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Arrivons aux prouesses rationnelles qui ont valu au Nécrophore la plus belle part de sa renommée, et soumettons d’abord à l’épreuve expérimentale le fait raconté par Clairville, celui du sol trop dur et de l’appel au renfort.
Dans ce but, le centre de l’enceinte sous cloche est pavé, à fleur de terre, d’une brique que je poudre d’une mince couche de sable. Ce sera le terrain de fouille impraticable. Tout autour largement s’étend, au même niveau, le sol meuble, facile à fouir.
Afin de me rapprocher des conditions de l’historiette, il me faudrait une souris ; la taupe, lourde masse, opposerait peut-être trop de difficulté au déplacement. Pour l’obtenir, je mets en réquisition amis et voisins, qui rient de ma lubie et tendent néanmoins leurs souricières. Mais quand il le faut tout de suite, le très commun se fait rare. Bravant en ses mots l’honnêteté, à l’exemple du latin son ancêtre, le provençal dit, plus crûment encore que la traduction : « Si l’on cherche du crottin, les ânes sont constipés. »
Enfin cette souris, mon rêve, je la tiens. Elle me vient de ce refuge, meublé d’une botte de paille, où la charité officielle donne l’hospitalité d’un jour au miséreux errant sur la terre fertile, de ce chalet municipal d’où l’on sort inévitablement pouilleux. O Réaumur, qui invitiez des marquises au changement de peau de vos chenilles, qu’auriez-vous dit d’un futur disciple versé dans ces misères-là ? Peut-être convient-il de ne pas les ignorer pour compatir à celles de la bête.
La souris tant désirée, je l’ai. Je la dépose au milieu de la brique. Les fossoyeurs sous cloche sont maintenant au nombre de sept, dont trois femelles. Tous sont terrés, les uns inactifs, presque à la surface, les autres occupés dans leurs cryptes. La présence du nouveau cadavre ne tarde pas à être connue. Vers les sept heures du matin, trois Nécrophores accourent, une femelle et deux mâles. Ils s’insinuent sous la souris, qui remue par secousses, signe des efforts des ensevelisseurs. Un essai de fouille se fait dans la couche de sable qui dissimule la brique. Ainsi s’amoncelle autour de la morte un bourrelet de déblais.
Pendant une paire d’heures, les secousses se répètent sans résultat. Je profite de la circonstance pour m’instruire de quelle façon s’accomplit le travail. La brique nue me laisse voir ce que me cacherait la terre fouie. S’il faut mouvoir le cadavre, l’insecte se renverse ; il agrippe de ses six pattes la bourre du mort, s’arc-boute sur le dos et pousse en faisant levier du front et du bout du ventre. S’il s’agit de creuser, la station normale est reprise. Ainsi tour à tour s’escrime l’ensevelisseur, tantôt les pattes en l’air, quand il convient de déplacer le cadavre ou de l’entraîner plus bas, tantôt les pattes à terre, quand il est nécessaire d’agrandir la fosse.
Le point où gît la souris est finalement reconnu inattaquable. Un mâle apparaît à découvert. Il explore le sujet, en fait le tour, gratte un peu à l’aventure. Il rentre, et aussitôt la morte oscille. Le renseigné donne-t-il avis à ses collaborateurs de ce qu’il a constaté ? règle-t-il la manœuvre en vue de s’établir ailleurs, en terrain propice ?
Les faits sont loin de l’affirmer. Quand il ébranle la masse, les autres l’imitent et poussent, mais sans combinaison des efforts dans une direction déterminée, car après avoir quelque peu progressé vers le bord de la brique, le fardeau rétrograde et revient au point de départ. Faute d’entente, les coups de levier sont perdus. Près de trois heures s’écoulent en oscillations qui mutuellement s’annulent. La souris ne franchit pas la petite dune de sable amassée autour d’elle par le râteau des travailleurs.
Pour la seconde fois, un mâle sort, explore à la ronde. Un sondage est fait en terrain meuble, tout à côté de la brique. C’est un trou d’essai pour reconnaître la nature du sol, un puits étroit et peu profond où l’insecte plonge à demi. Le sondeur rentre au chantier, manœuvre de l’échine, et la pièce progresse d’un travers de doigt vers le point reconnu favorable. Cette fois, y sommes-nous ? Non, car peu après la souris recule. Nul progrès dans la solution de la difficulté.
Voici que les deux mâles vont aux informations, chacun à sa guise. Au lieu de s’arrêter au point déjà sondé, point si judicieusement choisi, semblait-il, à cause de sa proximité qui épargnerait laborieux charroi, ils parcourent précipitamment toute l’étendue de la volière, tâtant le sol de-ci, de-là, et le labourant de sillons superficiels. Ils s’éloignent de la brique autant que le permet l’enceinte.
Ils fouillent avec prédilection contre la base de la cloche ; ils y pratiquent divers sondages. Sans motif que je puisse apprécier, la couche terreuse étant partout également meuble en dehors de la brique, le premier point sondé est abandonné pour un second, refusé pareillement. Un troisième, un quatrième suivent ; puis un autre, un autre encore. Au sixième, le choix est fait. En aucun cas, ce n’est nullement une fosse destinée à recevoir la souris, mais un simple puits d’essai, très peu profond et du diamètre de l’excavateur.
Retour vers la souris, qui soudain chancelle, oscille, avance, recule dans un sens, puis dans l’autre, tant et tant qu’à la fin la petite dune de sable est franchie. Nous voici hors de la brique, en excellent terrain. Petit à petit la pièce progresse. Il n’y a pas transport par un attelage cheminant à découvert, mais déplacement saccadé, travail de leviers invisibles. Le cadavre semble se mouvoir tout seul.
Cette fois, après tant d’hésitations, les efforts sont concertés, du moins la pièce atteint la région sondée bien plus rapidement que je ne m’y attendais. Alors commence l’ensevelissement d’après l’habituelle méthode. Il est une heure. Il a fallu aux Nécrophores la moitié du tour du cadran pour constater l’état des lieux et déplacer la souris.
De cette expérience, il appert tout d’abord que les mâles ont un rôle majeur dans les affaires du ménage. Mieux doués peut-être que leurs compagnes, ils vont aux informations lorsque le cas est embarrassant ; ils inspectent le terrain, reconnaissent d’où provient l’arrêt et choisissent le point où se pratiquera la fosse. Dans l’épreuve, si longue, de la brique, les deux mâles seuls ont exploré le dehors et travaillé à résoudre la difficulté. Confiante en ses aides, la femelle, immobile sous la souris, attendait le résultat de leurs recherches. Les épreuves qui vont suivre confirmeront les mérites de ces vaillants auxiliaires.
En second lieu, le point où gît la souris étant reconnu de résistance insurmontable, il n’y a pas de fosse creusée à l’avance, un peu plus loin, en terrain meuble. Tout se borne, répétons-le, à de faibles sondages qui renseignent l’insecte sur la possibilité de l’inhumation.
Ici c’est un non-sens grossier que de faire d’abord préparer la fosse où sera plus tard véhiculé le cadavre. Pour piocher le sol, nos fossoyeurs doivent se sentir sur le dos la charge de leur mort. Ils ne travaillent que stimulés par le contact de sa bourre. Au grand jamais ils n’entreprennent fouille de sépulture si le futur enseveli n’occupe déjà l’emplacement du trou. C’est ce qu’affirment absolument, mes deux mois et plus d’observations quotidiennes.
Le reste de l’anecdote de Clairville ne supporte pas mieux l’examen. On nous dit que le Nécrophore dans l’embarras va quérir de l’aide et revient avec des compagnons qui lui prêtent assistante pour ensevelir la souris. C’est, sous une autre forme, l’historiette édifiante du Scarabée dont la pilule a versé dans une ornière. Impuissant à retirer son butin du précipice, le madré Bousier convoque trois ou quatre de ses voisins qui, bénévoles, retirent la pilule et retournent à leurs travaux après le sauvetage.
L’exploit si mal interprété du pilulaire larron me met en garde contre celui du croque-mort. Serai-je trop exigeant si je demande quelles précautions l’observateur a prises pour reconnaître, à son retour, le propriétaire de la souris, lorsqu’il revient, dit-on, avec quatre auxiliaires ? Quel signe indique celui des cinq qui, si rationnellement, a su faire appel au renfort ? Est-on bien sûr au moins que le disparu retourne et fait partie de la bande ? Rien ne le dit, et c’était le point essentiel qu’un observateur de bon aloi ne devait pas négliger. Ne serait-ce pas plutôt cinq Nécrophores quelconques qui, guidés par le flair, sans entente aucune, accourent à la souris abandonnée et l’exploitent pour leur propre compte ? Je me range à cet avis, le plus probable de tous en l’absence de renseignements précis.
La probabilité devient certitude si l’on soumet le fait au contrôle de l’expérience. L’épreuve de la brique nous renseigne déjà. Pendant six heures, mes trois sujets se sont exténués avant de parvenir à déplacer leur butin et à le mettre en terrain meuble. Pour cette rude et longue corvée, de secourables confrères n’eussent et pas été de trop. Quatre autres Nécrophores terrés çà là sous un peu de sable occupaient la même cloche, camarades connus, collaborateurs de la veille ; et nul des affairés ne s’est avisé de les appeler à l’aide. Malgré leur extrême embarras, les occupants de la souris ont accompli jusqu’à la fin leur besogne, sans le moindre secours, si facile à requérir.
Étant trois, pourrait-on dire, ils se jugeaient assez forts ; le coup d’épaule d’autrui leur était inutile. L’objection ne porte pas. À nombreuses reprises, en effet, et dans des conditions encore plus ardues que celles d’un sol dur, j’ai vu, revu des Nécrophores isolés, s’épuisant en efforts contre mes artifices, et pas une seule fois ils n’ont quitté le chantier pour aller recruter des aides. Des collaborateurs, il est vrai, souvent surviennent, mais avertis par l’odorat, et non par le premier occupant. Ce sont des travailleurs fortuits, jamais des réquisitionnés. On les accueille sans noise, mais sans gratitude non plus. On ne les convoque pas, on les tolère.
Dans l’abri vitré où je tenais la volière, il m’est arrivé de prendre sur le fait un de ces collaborateurs de hasard. Passant par là de nuit et sentant la chair morte, il était entré où nul des siens n’avait encore pénétré volontairement. Je le surpris sur le dôme de la cloche. Si le grillage ne l’eût empêché, il se serait mis incontinent à l’œuvre, en compagnie des autres. Mes captifs l’avaient-ils requis, celui-là ? Non certes. Il accourait attiré par le fumet de la taupe, insoucieux des efforts d’autrui. Ainsi de ceux dont on nous vante l’obligeant concours. Je répéterai de leurs prouesses imaginaires ce que j’ai dit ailleurs de celles du Scarabée : conte puéril, bon à reléguer avec Peau-d’âne pour amuser les naïfs.
Un terrain dur, nécessitant le transfert du cadavre ailleurs, n’est pas la seule difficulté familière aux Nécrophores. Bien des fois, le plus souvent peut-être, le sol est gazonné, surtout par le chiendent qui, de ses tenaces cordelettes, forme sous terre inextricable réseau. Fouiller dans les interstices est possible, mais entraîner le mort c’est une autre affaire : les mailles du filet sont trop étroites pour livrer passage. Le fossoyeur se verra-t-il impuissant contre pareil obstacle, d’extrême fréquence ? Cela ne saurait être.
Exposé à telles ou telles autres entraves habituelles dans l’exercice de son industrie, l’animal est toujours prémuni en conséquence, sinon son métier serait impraticable. Pas de but atteint sans les moyens, les aptitudes nécessaires. Outre l’art du terrassier, le Nécrophore en possède certainement un autre : l’art de rompre les câbles, racines, stolons, menus rhizomes qui paralysent la descente en fosse. Au travail de la pelle et de la pioche doit s’adjoindre le travail du sécateur. Tout cela très logiquement se prévoit en pleine clarté. Invoquons néanmoins l’expérience, le meilleur des témoins.
J’emprunte au fourneau de la cuisine un trépied dont les tiges de fer donneront charpente solide à l’engin que je médite. C’est un grossier réseau en lanières de raphia, assez exacte imitation de celui du chiendent. Les mailles, fort irrégulières, n’ont nulle part l’ampleur nécessaire à l’introduction de l’ensevelie, qui, cette fois, est une taupe. Par ses trois pieds, la machine est implantée, à fleur de terre, dans le sol de la volière. Un peu de sable masque les cordelettes. La taupe est déposée au centre, et ma troupe de fossoyeurs lâchée sur le cadavre.
Sans encombre, dans un après-midi, l’ensevelissement se fait. Le hamac en raphia, à peu près l’égal du lacis naturel du chiendent, ne trouble guère l’inhumation. Les choses marchent avec un peu plus de lenteur, et c’est tout. Là même où elle gît, sans aucun essai de déplacement, la taupe plonge sous terre. L’opération finie, j’enlève le trépied. Le réseau est rompu au point qu’occupait le cadavre. Quelques lanières ont été rongées, en petit nombre, le strict nécessaire au passage de la pièce.
Fort bien, mes croque-morts ; je n’attendais pas moins de votre savoir-faire. Vous avez déjoué les artifices de l’expérimentateur en usant de vos ressources contre les entraves naturelles. Avec les mandibules pour cisailles, vous avez patiemment rompu mes ficelles comme vous auriez rongé les cordons des gramens. C’est méritoire, sans valoir encore exceptionnelle glorification. Le plus borné des insectes remueurs de terre en eût fait autant, soumis à des conditions semblables.
Élevons-nous d’un cran dans la série des difficultés. Avec un lien de raphia, la taupe est maintenant fixée, avant et arrière, à une légère traverse horizontale qui repose sur deux fourchettes inébranlables. C’est la pièce de venaison mise à la broche excentriquement. Dans toute sa longueur, la bête morte touche le sol.
Les Nécrophores disparaissent sous le cadavre et, sentant le contact de sa fourrure, se mettent à fouir. La fosse s’approfondit, fait place vide, mais la chose convoitée ne descend pas, retenue qu’elle est par la traverse que les deux fourchettes maintiennent à distance. La fouille se ralentit, les hésitations se prolongent.
Cependant l’un des fossoyeurs remonte à la surface, déambule sur la taupe, l’inspecte et finit par apercevoir le lien d’arrière. Tenacement il le mâche, l’effiloche. J’entends le coup de cisaille qui achève la rupture. Crac ! c’est fait. Entraînée par son poids, la taupe descend dans la fosse, mais obliquement, la tête toujours en dehors, maintenue par la seconde ligature.
On procède à l’inhumation de l’arrière-train ; puis, fort longtemps, on tiraille, on secoue dans un sens et dans l’autre. Rien n’y fait : la chose ne vient pas. Nouvelle sortie de l’un d’eux pour s’informer de ce qui se passe là-haut. Le second lien est découvert, rompu à son tour, et désormais l’ouvrage marche à souhait.
Mes compliments, perspicaces coupeurs de câbles, mais sans exagération. Les liens de la taupe étaient pour vous les cordelettes qui vous sont si familières dans les terrains gazonnés. Vous les avez rompus, ainsi que le hamac de tantôt, de même que vous passez sous le tranchant de vos cisailles tout filament naturel tendu au travers de vos catacombes. C’est un tour de main indispensable dans votre métier. S’il vous fallait l’apprendre par expérience, le méditer avant de le pratiquer, votre race aurait disparu, tuée par les hésitations de l’apprentissage, car les lieux fertiles aux taupes, crapauds, lézards et autres victuailles de votre goût sont le plus souvent gazonnés.
Vous êtes capables de bien mieux encore ; mais, avant de l’exposer, examinons le cas où de menues broussailles hérissent le terrain et maintiennent le cadavre à une petite distance du sol. La trouvaille ainsi suspendue par les hasards de la chute restera-t-elle sans emploi ? Les Nécrophores passeront-ils outre, indifférents au superbe morceau qu’ils voient, qu’ils flairent à quelques pouces au-dessus de leur tête, ou bien le feront-ils choir du gibet ?
La venaison n’abonde pas au point d’être dédaignée si elle doit coûter quelques efforts. Avant d’avoir vu, je suis pour la chute, persuadé que les Nécrophores, souvent exposés aux difficultés d’un mort ne gisant pas sur le sol, doivent avoir l’instinct de le culbuter à terre. L’appui fortuit de quelques chaumes, de quelques épines entrelacées, chose si fréquente dans les champs, ne saurait les dérouter. La chute du pendu, s’il est placé trop haut, doit certainement faire partie de leurs moyens instinctifs. Au reste, voyons-les à l’ouvrage.
J’implante dans le sable de la volière une maigre touffe de thym. L’arbuste a tout au plus un pan de hauteur. Sur la ramée, je dispose une souris, dont j’entrelace la queue, les pattes, le cou, parmi le branchage, afin d’augmenter la difficulté ! La population de la cloche est maintenant de quatorze Nécrophores et restera la même jusqu’à la fin de mes recherches. Tous, bien entendu, ne prennent part simultanément à l’ouvrage du jour ; la plupart restent terrés, somnolents ou occupés à mettre en ordre leurs silos. Parfois un seul, souvent deux, trois, quatre, rarement davantage, s’occupent du mort que je leur offre. Aujourd’hui deux accourent à la souris, bientôt reconnue là-haut sur la touffe de thym.
Ils gagnent la cime de l’arbuste par le treillage de la volière. Là se renouvelle, avec un surcroît d’hésitation à cause de la non-commodité de l’appui, la tactique en usage pour déplacer la pièce lorsque le terrain est défavorable. L’insecte s’arc-boute contre un rameau, pousse tour à tour du dos et des pattes, ébranle, véhémentement secoue, jusqu’à ce que le point travaillé se dégage de ses entraves. À coups d’échine, en une brève séance, les deux collaborateurs extraient la morte du fouillis. Encore une secousse, et la souris est en bas. Suit l’ensevelissement.
Rien de nouveau en cette épreuve : il s’est passé sur la trouvaille juste ce qui se pratique en terrain non propre à l’exhumation. La chute est la conséquence d’un essai de charroi.
Le moment est venu de dresser la potence à crapaud célébrée par Gledditsch. Le batracien n’est pas indispensable ; une taupe fera tout aussi bien et même mieux. Avec un lien de raphia, je la fixe, par les pattes d’arrière, à une tige que j’implante verticalement dans le sol à peu de profondeur, La bête descend d’aplomb le long du gibet et touche largement la terre de la tête et des épaules.
Les fossoyeurs se mettent à l’ouvrage sous la partie gisante, au pied même du pal ; ils creusent un entonnoir où plongent peu à peu le museau de la taupe, la tête, le col. Le poteau se déchausse d’autant et finit par choir, entraîné par le poids de sa lourde charge. J’assiste au pieu renversé, l’une des plus étonnantes prouesses rationnelles que l’on ait jamais mises sur le compte de l’insecte.
Pour qui agite le problème de l’instinct, c’est émouvant. Gardons-nous toutefois de conclure encore : nous serions trop pressés. Demandons-nous d’abord si la chute du pal a été intentionnelle ou bien fortuite. Les Nécrophores ont-ils déchaussé la tige dans le but formel de la faire tomber ? ont-ils, au contraire, fouillé à sa base uniquement pour inhumer la partie de la taupe reposant à terre ? Là est la question, très facile à résoudre d’ailleurs.
L’expérience est reprise ; mais cette fois la potence est oblique, et la taupe, suspendue suivant la verticale, touche le sol à une paire de pouces de la base de l’appareil. Dans ces conditions, aucune tentative de renversement n’est faite, absolument aucune. Il n’est point donné le moindre coup de patte au pied du gibet. Tout le travail d’excavation s’accomplit plus loin, sous le cadavre touchant la terre des épaules. Là et seulement là un trou se creuse pour recevoir l’avant de la morte, partie accessible aux fossoyeurs.
Un pouce d’écart dans la position de la bête suspendue réduit à néant la fameuse légende. Ainsi bien des fois le crible le plus élémentaire, manié avec quelque logique, suffit à vanner l’amas confus des affirmations et à dégager le bon grain de la vérité.
Encore un coup de ce crible. Le poteau est oblique ou vertical indifféremment ; mais la taupe, toujours fixée par la patte d’arrière au sommet de la tige, ne touche pas le sol ; elle en est distante de quelques travers de doigt, hors de la portée des fossoyeurs.
Que vont faire ces derniers ? Vont-ils gratter au pied du gibet dans l’intention de l’abattre ? Nullement, et bien déçu serait le naïf qui s’attendrait à pareille tactique. Aucune attention n’est donnée à la base du support. Il ne s’y dépense pas même un coup de râteau. Rien en vue de l’abatage, toujours rien, ce qui s’appelle rien. C’est par d’autres méthodes que les Nécrophores s’emparent de la taupe.
Ces expériences décisives, répétées sous bien des formes, établissent que jamais, au grand jamais, il n’est foui ni même superficiellement gratté au pied de la potence, à moins que le pendu ne touche le sol en ce point. Et dans ce dernier cas, si la chute de la tige arrive, ce n’est en aucune façon résultat intentionnel, mais simple effet fortuit de la sépulture commencée.
Qu’avait donc vu l’homme au crapaud dont parle Gledditsch ? Si son bâton a été renversé, la pièce mise sécher hors des atteintes des Nécrophores devait certainement toucher le sol : étrange précaution contre les ravisseurs et l’humidité ! Il est convenable de supposer au préparateur de crapauds secs plus de clairvoyance et de lui faire suspendre sa bête à quelques pouces loin de terre. Dans ce cas, toutes mes expériences hautement l’affirment, la chute du pal miné par les fossoyeurs est pure affaire d’imagination.
Encore un des beaux arguments en faveur de la raison des bêtes qui fuit aux clartés de l’expérience et sombre dans le bourbier des erreurs. J’admire votre candide foi, maîtres qui prenez au sérieux le dire d’observateurs de rencontre, plus riches d’imagination que de véracité ; j’admire votre crédule entrain lorsque, sans critique, vous échafaudez vos théories sur de pareilles sottises.
Poursuivons. Le poteau est désormais implanté verticalement, mais la pièce appendue n’en atteint pas la base, condition suffisante pour qu’il n’y ait jamais plus de fouille en ce point. Je sers une souris, qui, par son faible poids, se prêtera mieux aux manœuvres de l’insecte. La bête morte est fixée par les pattes d’arrière au sommet de l’appareil avec un lien de raphia. Elle descend d’aplomb, en contact avec la tige.
Deux Nécrophores ont bientôt découvert le morceau. Ils grimpent au mât de cocagne ; ils explorent la pièce, lui labourent la fourrure à coups de chaperon. C’est reconnu excellente trouvaille. À l’ouvrage donc. Ici recommence, mais dans des conditions plus difficultueuses, la tactique en usage lorsqu’il faut déplacer le mort mal situé : les deux collaborateurs s’insinuent entre la souris et le poteau, et là, prenant appui sur la tige, faisant levier du dos, ils ébranlent, ils secouent le cadavre, qui oscille, pirouette, s’écarte du pal, retombe. Toute la matinée se passe en vaines tentatives, entrecoupées d’explorations sur le corps de la bête.
Dans l’après-midi, le motif de l’arrêt est enfin reconnu, non de façon bien nette, car les deux acharnés détrousseurs de gibet s’attaquent d’abord aux pattes postérieures de la souris, un peu au-dessous du lien. Ils dépilent, écorchent, taillent les chairs vers le talon. Ils en étaient à l’os quand l’un d’eux trouve sous les mandibules le cordon de raphia. Pour lui, c’est chose familière et représente la ficelle de gramen, si fréquente dans les inhumations en terrain gazonné. Tenacement la cisaille mâche donc ; l’entrave végétale est rompue, et la souris choit, enterrée bientôt après.
Isolée, cette rupture du lien suspenseur serait acte superbe ; mais, considérée dans l’ensemble de l’habituel travail, elle perd toute signification de haute portée. Avant de s’attaquer à la ligature que rien ne dissimulait, l’insecte, toute une matinée, s’est exténué en secousses, sa méthode courante. À la fin, trouvant le cordon, il l’a rompu, comme il l’aurait fait d’une entrave de chiendent rencontrée sous terre.
Dans les conditions qui lui sont faites, l’emploi du sécateur est pour lui le complément indispensable de l’emploi de la pelle, et le peu de discernement dont il dispose suffit à le renseigner sur l’opportunité du coup de tranchoir. Il coupe ce qui le gêne, sans plus de raisonnement qu’il n’en met à descendre à terre son mort. Il saisit si peu la relation entre la cause et l’effet, qu’il cherche à rompre l’os de la patte avant de mordre sur le raphia noué tout à côté. Le difficile est entrepris avant le très facile.
Difficile, oui, mais non impossible, pourvu que la souris soit jeune. Je recommence avec un lien de fil de fer sur lequel le sécateur de l’insecte ne peut avoir prise, et un tendre souriceau, à demi-grosseur de l’adulte. Cette fois un tibia est rongé, scié en plein avec les mandibules, vers la naissance du talon. La patte détachée laisse place libre à l’autre, qui se dégage aisément du collet métallique, et le petit cadavre secoué tombe à terre.
Mais si l’os est trop dur, si la pièce suspendue est une taupe, une souris adulte, un moineau, le lien de fil de fer met obstacle invincible aux entreprises des Nécrophores, qui, près d’une semaine durant, travaillent le pendu, le déplument en partie, l’épilent, l’ébouriffent, en font objet lamentable, et enfin l’abandonnent, lorsque la dessiccation le gagne. Une ressource leur restait pourtant, aussi rationnelle qu’infaillible : c’est de renverser le poteau. Nul n’y songe, bien entendu.
Une dernière fois modifions nos artifices. Le sommet de la potence consiste en une petite fourche largement ouverte et dont les branches mesurent à peine un centimètre de longueur. Avec un fil de chanvre, moins attaquable qu’une lanière de raphia, je lie ensemble, un peu au-dessus des talons, les pattes d’arrière d’une souris adulte, et entre les deux j’engage l’une des bifurcations. Il suffira d’un léger glissement de bas en haut pour faire choir la pièce, vrai lapereau suspendu à la devanture d’un marchand de gibier.
Cinq Nécrophores viennent à ma préparation. Après bien de vaines secousses, les tibias sont attaqués. C’est là, paraît-il, méthode d’emploi courant lorsque le cadavre est retenu par l’un de ses membres dans quelque étroite enfourchure de broussailles. Tout en essayant de scier l’os, rude affaire cette fois, l’un des travailleurs s’engage entre les pattes liées. Ainsi placé, il sent sur l’échine le velu contact de la bête. Il n’en faut pas davantage pour éveiller en lui la propension à pousser du dos. En quelques coups de levier, ça y est, la souris remonte un peu, glisse sur la cheville de suspension et tombe à terre.
Est-ce là vraiment manœuvre méditée ? À la lueur d’une éclaircie rationnelle, l’insecte a-t-il vu, en effet, que pour faire choir le morceau il fallait le décrocher au moyen d’un glissement le long de la cheville ? a-t-il en réalité reconnu le mécanisme de la suspension ? J’en sais, et de nombreux, qui, devant ce magnifique résultat, se tiendraient pour satisfaits sans plus ample informé.
De conviction plus difficile, je modifie l’expérience avant de conclure. Je soupçonne que le Nécrophore, sans nulle prévision des conséquences de son acte, a poussé du dos uniquement parce qu’il sentait au-dessus de lui les jambes de la bête. Avec le système de suspension adopté, le coup d’échine, usité dans tous les cas embarrassants, a porté juste sur le point d’arrêt, et de cette heureuse concordance la chute est résultée. Ce point qu’il s’agira de faire glisser le long de la cheville pour décrocher l’objet, devrait être placé un peu à l’écart de la souris, afin que les Nécrophores ne l’aient plus directement sur le dos dans leurs poussées.
Un fil de fer noue ensemble tantôt les tarses d’un moineau, tantôt les talons d’une souris, et se recourbe, une paire de centimètres plus loin, en un petit anneau où s’engage, à jeu très libre, une des chevilles de la fourche, cheville fort courte et presque horizontale. Pour faire choir le pendu, il suffira de la moindre poussée sur cet anneau, qui, par son relief, se prête très bien à l’outillage de l’insecte. En somme, la disposition est la même que tantôt, avec cette différence que le point d’arrêt est en dehors de la bête suspendue.
Mes malices, si naïves cependant, obtiennent plein succès. Les saccades longtemps se répètent, inutiles ; les tibias, les tarses trop durs, ne cèdent pas à la scie patiente. Moineaux et souris se dessèchent, sans emploi, sur la potence. Qui plus tôt, qui plus tard, mes Nécrophores renoncent à l’inextricable problème de mécanique : pousser un tant soit peu l’arrêt mobile et décrocher ainsi la bête convoitée.
Singuliers raisonneurs, ma foi ! S’ils avaient tantôt idée lucide des rapports réciproques entre les pattes liées et la cheville de suspension, s’ils ont fait choir la souris par une manœuvre raisonnée, d’où provient que l’artifice actuel, non moins simple que le premier, soit pour eux obstacle insurmontable ? Des jours et puis des jours, ils travaillent la pièce, la scrutent haut et bas, sans prendre garde à l’arrêt mobile, cause de leur mésaventure. En vain ma surveillance se prolonge, je n’en vois jamais un seul le pousser de la patte, le refouler du front.
Leur défaite n’a pas pour cause l’impuissance. Comme les Géotrupes, ce sont de vigoureux terrassiers. Saisis à pleines mains, ils s’insinuent dans les interstices des doigts et vous labourent la peau de façon à vous faire bientôt lâcher prise. De leur front, soc robuste, ils culbuteraient très aisément l’anneau sur son bref appui. Ils ne le peuvent, parce qu’ils n’y songent pas ; ils n’y songent pas, parce qu’ils sont dépourvus de ce que leur accorde, pour étayer sa thèse, la malsaine prodigalité du transformisme.
Divine raison, soleil de l’intellect, quel pavé maladroit sur ton auguste face, quand les glorificateurs de la brute t’avilissent avec cette lourdeur !
Examinons sous un autre aspect l’enténèbrement des Nécrophores. Mes captifs ne sont pas tellement satisfaits de leur somptueux logis, qu’ils ne cherchent à fuir, surtout quand chôme le travail, souverain consolateur des affligés, bêtes et gens. L’internement sous cloche leur pèse. Aussi, la taupe ensevelie, tout mis en ordre au fond du caveau, ils parcourent inquiets le dôme treillissé ; ils grimpent là-haut, descendent, remontent, prennent l’essor aussitôt devenu chute par le choc contre le grillage. Ils se relèvent, recommencent. Le ciel est superbe ; le temps est chaud, calme, propice aux recherches du lézard écrasé sur le bord des sentiers. Peut-être les effluves du morceau faisandé arrivent-ils jusqu’ici, venus de loin, insensibles pour tout autre odorat que celui des ensevelisseurs. Donc mes Nécrophores voudraient bien s’en aller.
Le peuvent-ils ? Rien pour eux ne serait plus facile, une lueur de raison aidant. À travers le treillis, si souvent parcouru, ils ont vu au dehors le sol libre, la terre promise qu’il s’agit d’atteindre. Cent fois pour une ils ont fouillé au pied du rempart. Là, dans des puits verticaux, ils ont stationné, somnolé des journées entières en temps de chômage. Si je leur sers une nouvelle taupe, ils émergent de leur retraite par le couloir d’entrée et viennent se blottir sous le ventre de la bête. L’ensevelissement accompli, ils regagnent, l’un d’ici, l’autre de là, les bords de l’enceinte et disparaissent sous terre.
Eh bien, en deux mois et demi de captivité, malgré les longs séjours à la base du treillis, plongeant dans le sable d’une paire de centimètres, il est bien rare qu’un Nécrophore parvienne à contourner l’obstacle, à prolonger son excavation sous la barrière, à la couder et à la faire aboutir de l’autre côté, travail de rien pour ces vigoureux. Sur quatorze, un seul réussit à s’évader.
Délivrance fortuite et non méditée ; car si l’heureux événement était le résultat d’une combinaison mentale, les autres prisonniers, à peu près pareils en clairvoyance auraient tous, du premier au dernier, trouvé rationnellement le chemin coudé propre à conduire dehors, et la volière serait promptement déserte. L’insuccès de la grande majorité affirme que l’unique évadé a tout simplement fouillé au hasard. Les circonstances l’ont servi, et voilà tout. N’allons pas lui faire un mérite d’avoir réussi là où tous les autres ont échoué.
Gardons-nous aussi d’attribuer aux Nécrophores un entendement plus borné qu’il n’est de règle dans la psychologie entomologique. Je retrouve l’ineptie du croque-mort chez tous les insectes élevés sous cloche métallique avec lit de sable où plonge un peu le bord du dôme. Sauf de bien rares exceptions, accidents fortuits, aucun ne s’avise de contourner la barrière par la base, aucun ne parvient à gagner l’extérieur à l’aide d’un couloir oblique, serait-il mineur de profession, comme le sont excellemment les bousiers. Captifs sous le dôme en treillis et désireux de fuir, Scarabées, Géotrupes, Copris, Gymnopleures, Sisyphes, voient autour d’eux l’étendue libre, les joies du plein soleil, et pas un ne s’avise de contourner le rempart en dessous, difficulté nulle pour leurs pioches.
Jusque dans les rangs élevés de l’animalité, les exemples ne manquent pas de semblable enténèbrement. Audubon nous raconte de quelle manière, de son temps, se prenaient les dindons sauvages, dans l’Amérique du Nord.
En une clairière reconnue fréquentée par ces oiseaux, une grande cage est construite avec des pieux fixés en terre. Au centre de l’enceinte s’ouvre un court souterrain qui plonge sous la palissade et remonte à la surface, hors de la cage, par une pente douce, à ciel ouvert. L’ouverture centrale, assez large pour laisser passage libre à l’oiseau, n’occupe qu’une partie de l’enclos et laisse autour d’elle, contre le circuit de pieux, une ample zone intacte. Quelques poignées de maïs sont répandues à l’intérieur du piège ainsi qu’aux alentours, en particulier sur le sentier en pente qui s’engage sous une sorte de pont et conduit au milieu de l’appareil. En somme, le traquenard à dindons présente une porte toujours libre. L’oiseau la trouve pour entrer ; il ne songe pas à la retrouver pour sortir.
D’après le célèbre ornithologiste américain, voici qu’en effet les dindons, affriandés par les grains de maïs, descendent l’insidieuse pente, s’engagent dans le court souterrain, voient au bout picorée et lumière. Encore quelques pas, et les gloutons émergent, un à un, de dessous le pont. Ils se répandent dans l’enceinte. Le maïs abonde, et les jabots se gonflent.
Quand tout est cueilli, la bande voudrait faire retraite, mais pas un des prisonniers ne donne attention au trou central, par où s’est faite l’arrivée. Expectorant des glouglous inquiets, ils passent et repassent sur le pont dont l’arche bâille à côté, ils tournent contre la palissade, sur une piste cent fois recommencée ; ils engagent leur col à pendeloques rouges entre les barreaux, et là, le bec à l’air libre, ils se démènent jusqu’à épuisement.
Remémore-toi donc, inepte, les événements de tantôt ; songe au couloir qui t’a conduit ici. S’il y a dans ta pauvre cervelle un peu d’aptitude, associe deux idées et dis-toi que, pour ta sortie, s’ouvre libre et tout près le passage d’entrée. Tu n’en feras rien. La lumière, irrésistible attraction, te subjugue contre la palissade ; et la pénombre du trou béant qui vient de permettre l’entrée et permettrait tout aussi aisément la sortie, te laisse dans l’indifférence. Pour reconnaître l’opportunité de ce pertuis, il te faudrait réfléchir un peu, évoquer le passé ; mais ce petit calcul rétroactif est au-dessus de tes moyens. Aussi le trappeur, revenant quelques jours après, trouvera, riche capture, la bande entière prise.
Intellectuellement malfamé, le dindon mériterait-il sa réputation de sottise ? Il ne semble pas plus borné qu’un autre. Audubon nous le montre doué de certaines ruses de bon aloi, en particulier lorsqu’il lui faut déjouer les assauts de son ennemi nocturne, le Hibou de Virginie. Ce qu’il fait dans le piège à passage souterrain, tout autre oiseau, passionné de lumière, le ferait aussi.
En des conditions un peu plus difficiles, le Nécrophore répète l’ineptie du dindon. Lorsqu’il désire revenir au grand jour, après avoir reposé dans un court terrier contre le rebord de la cloche, l’insecte, qui voit filtrer un peu de lumière à travers les éboulis, remonte par le puits d’entrée, incapable de se dire qu’il suffirait de prolonger d’autant le couloir en sens inverse pour aboutir au dehors de l’autre côté de la muraille et se libérer. Encore un où vainement se recherche un indice de réflexion. Comme les autres, malgré sa légendaire renommée, il n’a pour guide que l’inconsciente impulsion de l’instinct.