Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - IV
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE IV

CHAPITRE XVIII LE PROBLÈME DU SIREX

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CHAPITRE XVIII

LE PROBLÈME DU SIREX

Le cerisier nourrit un petit capricorne d’un noir de jais, le Cerambyx cerdo, dont il convenait d’étudier les mœurs larvaires pour apprendre si les instincts se modifient alors que la forme et l’organisation restent identiques. Ce nain de la famille a-t-il les talents du géant, le ravageur du chêne ? travaille-t-il d’après les mêmes principes ? Entre les deux, tant à l’état de larve qu’à l’état d’insecte parlait, la similitude est complète ; l’habitant du cerisier est une exacte réduction de l’habitant du chêne. Si l’instinct est l’inéluctable conséquence de l’organisme, nous devons retrouver chez les deux rigoureuse parité de mœurs ; si l’instinct est, au contraire, une aptitude spéciale servie par les organes, il faut s’attendre à des variations dans l’industrie exercée. Pour la seconde fois s’impose à notre attention cette alternative : l’outillage règle-t-il la marche du métier, ou bien le métier règle-t-il l’emploi de l’outillage ? L’instinct est-il le dérivé de l’organe ? l’organe est-il le serviteur de l’instinct ? Un vieux cerisier mort va nous donner la réponse.

 

Sous son écorce délabrée, que je soulève par larges plaques, grouille une population de larves appartenant toutes au Cérambyx cerdo. Il y en a de fortes et de petites ; en outre, des nymphes les accompagnent. Ces renseignements affirment trois années de vie larvaire, durée fréquente dans la série des longicornes. Le tronc, exploré dans son épaisseur, fendu puis refendu par éclats, ne présente nulle part un seul ver ; toute la population est cantonnée entre le bois et l’écorce. Là, c’est inextricable dédale de galeries tortueuses, gorgées de vermoulure compacte, croisées, recroisées, rétrécies en ruelles, épanouies en larges stations et entamant d’une part la couche superficielle de l’aubier et de l’autre les feuillets du liber. Les lieux parlent d’eux-mêmes : la larve du petit Capricorne a d’autres goûts que celle du grand ; trois ans elle ronge l’extérieur du tronc sous le mince couvert de l’écorce, tandis que l’autre cherche profonde retraite et ronge l’intérieur.

 

La dissemblance s’accentue davantage dans les préparatifs de la nymphose. Alors le ver du cerisier quitte la superficie et pénètre dans le bois à la profondeur d’environ deux pouces, en laissant derrière lui large passage, que dissimule au dehors un reste d’écorce prudemment respecté. Cet ample vestibule est la voie de délivrance de l’insecte futur ; ce rideau d’écorce, de destruction facile, est le voile masquant la porte de sortie. Au sein du bois, la larve se creuse enfin la chambre à nymphose. C’est une niche ovalaire de trois à quatre centimètres de longueur, sur un centimètre de largeur. Les parois en sont nues, c’est-à-dire non tapissées de ce molleton en fibres effilochées que le Capricorne du chêne affectionne. L’entrée est obstruée d’abord par un tampon de sciure filamenteuse, puis par un opercule crétacé pareil, moins l’ampleur, à celui qui nous est déjà connu. Une épaisse couche de fine vermoulure tassée dans la concavité du couvercle calcaire complète la barricade. Est-il nécessaire d’ajouter que le ver se couche et s’endort, pour la nymphose, la tête contre la porte ? Aucun n’est oublieux de cette précaution.

 

Les deux Capricornes ont, en somme, même système de clôture. Remarquons surtout le ménisque pierreux. De part et d’autre, même composition chimique, même configuration en cupule de gland. Dimensions à part, les deux ouvrages sont identiques. Mais aucun autre genre de longicorne ne pratique, à ma connaissance, telle industrie. Aussi compléterai-je volontiers d’un trait la diagnose classique des Cérambyx ; j’ajouterai : scellent d’une dalle calcaire leurs chambres à métamorphose.

 

Les ressemblances des mœurs ne vont pas plus loin, malgré l’identité de structure. Le contraste est même des plus nets dans les usages suivis. Le Capricorne du chêne habite les couches profondes du tronc ; celui du cerisier habite la surface. Dans les préparatifs de la transformation, le premier remonte du bois vers l’écorce, le second descend de l’écorce vers le bois ; le premier affronte les périls du dehors, le second les fuit et va chercher retraite à l’intérieur. Le premier tapisse de velours les parois de sa chambre ; le second ignore ce luxe. Si l’ouvrage est à peu près le même quant aux résultats, il est du moins conduit de façons contraires. L’outil ne régit donc pas le métier. Ainsi nous parlent les deux Cérambyx.

 

Varions les témoignages des longicornes. Je ne les choisis pas ; je les relate au hasard de mes trouvailles.

 

La Saperde chagrinée (Saperda carcharias) vit dans le peuplier noir ; le Saperde scalaire (Saperda scalaris) vit dans le cerisier. Pour les deux, même organisation et même outillage, comme il convient à deux espèces congénères. Celle du peuplier adopte la méthode du Capricorne du chêne en ses traits généraux. Elle habite l’intérieur du tronc. Aux approches de la transformation, elle pratique une galerie de sortie dont la porte est libre ou bien masquée par un reste d’écorce. Revenant alors sur ses pas, elle obstrue le passage avec une barricade de grossiers copeaux tassés ; et à la profondeur d’environ deux décimètres, non loin de l’axe de l’arbre, elle se creuse une niche à nymphose sans ameublement particulier. Le système de défense se borne à la longue colonne de copeaux. Pour se libérer, l’insecte n’aura qu’à refouler en arrière, par brassées, l’amas de débris ligneux ; la voie s’ouvrira toute faite devant lui. Si quelque rideau d’écorce dissimule au dehors la galerie, les mandibules en viendront aisément à bout : c’est tendre et de peu d’épaisseur.

 

La Saperde scalaire imite les mœurs de son commensal le Capricorne du cerisier. Sa larve vit entre le bois et l’écorce. Pour se transformer, elle descend au lieu de remonter. Parallèlement à la surface du tronc, sous une couche de bois d’un millimètre à peine d’épaisseur, elle se pratique dans l’aubier une loge cylindrique, arrondie aux deux bouts et sommairement veloutée par des fibres ligneuses. Un fort tampon de copeaux barricade l’entrée, que ne précède aucun vestibule. Ici la manœuvre libératrice est des plus simples. Il suffit à la Saperde de déblayer la porte de sa chambre pour trouver sous les mandibules le peu d’écorce qu’il reste à percer. Nous retombons, on le voit, sur deux spécialistes, travaillant chacun à sa manière avec les mêmes outils.

 

Les Buprestes, zélés comme les longicornes à la destruction de l’arbre, sain ou maladif, nous répètent le dire des Cérambyx et des Saperdes. Le Bupreste bronzé (Buprestis ænea) est l’hôte du peuplier noir. Sa larve ronge l’intérieur du tronc. Pour la nymphose, elle vient s’établir près de la surface dans une loge ovalaire, déprimée, qui se continue en arrière par la galerie de pérégrination solidement bourrée de vermoulure, et se prolonge en avant par un court vestibule, mollement infléchi. Une couche de bois qui n’a pas un millimètre d’épaisseur est laissée intacte au bout du vestibule. Aucune autre précaution défensive ; pas de barricade, pas d’amas de copeaux. Pour sortir, l’insecte n’aura qu’à percer un insignifiant feuillet de bois, puis l’écorce.

 

Le Bupreste à neuf taches (Ptosima novem maculata) se conduit dans l’abricotier exactement comme le Bupreste bronzé dans le peuplier. Sa larve exploite l’intérieur du tronc en galeries très déprimées, habituellement parallèles à l’axe ; puis, d’une façon brusque, à trois ou quatre centimètres de la surface, elle coude la voie et la dirige vers l’écorce. Elle fore droit devant elle, par le chemin le plus court, au lieu de s’avancer en sinuosités irrégulières comme elle le faisait d’abord. De plus, une délicate intuition des choses futures conseille à son burin de changer le plan de l’ouvrage. L’insecte parfait est un cylindre ; le ver, large de thorax, rétréci dans le reste, est une lanière, un ruban. Il faut au premier, inflexible dans sa cuirasse, passage cylindrique ; il faut au second tunnel très surbaissé, dont le plafond puisse donner prise aux mamelons ambulatoires du dos. La larve change donc du tout au tout son travail de forage : c’était, hier, la galerie propre à la vie errante dans l’épaisseur du bois, le clapier large et de très faible élévation, presque une fissure ; c’est, aujourdhui, le canal cylindrique, comme une vrille n’en donnerait pas de plus correct. Ce changement brusque dans le système de voirie en vue du futur insecte soumet encore une fois à nos réflexions la haute prescience d’un bout d’intestin.

 

La voie cylindrique de sortie traverse les couches ligneuses suivant la ligne la plus courte, presque normalement, après une douce inflexion qui raccorde la verticale avec l’horizontale, inflexion de rayon assez grand pour permettre au rigide Bupreste de virer sans difficulté. Elle se termine en cul-de-sac à moins de deux millimètres de la surface du bois. L’érosion du feuillet intact et de l’écorce, c’est tout le travail que le ver laisse à la charge de l’insecte. Ces préparatifs faits, la larve recule, mais en fortifiant le rideau ligneux d’une couche de vermoulure fine ; elle atteint le fond de la galerie ronde, que prolonge, pleinement obstruée, la galerie plate ; et là, dédaigneuse de chambre spéciale et d’ameublement, s’endort pour la nymphose, la tête vers la sortie.

 

Je trouve abondamment un Bupreste noir (Buprestis octo guttata) dans les vieilles souches de pin laissées en terre, dures à l’extérieur, ramollies à l’intérieur, où la masse ligneuse a la souplesse de l’amadou. En ce tendre milieu, aromatisé de résine, les larves passent leur vie. Pour la métamorphose, elles quittent les grasses régions du centre et pénètrent dans le bois dur, où elles se creusent des niches ovalaires légèrement aplaties, mesurant de vingt-cinq à trente millimètres de longueur. Le grand axe de ces loges est toujours vertical. Une ample voie d’issue les prolonge, tantôt droite, tantôt doucement courbée, suivant que la sortie doit se faire par la section de l’arbre ou par le flanc. Presque toujours le forage du canal libérateur est complet ; la fenêtre d’évasion s’ouvre directement au dehors. Tout au plus, dans quelques cas rares, le ver laisse-t-il au Bupreste la peine de percer une lamelle de bois, translucide tant elle est mince. Mais si des voies faciles sont nécessaires à l’insecte, des remparts protecteurs ne le sont pas moins à la sécurité de la nymphose ; aussi le ver bouche-t-il le canal de libération avec une pâte fine de bois mâché très différente de la vermoulure ordinaire. À la base, une couche de la même pâte sépare la chambre de la galerie surbaissée, ouvrage de la vie active. Enfin la loupe constate sur les parois de la cellule une tapisserie de fibres ligneuses très divisées, soulevées et coupées ras en une sorte de velours. Cette doublure de molleton, dont le Cérambyx du chêne nous a fourni le premier exemple, me paraît d’un usage assez fréquent chez les lignicoles, tant les Buprestes que les longicornes.

 

Après ces migrateurs, qui du centre de l’arbre s’acheminent vers la surface, citons-en d’autres qui de la surface plongent à l’intérieur. – Un petit Bupreste ravageur du cerisier, l’Anthaxia nitidula, passe sa vie larvaire entre le bois et l’écorce. Aux heures du changement de forme, le pygmée se préoccupe, comme les autres, des besoins futurs et des besoins présents. Pour venir en aide à l’insecte parfait, le ver ronge d’abord le dessous de l’écorce en respectant un voile d’épiderme, puis creuse dans le bois un puits perpendiculaire, obstrué de vermoulure sans résistance. Voilà la part de l’avenir : le faible Bupreste pourra sortir sans encombre. Le fond du puits, mieux travaillé que le reste, plafonné à l’aide d’un liquide agglutinateur qui maintient en place la fine vermoulure du tampon, est la part du présent, la chambre à nymphose.

 

Un second Bupreste, exploiteur également du cerisier, entre écorce et bois, le Chrysobothrys chrysostigma, a moindre labeur dans ses préparatifs, quoique plus vigoureux. Sa chambre, à parois modestement vernissées, est la simple prolongation dilatée de l’ordinaire galerie. Le ver, non enclin au travail tenace, ne fore pas le bois. Il se borne à creuser un réduit oblique dans l’épaisseur de l’écorce, sans toucher au feuillet superficiel, que l’insecte devra ronger lui-même.

 

Ainsi se manifestent en chaque espèce des méthodes particulières, des tours de métier, inexplicables par la seule considération de l’outillage. Ces minutieux détails ayant des conséquences de quelque gravité, je n’hésite pas à les multiplier : le thème soumis à nos recherches n’en sera que plus clair. Interrogeons encore les longicornes.

 

Un habitant des vieilles souches de pin, le Criocephalus ferus, pratique une galerie de sortie amplement bâillante au dehors et s’ouvrant tant sur la section de la souche que sur les faces latérales. À environ deux pouces de profondeur, la voie est barricadée par un long tampon de grossiers copeaux. Vient ensuite l’appartement de la nymphe, cylindrique, comprimé, que veloute un duvet de fibres ligneuses. Par-dessous fait suite le labyrinthe de la larve, le clapier compactement bourré de bois digéré. Remarquons le tracé du chemin de sortie, qui, d’abord parallèle à l’axe du tronc, s’infléchit en un coude ménagé et gagne l’extérieur par le trajet le plus court lorsque la porte s’ouvre sur les flancs de la souche, ou bien se prolonge en ligne droite jusqu’à la superficie lorsque la porte s’ouvre sur la section. Remarquons encore le forage complet du canal libérateur, l’écorce comprise quand il y en a.

 

Je trouve le Stromatium strepens dans des rondins de chêne vert privés d’écorce. Même industrie de délivrance, même voie doucement coudée vers le point extérieur le plus proche, même barricade de copeaux au-dessus de la chambre. Le passage était-il pareillement préparé à travers l’écorce ? Les rondins décortiqués me laissent dans l’ignorance sur ce détail.

 

Le Clytus tropicus, mineur du cerisier, le Clytus arietis et le Clytus arvicola, mineurs de l’aubépine, ont la galerie de sortie cylindrique, brusquement coudée, voilée en dehors par un reste d’écorce ou un reste de bois d’un millimètre à peine d’épaisseur, et renflée, non loin de la surface, en station à nymphose, que sépare du clapier un tas de vermoulure compacte.

 

Ce serait abuser de la monotonie des redites que de continuer. La loi générale se dégage très nette de ces quelques données : les larves lignicoles des longicornes et des Buprestes préparent le chemin libérateur de l’insecte parfait, auquel il suffira tantôt de franchir une barricade en copeaux, en vermoulure, tantôt de percer une faible épaisseur de bois ou d’écorce. Par un revirement singulier des habituelles attributions, le jeune âge est ici la période de la force, de l’outillage puissant, de la ténacité dans le travail ; l’âge adulte est la période des loisirs, de l’ignorance industrielle, des ébats d’oisifs sans profession. L’enfant a son paradis dans les bras de sa mère, sa providence ; ici l’enfant, le ver, est la providence de la mère. De sa dent patiente, que ne rebutent ni les périls du dehors ni les sondages pénibles à travers le bois dur, il l’achemine aux suprêmes joies du soleil. Le jeune prépare vie douce à l’adulte.

 

Ces cuirassés, si robustes en apparence, seraient-ils des impuissants ? Je mets des nymphes de toutes les espèces me tombant sous la main dans des tubes de verre de l’ampleur de la cellule natale et tapissés à l’intérieur de papier grossier, qui fournira solide appui pour le forage. L’obstacle à percer varie : bouchon de liège d’un centimètre d’épaisseur, tampon de peuplier très ramolli par la pourriture, rondelle de bois sain. La plupart de mes captifs aisément perforent le liège et le bois ramolli ; cela représente pour eux la barricade à culbuter, le rideau d’écorce à trouer. Quelques-uns cependant succombent devant le front d’attaque. Tous enfin périssent, après d’infructueux essais, devant la rondelle de bois dur. Ainsi périssait le plus vigoureux d’entre eux, le grand Capricorne, dans mes loges artificielles en chêne, et même dans mes bouts de roseau clôturés de leur simple diaphragme.

 

La force leur manque, ou plutôt l’art patient ; et la larve, mieux douée, travaille pour eux. Elle ronge avec une persévérance indomptable, condition du succès même pour les forts ; elle creuse avec une prescience qui nous émerveille. Elle sait la forme future, à section ovalaire ou ronde, et taraude en conséquence le chemin de sortie, d’une part cylindrique, d’autre part taillé sur le patron de l’ellipse. Elle sait l’adulte très impatient de parvenir à la lumière, et l’y conduit par la voie la plus courte. Dans sa vie errante au sein du bois, elle affectionnait les couloirs déprimés, tortueux, juste suffisants au passage ou bien dilatés en stations quand se rencontrait filon de meilleur goût ; maintenant elle pratique canal régulier, spacieux, bref, aboutissant au dehors par un coude. Elle disposait du temps dans ses capricieuses pérégrinations ; l’adulte n’en dispose pas, ses jours sont comptés, il lui faut sortir au plus vite. Donc voie la plus courte et la moins encombrée d’obstacles, autant que le permet la sécurité. Elle sait que le raccordement trop brusque de la partie horizontale avec la partie verticale arrêterait le rigide insecte, non capable de flexion, et, par une douce courbure, elle incline vers le dehors. Ce coude de changement de direction se retrouve partout où la larve remonte des profondeurs, très bref si la chambre à nymphose est voisine de la surface, assez longuement développé si la chambre occupe l’intérieur. Dans ce cas, le tracé du ver est de courbure si régulière, que le désir vous prend de soumettre l’ouvrage à la géométrie.

 

Faute de données suffisantes, j’aurais laissé ce coude à l’ombre d’un point d’interrogation, si je n’avais disposé que des galeries de sortie des longicornes et des Buprestes, trop brèves pour se prêter aux sûres investigations du compas. Une heureuse trouvaille me fournit les éléments voulus. C’était un tronc de peuplier mort, criblé, sur plusieurs mètres de hauteur, d’une infinité d’orifices ronds, du calibre d’un crayon. Le précieux soliveau, encore debout, est déraciné avec les égards que lui doivent mes projets, et transporté dans mon cabinet, où des instruments de menuisier le débitent par sections longitudinales, aplanies au rabot.

 

Le bois, tout en conservant sa structure, est fortement ramolli par la présence du mycelium d’un champignon, l’agaric du peuplier. L’intérieur est vermoulu. Les couches externes, sur une épaisseur de plus d’un décimètre, sont en bon état, abstraction faite des innombrables canaux courbes qui les traversent. Sur une section intéressant le diamètre entier du tronc, les galeries de l’habitant disparu forment un gracieux ensemble, dont la gerbe de blé nous donne assez fidèle image. Presque droites, parallèles entre elles et rassemblées en faisceau dans la partie centrale, elles divergent dans le haut et s’étalent en bouquet d’amples courbes qui vont aboutir chacune à l’un des orifices de la superficie. C’est une gerbe de canaux, qui n’a pas l’unique tête de celle du blé, mais lance de çà de là ses innombrables jets à toutes les hauteurs.

 

Je suis enchanté de ce magnifique sujet d’étude. Les courbes, dont je découvre une couche à chaque coup de rabot, outrepassent de beaucoup mes besoins ; elles sont d’une régularité frappante ; elles fournissent au compas toute l’ampleur que réclame une exacte mensuration.

 

Avant de faire intervenir la géométrie, déterminons, si possible, l’auteur de ces belles arcades. La population du peuplier a disparu, depuis longtemps peut-être, comme le prouve le mycelium de l’agaric : ce n’est pas un bois tout pénétré du feutre du cryptogame que l’insecte a rongé, puis taraudé. Quelques faibles cependant ont péri sans pouvoir sortir. Je trouve leurs reliques emmaillotées de mycelium. L’agaric les a préservées de la destruction en les enveloppant de langes serrés. Sous ces bandelettes de momie, je reconnais un hyménoptère térébrant, le Sirex augur, Klug., à l’état d’insecte parfait. Et, détail important, tous ces restes d’adultes occupent, sans une seule exception, des points dépourvus de communication avec le dehors. Je les rencontre tantôt dans un commencement de canal courbe au delà duquel le bois reste intact, tantôt à l’extrémité de la galerie rectiligne centrale obstruée de vermoulure, voie que rien ne prolonge en avant. Ces reliques, sans issue devant elles, nous disent clairement que le Sirex adopte pour la sortie des moyens non usités chez les Buprestes et les Longicornes.

 

La larve ne prépare pas la voie de délivrance ; c’est à l’insecte parfait de se frayer lui-même un passage à travers le bois. Ce que j’ai sous les yeux m’instruit à peu près de la marche des choses. La larve, dont la présence s’affirme par des galeries encombrées de vermoulure compacte, ne quitte pas le centre du tronc, séjour plus tranquille, moins sujet aux vicissitudes du climat. La métamorphose se fait au point de jonction de la galerie droite avec le canal courbe non encore exécuté. Les forces venues, l’insecte parfait fore devant lui sur une épaisseur dépassant un décimètre, et pratique le canal de sortie, que je trouve obstrué, non de vermoulure compacte, mais de débris pulvérulents sans consistance. Les morts que je dépouille de leur linceul de mycelium sont des impotents trahis par leurs forces à mi-chemin. Le reste de la voie manque parce que le travailleur a péri en route.

 

Avec cette donnée, l’insecte parfait forant lui-même le canal de sortie, le problème prend tournure plus exigeante. Si la larve, riche de loisirs et satisfaite du séjour à l’intérieur du tronc, facilite la future sortie en abrégeant la voie, que ne doit pas faire l’adulte, de si brève existence et pressé de quitter des ténèbres odieuses ? C’est lui, lui surtout, qui doit se connaître en voirie de moindre trajet. Pour aller du cœur ténébreux de l’arbre à l’écorce ensoleillée, que ne suit-il la ligne droite ? C’est le plus court chemin.

 

Oui, pour le compas ; mais non, peut-être, pour le mineur. La longueur parcourue n’est pas le seul facteur du travail accompli, de la somme d’action dépensée. Il faut tenir compte de la résistance vaincue, résistance variable suivant la profondeur des couches plus ou moins dures et suivant la manière d’attaquer les fibres ligneuses, rompues en travers ou bien séparées en long. D’après ces conditions, dont la valeur reste à préciser, y aurait-il, pour traverser le bois, une courbe de moindre travail mécanique ?

 

Déjà je cherchais comment peut varier la résistance d’après la profondeur et la direction, je combinais mes différentielles et mes intégrales de minimum, lorsqu’une idée très simple renversa mon épineux échafaudage. Le calcul des variations n’a rien à faire en ceci. L’animal n’est pas le mobile des mathématiciens, le point matériel guidé dans sa trajectoire uniquement par les forces motrices et par les résistances du milieu traversé ; il porte en lui des conditions qui dominent les autres. L’insecte adulte n’a pas même les prérogatives de la larve, la libre flexion dans tous les sens. Sous sa cuirasse, c’est, à peu près, un rigide cylindre. Pour la commodité de l’exposition, on peut l’assimiler à un tronçon de ligne droite inflexible.

 

Revenons au Sirex, réduit par abstraction à son axe. La métamorphose se fait non loin du centre du tronc. L’insecte est placé dans le sens longitudinal de l’arbre, la tête en haut, très rarement en bas. Il lui faut, au plus vite, atteindre le dehors. Le tronçon de ligne droite inflexible qui le représente, ronge un peu devant lui et obtient courte trouée, assez large pour permettre très légère inclinaison vers l’extérieur. Un pas infiniment petit est fait ; un second suit, résultant de pareille trouée et de pareille inclinaison dans le même sens. Bref, chaque déplacement très petit est accompagné de la très petite déviation que permet le faible excès d’ampleur du pertuis ; et cette déviation s’oriente d’une manière invariable. Figurons-nous une aiguille aimantée dérangée de sa position et tendant à y revenir tout en se mouvant avec une vitesse uniforme dans un milieu résistant où s’ouvre à mesure une gaine de calibre légèrement supérieur à celui de l’aiguille. À peu près ainsi se comporte le Sirex. Son pôle magnétique est la lumière du dehors. Il s’y dirige par insensibles déviations à mesure que sa dent creuse.

 

Le problème du Sirex est maintenant résolu. La trajectoire se compose d’éléments égaux, conservant entre eux un invariable écart angulaire ; c’est la courbe dont les tangentes infiniment voisines gardent de l’une à la suivante même inclinaison, la courbe en un mot dont l’angle de contingence est constant. À cette caractéristique se reconnaît la circonférence du cercle.

 

Reste à savoir si la réalité ne dément pas la logique. Je prends avec du papier transparent le calque rigoureux d’une vingtaine de galeries, en choisissant celles qui par leur longueur se prêtent le mieux aux épreuves du compas. Eh bien, la logique est d’accord avec les faits : sur des longueurs qui parfois dépassent un décimètre, le tracé du compas se confond avec le tracé de l’insecte. Les écarts les plus prononcés n’excèdent pas les petites variations auxquelles on aurait mauvaise grâce de ne pas s’attendre dans un problème d’ordre physique, non compatible avec l’absolue rigueur des vérités abstraites.

 

La galerie de sortie du Sirex est donc un ample arc de cercle dont le bout inférieur se raccorde avec le couloir de la larve, et dont le bout supérieur se prolonge en une ligne droite qui vient aboutir à la surface sous une incidence perpendiculaire ou légèrement oblique. Le grand arc de raccordement permet à l’insecte de virer de bord. Lorsque, de la position parallèle à l’axe de l’arbre, il a passé graduellement à la position transversale, le Sirex achève le trajet en ligne droite, chemin le plus court.

 

Cette trajectoire donne-t-elle le minimum de travail ? Oui, dans les conditions où l’insecte se trouve. Si la larve avait la précaution de s’orienter d’une autre manière dans les préparatifs de la nymphose, de tourner la tête vers le point le plus rapproché de l’écorce, au lieu de la tourner dans le sens longitudinal du tronc, il est clair que l’adulte aurait l’évasion plus aisée ; il lui suffirait de ronger tout droit devant lui pour traverser la moindre épaisseur. Mais des motifs de convenance dont le ver est le seul juge, motifs dictés par la pesanteur peut-être, font précéder la station horizontale de la station verticale. Pour passer de celle-ci à l’autre, l’insecte vire au moyen d’un arc. Le retournement obtenu, le parcours s’achève suivant une droite.

 

Considérons le Sirex à son point de départ. Sa rigidité forcément lui impose l’inversion graduelle. Là, l’insecte ne peut rien de sa propre initiative ; tout s’y trouve mécaniquement déterminé. Mais libre comme il est de pivoter sur son axe et d’attaquer le bois sur telle ou telle autre face de la gaine, il lui est facultatif de tenter l’inversion d’une foule de manières, au moyen d’une série d’arcs raccordés, non dans le même plan. Rien ne l’empêche, en tournant sur lui-même, de décrire des courbes sinueuses, des spires, des anses à direction changeante, enfin la trajectoire complexe d’un égaré. Il pourrait errer en un tortueux dédale, essayer par ici, essayer par là, tâtonner longtemps sans réussir.

 

Il ne tâtonne pas et réussit très bien. Sa galerie est toujours contenue dans un même plan, condition première du minimum de travail. De plus, des divers plans verticaux qui peuvent se mener par la station excentrique du début, l’un, celui qui passe par l’axe de l’arbre, correspond d’un côté au minimum de résistance vaincue et de l’autre au maximum. Rien n’empêche le Sirex de tracer sa voie dans l’un quelconque de la multitude de plans suivant lesquels le trajet aurait valeur intermédiaire entre la moindre et la plus grande. L’insecte les refuse tous et adopte constamment celui qui passe par l’axe, en choisissant, bien entendu, le côté de moindre trajet. En résumé, la galerie du Sirex est contenue dans un plan dirigé suivant l’axe de l’arbre et la station de départ ; des deux régions de ce plan, c’est celle de moindre étendue que le canal traverse. Dans les conditions qui lui sont imposées par sa raideur, le reclus du peuplier se libère donc avec le minimum de travail mécanique.

 

Le mineur se guide avec la boussole dans l’inconnu des profondeurs souterraines ; le marin en fait autant dans l’inconnu des solitudes océaniques. Comment se dirige l’insecte lignicole dans l’épaisseur d’un tronc ? A-t-il sa boussole ? On le dirait, tant il se maintient dans la voie la plus prompte. Son but est la lumière. Pour y venir, il choisit soudain l’économique trajectoire plane, après avoir promené ses loisirs de larve en des canaux tortueux à courbures sans ordre ; il la coude en arc qui lui permet de se retourner ; et, le cap mis d’aplomb sur la surface voisine, il va droit au plus près.

 

Les obstacles les plus extraordinaires ne peuvent le détourner de son plan et de sa courbe, tant son guide est impérieux. Il rongera le métal, s’il le faut, plutôt que de tourner le dos à la lumière, dont il sent le voisinage. Les archives de l’entomologie mettent hors de doute l’incroyable fait. Lors de l’expédition de Crimée, furent présentés à l’Institut des paquets de cartouches dont les balles avaient été perforées par le Sirex juvencus ; un peu plus tard, à l’arsenal de Grenoble, le Sirex gigas se frayait pareille issue. La larve se trouvait dans le bois des caisses à cartouches, et l’insecte adulte, fidèle à son tracé d’évasion, avait troué le plomb, parce que le jour le plus voisin était derrière cet obstacle.

 

La boussole d’issue existe, c’est indubitable, tant pour les larves préparant le passage de délivrance que pour le Sirex adulte obligé de la pratiquer lui-même. Quelle est-elle ? – Ici le problème s’enveloppe d’une obscurité peut-être impénétrable ; nous ne sommes pas assez bien outillés en moyens d’impression pour soupçonner même les causes qui guident l’animal. C’est, en certaines occurrences, un autre monde sensitif où nos organes ne perçoivent rien, un monde fermé pour nous. L’œil de la chambre obscure voit l’invisible et photographie l’image de l’ultra-violet ; le tympan du microphone entend ce qui pour nous est silence. Un joujou de physique, une combinaison de chimie, nous dépassent en sensibilité. Serait-il téméraire d’accorder à la délicate organisation de l’insecte de semblables aptitudes, même à l’égard d’agents inconnus de notre science parce qu’ils ne sont pas du domaine de nos sens ? À cette question, nulle réponse positive ; nous avons des doutes, et plus rien. Écartons du moins quelques idées fausses qui pourraient nous venir.

 

Le bois, par sa structure, dirige-t-il l’animal, adulte ou larve ? Rongé transversalement aux fibres, il doit impressionner d’une certaine façon ; rongé dans le sens de la longueur, il doit impressionner d’une autre. N’y a-t-il pas là de quoi guider le perforateur ? Non, car dans une souche en place, la sortie se fait, suivant le degré de proximité de la lumière, tantôt par la section horizontale, au moyen d’une voie rectiligne dirigée suivant la longueur des fibres, et tantôt par le flanc, au moyen d’une voie courbe coupant les fibres en travers.

 

La boussole est-elle une influence chimique, électrique, calorifique, que sais-je enfin ? Non, car dans un tronc debout la sortie se fait aussi bien par la face du nord, constamment à l’ombre, que par celle du sud, ensoleillée tout le jour. La porte d’issue s’ouvre sur le côté le plus rapproché de l’extérieur, sans autre condition. Serait-ce la température ? Pas davantage, car le côté à l’ombre, moins chaud cependant, est aussi bien utilisé que le côté opposé au soleil.

 

Serait-ce le son ? Non plus. Le son de quoi, dans le silence de la solitude ? Et puis les rumeurs extérieures ont-elles quelque différence de propagation à travers un centimètre de bois en plus ou en moins ? Serait-ce la pesanteur ? Non, toujours, car le tronc du peuplier nous montre divers Sirex s’acheminant renversés, la tête en bas, sans rien changer au tracé de leur courbe.

 

Quel est donc le guide ? Je n’en sais rien. Ce n’est pas la première fois que la ténébreuse question m’est soumise. En m’occupant de la sortie de l’Osmie tridentée hors des bouts de ronce dérangés de leur position naturelle par mes artifices, j’avais reconnu le vague où nous laissent les documents de la physique ; et dans l’impossibilité de trouver autre réponse, j’avais invoqué une sensibilité spéciale, celle de l’étendue libre. Instruit par les Sirex, les Buprestes, les Longicornes, forcément j’y fais encore appel. Ce n’est pas que je tienne à l’expression : l’inconnu ne peut avoir de nom dans aucune langue. Elle signifie que les reclus des ténèbres savent trouver le jour par le plus court chemin ; elle est l’aveu d’une ignorance que ne rougira pas de partager tout observateur de bonne volonté. Les uns et les autres, étant reconnues vaines les interprétations transformistes de l’instinct, nous arriverons à cette fortifiante pensée d’Anaxagore, laconique résumé de mes recherches :

 

 

FIN


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