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Mes juvéniles méditations doivent quelques bons moments à la fameuse statue de Condillac, qui, gratifiée du sens de l’odorat, flaire une rose ; et puis, riche de la seule impression de l’odeur, se crée tout un monde d’idées. Mes vingt ans, pleins de foi dans le syllogisme, se complaisaient à suivre l’escamotage déductif de l’abbé philosophe ; je voyais, je croyais voir la statue s’animer par ce coup de narine, acquérir attention, mémoire, jugement et tout le bagage psychique, de même qu’une eau dormante s’éveille et se couvre d’ondes par le choc d’un grain de sable. Instruit par mon meilleur maître, la bête, je suis bien revenu de mes illusions. Le problème est plus ténébreux que ne me le disait l’abbé, comme va nous l’apprendre le Capricorne.
Quand, sous un ciel gris précurseur de l’hiver, se prépare, du coin et de la massue, ma provision de bois de chauffage, un délassement favori vient faire diversion à ma quotidienne prose. Sur ma recommandation expresse, le bûcheron a fait choix, dans sa coupe, des troncs les plus vieux et les plus ravagés. Mes goûts le font sourire ; il se demande par quel travers d’esprit je préfère le bois vermoulu, chirouna, comme il dit, au bois sain, bien meilleur combustible. J’ai mes idées là-dessus, et le brave homme s’y conforme.
Et maintenant à nous deux, mon beau tronc de chêne couturé de cicatrices, éventré de plaies d’où suintent des larmes brunes, à odeur de tannerie. La massue cogne, les coins mordent, le bois craque. Qu’y a-t-il dans tes flancs ? De vraies richesses pour mes études. Dans les parties sèches et caverneuses, des groupes d’insectes variés, aptes à passer la mauvaise saison, ont pris leurs quartiers d’hiver ; dans les galeries aplaties, œuvre de quelque Bupreste, des Osmies travaillant la pâte de feuilles mâchées ont empilé leurs cellules ; dans les chambres et les vestibules abandonnés, des Mégachiles ont rangé leurs outres de feuillage ; dans le bois vivant, juteux de sève, se sont établies les larves du Capricorne (Cerambyx miles) auteur principal de la ruine du chêne.
Étranges créatures, en vérité, que ces larves, pour un insecte d’organisation supérieure : des bouts d’intestin qui rampent ! À cette époque de l’année, milieu de l’automne, j’en rencontre de deux âges. Les plus vieilles ont presque la grosseur du doigt ; les autres n’atteignent guère que le diamètre d’un crayon. Je trouve en outre des nymphes plus ou moins colorées, des insectes parfaits, à ventre distendu, qui sortiront du tronc au retour des chaleurs. La vie dans le bois est donc de trois ans. À quoi se passe cette longue période de solitude et d’internement ? À divaguer avec paresse dans l’épaisseur du chêne, à pratiquer des routes dont les déblais servent d’aliment. Le cheval de Job dévore l’espace par figure de rhétorique ; le ver du Capricorne mange, à la lettre, son chemin. De sa gouge de charpentier, robuste mandibule noire, courte, sans dentelures, excavée en cuiller à bord tranchant, il creuse le front d’attaque du couloir. Le morceau taillé est une bouchée qui cède, en passant dans l’estomac, ses maigres sucs et va s’accumuler derrière le travailleur sous forme de vermoulure. Les déblais de l’ouvrage laissent place libre en traversant l’ouvrier. Œuvre à la fois de nutrition et de voirie, la route se mange à mesure qu’elle se pratique ; elle s’obstrue en arrière à mesure qu’elle gagne en avant. Ainsi, du reste, opèrent tous les taraudeurs qui demandent au bois le vivre et le couvert.
Pour l’âpre travail de sa double gouge, la larve du Capricorne concentre ses forces musculaires dans la partie antérieure du corps, qui se renfle en tête de pilon. Les larves de Bupreste, autres laborieux charpentiers, adoptent semblable forme ; elles exagèrent même leur pilon. La partie qui rudement peine et sculpte les bois durs, doit posséder constitution robuste ; le reste du corps, n’ayant qu’à suivre, demeure fluet. L’essentiel est que l’outil mandibulaire possède solide appui et vigoureux moteur. La larve du Cérambyx consolide ses gouges d’une forte armure noire et cornée qui lui cerne la bouche ; mais, l’outillage et le crâne à part, le ver a la peau fine comme un satin et d’une blancheur éburnéenne. Ce blanc mat provient d’une copieuse couche de graisse que ne ferait pas soupçonner le maigre régime de l’animal. Il est vrai que ronger de jour, de nuit, à toute heure, est son unique affaire. Ce qui passe de bois dans son estomac supplée à la rareté des éléments nutritifs.
Les pattes, composées de trois pièces, la première globuleuse, la dernière aciculaire, sont de simples rudiments, des vestiges. Leur longueur mesure à peine un millimètre. Aussi sont-elles d’utilité nulle pour la progression ; elles ne portent même pas sur le plan d’appui, tenues à distance par l’obésité pectorale. Les organes de locomotion sont d’un autre genre. La larve de Cétoine nous a montré comment, à l’aide des cils et des bourrelets de l’échine, elle parvient à renverser les usages universellement reçus et à cheminer sur le dos. La larve du Capricorne la dépasse en ingéniosité : elle chemine en même temps sur le dos et sur le ventre ; elle remplace les inutiles pattes du thorax par des appareils ambulatoires, presque des pieds, venus, contre toute règle, à la face dorsale.
Les sept premiers segments de l’abdomen ont, tant en dessus qu’en dessous, une facette quadrilatère, hérissée de grossières papilles, qui se gonfle et fait saillie, ou bien se déprime et s’aplatit au gré du ver. Les facettes supérieures se subdivisent en deux bourrelets que sépare le vaisseau dorsal ; les inférieures n’ont pas cette apparence binaire. Voilà les organes locomoteurs, les ambulacres. Veut-elle avancer, la larve renfle ses ambulacres postérieurs, ceux du dos comme ceux du ventre, et déprime les antérieurs. Fixés à la paroi de l’étroit canal par leurs rugosités, les premiers lui donnent appui. La dépression des seconds, en diminuant le diamètre, lui permet de se glisser en avant et de faire la moitié d’un pas. Il reste, pour compléter le pas, à ramener l’arrière-train, en retard de toute l’extension que le corps vient d’acquérir. À cet effet, les bourrelets antérieurs se gonflent et fournissent appui, tandis que les postérieurs s’effacent et laissent libre jeu à la contraction de leurs anneaux.
À l’aide de son double appui du dos et du ventre, de ses gonflements et dégonflements alternatifs, l’animal avance ou recule avec aisance dans sa galerie, sorte de moule que le contenu remplit sans intervalle vide. Mais si les bourrelets ambulatoires n’ont prise que d’un côté, la progression est impossible. Mise sur le bois lisse de ma table, la larve se démène en de lentes flexions ; elle s’allonge, se contracte, sans avancer d’une ligne. Déposée sur la surface d’un morceau de chêne fendu, surface inégale, rugueuse, telle que la donne le déchirement par l’effet du coin, elle se contorsionne, meut très lentement de droite à gauche et de gauche à droite la partie antérieure du corps, la relève un peu, l’abaisse, recommence. Ce sont là les mouvements les plus amples. Les pattes vestigiaires demeurent inertes, d’usage absolument nul. Pourquoi leur présence alors ? Mieux valait les perdre tout à fait, s’il est vrai que la reptation à l’intérieur du chêne a privé l’animal de ses bonnes pattes du début. Très bien inspirée en dotant le ver de bourrelets ambulatoires, l’influence du milieu est dérisoire en lui laissant de ridicules moignons. Est-ce que, par hasard, l’organisation obéirait à d’autres règles que celles du milieu ?
Si des pattes inutiles persistent, germes des membres futurs, les yeux dont le Cérambyx sera richement doué n’ont aucun indice dans la larve. Chez elle, pas le moindre vestige d’organes de vision. Que ferait-elle de la vue dans la ténébreuse épaisseur d’un tronc d’arbre ? – L’ouïe manque pareillement. Dans le silence jamais troublé des couches profondes du chêne, l’audition serait un non-sens. Où le son fait défaut, pourquoi la faculté d’entendre ? À ces doutes, s’il y en a, j’opposerai l’expérience suivante. Fendue dans le sens de la longueur, la demeure du ver laisse un demi-canal où je peux suivre l’habitant dans ses actes. Laissé tranquille, tantôt il ronge le front de sa galerie, tantôt il se repose, ancré par ses ambulacres, sur les deux flancs de la rigole. Je profite de ces moments de quiétude pour m’informer de ses perceptions sonores. Chocs de corps durs, résonances d’objets métalliques, grincements de la scie mordue par la lime, sont en vain essayés. La bête est impassible. Pas un froncement de la peau, pas un signe d’attention éveillée. Je ne réussis pas mieux en grattant tout à côté le bois avec une pointe dure pour imiter le bruit de quelque larve voisine qui rongerait l’épaisseur interposée. L’indifférence à mes artifices sonores ne serait pas plus grande de la part d’un objet inanimé. La bête est sourde.
Est-elle douée de l’odorat ? Tout dit que non. L’odorat est un auxiliaire pour la recherche de la nourriture. Mais le ver du Capricorne n’a pas à se mettre en quête du manger : il se nourrit de sa demeure, il vit du bois qui lui donne le couvert. Faisons quelques essais, d’ailleurs. Je creuse dans un morceau de cyprès frais une rigole de diamètre pareil à celui des galeries naturelles, et j’y installe le ver. Le bois de cyprès est très odorant ; il possède à un haut degré cet arôme résineux qui caractérise la plupart des conifères. Eh bien, déposée dans le canal aux fortes senteurs, la larve gagne le fond du cul-de-sac et puis ne bouge plus. Cette placide immobilité n’affirme-t-elle pas l’absence d’odorat ? Le fumet résineux, si étrange pour elle qui toujours a vécu dans le chêne, devrait la contrarier, l’inquiéter, et la perception déplaisante devrait se traduire par quelques agitations, quelques tentatives de déménagement. Or, rien de pareil : une fois la bonne position trouvée dans la rigole, la larve n’a plus de mouvement. Je fais mieux : je place devant elle, à très petite distance, dans son canal naturel, une pincée de camphre. Effet encore nul. Au camphre succède la naphtaline. Rien, toujours rien. Après ces infructueux essais, je ne crois pas trop me compromettre en refusant l’odorat à la bête.
Le goût est indiscutable. Mais quel goût ! L’aliment est sans variété, du bois de chêne pendant trois ans, et rien autre. Que peut bien apprécier le palais du ver dans cette monotonie du manger ? La sapidité tannique d’un morceau frais, suant la sève ; l’aridité d’un morceau trop sec, privé de ses condiments, voilà probablement toute la gamme gustative.
Reste le toucher, diffus, passif, tel qu’il appartient à toute chair vivante qui tressaille sous l’aiguillon de la douleur. Le bilan sensitif du Cérambyx larvaire se résume donc dans le goût et le toucher, l’un et l’autre très obtus. Nous voilà presque à la statue de Condillac. L’être idéal du philosophe avait un seul sens, l’odorat, égal en finesse au nôtre ; l’être réel, ravageur du chêne, en a deux, inférieurs dans leur ensemble au premier, qui si bien percevait l’odeur de la rose et si bien la distinguait d’une autre. La réalité supporte le parallèle avec la fiction.
En quoi peut consister la psychique d’une créature d’organisation digestive si puissante et d’instrumentation sensorielle si faible ? Un vain souhait a bien des fois traversé mes rêveries : c’est de pouvoir penser quelques minutes avec le rude cerveau de mon chien, de voir le monde avec l’œil à facettes d’un moucheron. Comme les choses changeraient d’aspect ! Elles changeraient bien davantage interprétées par l’intellect du ver ! Qu’ont apporté dans ce rudimentaire récipient d’impressions les leçons du toucher et du goût ? Bien peu, presque rien. L’animal sait que le meilleur morceau a saveur astringente, que les parois du couloir non rabotées avec soin endolorissent l’épiderme. Pour lui, c’est l’ultime limite de la sapience acquise. En comparaison, la statue au nez sensible était une merveille de science, un parangon, trop généreusement avantagé par son inventeur. Elle se rappelait, comparait, jugeait, raisonnait ; lui, somnolente panse qui digère, se rappelle-t-il ? compare-t-il ? raisonne-t-il ? J’ai défini le ver du Capricorne un bout d’intestin qui chemine. Cette très véridique définition me fournit la réponse : le ver a la somme de notions sensorielles que peut avoir un bout d’intestin.
Et ce néant est capable de prévisions merveilleuses ; ce ventre, qui ne sait presque rien du présent, voit très clair dans l’avenir. Expliquons-nous sur ce curieux sujet. Trois années durant, la larve divague dans l’épaisseur du tronc ; elle monte, elle descend, incline, d’ici puis de là ; elle quitte un filon pour un autre de meilleure saveur, mais sans trop s’éloigner des couches profondes, où la température est plus douce, la sécurité plus grande. Un jour vient, périlleux pour la recluse, obligée de quitter l’excellente retraite et d’affronter les dangers de la surface. Ce n’est pas tout de manger, il faut sortir d’ici. Pour elle, si bien douée en outils et force musculaire, nulle difficulté d’aller où bon lui semble en perforant le bois ; mais le Capricorne futur, dont la courte saison doit se passer en plein air, possède-t-il même prérogative ? Éclos à l’intérieur du tronc, l’animal haut encorné saura-t-il se frayer une voie de délivrance ?
Telle est la difficulté résolue d’inspiration par le ver. Moins versé que lui dans les choses de l’avenir, malgré mes éclaircies rationnelles, j’ai recours à des essais en vue de sonder la question. Je constate d’abord que le Capricorne, pour quitter l’intérieur du tronc, est dans l’impossibilité absolue de mettre à profit le canal œuvre de la larve. C’est un labyrinthe fort long, fort irrégulier, encombré de vermoulure solidement tassée. Son diamètre diminue progressivement du cul-de-sac final à l’origine. La larve est entrée dans le bois aussi déliée qu’un tronçon de paille menue ; elle est aujourd’hui de la grosseur du doigt. Dans ses pérégrinations de trois années, elle a toujours excavé sa galerie d’après le moule de son corps. C’est tout clair : la voie d’entrée et de circulation de la larve ne saurait être, pour le Capricorne, la voie de sortie : ses antennes exagérées, ses longues pattes, son cuirassement inflexible, rencontreraient obstacle insurmontable dans l’étroit et sinueux couloir, qu’il faudrait déblayer de sa vermoulure et, de plus, largement agrandir. Il serait moins laborieux d’attaquer le bois neuf et de creuser droit devant soi. L’insecte est-il capable de le faire ? C’est à voir.
Dans des tronçons de branche de chêne fendus en deux je pratique des loges d’ampleur convenable ; et chacune de mes cellules artificielles reçoit un Cérambyx récemment transformé, comme m’en fournissent en octobre mes provisions de bois éclatées sous le coin. Les deux morceaux sont alors rapprochés et maintenus par quelques ligatures en fil de fer. Juin arrive. J’entends gratter à l’intérieur de mes rondins. Les Capricornes sortiront-ils ? ne sortiront-ils pas ? La délivrance me semble peu laborieuse : à peine deux centimètres de bois à percer. Aucun ne sort. Quand le silence se fait, j’ouvre mes appareils. Les captifs sont morts du premier au dernier. Une pincée de sciure, moindre qu’une prise de tabac, voilà tout leur ouvrage.
Je m’attendais à mieux de la part de leurs mandibules, robustes outils. Mais, nous l’avons déjà reconnu, l’outil ne fait pas l’ouvrier. Malgré leurs instruments de forage, les reclus périssent dans mes étuis faute d’art. J’en soumets d’autres à de moindres épreuves. Je les enferme dans de spacieux bouts de roseau équivalents en diamètre à la loge natale. L’obstacle à percer est le diaphragme naturel, cloison peu dure et de l’épaisseur de trois à quatre millimètres. Quelques-uns se libèrent, d’autres ne le peuvent. Les moins vaillants succombent, arrêtés par la faible barrière. Que serait-ce s’il fallait percer une épaisseur en bois de chêne !
Nous voilà convaincus : en dépit de ses robustes apparences, le Capricorne est impuissant à sortir par lui-même du tronc d’arbre. C’est donc au ver, dans sa sapience de bout d’intestin, que revient le soin de préparer les voies. Ici se renouvellent, sous d’autres aspects, les prouesses de l’Anthrax, dont la nymphe, armée de trépans, fore le tuf en faveur du débile diptère. Sous l’impulsion d’un pressentiment, pour nous insondable mystère, la larve quitte donc l’intérieur du chêne, sa paisible retraite, son château fort inexpugnable, pour s’acheminer vers l’extérieur, séjour de l’ennemi, le pic, qui fera régal de la succulente andouillette. Au péril de la vie, tenacement elle creuse, elle ronge, jusqu’à l’écorce, dont elle ne laisse intact qu’une épaisseur de rien, un faible rideau. Parfois même la téméraire ouvre en plein la fenêtre.
Voilà l’orifice de sortie du Capricorne ; l’insecte n’aura qu’à limer un peu le rideau du bout des mandibules, à le cogner du front, pour l’abattre ; il n’aura même rien à faire quand la fenêtre est libre, cas fréquent. L’inhabile charpentier, encombré de son extravagant panache, émergera des ténèbres par ce pertuis quand viendront les chaleurs.
Après les soins de l’avenir, les soins du présent. La larve qui vient d’ouvrir la fenêtre libératrice fait recul dans sa galerie à médiocre profondeur, et sur le côté de la voie de sortie se creuse un appartement à nymphose comme je n’en ai pas encore vu d’aussi somptueusement meublé et barricadé. C’est une spacieuse niche en ellipsoïde aplati, dont la longueur atteint de quatre-vingts à cent millimètres. Les deux axes de la section en travers diffèrent : l’horizontal mesure de vingt-cinq à trente millimètres ; le vertical se réduit à quinze. Cette plus grande dimension de la loge, dans le sens transversal de l’insecte parfait, laisse à ce dernier quelque liberté d’action des pattes lorsque vient le moment de forcer la barricade dont je vais parler, ce que ne permettrait pas la gêne d’une boîte à momie.
La barricade en question, porte de clôture opposée par la larve aux périls du dehors, est double et même triple. C’est, à l’extérieur, un monceau de débris ligneux, de parcelles de bois haché ; à l’intérieur, un opercule, minéral, ménisque concave, d’une seule pièce et d’un blanc crétacé. Assez souvent, mais non toujours, s’adjoint à ces deux assises, tout en dedans, une couche de copeaux. Derrière la multiple clôture, la larve prend ses dispositifs pour la nymphose. La paroi de la chambre est râpée, ce qui fournit une sorte de duvet formé de fibres ligneuses effilochées, rompues en menus brins. À mesure qu’elle est obtenue, la matière à velours est appliquée contre l’enceinte en un feutre continu d’un millimètre au moins d’épaisseur. La chambre est ainsi capitonnée d’un fin molleton dans la totalité de ses parois, délicate précaution du rustique ver en faveur de la tendre nymphe.
Revenons à la pièce la plus curieuse de l’ameublement, l’opercule minéral de l’entrée. C’est une calotte elliptique d’un blanc de craie, de la dureté du calcaire, lisse à l’intérieur, noduleuse à l’extérieur, de façon à figurer assez bien la cupule d’un gland de chêne. Ces nodosités indiquent que la matière est fournie par petites gorgées pâteuses, solidifiées au dehors en légères saillies que l’animal ne retouche pas, ne le pouvant, et polies sur la face interne, à la portée du ver. Quelle peut bien être la nature de ce singulier obturateur dont le Cérambyx me fournit le premier exemple ? C’est cassant et dur ainsi qu’une lame de calcaire. C’est soluble à froid dans l’acide azotique avec dégagement de petites bulles gazeuses. La dissolution est lente, elle exige plusieurs heures pour un faible fragment. Tout se dissout, moins quelques flocons jaunâtres, de nature organique apparemment. En effet, par la chaleur, un morceau de l’opercule noircit, preuve d’un agglutinatif organique cimentant la matière minérale. La dissolution se trouble par l’oxalate d’ammoniaque et laisse déposer un abondant précipité blanc. À ces signes se reconnaît le carbonate de chaux. Je recherche l’urate d’ammoniaque, ce produit si fréquent des rénovations de la nymphose. Il manque : je n’obtiens pas le moindre indice de murexide. L’opercule se compose donc uniquement de carbonate de chaux et d’un ciment organique, albumineux sans doute, qui donne consistance à la pâte calcaire.
Si les circonstances m’avaient bien servi, j’aurais recherché en quels organes du ver réside le dépôt pierreux. Ma conviction toutefois est faite : c’est l’estomac, le ventricule chylifique, qui fournit le calcaire. Il l’isole de la nourriture, soit tel quel, soit dérivé de l’oxalate ; il l’expurge de tout corps étranger quand s’achève la période larvaire, et le tient en réserve jusqu’au moment de le dégorger. Cette usine de pierre de taille n’a pas de quoi m’étonner : l’industriel changeant, elle sert à des travaux chimiques variés. Certains méloïdes, les Sitaris, y localisent l’urate ammoniacal, décombres de l’organisme transformé ; le Sphex, les Pélopées, les Scolies, y fabriquent la laque dont se vernisse le taffetas du cocon. Les études ultérieures ne manqueront pas d’enrichir la collection des produits de ce complaisant organe.
La voie de sortie préparée, la cellule tapissée de velours et close d’une triple barricade, l’industrieux ver a fini sa tâche. Il quitte ses outils, se dépouille et devient la nymphe, la faiblesse même, dans des langes, sur une molle couchette. La tête est toujours du côté de la porte. En apparence, c’est détail de rien ; en réalité, c’est tout. Se coucher dans un sens ou dans l’autre de la longue cellule est fort indifférent au ver, qui, très souple, se retourne dans l’étroit réduit et prend telle position qu’il veut. Le futur Capricorne n’aura pas les mêmes prérogatives. Rigide, tout d’une pièce sous sa cuirasse de corne, il ne pourra se retourner de bout en bout ; il ne sera pas même capable d’une simple flexion si quelque brusque sinuosité rend le passage difficultueux. Il lui faut absolument, au risque de périr dans le coffre, avoir la porte devant lui. Si le ver oublie cette petite formalité ; s’il se couche, pour son sommeil de nymphe, la tête au fond de la chambre, le Capricorne est infailliblement perdu : son berceau deviendra cachot infranchissable.
Mais le péril n’est pas à craindre : le savoir du bout d’intestin est trop versé dans les choses de l’avenir pour négliger la formalité de la tête contre la porte. Sur la fin du printemps, l’insecte, dont toutes les forces sont venues, songe aux joies du soleil, aux fêtes de la lumière. Il veut sortir. Que trouve-t-il devant lui ? Un amas de copeaux que dissipent quelques coups de griffes ; puis un couvercle de pierre qu’il n’est pas nécessaire de mettre en morceaux : cela se descelle tout d’une pièce, cela s’arrache de son cadre par quelques poussées du front, quelques tiraillements des griffes. Je trouve, en effet, l’opercule intact sur le seuil des loges abandonnées. Vient enfin un second amas de débris ligneux tout aussi facile à dissiper que le premier. Maintenant les chemins sont libres : le Cérambyx n’a qu’à suivre le spacieux vestibule, qui le conduira, sans erreur, au pertuis de sortie. Si la fenêtre n’est pas ouverte, il lui suffira de ronger un mince rideau, travail facile ; et le voilà dehors, ses longues antennes vibrantes d’émotion.
Que nous a-t-il appris ? Lui, rien ; son ver, beaucoup. Ce ver, si misérable en aptitudes sensorielles, nous donne singulièrement à réfléchir avec sa prescience. Il sait que l’insecte futur ne sera pas capable de s’ouvrir un chemin à travers le chêne, et il s’avise de lui en préparer un à ses risques et périls. Il sait que le Cérambyx, en sa qualité de rigide cuirassé, serait dans l’impuissance de se retourner pour gagner l’orifice de la cellule, et il a le soin de s’endormir du sommeil de la nymphose la tête contre la porte. Il sait les tendres chairs de la nymphe, et il tapisse la chambre de molleton. Il sait l’irruption probable du malfaiteur pendant le lent travail de la transformation ; et pour opposer rempart à ses entreprises, il emmagasine dans l’estomac une bouillie de calcaire. Il connaît l’avenir d’une vision claire ; disons mieux, il agit comme s’il le connaissait. Où donc a-t-il puisé les motifs de ses actions ? Ce n’est certes pas dans l’expérience des sens. Que sait-il du dehors ? Répétons-le : ce que peut en savoir un bout d’intestin. Et ce privé de sens nous émerveille ! Je regrette que l’habile logicien, au lieu d’imaginer une statue flairant une rose, ne l’ait pas imaginée douée de quelque instinct. Comme il aurait vite reconnu qu’en dehors des notions sensorielles, l’animal, l’homme y compris, a certaines ressources psychiques, certaines inspirations innées et non acquises !