusion, très admissible pour les victimes des prédateurs, n’a pas de rôle dans la méthode opératoire de ces derniers. L’œuf, dont la ponte va venir sans retard, exige, dès le début, inertie complète de la proie. Dès lors tous les centres nerveux qui président à la locomotion doivent être torpéfiés immédiatement par le virus.
Je m’explique maintenant pourquoi le venin des prédateurs est d’effet si peu douloureux. S’il possédait les énergies de celui de l’abeille, un seul coup de dard compromettrait la vitalité de la proie, tout en laissant quelques jours des mouvements violents très périlleux pour le chasseur, et surtout pour l’œuf. Tempéré d’action, il s’instille aux divers centres nerveux, comme cela se passe notamment au sujet des chenilles. Ainsi s’obtient sur-le-champ l’indispensable immobilité ; et, malgré le nombre des blessures, la victime n’est pas un prochain cadavre. Aux merveilles du talent des paralyseurs s’en adjoint une autre : celle de leur venin, dosé de puissance, délicatement mitigé. L’abeille, qui se venge, exalte la virulence de son produit ; le Sphex, qui met en léthargie les provisions de ses larves, l’affaiblit, la réduit au strict nécessaire.
Encore un exemple à peu près du même genre. Je prends mes sujets de préférence parmi les orthoptères, qui, par leur taille avantageuse, leur finesse de peau dans les points qu’il faut léser, se prêtent mieux que les autres insectes à mes délicates manipulations. La cuirasse d’un Bupreste, l’épais lard d’une larve de Cétoine, les contorsions d’une chenille, sont des causes presque insurmontables d’insuccès avec un dard qu’il n’est pas en mon pouvoir de diriger. C’est maintenant la grande sauterelle verte (Locusta viridissima), adulte et femelle, que je livre à l’aiguillon de l’abeille. La piqûre est médiane sur la ligne des pattes antérieures.
Effet foudroyant. Deux ou trois secondes, l’animal se débat en des convulsions, puis tombe sur le flanc, immobile de partout, sauf l’oviscapte et les antennes. Plus rien ne bouge tant que la bête est laissée tranquille ; mais si je la chatouille du bout d’un pinceau, les quatre pattes postérieures vivement s’agitent et saisissent. Quant aux pattes antérieures, atteintes dans leur centre d’innervation, elles sont pour toujours inertes. Trois jours encore le même état se maintient. Le cinquième, la paralysie progressive ne laisse de libres que les antennes avec leur va-et-vient oscillant, et l’abdomen avec ses pulsations et ses redressements de l’oviscapte. Le sixième, la sauterelle commence à brunir ; elle est morte. À part un reste de vie plus tenace, le cas est le même que celui du Dectique. Prolongeons cette durée, et nous aurons le gibier du Sphex.
Mais avant, informons-nous des effets de la piqûre autre part qu’en face des ganglions thoraciques. Je fais piquer une Éphippigère femelle au ventre, vers le milieu, à la face inférieure. L’opérée n’a pas l’air de trop se préoccuper de sa blessure : elle grimpe vaillamment aux parois de la cloche sous laquelle je l’ai déposée ; elle bondit comme avant. Bien mieux, elle se met à brouter la feuille de vigne, consolation que j’ai soin de lui offrir. Quelques heures se passent, et rien n’indique un reste d’émotion. Rapide et complet retour à la santé.
Une seconde reçoit triple blessure à l’abdomen, sur chaque flanc et vers le milieu. Le premier jour, l’animal semble n’avoir rien éprouvé ; je n’aperçois aucun indice de gêne dans les mouvements. Je ne doute pas des cuisantes douleurs, mais ces stoïques-là ne sont pas expansifs dans leurs afflictions. Le lendemain, l’Éphippigère traîne un peu la jambe et marche avec lenteur. Encore deux jours, et, mise sur le dos, elle est impuissante à se retourner. Le cinquième, elle succombe. Cette fois, j’ai dépassé la dose ; la commotion de trois coups de dard a été trop forte.
Ainsi des autres jusqu’au douillet Grillon, qui, piqué une seule fois au ventre, se remet en un jour de sa douloureuse épreuve et revient à sa feuille de laitue. Mais si la blessure se répète à un petit nombre de reprises, la mort s’ensuit dans un délai plus ou moins bref. J’en excepte, parmi les tributaires de ma cruelle curiosité, les larves de Cétoine, qui bravent le triple et le quadruple coup d’aiguillon. Au moment où, soudain flasques, étalées, détendues, je les crois mortes ou paralysées, les vivaces bêtes reviennent à elles, cheminent sur le dos, s’enfoncent dans l’humus. Je ne peux rien en obtenir de précis. Il est vrai que leurs cils clairsemés et leur cuirasse de lard forment palissade et barrière contre l’aiguillon, qui, presque toujours, plonge à peu de profondeur et d’une façon oblique. Laissons ces indomptables, et tenons-nous-en à l’orthoptère, d’expérimentation plus aisée. Un coup de dard, disons-nous, le tue s’il est dirigé vers les ganglions du thorax ; il le met dans un malaise passager s’il est dirigé vers un autre point. C’est donc bien par son action directe sur les centres nerveux que le venin révèle ses propriétés redoutables.
Généraliser la mort prochaine dans le cas de la piqûre vers les ganglions thoraciques serait trop avancer : elle est fréquente, mais accompagnée d’assez nombreuses exceptions, résultant de circonstances impossibles à déterminer. Je ne peux rien dans la direction du dard, dans la profondeur atteinte, dans la quantité de venin déversé, et le tronçon d’abeille est loin de suppléer par lui-même à mon impuissance. Ce n’est plus ici la savante escrime du prédateur : c’est le coup fortuit, sans règle ni mesure. Aussi tous les accidents sont possibles, depuis le plus grave jusqu’au plus bénin. Citons-en quelques-uns des plus intéressants.
Une Mante religieuse adulte est piquée au niveau de l’insertion des pattes ravisseuses. Si la blessure avait été centrale, j’aurais été témoin d’un fait constaté déjà bien des fois sans émousser encore mon émotion et ma surprise. C’est la soudaine paralysie des harpons de la bête, férocement armée. N’est pas plus brusque l’arrêt d’un mécanisme dont le grand ressort vient à casser. D’habitude l’inertie des pattes ravisseuses gagne les autres dans l’intervalle d’un jour ou deux, et la paralytique meurt dans moins d’une semaine. Mais la piqûre actuelle est excentrique. Le dard a pénétré vers la base de la patte droite, à moins d’un millimètre du point médian. À l’instant même cette patte est paralysée ; l’autre ne l’est pas, et l’insecte en fait usage aux dépens de mes doigts sans défiance, piqués au sang par le croc terminal. Le lendemain seulement l’immobilité gagne la patte qui m’a blessé la veille. Cette fois, la paralysie ne progresse pas plus loin. La Mante fort bien chemine, dans son habituelle attitude, le corselet fièrement redressé ; mais les brassards ravisseurs, au lieu d’être repliés contre la poitrine, prêts à l’attaque, retombent inertes et ouverts. Une douzaine de jours je conserve l’estropiée, qui refuse toute nourriture, dans l’impossibilité où elle est de faire usage de ses pinces pour saisir la proie et la porter à la bouche. L’abstinence trop prolongée la tue.
Il y a des ataxiques. Mes notes gardent souvenir d’une Éphippigère qui, piquée au prothorax hors de la ligne médiane, avait conservé l’usage des six membres sans parvenir à marcher, à grimper, faute de coordination dans les mouvements. Une gaucherie singulière la laissait indécise entre l’avance et le recul, entre la direction à droite et la direction à gauche.
Il y a des hémiplégiques. Piquée excentriquement au niveau des pattes antérieures, une larve de Cétoine a la moitié droite du corps flasque, étalée, impuissante à se contracter, tandis que la moitié gauche devient turgide, se ride, se contracte. Le côté gauche n’ayant plus le concours symétrique du côté droit, l’animal, au lieu de se rouler en volute normale, serre sa spire sur un flanc et la laisse bâillante sur l’autre. La concentration de l’appareil nerveux, intoxiqué par le venin sur une moitié longitudinale seulement, explique cet état remarquable entre tous.
Inutile de multiplier ces exemples. On voit assez à quelle variété de résultats conduit la piqûre sans règle d’un abdomen d’abeille ; arrivons au nœud même de la question. Le venin de l’apiaire peut-il mettre une proie dans l’état que réclame le prédateur ? Oui ; j’en ai la preuve expérimentale ; mais cette preuve est si coûteuse en patience, en victimes, et, disons le mot, en répugnantes cruautés, qu’une fois obtenue pour une espèce, elle m’a paru suffire. Dans des conditions aussi difficiles, avec un venin d’une violence outrée, un seul succès est probante démonstration ; la chose est possible du moment qu’elle se produit une fois.
Une Éphippigère femelle est piquée au point médian très peu en avant des pattes antérieures. Débats convulsifs de quelques secondes, puis chute sur le flanc, avec pulsations du ventre, oscillations des antennes et quelques faibles mouvements des pattes. Les tarses accrochent fortement le pinceau que je leur présente. Je mets l’animal sur le dos. Il s’y maintient immobile. Son état est absolument le même que celui où le Sphex languedocien plonge ses Éphippigères. Pendant trois semaines, je revois dans tous ses détails le spectacle auquel m’ont habitué les proies extraites des terriers ou dérobées au chasseur ; les longues antennes oscillent, les mandibules bâillent, les palpes et les tarses tremblotent, l’oviscapte a des soubresauts, l’abdomen palpite par longs intervalles, à l’attouchement d’un pinceau l’étincelle de vie se réveille. La quatrième semaine, ces signes de vie, de plus en plus faibles, s’évanouissent, mais l’animal se maintient toujours dans une irréprochable fraîcheur. Enfin un mois s’écoule, et la paralysée commence à brunir. C’est fini ; la mort est là.
Même succès avec un Griffon ; troisième réussite avec une Mante religieuse. Dans les trois cas, sous le rapport de la fraîcheur longtemps maintenue, sous celui des indices de vie affirmés par de faibles mouvements, la ressemblance est telle entre mes victimes et celles des prédateurs, que les Sphex et les Tachytes n’auraient pas désavoué les produits de mon art. Mon Grillon, mon Éphippigère, ma Mante, avaient la fraîcheur des leurs ; ils se conservaient comme les leurs un temps plus que suffisant à la complète évolution des larves. Ils m’affirmaient, de la manière la plus évidente, ils affirment aux intéressés que le venin des apiaires, son atroce violence à part, ne diffère pas dans ses effets de celui des prédateurs. Sont-ils alcalins ? sont-ils acides ? C’est ici question oiseuse. L’un et l’autre intoxiquent, commotionnent, torpéfient les centres nerveux et déterminent ainsi soit la mort soit la paralysie, suivant le mode d’inoculation. Pour le moment, tout est là. Nul ne peut dire encore le dernier mot sur l’action de ces virus, si terribles à dose infinitésimale. Notre ignorance du moins cesse sur le point en litige : le prédateur doit la conservation des vivres de sa larve non à des qualités spéciales de son venin, mais à l’extrême précision de sa chirurgie.
Une dernière objection se dresse, plus spécieuse que les autres, celle de Darwin : les instincts ne se sont pas conservés à l’état fossile. – Et s’ils s’étaient conservés, maître, que nous apprendraient-ils ? Pas grand’chose de plus que ce que nous montrent les instincts contemporains. N’est ce pas d’après le monde actuel que le géologue fait revivre à l’esprit les antiques carcasses ? Sans autre guide que l’analogie, il nous dit comment vivait tel saurien des temps jurassiques ; sur des mœurs non conservées fossiles, il en raconte long, digne néanmoins de confiance, parce que le présent lui enseigne le passé. Faisons un peu comme lui.
Un précurseur des Calicurgues gît, je suppose, dans les schistes houillers. Sa proie était quelque hideux scorpion, ce premier-né des arachnides. Comment l’hyménoptère se rendait-il maître de la terrible proie ? Par la méthode du sacrificateur actuel des Tarentules, nous dit l’analogie. Il désarmait l’adversaire, il paralysait le dard venimeux par un coup donné en un point qu’on pourrait déterminer avec certitude d’après l’anatomie de la bête. Hors de ce moyen, l’assaillant périssait, poignardé, puis dévoré par son gibier. Nous ne pouvons sortir de là : ou le précurseur des Calicurgues, bourreau de scorpions, savait à fond son métier, ou sa race devenait impossible, comme serait impossible maintenait la race de l’opérateur de Tarentules sans le coup de dague qui paralyse les crochets venimeux. Le premier qui, dans son audace, a lardé le scorpion houiller possédait à la perfection son escrime ; le premier qui se prit corps à corps avec la Tarentule savait, sans broncher, les principes de sa périlleuse chirurgie. Une hésitation, un tâtonnement de leur part, et ils étaient perdus. L’initiateur ne laissait pas de disciples pour reprendre son œuvre et la perfectionner.
Mais les instincts fossiles, insiste-t-on, nous donneraient des intermédiaires, des échelons d’acheminement ; ils nous montreraient le graduel passage de l’essai fortuit, très incorrect, à la pratique parfaite, fruit des siècles ; avec leurs variétés, ils nous fourniraient des termes de comparaison pour remonter du simple au complexe. – Qu’à cela ne tienne, maître ; si vous désirez des instincts variés où se rechercherait la genèse du complexe par le simple, il n’est pas nécessaire de compulser les feuillets de schiste et les couches de roche, ces archives du vieux monde ; l’heure présente soumet à nos méditations une inépuisable richesse où se réalise peut-être tout ce qui peut émerger des limbes du possible. Dans bientôt un demi-siècle d’études, je n’ai entrevu qu’un modeste, très modeste recoin du domaine instinctif, et la moisson faite m’accable par sa variété : je ne connais pas encore deux espèces de prédateurs dont la méthode soit exactement la même.
Qui donne un seul coup de dard, qui deux, qui trois, qui la dizaine. L’un pique ici et l’autre là, sans être imités par le troisième, qui s’adresse ailleurs. Tel lèse les centres céphaliques et tue, tel les respecte et paralyse. Il y en a qui mâchonnent les ganglions cervicaux pour obtenir torpeur provisoire ; il y en a qui ne savent rien sur les effets de la compression du cerveau. Certains font rendre gorge à la proie, qui de son miel empoisonnerait la famille ; la plupart n’ont pas recours à des manipulations préventives. En voici qui désarment d’abord l’adversaire, porteur de poignards venimeux ; en voilà d’autres plus nombreux qui n’ont aucune précaution à prendre pour juguler l’inoffensive capture. Dans la lutte préparatoire, j’en sais qui happent le patient par la nuque, par le rostre, les antennes, les filets caudaux ; j’en connais qui la renversent sur le dos, la redressent poitrine contre poitrine, l’opèrent dans la station normale, l’attaquent en long ou en travers, lui grimpent sur le dos, sur le ventre, la pressent sur le dos pour faire bâiller une fissure pectorale, lui ouvrent la spire désespérément contractée, avec le bout du ventre en guise de coin. Que sais-je enfin ? toutes les méthodes d’escrime sont employées. Que n’aurais-je pas encore à dire sur l’œuf, suspendu par un fil au plafond en manière de pendule, quand les vivres se trémoussent au-dessous ; déposé sur une maigre bouchée, unique service du début, quand la proie morte exige l’approvisionnement au jour le jour ; confié à la dernière pièce quand les victuailles sont paralysées ; fixé en un point précis, de moindre péril pour le consommateur et la venaison, lorsque la corpulente proie doit être dévorée avec un art particulier, sauvegarde de la fraîcheur !
Eh bien, en quoi cette multitude d’instincts variés pourra-t-elle nous renseigner sur de graduels passages ? L’unique coup de dard du Cerceris et de la Scolie nous acheminera-t-il au double coup du Calicurgue, au triple du Sphex, au multiple de l’Ammophile ? Oui, si l’on ne considère que la progression numérique. Un plus un font deux ; deux plus un font trois ; ainsi procède le chiffre. Mais est-ce bien là notre question, et que vient faire ici l’arithmétique ? N’y a-t-il pas, dominant le problème, une donnée non traduisible en nombre ? La proie changeant, l’anatomie change, et le chirurgien opère toujours en parfaite connaissance de son sujet. Le coup de dard simple s’adresse à des ganglions rassemblés en masse commune ; les coups multiples se distribuent aux ganglions dispersés ; des deux coups du chasseur de Tarentules, l’un désarme, l’autre paralyse. Ainsi des autres ; c’est-à-dire que chaque fois l’instinct se règle sur les secrets de l’organisation nerveuse. Il y a concordance parfaite entre l’opération et l’anatomie de l’opéré.
Le coup simple de la Scolie n’est pas moins merveilleux que les coups multiples de l’Ammophile. Chacun a son lot de gibier, et chacun le sacrifie d’après une méthode comme notre savoir n’en trouverait pas de plus rationnelle. Devant cette profonde science, qui nous laisse confondus, quel pauvre argument que celui de un plus un font deux ! Et que nous importe le progrès par unités ? Dans une goutte d’eau, l’univers se retrouve ; dans un seul coup d’aiguillon logiquement donné éclate l’universelle logique.
D’ailleurs, serrons de près le piteux argument. Un conduit à deux, deux conduisent à trois. Reconnu sans conteste. Et puis ? Admettons la Scolie comme le débutant, le fondateur des premiers principes de l’art. La simplicité de sa méthode autorise notre supposition. D’une manière ou de l’autre, par hasard, elle apprend son métier ; elle sait supérieurement bien paralyser sa larve de Cétoine par un seul coup d’aiguillon plongeant dans le thorax. Un jour, par circonstance fortuite ou plutôt par mégarde, elle s’avise d’en donner deux. Un seul coup suffisant à la Cétoine, la répétition était de valeur nulle à moins d’un changement de gibier. Quelle était la nouvelle pièce soumise au couteau du boucher ? Apparemment une grosse aranéide, puisque la Tarentule et l’Épeire réclament coup double. Et la novice Scolie, qui piquait d’abord sous la gorge, a eu l’adresse, en son premier essai, de désarmer d’abord son adversaire, puis d’aller tout là-bas, presque au bout du thorax, frapper le point vital. Son succès me laisse d’une profonde incrédulité. Je la vois dévorée si son stylet bronche, porte à faux. Défions l’impossible, admettons qu’elle réussit. Je vois alors la famille, qui n’a gardé de l’heureux événement que le souvenir du ventre, si toutefois la digestion de la larve carnivore laisse trace dans la mémoire de l’insecte alimenté du suc des fleurs, je vois, dis-je, la famille obligée d’attendre de loin en loin l’inspiration du coup double, et chaque fois obligée de réussir sous peine de mort pour elle et pour la descendance. Admettre cet amoncellement d’impossibilités dépasse toutes mes facultés croyantes. Un conduit bien à deux ; mais le coup simple du prédateur ne conduit nullement au coup double.
Pour vivre, il faut à chacun les conditions qui font vivre, vérité digne des célèbres axiomes de La Palice. Les prédateurs vivent de leur talent. S’ils ne le possèdent pas dans sa perfection, leur race est impossible. Dissimulé dans les ténèbres des âges passés, l’argument des instincts non fossiles ne supporte pas mieux que les autres la lumière des réalités présentes ; il croule sous le coup d’épaule des faits ; il s’évanouit devant une vérité de La Palice.