Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VI
Lecture du Texte

SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VI

CHAPITRE IX LE DECTIQUE À FRONT BLANC. – LES MŒURS

«»

Liens au concordances:  Normales En évidence

Link to concordances are always highlighted on mouse hover

CHAPITRE IX

LE DECTIQUE À FRONT BLANC. – LES MŒURS


Comme chanteur et comme insecte de belle prestance, le Dectique à front blanc (Decticus albifrons, Fab.) vient en tête de la série locustienne de ma région. Il a costume gris, vigoureuses mandibules, large face d’ivoire. Sans être commun, il ne lasse pas inutilement les recherches. Au fort de l’été, on le trouve sautillant dans les fourrés de gramens, surtout au pied des rocailles ensoleillées où s’implante le térébinthe.

 

En fin juillet, je monte une ménagerie à Dectiques. J’adopte pour volière une ample cloche en toile métallique reposant sur un lit de terre tamisée. La population est d’une douzaine, où les deux sexes sont également représentés.

 

La question des vivres quelque temps m’embarrasse. Le régime réglementaire semble devoir être végétal, comme nous l’enseigne le Criquet, consommateur de toute chose verte. J’offre donc à mes captifs ce que mon enclos a de plus savoureux et de plus tendre en jardinage, feuilles de laitue, de chicorée, de doucette. D’une dent dédaigneuse, les Dectiques y touchent à peine, Ce n’est pas leur mets.

 

Peut-être à leurs fortes mandibules conviendrait mieux quelque chose de coriace. Je fais essai de divers gramens, parmi lesquels le panic glauque, la Miauco du paysan provençal, le Setaria glauca des botanistes, mauvaise herbe qui infeste les champs après la moisson. Le panic est accepté, mais ce n’est pas sur le feuillage que se jettent les affamés : ils s’attaquent uniquement aux épis, dont ils grugent, avec une visible satisfaction, les semences encore tendres. L’alimentation est trouvée, provisoire du moins. On verra plus tard.

 

Le matin, quand les rayons du soleil visitent la volière établie sur la fenêtre de mon cabinet, je sers la ration de la journée, une gerbe d’épis verts du trivial gramen cueillie devant ma porte. Les Dectiques accourent à la javelle, s’y groupent ; et là, très paisibles, sans noise aucune entre eux, ils fouillent des mandibules entre les soies des épis, pour extraire et grignoter les semences non mûres. On dirait, à cause de leur costume, un troupeau de pintades picorant le grain distribué par la fermière. Les épis dépouillés de leurs tendres granules, le reste est dédaigné, si pressante que soit la faim.

 

Pour rompre autant que possible la monotonie des victuailles en ce temps de canicule qui a tout brûlé, je fais récolte d’une plante à feuillage épais, charnu, peu sensible aux ardeurs estivales. C’est le vulgaire pourpier, autre envahisseur des cultures dans les jardins. Le nouvel herbage est bien accueilli ; et, cette fois encore, ce n’est pas sur les feuilles et les tiges juteuses que les Dectiques portent la dent ; c’est uniquement sur les capsules gonflées de graines à demi formées.

 

Ce goût pour les tendres semences me surprend. Δηκτικός, qui mord, qui aime à mordre, nous dit le grec. Un nom ne disant rien, simple numéro d’ordre, peut suffire au nomenclateur ; à mon avis, s’il a signification caractéristique, tout en sonnant bien, il est encore meilleur. C’est ici le cas. Le Dectique est, par excellence, un insecte enclin à mordre. Gare au doigt saisi par le robuste locustien : il est pincé jusqu’au sang.

 

Et cette forte mâchoire, dont je dois me méfier quand je manie la bête, n’aurait d’autre rôle que de mâcher des granules sans consistance ! Pareil moulin n’aurait à triturer que de petites semences non mûres ! Quelque chose m’échappe. Si bien armé en tenailles mandibulaires, si bien doué en muscles masticateurs gonflant les joues, le Dectique doit dépecer quelque proie coriace.

 

Cette fois j’ai trouvé le vrai régime, sinon exclusif, du moins fondamental. Des acridiens de belle taille sont lâchés dans la volière. Au hasard de mes coups de filet sont introduites, tantôt l’une, tantôt l’autre, les espèces que je mentionne en note4. Sont acceptés aussi, mais moins bien, quelques locustiens5. Il est à croire que, si les chances de la capture m’avaient servi, toute la série acridienne et toute la série locustienne y auraient passé, à la condition que la taille fût un peu avantageuse.

 

Toute chair fraîche à saveur de sauterelle ou de criquet est bonne pour mes ogres. La victime la plus fréquente est le Criquet à ailes bleues. Il s’en fait, dans la volière, consommation lamentable. Voici comment les choses se passent.

 

Aussitôt le gibier introduit, tumulte dans la chambrée, surtout si les Dectiques jeûnent depuis quelque temps. Trépignements de ceux-ci qui, embarrassés de leurs longues échasses, gauchement se précipitent ; bonds désespérés des Criquets qui s’élancent au dôme de la cloche et s’y maintiennent accrochés, à l’abri du locustien, trop corpulent pour grimper là-haut. Quelques-uns sont saisis sur-le-champ, dès leur entrée. Les autres, réfugiés sur les hauteurs de la coupole, ne font que retarder un peu le sort qui les attend. Leur tour viendra, et bientôt. Soit lassitude, soit tentation par la verdure qui est en bas, ils descendront, et les Dectiques seront aussitôt à leurs trousses.

 

Harponné par les pattes d’avant du vénateur, le gibier est blessé tout d’abord à la nuque. C’est toujours là, en arrière de la tête, que craque en premier lieu la carapace de l’acridien ; c’est toujours là qu’avec insistance fouille le Dectique avant de lâcher prise et de consommer après à sa fantaisie.

 

Coup de dent fort judicieux. Le Criquet a la vie dure. Décapité, il bondit encore. J’en ai vu qui, rongés à demi, désespérément ruaient et parvenaient, d’un suprême effort, à se dégager, à se jeter à distance. Au milieu des broussailles, ce serait pièce perdue.

 

Le Dectique paraît au courant de l’affaire. Pour immobiliser au plus vite sa proie, si prompte à la fuite au moyen de ses deux puissants leviers, il mâche, il extirpe d’abord les ganglions cervicaux, foyer principal de l’innervation.

 

Est-cerencontre fortuite où n’intervient pas le choix de l’égorgeur ? Non, car je vois le meurtre s’accomplir invariablement de la même façon quand la pièce possède sa pleine vigueur. Non, car si l’acridien est présenté à l’état de cadavre frais, ou bien s’il est affaibli, mourant, incapable de défense, l’attaque se fait par un point quelconque, le premier qui se présente sous les crocs de l’assaillant. C’est alors tantôt par un cuissot, morceau de choix, tantôt par le ventre, le dos, la poitrine, que le Dectique débute. La morsure préalable à la nuque est réservée pour les cas difficiles.

 

Il y a donc chez ce locustien, si obtus d’intellect, un art du meurtre comme nous en avons vu ailleurs tant d’exemples ; mais c’est un art grossier, domaine de l’équarrisseur plutôt que de l’anatomiste.

 

Deux, trois Criquets à ailes bleues ne sont pas de trop pour la ration quotidienne d’un Dectique. Tout y passe, moins les ailes et les élytres, dédaignées comme trop coriaces. En outre, la picorée des graines tendres du panic alterne avec la ripaille de gibier. Ce sont de gros mangeurs que mes pensionnaires ; ils m’étonnent par leur goinfrerie, et encore plus par leur facile passage du régime animal au régime végétal.

 

D’estomac complaisant, non spécialisé, ils pourraient rendre à l’agriculture quelques menus services s’ils étaient plus nombreux. Ils détruisent les acridiens, dont divers, même dans nos champs, sont malfamés ; ils grugent, dans l’épi non mûr, les semences de quelques plantes odieuses au cultivateur.

 

Pour mériter les honneurs de la volière, le Dectique a bien mieux que son faible concours à la conservation des biens de la terre ; dans son chant, ses noces, ses mœurs, il nous garde un souvenir des âges les plus reculés.

 

Comment vivaient les aînés de l’insecte, aux temps géologiques ? On soupçonne des rudesses, des étrangetés bannies de la faune actuelle, mieux pondérée ; vaguement on entrevoit des usages à peu près inusités aujourdhui. Il est fâcheux pour notre curiosité que les feuillets fossilifères soient muets sur ce magnifique sujet.

 

Heureusement une ressource nous reste : c’est de consulter les successeurs des insectes houillers. Il est à croire que les locustiens de notre époque ont gardé un écho des mœurs antiques et peuvent nous renseigner sur les mœurs d’autrefois. Interrogeons d’abord le Dectique.

 

Dans la volière, le troupeau repu se couche sur le ventre au soleil et béatement digère, sans autre signe d’animation qu’un doux balancement d’antennes. C’est l’heure de la sieste, l’heure de la chaleur énervante. De loin en loin, un mâle se lève, gravement déambule à l’aventure, soulève un peu les élytres et lance de rares tik-tik. Il s’anime, précipite son couplet ; il stridule le plus beau morceau de son répertoire.

 

Célèbre-t-il ses noces ? Son chant est-il épithalame ? Je n’affirmerai rien, car le succès est maigre s’il s’agit, en effet, d’un appel aux voisines. Dans le groupe des auditrices, nul indice d’attention. Pas une ne bouge, pas une ne se dérange de sa bonne place au soleil. Parfois le solo devient concert à deux ou trois choristes. La multiple invitation ne réussit pas mieux. Sur ces impassibles faces d’ivoire, il est vrai, rien ne peut se lire des sentiments intimes. S’il y a réellement séduction par le couplet des prétendants, aucun signe extérieur ne l’indique.

 

D’après les apparences, le cliquetis s’adresse à des indifférentes. Il s’élève en un crescendo passionné jusqu’à devenir bruit continu de rouet. Il cesse quand le soleil disparaît derrière un nuage ; il reprend quand le soleil se montre de nouveau ; mais les voisines ne s’en préoccupent.

 

Qui reposait, les échasses étirées sur le sable brûlant, ne se dérange de sa pose, sans une oscillation de plus ou de moins dans les fils antennaires ; qui rongeait les reliefs d’un Criquet, ne lâche le morceau, ne perd une bouchée. À voir ces insensibles, on dirait en vérité que le chanteur bruit pour le seul plaisir de se sentir vivre.

 

Rien autre quand, sur la fin d’août, j’assiste aux débuts des épousailles. Fortuitement, sans le moindre prélude lyrique, le couple se trouve face à face. Immobiles, comme pétrifiés, presque front contre front, mutuellement ils se caressent de leurs longues antennes aussi fines que des cheveux. Le mâle paraît assez entrepris. Il se lave les tarses ; du bout des mandibules il se chatouille la plante des pieds. De temps à autre, il donne un coup d’archet, tik, pas plus.

 

Ce serait néanmoins, semble-t-il, le meilleur moment pour faire valoir ses mérites. Que ne déclare-t-il sa flamme en un tendre couplet, au lieu de se gratter les pieds ! Il n’en fait rien. Il reste muet devant la convoitée, elle-même impassible.

 

L’entrevue, simple échange de salutations entre passant et passante, est de courte durée. Que se disent-ils l’un à l’autre, front contre front ? Pas grandchose apparemment, car bientôt ils se quittent sans plus, et chacun va de son côté, où bon lui semble.

 

Le lendemain, autre rencontre du même couple. Cette fois le chant, toujours très bref d’ailleurs, est plus accentué que la veille, sans acquérir, tant sans faut, l’éclat que lui donne le Dectique bien avant la pariade. Pour le reste, c’est la répétition de ce que j’ai vu hier : caresses mutuelles avec les antennes qui mollement tapotent les flancs pansus.

 

Le mâle ne paraît pas bien enthousiasmé. Il se mordille encore la patte et semble réfléchir. Si l’entreprise est alléchante, peut-être n’est-elle pas sans péril. Y aurait-il ici tragédie nuptiale analogue à ce que nous a montré la Mante religieuse ? L’affaire serait-elle d’exceptionnelle gravité ? Patience, et nous verrons. Pour le moment, rien de plus.

 

Quelques jours après, un peu de lumière se fait. Le mâle est en dessous, terrassé sur le sable et dominé par sa puissante épousée, qui, le sabre en l’air, les échasses postérieures hautement dressées, l’accable de son étreinte. Certes non : en cette posture, le pauvre Dectique n’a pas la mine d’un vainqueur ! L’autre brutalement, sans respect de la boîte à musique, lui fait bâiller les élytres et lui mordille les chairs à la naissance du ventre.

 

À qui des deux ici l’initiative ? Les rôles ne sont-ils pas renversés ? L’habituelle provoquée maintenant provoque avec de rudes caresses capables d’emporter le morceau. Elle n’a pas cédé ; elle s’est imposée, troublante, impérieuse. Le terrassé trépigne, semble vouloir résister. Que va-t-il se passer d’insolite ? Pour aujourdhui, je ne le saurai pas encore. Le vaincu se dégage et fuit.

 

Enfin cette fois nous y sommes. Maître Dectique gît à terre, culbuté sur le dos. Hissée de toute la hauteur de ses échasses, l’autre, le sabre presque vertical, couvre à distance le gisant. Les deux extrémités ventrales se courbent en crochet, se recherchent, se joignent, et bientôt des flancs convulsionnés du mâle se voit sourdre, en un labeur pénible, quelque chose d’énorme, d’inouï, comme si la bête expulsait en bloc ses entrailles.

 

C’est une outre opaline, semblable de grosseur et de coloration à une baie de gui, outre à quatre poches délimitées par de faibles sillons, deux plus grandes en bas et deux moindres en haut. En certains cas le nombre des loges augmente, et le tout prend l’aspect d’un paquet d’œufs, comme en dépose dans la terre l’Hélice chagrinée, le vulgaire escargot.

 

L’étrange machine reste appendue sous la base du sabre de la future pondeuse, qui gravement se retire avec l’extraordinaire besace, le spermatophore, comme disent les physiologistes, source de vie pour les ovules : en d’autres termes, la burette qui maintenant, de son propre jeu, transmettra en lieu requis le complément nécessaire à l’évolution des germes.

 

Semblable ampoule est chose rare, infiniment rare dans le monde actuel. À ma connaissance, les Céphalopodes et les Scolopendres sont, de notre temps, les seuls animaux qui fassent usage du bizarre appareil. Or poulpes et mille-pattes datent des premiers âges. Le Dectique, autre représentant du vieux monde, semble nous dire que l’étrange exception d’aujourdhui pourrait bien avoir été règle assez générale au début, d’autant plus que nous allons retrouver des faits pareils chez les autres locustiens.

 

Remis de son foudroiement, le mâle s’époussette et bientôt recommence son joyeux cliquetis. Laissons-le, pour le moment, à ses allégresses, et suivons la future mère errant d’un pas grave avec son fardeau, que fixe un tampon de gelée aussi transparente que verre.

 

De temps à autre, elle se hausse sur ses échasses, se boucle en anneau et saisit des mandibules son faix opalin, qu’elle mordille doucement, qu’elle comprime, mais sans déchirer l’enveloppe, sans amener la moindre perte du contenu. Chaque fois, elle détache de la surface une parcelle, qu’elle mâche, remâche avec lenteur et finit par avaler.

 

Pendant une vingtaine de minutes, les mêmes faits se répètent, puis l’ampoule, maintenant tarie, est arrachée d’une seule pièce, moins la base, le tampon de gelée. L’énorme morceau, tenace et glutineux, non dessaisi un instant, est mâchonné, pétri, malaxé par les mandibules, et finalement dégluti sans résidu.

 

Je n’ai vu d’abord dans l’horrible festin qu’une aberration individuelle, un accident, tant la conduite du Dectique était extraordinaire, sans exemple connu ailleurs. Il a fallu me rendre à l’évidence. Quatre fois, l’une après l’autre, j’ai surpris mes captives traînant leur sacoche, et quatre fois je les ai vues l’arracher bientôt, la travailler gravement des mandibules des heures entières, et enfin l’ingurgiter. C’est donc la règle : son contenu parvenu à destination, l’ampoule fécondante, peut-être énergique stimulant, friandise inouïe, est mâchée, savourée, avalée.

 

Si c’est là, comme il est permis de le croire, un reste des antiques mœurs, avouons que l’insecte d’autrefois avait de singuliers usages. Réaumur nous décrit les insolites manœuvres des Libellules en rut. Encore une excentricité nuptiale des temps primitifs.

 

L’étrange régal du Dectique fini, il reste encore en place la base de l’appareil, base dont la partie la plus visible consiste en deux mamelons cristallins de la grosseur d’un grain de poivre. Pour se débarrasser de ce tampon, l’insecte prend une curieuse attitude. L’oviscapte est à demi implanté en terre, verticalement. Ce sera le bâton d’appui. Les longues pattes postérieures, éloignant les tibias des cuisses, élèvent la bête autant que possible et forment trépied avec le sabre.

 

Alors l’insecte se recourbe en anneau complet et vient, du bout des mandibules, extirper par miettes la base de l’appareil, consistant en un tampon de gelée hyaline. Toutes ces ruines sont scrupuleusement dégluties. Pas un atome n’en doit se perdre. Enfin l’oviscapte est lavé, nettoyé, lissé du bout des palpes. Tout est remis en ordre ; rien ne reste de l’encombrant fardeau. La pose normale est reprise, et l’insecte se remet à picorer les épillets du panic.

 

Revenons au mâle. Flasque et tari, comme foudroyé par son exploit, il reste en place, tout recroquevillé. Son immobilité est telle que je le crois mort. Il n’en est rien. Le gaillard reprend ses esprits, se relève, se lustre et s’en va. Un quart d’heure après, quelques bouchées prises, le voici de nouveau stridulant. La chanson certes manque d’enthousiasme. Elle est loin d’avoir l’éclat et la durée en usage avant les noces ; mais, après tout, l’épuisé fait de son mieux.

 

Aurait-il d’autres prétentions amoureuses ? Ce n’est guère probable. Ces choses-là, exigeant ruineuses dépenses, ne doivent pas se répéter : l’usine de l’organisation ne saurait y suffire. Cependant, le lendemain et les jours d’après, les forces revenues grâce au régime de Criquets, le Dectique racle de son archet aussi bruyamment que jamais. On dirait un novice, et non un vétéran assouvi. Son insistance m’étonne.

 

S’il chante vraiment pour attirer l’attention des voisines, que fera-t-il d’une seconde épousée, lui qui vient de s’extraire de la panse une monstrueuse besace où s’étaient amassées toutes les économies de la vie ? Il est usé à fond. Non, encore une fois, chez le gros locustien ces événements-là sont trop dispendieux pour recommencer. Non, le chant d’aujourdhui, malgré ses allégresses, n’est certainement pas un épithalame.

 

Et en effet, surveillé de près, le chanteur ne répond plus aux agaceries antennaires des passantes. De jour en jour les couplets faiblissent, se font rares. Au bout d’une quinzaine, l’insecte est muet. Le tympanon ne sonne plus, faute de vigueur dans le coup d’archet.

 

Enfin le Dectique ruiné, touchant à peine aux vivres, cherche retraite paisible, s’affale de lassitude, étire les échasses en une dernière convulsion et meurt. De fortune, la veuve passe par là, voit le défunt et – regrets éternels – lui ronge un cuissot

Ainsi se comporte la Sauterelle verte. Un couple isolé sous cloche est soumis à une surveillance spéciale. J’assiste à la fin de la pariade, lorsque la future mère porte, fixée sous la base du sabre, l’élégante framboise dont nous aurons bientôt à nous occuper. Débilité par les événements, le mâle est alors muet. Le lendemain, les forces lui reviennent, et le voilà qui chante aussi zélé que jamais. Il stridule, tandis que la pondeuse sème ses œufs en terre ; il continue de bruire lorsque la ponte est depuis longtemps terminée et que la conservation de la race ne réclame plus rien.

 

Cette persistance du chant n’a pas pour but ; la chose est évidente, un appel amoureux : à cette heure, tout est fini et bien fini. Un jour ou l’autre enfin, la vie défaille, et le tympanon se tait. Le passionné chanteur est mort. La survivante lui fait des funérailles imitées de celles du Dectique : elle lui dévore les meilleurs morceaux. Elle l’aimait jusqu’à le manger.

 

Ces mœurs de cannibale se retrouvent dans la majorité des locustiens, sans atteindre toutefois les atrocités de la Mante religieuse, qui traite en gibier ses amants encore pleins de vie. La mère Dectique, la Sauterelle et les autres attendent du moins que les misérables soient morts. J’en excepterai l’Éphippigère, si débonnaire en apparence. Dans mes volières, aux approches de la ponte, elle porte volontiers la dent sur ses compagnons sans avoir l’excuse de la famine. La plupart des mâles finissent de cette façon lamentable, à demi dévorés.

 

Le dépecé proteste ; il voudrait, il pourrait vivre encore. Sans autre défense, il tire de son archet quelques grincements qui, cette fois, à coup sûr, ne sont pas chanson nuptiale. Le moribond, largement troué au ventre, se plaint de la même façon qu’il se réjouissait au soleil. Son instrument donne la même note pour traduire soit la douleur, soit la félicité.

 





4 Œdipoda cœrulescens, Lin. — Œdipoda miniata, Pallas. — Sphingonotus cœrulans, Lin. — Caloptenus Italicus, Lin. — Pachytilus nigrofasciatus, de Géer. — Truxalis nasuta, Lin.



5 Conocephalus mandibularis, Charp. — Platycleis intermedia, Serv. — Ephippiger avitium, Serv.



«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2011. Content in this page is licensed under a Creative Commons License