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Ce n’est pas résultat de maigre portée philosophique que de montrer l’instinct réalisant, en faveur de l’œuf, ce que conseillerait la raison mûrie par l’expérience et l’étude ; aussi un scrupule me prend, éveillé par l’austérité scientifique. Non que je tienne à donner à la science aspect rébarbatif : ma conviction est qu’on peut dire d’excellentes choses sans faire emploi d’un vocabulaire barbare. La clarté est la souveraine politesse de qui manie une plume. J’y veille de mon mieux. Aussi le scrupule qui m’arrête est-il d’un autre ordre.
Je me demande si je ne suis pas ici dupe d’une illusion. Je me dis : «Gymnopleures et Scarabées sont, en plein air, manufacturiers de pilules. C’est là leur métier, appris on ne sait comment, imposé peut-être par l’organisation, en particulier par leurs longues pattes, dont quelques-unes sont légèrement courbes. Lorsqu’ils travaillent pour l’œuf, quoi d’étonnant s’ils continuent sous terre leur spécialité d’artisans en boules ? »
Abstraction faite du col de la poire et du bout saillant de l’ovoïde, détails d’interprétation bien autrement difficultueuse, il resterait la masse la plus importante pour le volume, la masse globuleuse, répétition de ce que l’insecte fait au dehors du terrier ; il resterait la pelote avec laquelle le Scarabée joue au soleil sans en tirer parfois d’autre parti, la bille que le Gymnopleure promène pacifiquement sur les pelouses.
Que vient alors faire ici la forme globulaire, présentée comme la plus efficace contre la dessiccation pendant les ardeurs de l’été ? Physiquement, cette propriété de la sphère et de son proche voisin l’ovoïde est indiscutable ; mais ces formes n’ont qu’une concordance fortuite avec la difficulté vaincue. L’animal organisé pour faire rouler des boules à travers champs façonne encore des boules sous terre. Si le ver s’en trouve bien en ayant ainsi jusqu’à la fin des vivres tendres sous les mandibules, tant mieux pour lui, mais n’en glorifions pas l’instinct de la mère. Pour achever de me convaincre, il me faudrait un bousier de belle prestance, totalement étranger à l’art pilulaire dans les conditions de la vie courante et qui néanmoins, quand vient le moment de la ponte, conglobe sa récolte par un brusque revirement dans ses habitudes. Mon voisinage en possède-t-il de pareil ? Oui. C’est même un des plus beaux et des plus gros après le Scarabée sacré ; c’est le Copris espagnol (Copris Hispanus, Lin.), si remarquable par le corselet tronqué en brusque talus et par l’extravagante corne dont la tête est surmontée.
Courtaud, ramassé dans une rondelette épaisseur, lent d’allure, en voilà certes un d’étranger à la gymnastique du Scarabée et du Gymnopleure. Les pattes, de longueur fort médiocre, repliées sous le ventre à la moindre alerte, ne supportent aucune comparaison avec les échasses des pilulaires. Rien qu’à leur forme raccourcie, sans souplesse, on devine aisément que l’insecte n’aime pas les pérégrinations avec les embarras d’une boule roulante.
Le Copris est, en effet, d’humeur sédentaire. Une fois des vivres trouvés, de nuit ou bien au crépuscule du soir, il creuse un terrier sous le monceau. C’est un antre grossier où pourrait trouver place une pomme. Là s’introduit, brassée par brassée, la matière qui forme toiture ou du moins se trouve sur le seuil de la porte ; là s’engouffre, sans forme déterminée aucune, un énorme volume de vivres, éloquent témoin de la gloutonnerie de l’insecte.
Tant que dure le trésor, le Copris ne reparaît plus à la surface, tout entier aux plaisirs de table. L’ermitage ne sera abandonné qu’après épuisement du garde-manger.
Alors recommencent, le soir, les recherches, les trouvailles et les fouilles pour un nouvel établissement temporaire.
Avec ce métier d’enfourneur d’ordure sans manipulation préalable, il est d’évidence que le Copris ignore à fond, pour le moment, l’art de pétrir et de modeler un pain globulaire. Les pattes courtes, maladroites, semblent, du reste, devoir exclure radicalement art pareil.
En mai, juin au plus tard, arrive la ponte. L’insecte, si dispos à faire lui-même ventre des plus sordides matières, devient difficile pour la dot de sa famille. Comme au Scarabée, comme au Gymnopleure, il lui faut alors le produit mollet du mouton, déposé en une seule pièce. Même copieuse, la tarte est enfouie sur place dans sa totalité. Nul vestige n’en reste à l’extérieur. L’économie exige qu’on recueille jusqu’aux miettes.
On le voit : nul voyage, nul charroi, nul préparatif. Le gâteau est descendu en cave par brassées et au point même où il gît. L’insecte répète, en vue de ses larves, ce qu’il faisait travaillant pour lui-même. Quant au terrier, que signale une volumineuse taupinée, c’est une spacieuse grotte creusée à vingt centimètres environ de profondeur. J’y reconnais plus de large, plus de perfection qu’aux chalets temporaires habités par le Copris en temps de festin.
Mais laissons l’insecte travaillant en liberté. Les documents fournis par le hasard des rencontres seraient incomplets, fragmentés, de liaison douteuse. L’examen en volière est de beaucoup préférable, et le Copris s’y prête on ne peut mieux. Assistons d’abord à l’emmagasinement.
Aux lueurs discrètes du crépuscule, je le vois apparaître sur le seuil de son terrier. Il remonte des profondeurs, il vient faire récolte. La recherche n’est pas longue : les vivres sont là, devant la porte, richement servis et renouvelés par mes soins. Craintif, prêt à faire retraite à la moindre alerte, il y va d’un pas lent, compassé.
Le chaperon décortique et fouille, les pattes antérieures extraient. Une brassée est détachée, toute modeste, croulant en miettes. L’insecte l’entraîne à reculons et disparaît sous terre. Au bout de deux minutes à peine, le voici de nouveau. Toujours prudent, il interroge le voisinage avec les feuillets étalés de ses antennes avant de franchir le seuil du logis. Deux, trois pouces de distance le séparent du monceau. C’est chose grave pour lui que de s’aventurer jusque-là.
Il aurait préféré les vivres juste au-dessus de sa porte et formant toiture au domicile. Ainsi seraient évitées les sorties, source d’inquiétude. J’en ai décidé autrement. Pour les facilités de l’observation, j’ai déposé les victuailles tout à côté. Peu à peu le craintif se rassure ; il se fait au plein air, il se fait à ma présence, que je rends, du reste, aussi discrète que possible. Les brassées introduites se répètent donc indéfiniment. Ce sont toujours des lambeaux informes, des miettes comme pourraient en détacher les branches de petites pinces.
Assez renseigné sur la méthode de mise en magasin, je laisse l’insecte à son travail, qui se continue la majeure partie de la nuit. Les jours suivants, rien : le Copris ne sort plus. En une seule séance de nuit, suffisant trésor a été amassé. Attendons quelque temps, laissons à l’insecte le loisir de ranger sa récolte à sa guise. Avant la fin de la semaine, je fouille la volière ; je mets à découvert le terrier dont j’ai suivi en partie l’approvisionnement.
Comme dans la campagne, c’est une ample salle à voûte irrégulière, surbaissée, à sol presque plan. Dans un recoin un trou rond bâille, pareil à l’orifice d’un col de bouteille. C’est la porte de service, donnant dans une galerie oblique qui remonte jusqu’à la surface. Les parois du logis creusé en terrain frais sont tassées avec soin, assez résistantes pour ne pas s’ébouler sous les commotions de mes fouilles. On voit que, travaillant pour l’avenir, l’insecte a déployé tous ses talents, toutes ses forces d’excavateur, pour faire œuvre durable. Si le chalet où simplement se festoie est cavité creusée à la hâte, sans régularité et de solidité médiocre, la demeure est une crypte de plus grandes dimensions et d’architecture bien mieux soignée.
Je soupçonne que les deux sexes prennent part à l’œuvre magistrale ; du moins je rencontre fréquemment le couple dans les terriers destinés à la ponte. L’ample et luxueuse pièce a été, sans doute, la salle de noces ; le mariage s’est consommé sous la grande voûte à l’édification de laquelle l’amoureux a concouru, vaillante manière de déclarer sa flamme. Je soupçonne aussi le conjoint de prêter aide à sa compagne pour la récolte et la mise en magasin. À ce qu’il m’a paru, lui aussi, fort comme il est, cueille des brassées et les descend dans la crypte. À deux marche plus vite le minutieux travail. Mais une fois le logis bien pourvu, discrètement il se retire, remonte à la surface et va s’établir ailleurs, laissant la mère à ses délicates fonctions. Son rôle est fini dans le manoir de la famille.
Or que trouve-t-on dans ce manoir, où nous avons vu descendre de si nombreuses et si modestes charges de vivres ? Un amas confus de morceaux disjoints ? Pas le moins du monde. J’y trouve toujours une pièce unique, une miche énorme qui remplit la loge moins un étroit couloir tout autour, juste suffisant à la circulation de la mère.
Cette pièce somptueuse, vrai gâteau des rois, n’a pas de forme fixe. J’en rencontre d’ovoïdes, rappelant l’œuf de la dinde pour la configuration et le volume ; j’en trouve en ellipsoïdes aplatis semblables au vulgaire oignon ; j’en constate de presque rondes qui font songer aux fromages de Hollande ; j’en vois qui, circulaires et légèrement renflées à la face supérieure, imitent les pains du campagnard provençal, ou mieux la fougasso à l’iou avec laquelle se célèbrent les fêtes de Pâques. Dans tous les cas, la surface en est lisse, régulièrement courbe.
On ne peut s’y méprendre : la mère a rassemblé, pétri en un seul bloc, les nombreux fragments rentrés l’un après l’autre ; de toutes ces parcelles elle a fait pièce homogène, en les brassant, amalgamant, piétinant. À bien des reprises, je surprends la boulangère au-dessus de la colossale miche devant laquelle la pilule du Scarabée fait si piètre figure ; elle va, déambule sur la convexe surface mesurant parfois un décimètre d’ampleur ; elle tapote la masse, la raffermit, l’égalise. Je ne peux donner qu’un coup d’œil à la curieuse scène. Aussitôt aperçue, la pâtissière se laisse couler le long de la pente courbe et se blottit au-dessous du pâté.
Pour suivre le travail plus avant, l’étudier en ses détails intimes, il faut user d’artifice. La difficulté est presque nulle.
Soit que ma longue fréquentation avec le Scarabée sacré m’ait rendu plus habile en moyens de recherche, soit que le Copris, moins circonspect, supporte mieux les ennuis d’une étroite captivité, j’ai pu, sans le moindre encombre, suivre à souhait toutes les phases de la nidification. Deux moyens sont employés, aptes à m’instruire chacun de certaines particularités.
À mesure que les volières me fournissent quelques gros gâteaux, je les déménage des terriers ainsi que la mère, et les dispose dans mon cabinet. Les récipients sont de deux sortes, suivant que je désire la lumière ou l’obscurité. Pour la lumière, j’emploie des bocaux en verre dont le diamètre est à peu près celui des terriers, soit une douzaine de centimètres environ. Au fond de chacun d’eux est une mince couche de sable frais, très insuffisante pour que le Copris puisse s’y enterrer, mais convenable néanmoins pour éviter à l’insecte l’appui glissant du verre, et pour lui donner l’illusion d’un sol pareil à celui dont je viens de le priver. Sur cette couche, le bocal reçoit la mère et sa miche.
Inutile de dire qu’en l’état d’un jour même fort modéré, l’insecte ahuri n’entreprendrait rien. Il lui faut la complète obscurité, que je réalise au moyen d’un manchon de carton enveloppant le bocal. En soulevant un peu avec précaution ce manchon, je peux à toute heure, quand bon me semble, avec l’éclairage modéré de mon cabinet, surprendre le captif dans son travail et même suivre quelque temps ses actes. La méthode, on le voit, est beaucoup plus simple que celle dont j’ai fait usage lorsque j’ai voulu voir le Scarabée sacré en ses fonctions de modeleur de poires. L’humeur plus débonnaire du Copris se prête à cette simplification, qui n’aurait pas grand succès avec l’autre. Ainsi sont rangés sur ma grande table de laboratoire une douzaine de ces appareils à éclipses. Qui verrait la série la prendrait pour un assortiment de denrées coloniales renfermées dans des sacs de papier gris.
Pour l’obscurité, je fais usage de pots à fleurs remplis de sable frais et tassé. La mère et son gâteau occupent la partie inférieure, disposée en niche au moyen d’un écran de carton qui fait voûte et supporte le sable d’en haut. Ou bien encore, je mets simplement la mère à la surface du sable avec des provisions. Elle se creuse un terrier, emmagasine, se fait une niche, et les choses se passent comme d’habitude. Dans tous les cas, une lame de verre pour couvercle me répond des captifs. Je compte sur ces divers appareils ténébreux pour me renseigner sur un point délicat, dont l’exposé trouvera sa place ailleurs.
Que nous apprennent les bocaux enveloppés d’un manchon opaque ? Beaucoup de choses, des plus intéressantes. D’abord ceci : la grosse miche ne doit pas au mécanisme d’un roulement sa courbure, toujours régulière malgré la forme variable. Déjà l’examen du terrier naturel nous affirmait que pareille masse n’avait pu être roulée dans une loge dont elle remplissait la presque totalité. D’ailleurs les forces de l’insecte seraient impuissantes à remuer pareil fardeau.
Interrogé de temps à autre, le bocal nous répète la même conclusion. Je vois la mère, hissée sur la pièce, palper de-ci, de-là, taper à petits coups, effacer les points saillants, perfectionner la chose ; jamais je ne la surprends faisant mine de vouloir retourner le bloc. C’est clair comme le jour : le roulis est ici complètement hors de cause.
L’assiduité, les soins patients de la pétrisseuse me font soupçonner un détail d’industrie auquel j’étais loin de songer. Pourquoi tant de retouches à ce bloc, pourquoi si longue attente avant de l’employer ? Une semaine et davantage se passe, en effet, avant que l’insecte, toujours foulant et lissant, se décide à mettre en œuvre son amas.
Lorsqu’il a malaxé sa pâte au degré voulu, le boulanger la rassemble en un seul monceau dans un coin du pétrin. Au sein du bloc volumineux couve mieux la chaleur de la fermentation panaire. Le Copris connaît ce secret de boulangerie. Il conglobe en pièce unique l’ensemble de ses récoltes ; il pétrit soigneusement le tout en une miche provisoire, à laquelle il donne le temps de se bonifier par un travail intime qui rend la pâte plus sapide et lui donne un degré de consistance favorable aux manipulations ultérieures. Tant que n’est pas accompli le chimique travail, mitron et Copris attendent. Pour l’insecte c’est long, une semaine au moins.
C’est fait. Le mitron subdivise son bloc en pâtons dont chacun deviendra un pain. Le Copris se comporte de même. Au moyen d’une entaille circulaire pratiquée par le couperet du chaperon et la scie des pattes antérieures, il détache de la pièce un lambeau ayant le volume réglementaire. Pour ce coup de tranchoir, pas d’hésitation, pas de retouches qui augmentent ou retranchent. D’emblée et d’une coupure nette, le pâton est obtenu avec la grosseur requise.
Il s’agit maintenant de le façonner. L’enlaçant de son mieux de ses courtes pattes, si peu compatibles, ce semble, avec pareil travail, l’insecte arrondit le lambeau par le seul moyen de la pression. Gravement il se déplace sur la pilule informe encore, il monte et il descend, il tourne à droite et à gauche, en dessus et en dessous ; il presse méthodiquement un peu plus ici, un peu moins là ; il retouche avec une inaltérable patience ; et voici qu’au bout de vingt-quatre heures le morceau anguleux est devenu sphère parfaite de la grosseur d’une prune. Dans un coin de son atelier encombré, l’artiste courtaud, ayant à peine de quoi se mouvoir, a terminé son œuvre sans l’ébranler une fois sur sa base ; avec longueur de temps et patience, il a obtenu le globe géométrique que sembleraient devoir lui refuser son gauche outillage et son étroit espace.
Longtemps encore l’insecte perfectionne, polit amoureusement sa sphère, passant et repassant avec douceur la patte jusqu’à ce que la moindre saillie ait disparu. Ses méticuleuses retouches semblent ne devoir jamais finir. Vers la fin du second jour cependant le globe est jugé convenable. La mère monte sur le dôme de son édifice ; elle y creuse, toujours par la simple pression, un cratère de peu de profondeur. Dans cette cuvette, l’œuf est pondu.
Puis, avec une circonspection extrême, une délicatesse surprenante en des outils si rudes, les lèvres du cratère sont rapprochées pour faire voûte au-dessus de l’œuf. La mère lentement tourne, ratisse un peu, ramène la matière vers le haut, achève de clôturer. C’est ici travail délicat entre tous. Une pression non ménagée, un refoulement mal calculé pourrait compromettre le germe sous son mince plafond. De temps en temps le travail de clôture est suspendu. Immobile, le front baissé, la mère semble ausculter la cavité sous-jacente, écouter ce qui se passe là dedans.
Tout va bien, parait-il ; et la patiente manœuvre recommence : fin ratissage des flancs en faveur du sommet qui s’effile un peu, s’allonge. Un ovoïde dont le petit bout est en haut remplace de la sorte la sphère primitive. Sous le mamelon, tantôt plus, tantôt moins saillant, est la loge d’éclosion avec l’œuf. Vingt-quatre heures se dépensent encore en ce minutieux travail.
Total quatre fois le tour du cadran et parfois davantage pour confectionner la sphère, l’excaver d’une cuvette, déposer l’œuf et l’enclore par la transformation de la sphère en ovoïde.
L’insecte revient à la miche entamée. Il en détache un second lopin, qui, par les mêmes manipulations, devient ovoïde peuplé d’un œuf. L’excédent suffit pour un troisième ovoïde, assez souvent même pour un quatrième. Je n’ai jamais vu dépasser ce nombre quand la mère dispose des seuls matériaux qu’elle avait amassés dans le terrier.
La ponte est finie. Voilà la mère dans son réduit, que remplissent presque les trois ou quatre berceaux, dressés l’un contre l’autre, le pôle saillant, en haut. Que va-t-elle faire maintenant ? S’en aller, sans doute, pour se refaire un peu au dehors d’un jeûne prolongé. Qui le croirait se trompe. Elle reste. Et pourtant, depuis qu’elle est sous terre, elle n’a rien mangé, se gardant bien de toucher à la miche, qui, divisée en parts égales, sera la nourriture de la famille. Le Copris est d’un touchant scrupule en fait de patrimoine ; c’est un dévoué qui brave la faim pour ne pas laisser les siens dépourvus. Il la brave pour un second motif : faire la garde autour des berceaux. À partir de la fin de juin, les terriers sont difficiles à trouver, à cause des taupinées disparues par l’effet de quelque orage, du vent, des pieds des passants. Les quelques-uns que je parviens à rencontrer contiennent toujours la mère, somnolant à côté du groupe de pilules, dans chacune desquelles festoie, gras à lard, un ver bien près de son développement complet.
Mes appareils ténébreux, pots à fleurs remplis de sable frais, confirment ce que m’apprennent les champs. Enfouies avec provisions dans la première quinzaine de mai, les mères ne reparaissent plus à la surface, sous le couvercle de verre. Elles se tiennent recluses dans le terrier après la ponte ; elles passent la lourde période caniculaire avec leurs ovoïdes, qu’elles surveillent indubitablement, comme le disent les bocaux, affranchis des mystères du sous-sol.
C’est aux premières pluies d’automne, en septembre, qu’elles remontent au dehors. Mais alors la nouvelle génération est parvenue à la forme parfaite. La mère a donc sous terre la joie de connaître sa famille, prérogative si rare chez l’insecte ; elle entend ses fils gratter la coque pour se libérer ; elle assiste à la rupture du coffret qu’elle avait si consciencieusement travaillé ; peut-être vient-elle en aide aux exténués, si la fraîcheur du sol n’a pas assez ramolli la cellule. Mère et progéniture ensemble quittent le sous-sol, ensemble viennent aux fêtes automnales, alors que le soleil est doux et que la manne ovine abonde sur les sentiers.
Les pots à fleurs nous en apprennent une autre. Je dépose isolément à la surface quelques couples déménagés de leurs terriers au début des travaux. Des munitions leur sont libéralement servies. Chaque couple s’enterre, s’établit, thésaurise ; puis, au bout d’une dizaine de jours, le mâle reparaît à la superficie, sous la lame de verre. L’autre ne bouge pas. La ponte se fait, les pilules nourricières se façonnent, patiemment s’arrondissent, se groupent au fond du pot. Et, pour ne pas troubler l’œuvre maternelle, le père s’est exilé du gynécée. Il est remonté au dehors, dans le but d’aller ailleurs se creuser un gîte. Ne le pouvant pas dans l’étroite enceinte du pot, il reste à la surface, à peine dissimulé sous un peu de sable ou quelques miettes de vivres.
Ami des profonds souterrains, de la fraîcheur et de l’obscurité, obstinément il stationne trois mois à l’air, au sec, à la lumière ; il refuse de s’enfouir, crainte de troubler les choses saintes qui s’accomplissent là-bas. Un bon point au Copris pour son respect de l’appartement maternel.
Revenons aux bocaux, où doivent se répéter sous les yeux de l’observateur les faits que nous dérobe le sol. Les trois ou quatre pilules avec œuf, rangées l’une contre l’autre, occupent la presque totalité de l’enceinte et ne laissent que d’étroits couloirs. De la miche initiale, il ne reste à peu près rien, à peine quelques miettes, dont il est fait profit lorsque l’appétit vient. Mais c’est là souci sans gravité pour la mère, préoccupée avant tout de ses ovoïdes.
Elle va assidûment de l’un à l’autre, les palpe, les ausculte, les retouche en des points où mon regard ne peut rien saisir de défectueux. Sa grossière patte, gantée de corne, plus clairvoyante dans les ténèbres que ma rétine en plein jour, découvre peut-être des fêlures naissantes, des défauts d’homogénéité qu’il convient de faire disparaître pour prévenir l’accès desséchant de l’air. La bien avisée se glisse donc de-ci, de-là, dans les interstices de son amas ; elle inspecte la nitée ; elle met ordre au moindre accident. Si je la trouble, du bout de l’abdomen frotté, contre le rebord des élytres elle fait parfois entendre un bruissement doux, presque une plainte. Ainsi, dans une alternative de soins minutieux et de somnolences à côté de l’amas, se passe le trimestre nécessaire à l’évolution de la famille.
Il me semble entrevoir le motif de cette longue surveillance. Les rouleurs de pilules, Scarabées et Gymnopleures, n’ont jamais qu’une seule poire, un seul ovoïde dans le terrier. La masse, roulée quelquefois à de grandes distances, est forcément limitée par les forces. C’est assez pour une larve, mais insuffisant pour deux. Exception est faite en faveur du Scarabée à large cou, qui élève très sobrement sa famille, et de son butin roulant sait faire deux modestes parts.
Les autres sont dans l’obligation de creuser un terrier spécial pour chaque œuf. Lorsque tout est en ordre dans le nouvel établissement, – et c’est assez vite fait, – ils abandonnent le souterrain et vont recommencer ailleurs, au hasard des rencontres, la pilule, l’excavation, la ponte. Avec ces mœurs errantes, la surveillance prolongée est impossible.
Le Scarabée en souffre. Sa poire, superbe de régularité au début, ne tarde pas à se lézarder, se hérisser d’écailles, se boursoufler. Divers cryptogames l’envahissent, la ruinent ; une expansion de la matière la déforme en la crevassant. Nous savons comment le ver tient tête à ces misères.
Le Copris a d’autres usages. Il ne roule pas ses munitions à distance, il emmagasine sur place, par lambeaux, ce qui lui permet d’amasser dans un terrier unique de quoi suffire à toute sa ponte. De nouvelles sorties étant inutiles, la mère séjourne et surveille. Sous sa sauvegarde, toujours en éveil, la pilule ne se lézarde point, car, aussitôt apparue, toute fissure est calfeutrée ; elle ne se couvre pas de végétation parasite, car rien ne pousse sur un sol où constamment le râteau se promène. Les quelques douzaines d’ovoïdes que j’ai sous les yeux affirment l’efficacité de la vigilance maternelle : aucune n’est fendillée, crevassée, envahie par d’infimes champignons. En toutes, la surface ne laisse rien à désirer. Mais si je les soustrais à la mère pour les mettre en flacon, en boîte de fer-blanc, elles ont le sort des poires du Scarabée : la surveillance manquant, la ruine plus ou moins profonde arrive.
Deux exemples nous renseigneront sur ce sujet. J’enlève à une mère deux pilules sur trois et les mets dans une boîte en fer-blanc, à l’abri de la dessiccation. La semaine n’est pas finie qu’elles sont couvertes d’une végétation cryptogamique. Il vient un peu de tout sur ce fertile sol ; les champignons inférieurs s’y complaisent. Aujourd’hui ce sont des plantules cristallines, renflées en fuseau, hérissées de courts cils pleurant une larme de rosée, et terminées par une petite tête ronde noire comme le jais. Le loisir me manque pour consulter livres, microscope, et déterminer l’infime apparition qui, pour la première fois, attire mes regards. Peu nous importe ce point de botanique : il nous suffit de savoir que le verdâtre sombre des pilules a disparu, tant est serré le gazon blanc et cristallin pointillé d’atomes noirs.
Je restitue les deux pilules au Copris surveillant sa troisième. Le manchon opaque est remis en place, et l’insecte laissé tranquille dans l’obscurité. Au bout d’une heure, pas même, nouvelle visite de ma part. Le végétal parasite a disparu en plein, fauché, extirpé jusqu’au dernier brin. La loupe ne peut découvrir une trace du fourré si épais un peu avant. Le râteau des pattes a passé par là, et la surface a repris la netteté nécessaire à une bonne hygiène.
Autre épreuve plus grave. De la pointe du canif, j’éventre une pilule au pôle supérieur et mets l’œuf à découvert. Voilà une brèche analogue, avec exagération, à celles qui naturellement peuvent survenir. Je rends à la mère le berceau violé, menacé de mal finir si elle n’intervient. Mais elle intervient, et vite, une fois l’obscurité faite. Les lambeaux soulevés par le canif sont rapprochés et soudés entre eux. Le peu de matière qui manque est remplacée par des raclures cueillies sur les flancs. En très peu de temps la brèche est si bien réparée que nulle trace ne reste de mon effraction.
Je recommence en aggravant le danger. Tout le groupe de pilules, au nombre de quatre, subit l’attaque du canif, qui perce la chambre d’éclosion et ne laisse à l’œuf qu’un abri incomplet sous la voûte crevée. La mère fait face au péril avec une diligence merveilleuse. Tout est remis en ordre en une brève séance. Ah ! je le crois bien qu’avec cette surveillante, ne dormant jamais que d’un œil, soient impossibles les crevasses et les boursouflures qui si fréquemment déforment l’ouvrage du Scarabée.
Quatre pilules avec œuf, c’est tout ce que j’ai pu obtenir de la grosse tourte retirée du terrier au moment des noces. Est-ce à dire que la ponte se borne là ? Je le pense. Je la crois même habituellement plus réduite et composée de trois, de deux et même d’un seul œuf. Mes pensionnaires, isolées dans des pots pleins de sable au début de la nidification, n’ont plus reparu à la surface, une fois mises en cave les munitions nécessaires ; elles ne sont pas venues au dehors puiser dans les vivres renouvelés et se mettre en mesure d’augmenter le nombre, toujours très borné, des ovoïdes gisant au fond de l’appareil sous la surveillance de la mère.
Le large disponible pourrait bien contribuer à cette limitation de la ponte. Trois ou quatre pilules encombrent le terrier ; il n’y a plus place pour d’autres, et la mère, casanière par goût et par devoir aussi, ne songe pas à creuser une seconde demeure. Il est vrai que plus d’ampleur dans l’établissement actuel lèverait la difficulté de l’espace ; mais alors une voûte de trop longue portée exposerait à des effondrements. Si j’intervenais moi-même, si je donnais de l’espace sans le danger d’une voûte croulante, la ponte pourrait-elle augmenter" ? Oui, jusqu’à devenir presque double en nombre. Mon artifice est très simple. Dans un bocal, j’enlève ses trois ou quatre pilules à une mère qui vient de terminer la dernière. Plus rien ne reste de la miche, Je la remplace par une autre de ma façon, pétrie du bout d’un couteau à papier. Boulanger d’un nouveau genre, je refais à peu près ce que l’insecte avait fait au début. Lecteur, ne souriez pas de ma boulangerie : la science lance là-dessus son souffle purificateur.
Ma tourte est très bien acceptée par le Copris, qui se remet à l’ouvrage, recommence sa ponte et me gratifie de trois ovoïdes parfaits. Total sept, nombre le plus fort obtenu dans mes diverses tentatives de ce genre. Un gros morceau du gâteau primitif reste disponible. L’insecte ne l’emploie pas, du moins à la nidification : il le mange. Les ovaires, parait-il, sont épuisés. Voilà qui est établi : le terrier pillé donne du large, et la mère en profite pour doubler presque sa ponte à la faveur de la miche mon ouvrage.
Dans les conditions naturelles, rien d’analogue ne peut se passer. Aucun mitron de bonne volonté n’est là, pétrissant de la spatule et enfournant une nouvelle tourte dans l’antre du Copris. Tout affirme donc que le casanier insecte, décidé à ne plus reparaître dehors jusqu’aux fraîcheurs de l’automne, est d’une fécondité très bornée. Trois, quatre fils au plus composent sa famille. Il m’est arrivé même, en saison de canicule, alors que la ponte est depuis longtemps finie, d’exhumer une mère surveillant une pilule unique. Celle-là, faute peut-être d’un avoir suffisant en vivres, avait réduit à la stricte limite ses joies maternelles.
Les pains que mon couteau à papier pétrit sont aisément acceptés. Profitons du fait pour quelques expériences. Au lieu de la grosse tourte, prodigue de matière, je façonne une pilule calquée sur la forme et le volume des deux ou trois que surveille une mère après les avoir peuplées d’un œuf. Mon imitation est assez bien réussie. Si je mélangeais les deux produits, le naturel et l’artificiel, je ne pourrais après m’y reconnaître. La frauduleuse pilule est introduite dans le bocal, à côté des autres. L’insecte dérangé se blottit aussitôt dans un coin, sous un peu de sable. Pendant deux jours je le laisse tranquille.
Puis, quelle n’est pas ma surprise, en trouvant la mère sur le pinacle de ma pilule, qu’elle excave d’une coupe. Dans l’après-midi, l’œuf est pondu, et la coupe close. Je ne distingue mon ouvrage de ceux du Copris que par la place occupée. Je l’avais mis à l’extrême-droite du groupe ; à l’extrême droite je le retrouve, travaillé par l’insecte. Comment celui-ci a-t-il pu reconnaître que la pilule, en tout pareille aux autres, n’était pas occupée ? Comment, sans hésitation, s’est-il permis d’en refouler le sommet en cratère, lorsque à ce sommet un œuf pouvait se trouver, d’après les apparences ? Il se garde bien d’excaver à nouveau les ovoïdes parachevés. Quel guide l’autorise à creuser l’artificiel, imitation très fallacieuse ?
Je recommence encore, et encore. Même résultat : la mère ne confond pas mon œuvre avec la sienne, et en profite pour y installer un œuf. Une seule fois, l’appétit étant venu, paraît-il, je la vois se nourrir de mon pain. Le discernement du peuplé et du non peuplé s’affirme ici aussi bien que dans le cas précédent. Au lieu de mordre, si la faim la prenait, sur les pilules avec œuf, par quelle divination s’attaque-t-elle, malgré l’exacte similitude extérieure, à celle qui ne contient rien ?
Mon ouvrage serait-il défectueux ? La lame de bois n’aurait-elle pas assez appuyé et donné consistance suffisamment ferme ? La matière pécherait-elle par un degré incomplet de manipulation ? Questions délicates, hors de ma compétence en ce genre de pâtisserie. Recourons à un maître dans l’art des tourtes. J’emprunte au Scarabée sacré la pilule qu’il commence à rouler dans les volières. Je la choisis petite et d’un volume pareil à celui que le Copris adopte. Elle est ronde, il est vrai ; mais les pilules du Copris sont assez souvent rondes aussi, même après avoir reçu l’œuf.
Eh bien, le pain du Scarabée, ce pain de qualité irréprochable, pétri par le roi des mitrons, a le même sort que les miens. Tantôt il est peuplé d’un œuf, tantôt il est consommé, sans que jamais il arrive accident par inadvertance aux pilules identiques pétries par le Copris.
Se retrouver dans un pareil mélange, éventrer ce qui est encore matière inerte et respecter ce qui est déjà berceau, distinguer le permis du défendu, me paraît, en cette occurrence, d’explication impossible avec le seul guide des sens similaires aux nôtres. Inutile d’invoquer la vue : l’insecte travaille dans une obscurité complète. Travaillerait-il au jour, l’embarras ne diminuerait pas. La forme et l’aspect sont pareils de part et d’autre ; notre vue la plus clairvoyante serait en défaut quand le mélange est fait.
Impossible d’invoquer l’odorat : la matière ne varie pas ; c’est toujours le produit du mouton. Impossible d’invoquer le tact. Quelle peut bien être l’aptitude au toucher sous un étui de corne ? Et il faudrait ici exquise sensibilité. D’ailleurs, si l’on admet dans les pattes, les tarses surtout, dans les palpes, les antennes et tout ce que l’on voudra, certaine aptitude à distinguer le dur du mou, le rugueux du poli, le rond de l’anguleux, le globe du Scarabée nous crie casse-cou. Pour la matière, le degré de pétrissage, la fermeté et la configuration des surfaces, voilà certes l’équivalent exact de la sphère du Copris ; et cependant celui-ci ne s’y trompe pas.
Faire intervenir le goût n’a aucun sens dans le problème. Reste l’ouïe. Plus tard, je ne dirais pas non. Quand la larve est éclose, la mère, attentive, peut à la rigueur l’entendre ronger la muraille de la cellule ; mais actuellement la loge ne contient qu’un œuf, et tout œuf est silencieux.
Quels moyens restent donc à la mère, je ne dirai pas pour déjouer mes perfidies, – la question va plus haut, et l’animal n’a pas été doué d’aptitudes spéciales afin d’éluder au jour les artifices de l’expérimentateur, –quels moyens, dis-je, restent à la mère pour obvier aux difficultés de son travail normal ? Ne le perdons pas de vue : elle débute en façonnant un globe. La masse ronde souvent ne diffère pas des pilules peuplées, tant sous le rapport de la forme que sous celui de l’ampleur.
La paix n’étant nulle part, même dans le sous-sol, si la mère, peureuse à l’excès, tombe de sa sphère en un moment de panique et la quitte pour se réfugier ailleurs, comment après retrouvera-t-elle sa boule et la distinguera-t-elle des autres sans courir le risque d’écraser un œuf lorsqu’il faudra, au moyen de la pression, refouler en cratère le sommet de la pilule ? Un guide sûr lui est ici nécessaire. Quel est-il ? Je ne sais.
Bien des fois je l’ai dit, et ici je le répète : l’insecte a des aptitudes sensorielles d’une exquise finesse, en harmonie avec le métier pratiqué, aptitudes qu’il ne nous est pas même permis de soupçonner, parce qu’il n’y a rien d’analogue en nous. L’aveugle-né ne saurait avoir l’idée des couleurs. Nous sommes des aveugles-nés en face de l’insondable inconnu qui nous enveloppe ; mille et mille questions surgissent sans réponse possible.