Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - V
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE V

CHAPITRE XI. LES GÉOTRUPES. LA NIDIFICATION.

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CHAPITRE XI.

LES GÉOTRUPES.
LA NIDIFICATION.

 

En septembre et octobre, alors que les premières pluies automnales imbibent le sol et permettent au Scarabée de rompre son coffret natal, le Géotrupe stercoraire et le Géotrupe hypocrite fondent leurs établissements de famille, établissements assez sommaires, malgré ce que pourrait faire attendre la dénomination de ces mineurs, si bien appelés troueurs de terre. S’il faut se creuser une retraite qui mette à l’abri des rudesses de l’hiver, le Géotrupe mérite vraiment son nom : nul ne l’égale pour la profondeur du puits, la perfection et la rapidité de l’ouvrage. En terrain sablonneux et d’excavation peu laborieuse, j’en ai exhumés qui avaient atteint la profondeur d’un mètre. D’autres poussaient leurs fouilles plus avant encore, lassaient ma patience, et mes instruments.

 

Le voilà, le puisatier émérite, l’incomparable troueur de terre. Si le froid sévit, il saura descendre jusqu’à telle couche où la gelée n’est plus à craindre.

 

Pour le logement de la famille, c’est une autre affaire. La saison propice est courte ; le temps manquerait s’il fallait doter chaque larve d’un pareil manoir. Que l’insecte dépense en un trou de sonde illimité les loisirs que lui font les approches de l’hiver, rien de mieux : la retraite est plus sûre, et l’activité, non encore suspendue, n’a pas pour le moment d’autre occupation. À l’époque de la ponte, ces laborieuses entreprises sont impossibles. Les heures s’écoulent vite. Il faut en quatre à cinq semaines loger et approvisionner famille assez nombreuse, ce qui exclut le puits à forage patiemment prolongé.

 

Du reste, des précautions seront prises contre les dangers de la surface. Une fois sa famille établie, l’insecte adulte, sans protection, est obligé d’établir ses quartiers d’hiver à de grandes profondeurs, d’où il remontera au printemps dans la société de ses fils, comme le fait le Scarabée ; mais ni le ver ni l’œuf n’ont besoin de ce dispendieux refuge dans la mauvaise saison, protégés qu’ils sont par l’industrie des parents.

 

Le terrier creusé par le Géotrupe en vue de sa larve n’est guère plus profond que celui du Copris et du Scarabée, malgré la différence des saisons. Trois décimètres environ, c’est tout ce que je constate dans la campagne, où rien n’impose des limites à la profondeur. Mes volières, à sol d’épaisseur restreinte, seraient moins dignes de foi en cette mesure, l’insecte étant obligé d’utiliser telle qu’elle est la couche de terre mise à sa disposition. Maintes fois, cependant, je reconnais que cette couche n’est pas traversée en plein jusqu’au plancher de la caisse, nouvelle preuve de la médiocre profondeur nécessaire.

 

Dans la liberté, des champs comme dans la captivité de mes appareils, le terrier est toujours creusé sous le monceau exploité. Rien au dehors ne le trahit, voilé qu’il est par le volumineux dépôt du mulet. C’est un clapier cylindrique, du calibre d’un col de bouteille, droit et vertical dans un sol homogène ; coudé, sinueux, irrégulier, dans un terrain grossier où l’obstacle d’une pierre, d’une racine, nécessite brusque changement de direction. Dans mes volières, lorsque se trouve insuffisante la couche de terre, le puits, d’abord vertical, se coude à la rencontre de la planche du fond et se prolonge suivant l’horizontale. Donc aucune règle précise dans le forage. Les accidents du sol décident de la configuration.

 

À l’extrémité de la galerie, rien non plus qui rappelle la salle spacieuse, l’atelierCopris, Scarabées et Gymnopleures façonnent artistement leurs poires et leurs ovoïdes ; mais un simple cul-de-sac de même diamètre que le reste. Un vrai trou de sonde, abstraction faite des nodosités, des inflexions, inévitables dans un milieu d’inégale résistance, un boyau tortueux, voilà le terrier du Géotrupe.

 

Le contenu de la rustique demeure est une sorte de saucisson, de boudin, qui remplit la partie inférieure du cylindre et s’y moule exactement. Sa longueur n’est pas loin d’une paire de décimètres, et sa largeur de quatre centimètres, lorsque la pièce appartient au Géotrupe stercoraire. Les dimensions sont un peu moindres pour l’ouvrage du Géotrupe hypocrite.

 

Dans l’un et l’autre cas, le saucisson est presque toujours irrégulier, tantôt courbe, tantôt plus ou moins bosselé : Ces imperfections de surface sont dues aux accidents d’un terrain pierreux, que l’insecte n’excave pas toujours suivant les règles de son art, ami de la ligne droite et de la verticale. La matière moulée reproduit fidèlement toutes les irrégularités de son moule. L’extrémité inférieure est arrondie comme l’est lui-même le fond du terrier ; la supérieure est un peu concave, par suite d’un tassement plus fort dans la partie centrale.

 

La volumineuse pièce se délite en couches qui, par leur courbure et leur assemblage, font songer à une pile de verres de montre. Chacune d’elles, c’est visible, doit correspondre à une brassée de matière qui, puisée dans le monceau surmontant le terrier, est descendue, mise en place sur la couche précédente, puis énergiquement foulée. Les bords de la rondelle, se prêtant moins bien à ce travail de compression, restent à un niveau supérieur, et du tout résulte un ménisque concave. Des mêmes bords moins tassés résulte une sorte d’écorce, souillée de terre par son contact avec les parois du clapier. En somme, la structure nous apprend le mode de fabrication. Le saucisson du Géotrupe est obtenu, comme les nôtres, par moulage dans un cylindre. Il résulte de couches introduites successivement et comprimées à mesure, surtout dans la partie centrale, plus accessible au piétinement du manipulateur. L’observation directe confirmera plus tard ces déductions, et les complétera par des données d’un haut intérêt, que l’examen seul de l’ouvrage ne saurait faire prévoir.

 

Remarquons, avant de poursuivre, combien l’insecte est bien inspiré en forant toujours le terrier sous le monceau d’où les matériaux du boudin doivent s’extraire.

 

Le nombre des brassées introduites et comprimées l’une après l’autre est considérable. En comptant pour chaque couche 4 millimètres d’épaisseur, chiffre assez approché, j’entrevois une cinquantaine de voyages nécessaires. S’il lui fallait chaque fois s’approvisionner à quelque distance, le Géotrupe ne pourrait suffire à sa besogne, trop dispendieuse de fatigue et de temps. Son industrie est incompatible avec de telles pérégrinations, imitées de celles du Scarabée. Mieux avisé, il s’établit sous le monceau. Il n’a qu’à remonter de son puits pour avoir là, sous la patte, devant la porte, de quoi suffire indéfiniment à son boudin, si volumineux qu’il puisse le souhaiter.

 

Cela suppose, il est vrai, chantier copieusement fourni. Quand il s’agit de travailler pour sa larve, le Géotrupe veille à cette condition et n’adopte pour fournisseurs que le cheval et le mulet, jamais le mouton, trop parcimonieux. Ce n’est pas ici affaire de qualité ; dans la denrée, c’est affaire de quantité. Mes volières, en effet, affirment que le mouton aurait la préférence s’il était plus généreux. Ce qu’il ne donne pas naturellement, je le réalise, par mon intervention, en entassant récolte sur récolte. Sous l’extraordinaire trésor, comme jamais les champs n’en présentent de pareil, mes captifs travaillent avec une ardeur démontrant combien ils savent apprécier l’aubaine. Ils m’enrichissent de saucissons à ne savoir plus qu’en faire. Je les stratifie dans de grands pots avec de la terre fraîche, pour suivre, l’hiver venu, les actes de la larve ; je les loge un par un dans des éprouvettes, des tubes en verre ; je les empile dans des boîtes en fer-blanc. Les planches de mon cabinet en sont encombrées. Ma collection fait songer à un assortiment de conserves.

 

La nouveauté de la matière n’apporte aucun changement dans la structure. À cause du grain plus fin et de la plasticité plus grande, la surface est plus régulière, l’intérieur plus homogène, et voilà tout.

 

Au bout inférieur du saucisson, bout toujours arrondi, est la chambre d’éclosion, cavité rondepourrait trouver place une médiocre noisette. Comme l’exige la respiration du germe, les parois latérales en sont assez minces pour permettre l’accès facile de l’air. À l’intérieur, je vois reluire un enduit verdâtre, demi-fluide, simple exsudation de la masse poreuse, comme dans les ovoïdes du Copris et les poires du Scarabée.

 

Dans cette niche ronde repose l’œuf, sans aucune adhérence avec l’enceinte. Il est blanc, en ellipsoïde allongé, et d’un volume remarquable relativement à l’insecte. Pour le Géotrupe stercoraire, il mesure de sept à huit millimètres de longueur, sur quatre de plus grande largeur. Celui du Géotrupe hypocrite a des dimensions un peu moindres.

 

Cette petite niche ménagée dans l’épaisseur du saucisson, au bout inférieur, ne concorde nullement avec ce que je lis sur la nidification des Géotrupes. D’après un vieil auteur allemand, Frisch, auteur que ma pénurie de livres ne me permet pas de consulter, Mulsant dit, en parlant du Géotrupe stercoraire : « Dans le fond de sa  galerie verticale, la mère construit, le plus souvent avec de la terre, une sorte de nid ou coque ovoïde, ouverte d’un côté. Sur la paroi interne de cette coque, elle colle un œuf blanchâtre, de la grosseur d’un grain de froment. »

 

Qu’est-ce donc que cette coque, le plus souvent en terre et ouverte d’un côté pour que le ver puisse atteindre la colonne de vivres située au-dessus ? Je m’y perds. De coque, et surtout en terre, il n’y en a pas… D’ouverture, il n’y en a pas davantage. Je vois et je revois aussi souvent que je le désire une cellule ronde, close de partout et ménagée au bout inférieur du cylindre nourricier, rien autre, pas même une vague ressemblance avec la structure décrite.

 

Qui des deux est responsable de l’imaginaire construction ? L’entomologiste allemand aurait-il péché par une observation superficielle ? l’entomologiste lyonnais aurait-il mal interprété le vieil auteur ? Les documents me font défaut pour faire remonter l’erreur à qui de droit. N’est-ce pas affligeant de voir les maîtres, si pointilleux pour un article des palpes, si ombrageux pour la priorité d’un nom barbare, presque indifférents lorsqu’il s’agit des mœurs et de l’industrie, souveraine expression de la vie de l’insecte ? L’entomologie du nomenclateur fait des progrès énormes ; elle nous encombre, elle nous submerge. L’autre, l’entomologie du biologiste, la seule intéressante, la seule vraiment digne de nos méditations, est négligée à tel point que l’espèce la plus triviale n’a pas d’histoire, ou demande sérieuse révision du peu qu’on a dit sur son compte. Doléances inutiles : le train des choses ne sera pas de longtemps changé.

 

Revenons au saucisson du Géotrupe. Sa forme est en opposition avec ce que nous ont enseigné le Copris et le Scarabée, qui, très économes sous le rapport de la quantité de matériaux, sont prodigues en soins de construction et donnent à leur ouvrage la forme la mieux apte à préserver du sec. Avec leurs ovoïdes, leurs globes surmontés d’un col, ils savent conserver fraîche la modique ration de la famille. Le Géotrupe ignore ces savants procédés. De mœurs plus rustiques, il ne voit le bien-être que dans l’excessive abondance. Pourvu que le clapier regorge de vivres, peu lui importe la difformité de son amas.

 

Au lieu de fuir le sec, il semble le rechercher. Voyez, en effet, son boudin. C’est long outre mesure, grossièrement assemblé. Défaut d’écorce compacte, imperméable ; superficie exagérée, en contact avec la terre dans toute l’étendue du cylindre. C’est justement ce qu’il faut pour amener prompte aridité ; c’est le contre-pied du problème de moindre surface, résolu par le Scarabée et les autres. Que deviennent alors mes aperçus sur la configuration des vivres, aperçus si bien fondés d’après notre logique ? Serais-je dupe d’une géométrie aveugle, atteignant par hasard résultat rationnel ?

 

À qui l’affirmerait les faits vont répondre. Ils disent : les confectionneurs de sphères nidifient au plus fort des chaleurs de l’été, alors que le sol est d’une aridité extrême ; les confectionneurs de cylindres nidifient en automne, quand la terre s’imbibe de pluie. Les premiers ont à prémunir leur famille contre les périls d’un pain trop dur. Les seconds ne connaissent pas les misères de la famine par dessiccation ; leurs vivres, emboîtés dans un sol frais, y conservent indéfiniment le degré de mollesse convenable. La moiteur de la gaine est la sauvegarde de la ration non protégée par la forme. L’hygrométrie de la saison est maintenant l’inverse de celle de l’été, et cela suffit pour rendre inutiles les précautions usitées en temps de canicule.

 

Creusons plus avant, et nous verrons le cylindre préférable à la sphère en automne. Quand viennent octobre et novembre, les pluies sont fréquentes, tenaces ; mais une journée de soleil suffit pour essorer le sol à la faible profondeur où se trouve le nid du Géotrupe. Ne pas perdre les joies de cette belle journée est grave affaire. Comment en profitera le ver ?

 

Supposons-le inclus dans la grosse sphère que pourrait fournir le copieux ensemble de vivres mis à sa disposition. Une fois saturée d’humidité par une ondée, cette boule la gardera obstinément, car sa forme est celle de moindre évaporation et de moindre contact avec le sol réjoui par le soleil. En vain, dans les vingt-quatre heures, la couche superficielle du terrain sera ramenée à la fraîcheur normale, l’amas globuleux conservera son excès d’eau, faute d’un contact suffisant avec la terre essorée. Dans la niche trop humide et trop épaisse, les vivres se moisiront ; la chaleur du dehors arrivera mal, ainsi que l’air, et la larve tirera maigre avantage de ces insolations de l’arrière-saison, de ces coups de feu tardifs qui devraient la mûrir à point et lui donner la vigueur réclamée par les épreuves de l’hiver.

 

Ce qui était qualité en juillet, quand il fallait se défendre du trop sec, devient vice en octobre, alors qu’il faut éviter le trop humide. À la sphère est donc substitué le cylindre. La nouvelle forme, avec sa longueur exagérée, réalise l’inverse de la condition chère aux fabricants de pilules : ici, pour un même volume, la surface se développe à l’extrême. Y a-t-il un motif à pareille inversion ? Sans doute, et il me semble l’entrevoir.

 

Maintenant que l’aridité n’est plus à craindre, n’est-ce pas avec cette configuration à grande superficie que l’amas nourricier perdra le plus aisément son excès d’humidité ? S’il pleut, son étendue l’expose, il est vrai, à une imbibition plus rapide ; mais aussi, quand revient le beau temps, promptement se déperd son eau surabondante au large contact d’un sol vite égoutté.

 

Terminons en nous informant de quelle façon se construit le boudin. Assister au travail dans la campagne me paraît entreprise fort difficultueuse, pour ne pas dire impraticable. Avec les volières, le succès est certain, pour peu qu’on y mette patience et dextérité. J’abats la planche qui retient en arrière le sol artificiel. Celui-ci montre à nu sa nappe verticale, que j’exploite petit à petit avec la pointe d’un couteau jusqu’à la rencontre d’un terrier. Si l’opération est conduite avec prudence, sans le trouble d’éboulements mal calculés, les travailleurs sont surpris à l’œuvre, immobilisés, il est vrai, par la soudaine irruption de la lumière et comme pétrifiés dans leur attitude de travail. La disposition de l’atelier et des matériaux, la place et la pose des ouvriers, permettent très bien de reconstituer la scène, brusquement suspendue et non renouvelable tant que se prolongera notre visite.

 

Et tout d’abord, un fait s’impose à l’attention, fait de grave intérêt, et si exceptionnel que l’entomologie m’en présente ici le premier exemple. Dans chaque terrier mis à découvert je trouve toujours deux collaborateurs, le couple ; je trouve le mâle prêtant main-forte à la mère. Entre les deux se répartissent les occupations du ménage. De mes notes j’extrais le tableau suivant, auquel il est aisé de rendre l’animation d’après la pose des acteurs immobilisés.

 

Le mâle est au fond de la galerie, accroupi sur un bout de saucisson mesurant à peine un pouce. Il occupe la cuvette que forment les matériaux tassés plus fortement au centre de chaque couche. Que faisait-il là avant la violation du logis ? Sa posture le dit assez : de ses pattes si vigoureuses, les postérieures surtout, il foulait la dernière couche mise en place. Sa compagne occupe l’étage supérieur, presque à l’orifice du clapier. Je lui vois entre les pattes une forte brassée de matériaux, qu’elle vient de cueillir à la base du tas surmontant la demeure. L’épouvante causée par mon effraction ne lui a pas fait lâcher prise. Suspendue là-haut, au dessus du vide, arc-boutée contre les parois du puits, elle serre sa charge avec une sorte de raideur cataleptique. L’occupation interrompue se devine : Baucis descendait à Philémon, plus robuste, de quoi continuer le pénible travail d’empilement et de foulage. L’œuf déposé et entouré de ces précautions délicates dont une mère seule a le secret, elle avait cédé à son compagnon la construction du cylindre, pour se borner au modeste rôle de manœuvre pourvoyeur.

 

Des scènes semblables, surprises pendant les diverses phases du travail, me permettent un tableau d’ensemble. Le saucisson débute par un court et large sac qui tapisse étroitement le fond du terrier. Dans cette outre, béante en plein, je rencontre les deux sexes au milieu de matériaux émiettés, épluchés peut-être avant d’être foulés, afin que le ver, à ses débuts, trouve sous la dent vivres de premier choix. À deux, le ménage crépit la paroi et en augmente l’épaisseur jusqu’à ce que la cavité soit réduite au diamètre réclamé par la chambre d’éclosion.

 

C’est le moment de la ponte. Discrètement retiré à l’écart, le mâle attend avec des matériaux prêts pour clore la loge qui vient d’être peuplée. La clôture se fait par le rapprochement des bords du sac et l’adjonction d’une voûte, d’un couvercle hermétiquement cimenté. C’est là opération délicate, qui demande dextérité bien plus que vigueur. La mère seule s’en occupe, Philémon est maintenant simple manœuvre ; il fait passer le mortier sans être admis sur la voûte, que sa brutale pression pourrait faire effondrer.

 

Bientôt la toiture, suffisamment épaissie, renforcée, n’a plus à craindre la pression. Alors commence le foulage non ménagé, la rude besogne qui donne au mâle le premier rôle. La différence des sexes pour la taille et la vigueur est frappante, chez le Géotrupe stercoraire. Ici vraiment, par une exception bien rare, Philémon appartient au sexe fort. À lui la prestance, à lui l’énergie musculaire. Prenez-le dans la main et serrez. Je vous délie bien de tenir bon, pour peu que vous ayez l’épiderme sensible. De ses pattes âprement dentelées et convulsivement raidies, il vous laboure la peau ; il s’insinue, coin irrésistible, dans l’interstice des doigts. C’est intolérable ; il faut lâcher la bête.

 

Dans le ménage, il fait fonction de presse hydraulique. Pour en réduire le volume encombrant, nous soumettons les balles de fourrage à l’action de la presse ; lui, pareillement, comprime et réduit les filandreux matériaux de son boudin. C’est, le plus souvent, le mâle que je rencontre au sommet du cylindre, sommet excavé en corbeille profonde. Cette corbeille reçoit la charge descendue par la mère, et, semblable au vigneron qui piétine la vendange au fond de la cuve, le Géotrupe foule, tasse, amalgame sous la poussée de ses brassards cataleptiques. L’opération est si bien conduite que la nouvelle charge, sorte de grossière et volumineuse charpie au début, devient assise compacte faisant corps avec ce qui précède.

 

La mère cependant n’abdique pas ses droits : je la surprends de temps à autre au fond de la cuvette. Peut-être vient-elle s’enquérir de la marche de l’ouvrage. Son tact, plus apte aux délicatesses de l’éducation, saisira mieux les fautes à corriger. Très probablement encore vient-elle remplacer le mâle dans ces exténuants coups de pressoir. Elle est vigoureuse, elle aussi, rigide de pose et capable d’alterner ses forces avec celles de son vaillant compagnon.

 

Toutefois, sa place habituelle est dans le haut de la galerie. Je l’y trouve tantôt avec la brassée qu’elle vient de cueillir, tantôt avec un amas résultant de plusieurs charges mises en réserve pour le travail d’en bas. À mesure qu’il en est besoin, elle y puise et descend peu à peu la matière sous le refouloir du mâle.

 

De cet entrepôt temporaire à la cuvette du fond s’étend un long intervalle vide, dont la partie inférieure nous fournit une autre donnée sur la marche du travail. La paroi en est abondamment crépie avec un enduit extrait de ce que les matériaux ont de plus plastique. Ce détail a sa valeur. Il nous apprend qu’avant de tasser couche par couche le saucisson nourricier, l’insecte commence par ; mastiquer la paroi grossière et perméable du moule. Il cimente son puits pour prémunir le ver contre les suintements de la saison pluvieuse. Dans son impossibilité de durcir à point par la pression la surface de la pièce étroitement enserrée, il adopte une tactique inconnue de ceux qui travaillent en vaste atelier ; il crépit de ciment l’enveloppe terreuse. Ainsi sera évitée, dans la mesure du possible, la noyade en temps de pluie.

 

Ce revêtement hydrofuge se fait par intermittences, à mesure que le cylindre s’allonge. La mère m’a paru s’y adonner lorsque son entrepôt en fournitures bien garni lui laisse des loisirs. Tandis que son compagnon foule, elle, un pouce plus haut, crépit.

 

Des travaux combinés des deux conjoints résulte enfin le cylindre avec sa longueur réglementaire. Au-dessus reste vide et non cimentée la majeure partie du puits. Rien ne me dit que les Géotrupes se préoccupent de cette longueur inoccupée. Scarabées et Copris rejettent dans le vestibule de la salle souterraine une partie des déblais extraits ; ils font barricade en avant de la demeure. Les fouleurs de saucisses semblent ignorer cette précaution. Tous les terriers que je visite sont vides supérieurement. Nul indice de déblais remis en place et tassés, mais de simples éboulis provenant soit du monceau exploité, soit des parois croulantes.

 

Cette négligence pourrait bien avoir pour motif l’épaisse toiture qui surmonte la demeure. Rappelons-nous que les Géotrupes s’établissent ordinairement sous la copieuse provende que leur octroient le cheval et le mulet. Sous pareil abri, est-il bien nécessaire de fermer sa porte ? D’ailleurs les intempéries se chargent de la clôture. Le toit s’effondre, les terres s’éboulent, et le puits béant ne tarde pas à se combler sans l’intervention de ceux qui l’ont creusé.

 

Tantôt sont venues sous ma plume les appellations de Philémon et Baucis. C’est qu’en effet le couple Géotrupe rappelle en certains points le pacifique ménage de la mythologie. Dans le monde des insectes, le mâle, qu’est-il ? Une fois les noces célébrées, c’est un incapable, un oisif, un bon à rien, une superfluité que l’on fuit, dont on se débarrasse même parfois atrocement. La Mante religieuse nous en apprendra de bien tragiques sur ce sujet. Or voici que, par une exception bien étrange, le fainéant devient le laborieux ; l’amant momentané, le fidèle compagnon ; l’insoucieux des siens, le grave père de famille. La rencontre d’un instant se change en association durable. La vie à deux, le ménage se fonde : superbe innovation dont il faut aller chercher le premier essai chez un bousier. Descendez plus bas, il n’y a rien de pareil ; remontez plus haut, de longtemps il n’y a rien encore. Il faut gravir les degrés les plus élevés.

 

Le mâle de l’épinoche, petit poisson de nos ruisselets, sait bien, avec des conserves et des herbages aquatiques, construire un nid, un manchon, où la femelle viendra frayer ; mais il ne connaît pas le travail partagé. À lui seul reviennent les charges d’une famille dont la mère a peu de souci. N’importe, un pas est fait, bien grand et surtout bien remarquable chez les poissons, eux d’une souveraine indifférence aux tendresses familiales, eux qui remplacent les soins de l’éducation par une effroyable fécondité. Le nombre fabuleux comble les vides amenés par le défaut d’industrie des parents, même de la mère, simple sac à germes.

 

Quelques crapauds essayent les devoirs de la paternité ; puis plus rien jusqu’à l’oiseau, fervent adepte du ménage. Avec lui se montre, dans toute sa beauté morale, la vie à deux. Un contrat fait du couple deux collaborateurs également zélés pour la prospérité de la famille. Autant que la mère, le père prend part à la construction du nid, à la recherche des vivres, à la distribution de la becquée, à la surveillance des jeunes essayant leur premier essor.

 

Plus élevé dans la série animale, le mammifère continue le merveilleux exemple sans rien y ajouter ; au contraire, souvent il simplifie. Reste l’homme. Parmi ses plus beaux titres de noblesse sont les écrasants soins de la famille, jamais dissoute. À notre confusion, il est vrai, certains s’en affranchissent et rétrogradent au-dessous du crapaud.

 

Le Géotrupe rivalise avec l’oiseau. Le nid est le travail commun des deux conjoints. Le père en assemble les assises, les tasse, les foule ; la mère crépit, va quérir charge nouvelle et la dépose sous les pattes du fouleur. Cette demeure, somme des efforts du couple, est aussi magasin de vivres. Ici pas de becquée distribuée au jour le jour ; la question des victuailles n’en est pas moins résolue : du concours des deux associés résulte le somptueux saucisson. Père et mère ont fait magnifiquement leur devoir ; ils lèguent au ver garde-manger des mieux garnis.

 

Une pariade qui se maintient, un couple qui concerte ses forces et son industrie pour le bien-être de la descendance, est certes progrès énorme, le plus grand peut-être de l’animalité. Au milieu des isolements apparut un jour le ménage, inventé par un bousier de génie.

 

Comment se fait-il que cette magnifique acquisition soit l’apanage d’un petit nombre, au lieu de s’être propagée à la ronde, d’une espèce à l’autre, dans toute la corporation de métier ? Scarabées et Copris n’auraient-ils donc rien à gagner en économie de temps et de fatigue, si la mère, au lieu de travailler seule, avait un collaborateur ? Les choses marcheraient plus vite, ce semble, et famille plus nombreuse serait permise, condition non à dédaigner pour la prospérité de l’espèce.

 

Comment, de son côté, le Géotrupe s’est-il avisé de concerter les deux sexes pour la construction du nid et l’approvisionnement du garde-manger ? L’insoucieuse paternité de l’insecte, devenue, en tendresse, l’émule de la maternité, est événement si grave et si rare, que le désir vient d’en rechercher la cause, si toutefois tel souhait est permis à nos misérables moyens d’information. Une idée se présente d’abord : n’y aurait-il pas quelque relation entre la taille plus grande du mâle et ses goûts laborieux ? Doué de plus de vigueur, de plus de robusticité que la mère, l’habituel oisif s’est fait auxiliaire zélé ; l’amour du travail est venu d’un excès de forces à dépenser.

 

Prenons garde : ce semblant d’explication ne tient pas debout. Les deux sexes du Géotrupe hypocrite diffèrent à peine de taille ; l’avantage est souvent même en faveur de la mère ; et néanmoins, le mâle prête main-forte à sa compagne ; il est aussi fervent puisatier, aussi rude fouleur que son voisin le stercoraire colosse.

 

Raison plus concluante encore : chez les Anthidies, apiaires ourdisseurs de cotonnades ou pétrisseurs de résine, le mâle, bien supérieur de taille à la femelle, est un parfait désœuvré. Lui, le fort, le solidement membré, prendre part à la besogne ! Allons donc ! À la mère, la faible mère, de s’exténuer ; à lui, le robuste gaillard, de s’ébaudir sur les fleurs des lavandes et des germandrées !

 

La supériorité corporelle n’a donc pas fait, chez les Géotrupes, le père de famille travailleur, dévoué au bien-être des siens. Là se borne le résultat de l’enquête. Poursuivre le problème serait vaine tentative. L’origine des aptitudes nous échappe. Pourquoi tel don ici, et tel autre don là ? Qui le sait ? Pouvons-nous même nous flatter de jamais le savoir ?

 

Un seul point apparaît en clarté : l’instinct n’est pas sous la dépendance de la structure. Les Géotrupes sont connus de temps immémorial ; de leur loupe scrupuleuse, les entomologistes les ont examinés dans leurs moindres détails : et nul ne soupçonnait encore leur merveilleux privilège de la vie en ménage. Au-dessus du monotone niveau océanique brusquement se dresse le talus des îlots, isolés, çà et là disséminés, impossibles à prévoir tant que le géographe n’en a pas fait le relevé ; ainsi de l’océan de la vie émergent les pics de l’instinct.

 


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