Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VI
Lecture du Texte

SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VI

CHAPITRE XI LE DECTIQUE À FRONT BLANC. – L’APPAREIL SONORE

«»

Liens au concordances:  Normales En évidence

Link to concordances are always highlighted on mouse hover

CHAPITRE XI

LE DECTIQUE À FRONT BLANC. – L’APPAREIL SONORE

L’art a trois champs d’exploitation dans le domaine des choses : la forme, la couleur, le son. Le sculpteur travaille la forme, dont il imite les perfections autant que le ciseau peut imiter la vie. Le dessinateur, autre copiste, cherche, avec du blanc et du noir, à donner l’illusion du relief sur une surface plane. À la difficulté du dessin, le peintre ajoute celle de la couleur, non moins grande.

 

Devant l’un et l’autre pose un modèle inépuisable. Si riche que soit la palette du peintre, elle sera toujours inférieure à celle des réalités. Jamais non plus le ciseau du sculpteur n’épuisera les trésors de la plastique naturelle. Forme et couleur, beautés des contours et jeux de lumière s’enseignent par le spectacle des choses. Cela s’imite, se combine suivant nos goûts, mais ne s’invente pas.

 

Au contraire, dans la symphonie des êtres, notre musique manque de prototype. Certes, les sons ne manquent pas, faibles ou puissants, doux ou solennels. La tempête qui mugit à travers les bois échevelés, la vague qui déroule sa volute sur la plage, le tonnerre qui gronde dans l’écho des nuées, nous émeuvent par leurs notes majestueuses ; la brise tamisée par le menu feuillage des pins, le susurrement des abeilles sur les floraisons printanières, charment toute oreille douée de quelque délicatesse ; mais ce sont là des sonorités monotones, sans liaison entre elles. La nature a de superbes sons ; elle n’a pas de musique.

 

Hurler, braire, grogner, hennir, beugler, bêler, glapir, là se borne la phonétique de nos proches voisins en organisation. Composée de ces éléments, une partition s’appellerait charivari. Par une exception frappante, l’homme, au sommet de la série de ces grossiers bruyants, s’avisa de chanter. Un attribut que nul ne partage avec lui, l’attribut des sons coordonnés d’où dérive l’incomparable don de la parole, l’incita aux correctes vocalises. Le modèle manquant, l’apprentissage dut être laborieux.

 

Lorsque notre ancêtre d’avant l’histoire, festoyant son retour de la chasse au mammouth, se grisait avec une piquette de framboises et de prunelles, que pouvait-il sortir de son âpre larynx ? Une mélodie suivant les règles ? Certes non, mais bien des raucités capables de faire trembler la voûte de l’abri sous roche. La violence faisait le mérite du cri. Dans les tavernes pour cavernes, quand les gosiers sont allumés, se retrouve aujourdhui la chanson primitive.

 

Et ce ténor aux frustes coups de voix savait déjà très bien conduire sa pointe de silex pour graver sur ivoire l’effigie de la monstrueuse bête qu’il venait de capturer ; il savait enjoliver de sanguine les joues de son manitou ; il savait se peindre lui-même de graisses colorées. La forme et la couleur abondaient en modèles ; le son mesuré n’en avait pas.

 

Aux essais gutturaux, le progrès enjoignit l’instrument musical. On souffla dans des tuyaux enlevés d’une pièce sur les rameaux en sève ; on fit résonner le chaume de l’orge et siffler le cylindre du roseau. La coquille du colimaçon maintenue entre deux doigts du poing fermé imita le cri d’appel de la perdrix ; la trompe formée d’un large ruban d’écorce roulé en cornet donna le beuglement du taureau ; quelques ficelles de boyau tendues sur la panse vide d’une calebasse grincèrent les premières notes des instruments à cordes ; une vessie de bouquetin, fixée sur un cadre solide, fut le début des membranes sonores ; deux galets plats s’entrechoquant par secousses cadencées initièrent au cliquetis des castagnettes. Tel dut être le matériel musical primitif, matériel conservé par l’enfant, qui dans ses naïvetés artistiques est la réminiscence du grand enfant d’autrefois.

 

L’antiquité classique n’en a guère connu d’autre, comme le témoignent les bergers de Théocrite et de Virgile. Sylverstrem tenui musam meditaris avena, dit Mélibée à Tityre. Qu’attendre de ce brin d’avoine, de ce léger chalumeau, comme on nous faisait traduire en mon jeune temps ? Le poète aurait-il mis avena tenui par figure de rhétorique, ou bien rappellerait-il une réalité ? Je suis pour la réalité, ayant entendu moi-même un concert à chalumeaux.

 

C’était en Corse, à Ajaccio. En reconnaissance d’une poignée de dragées, quelques bambins du voisinage vinrent un jour me donner une sérénade. À l’improviste, par bouffées d’une sauvage harmonie, m’arrivèrent des sons étranges, d’une rare douceur. J’accourus à la fenêtre. Les orphéonistes étaient là-bas, hauts comme des bottes, sérieusement groupés en rond, le coryphée au centre. La plupart avaient aux lèvres une hampe verte d’oignon, renflée en ventre de fuseau ; d’autres un chaume, un bout de roseau non encore durci par la maturité.

 

Ils soufflaientdedans, ou plutôt ils chantaient un vocero, sur un mode grave, relique peut-être des Grecs. Certes, ce n’était pas de la musique telle que nous l’entendons, encore moins du bruit informe ; mais bien une mélopée indécise, ondulante, à naïves incorrections ; un mélange de belles sonorités où les sibilations de la paille donnaient relief au chevrotement de la hampe ventrue. Je fus émerveillé de la symphonie aux queues d’oignon. À peu près ainsi devaient procéder les bergers de l’églogue, avena tenui ; à peu près ainsi devait se chanter l’épithalame de la mariée à l’époque du renne.

 

Oui, la cantilène de mes bambins corses, vrai bourdonnement d’abeilles sur les romarins, a laissé trace durable dans mes souvenirs. J’en ai encore l’oreille pleine. Elle m’apprit la valeur des pipeaux champêtres, tant célébrés par une littérature aujourdhui démodée. Que nous sommes loin de ces naïvetés ! Pour charmer le populaire, il faut de notre temps ophicléide, saxhorn, trombone, piston, tous les cuivres imaginables, avec tambour, grosse caisse, et pour point d’orgue un coup de canon. Voilà le progrès.

 

Il y a vingt-trois siècles, la Grèce s’assemblait à Delphes pour les fêtes du soleil, Phoïbos aux crins dorés. Elle écoutait, saisie d’un religieux émoi, l’hymne d’Apollon, mélodie de quelques lignes, à peine soutenue çà et là par de maigres accords de flûte et de cithare. Acclamée chef-dœuvre, la chanson sacrée fut gravée sur des tables de marbre que les archéologues ont récemment exhumées.

 

Les vénérables couplets, les plus vieux des archives musicales, se sont fait entendre au théâtre antique d’Orange, ruines de pierres dignes de ces ruines de sons. Je n’assistais pas à la solennité, retenu par mon habitude d’accourir à l’occident lorsque le feu d’artifice se tire à l’orient. Un de mes amis s’y trouvait, bien doué en finesse d’oreille. « Parmi les dix mille auditeurs que pouvait contenir l’énorme hémicycle, il est fort douteux, me disait-il, qu’un seul ait compris cette musique d’un autre âge. Pour ma part, cela m’a produit l’effet d’une complainte d’aveugle, et malgré moi je cherchais, du regard, le caniche tenant la sébile. »

 

Ah ! le barbare, qui du chef-dœuvre hellène fait complainte stupide ! Était-ce de sa part irrévérence ? Non, mais inaptitude. Son oreille, élevée d’après d’autres règles, ne pouvait se complaire à des naïvetés devenues étranges, choquantes même par leur vieillesse. Il manquait à mon ami, il nous manque à tous le sens des délicatesses primitives, étouffées par les siècles. Pour goûter l’hymne d’Apollon, il faudrait rétrograder jusqu’à cette simplicité d’âme qui me fit un jour trouver délicieux les susurrements des tiges d’oignon. Nous n’en viendrons pas là.

 

Mais si notre musique n’a pas à s’inspirer des marbres delphiens, notre statuaire et notre architecture trouveront toujours dans l’œuvre grecque des modèles d’incomparable perfection. Sans prototype imposé par les faits naturels, l’art des sons est changeant ; avec nos goûts mobiles, le parfait d’aujourdhui y devient le trivial de demain. L’art des formes au contraire, fondé sur l’immuable base des réalités, voit toujours le beau où l’ont vu les siècles antérieurs.

 

De type musical nulle part, pas même dans le chant du rossignol, célébré par Buffon en grandioses périodes. Sans vouloir scandaliser personne, pourquoi ne dirais-je pas mon avis ? Style de Buffon et chant du rossignol, l’un et l’autre me laissent froid. Le premier sent trop la rhétorique et pas assez la sincère émotion. Le second, superbe écrin de perles sonores mal assorties, parle si peu à l’âme qu’une petite cruche d’un sou, pleine d’eau et munie d’un sifflet, donne, entre les lèvres d’un enfant, les plus belles roulades du célèbre lyrique. Une machinette de potier, gazouillant à l’aventure, rivalise avec le rossignol.

 

Au-dessus de l’oiseau, superbe essai d’une colonne d’air vibrante, on hurle, on brait, on grogne, jusqu’à ce que vienne l’homme, qui seul parle et vraiment chante. Au-dessous, on coasse, on se tait. Le soufflet des poumons a deux floraisons que séparent d’immenses lacunes à bruits informes. Plus bas encore, voici l’insecte, bien antérieur. Ce premier-né des populations terrestres est aussi le premier lyrique. Dépourvu de souffle propre à faire vibrer des cordes vocales, il invente l’archet et la friction, dont l’homme doit tirer plus tard si merveilleux parti.

 

Divers coléoptères bruissent en faisant glisser l’une sur l’autre deux âpres surfaces. Le Capricorne meut l’anneau du corselet sur l’articulation avec le reste du thorax ; le Hanneton du pin, à grands panaches feuilletés, râpe du rebord des élytres le dernier arceau dorsal ; les Copris et bien d’autres ne connaissent pas d’autre méthode. À vrai dire, ces frictionneurs ne rendent pas un son musical, mais plutôt un grincement de girouette sur son axe rouillé : c’est maigre, écourté, sans résonance.

 

Parmi ces inexperts grinceurs, je distinguerai le Bolbocère (Bolboceras Gallicus, Muls), qui mérite mention honorable. Rond comme une bille, doué d’une corne sur le front, comme le Copris espagnol, dont il ne partage pas les goûts stercoraires, le gracieux insecte affectionne les bois de pins de mon voisinage et s’y creuse dans le sable un terrier, d’où il sort au crépuscule du soir avec un doux pépiement d’oisillon repu, blotti sous l’aile de sa mère. Silencieux d’habitude, il bruit au moindre trouble. Avec une douzaine de captifs dans une boîte s’obtient délicieuse symphonie, très faible, exigeant très grande proximité de l’oreille pour être perçue. En comparaison, Capricorne, Copris, Hanneton du pin et les autres sont de grossiers racleurs. Chez tous, après tout, ce n’est pas là du chant, mais bien une expression de frayeur ; je dirai presque un cri d’angoisse, un gémissement. L’insecte ne le fait entendre qu’au moment du péril ; jamais, que je sache, en temps de noces.

 

Le vrai musicien, exprimant ses allégresses à coups d’archet et de cymbales, remonte bien plus loin. Il a précédé l’insecte d’organisation supérieure, le Scarabée, l’Abeille, la Mouche, le Papillon, qui affirment leur grade élevé par des transformations complètes ; il se rattache aux rudes ébauches des temps géologiques.

 

L’insecte chanteur, en effet, appartient exclusivement soit à la série de l’hémiptère (Cigale), soit à celle de l’orthoptère (Sauterelle et Grillon) ; par ses métamorphoses incomplètes, il est apparenté avec ces races primitives dont les archives sont inscrites dans les feuillets des schistes houillers. Il est des premiers qui aux vagues rumeurs des choses inertes aient mêlé les bruissements de la vie. Il chantait avant que le reptile sût exhaler son souffle.

 

Ici se montre, au simple point de vue des sonorités, l’impuissance de nos théories qui veulent expliquer le monde par l’évolution fatale du progrès en germe dans la cellule primitive. Tout est muet encore, et l’insecte déjà stridule avec autant de correction qu’il le fait aujourdhui. La phonétique débute par un appareil que les âges se transmettront sans rien y changer d’essentiel. Puis, bien que le poumon ait paru, silence, sauf des ronflements de narines. Voici qu’un jour le batracien coasse, et bientôt, sans préparation, viennent se mêler à cet odieux concert les trilles de la caille, les couplets sifflés du merle et les accents de la fauvette. Le larynx par excellence est . Qu’en feront les tard venus ? L’âne et le marcassin nous donnent la réponse. C’est pire que halte ; c’est rétrogradation énorme, jusqu’à ce qu’un suprême bond conduise au larynx de l’homme.

 

Dans cette genèse des sons, impossible d’affirmer une marche progressive, qui fait succéder le médiocre au mauvais, l’excellent au médiocre, On n’y reconnaît qu’essors brusques, intermittences, reculs, soudains épanouissements non annoncés par ce qui précède, non continués par ce qui suit ; on n’y trouve qu’une énigme indéchiffrable par les seules virtualités de la cellule, ce commode oreiller de qui n’a pas le courage de scruter plus à fond.

 

Mais laissons les origines, domaine inaccessible, et descendons aux faits : interrogeons quelques représentants de ces vieilles races qui débutèrent dans l’art des sons et s’avisèrent de chanter alors que durcissaient les première boues des continents ; demandons-leur la structure de leur instrument et le but de leur ariette.

 

Au locustien, si remarquable par ses longues et grosses cuisses postérieures, ainsi que par son oviscapte, le sabre ou plantoir destiné au semis des œufs, revient la majeure part du concert entomologique, toutefois après la Cigale, souvent confondue avec lui. Un seul orthoptère le dépasse : le Grillon, son proche voisin. Écoutons d’abord le Dectique à front blanc.

 

Cela débute par un bruit sec, aigu, presque métallique, fort semblable à celui que fait entendre le tourde sur le qui-vive quand il se gorge d’olives. C’est une suite de coups isolés, tik-tik, longuement espacés. Puis, par crescendo graduel, le chant devient un cliquetis rapide où le tik-tik fondamental s’accompagne d’une sourde basse continue. En finale, le crescendo devient tel que la note métallique s’éteint et que le son se transforme en un simple bruit de frôlement, en un frrr-frrr-frrr de grande rapidité.

 

Le virtuose continue ainsi des heures durant, avec alternance de strophes et de silences. Par un temps calme, le chant, dans sa plénitude, peut se percevoir à une vingtaine de pas de distance. C’est bien peu. Le Grillon et la Cigale ont tout autre portée sonore.

 

De quelle façon se produit le couplet ? Les livres que je peux consulter à cet égard me laissent perplexe. Ils me parlent bien du miroir, fine membrane vibrante qui reluit ainsi qu’une lamelle de mica ; mais comment cette membrane est-elle mise en vibration ? C’est ce qu’ils ne disent pas, ou disent d’une façon fort vague, incorrecte. Friction des élytres, frottement mutuel des nervures, et voilà tout.

 

Je désirerais explication plus lucide, car la boîte à musique d’une Sauterelle, j’en suis persuadé d’avance, doit avoir, elle aussi, mécanisme précis. Informons-nous donc, quitte à répéter des observations déjà faites peut-être, mais ignorées d’un solitaire dont toute la bibliothèque consiste en quelques bouquins dépareillés.

 

Les élytres du Dectique se dilatent à la base et forment sur le dos une dépression plane en triangle allongé. Voilà le champ sonore. L’élytre gauche y chevauche sur l’élytre droite et masque en plein, au repos, l’appareil musical de celle-ci. De cet appareil, la partie la mieux distincte, la mieux connue de temps immémorial, est le miroir, ainsi dénommé à cause du brillant de sa fine membrane ovalaire, enchâssée dans le cadre d’une nervure. C’est la peau d’un tambour, d’un tympanon d’exquise délicatesse, avec cette différence qu’elle résonne sans être percutée. Rien n’est en contact avec le miroir quand le Dectique chante. Les vibrations lui sont communiquées, parties d’ailleurs. Et comment ? Le voici.

 

Sa bordure se prolonge à l’angle interne de la base par une obtuse et large dent, munie à l’extrémité d’un pli plus saillant, plus robuste que les autres nervures, çà et là réparties. Je nommerai ce pli nervure de friction. C’est là le point de départ de l’ébranlement qui fait résonner le miroir. L’évidence se fera quand le reste de l’appareil sera connu.

 

Ce reste, mécanisme moteur, est sur l’élytre gauche, recouvrant l’autre de son rebord plan. Au dehors, rien de remarquable, si ce n’est, et encore quand on est averti, une sorte de bourrelet transversal, un peu oblique, que l’on prendrait tout simplement pour une nervure plus forte que les autres.

 

Mais soumettons à l’examen de la loupe la face inférieure. Le bourrelet est bien mieux qu’une vulgaire nervure. C’est un instrument de haute précision, un superbe archet à crémaillère, merveilleux de régularité dans sa petitesse. Jamais l’industrie humaine entaillant le métal pour les plus fines pièces d’horlogerie n’est arrivée à cette perfection. Sa forme est celle d’un fuseau courbe. D’une extrémité à l’autre il est gravé en travers d’environ quatre-vingts dents triangulaires, bien égales, en matière dure, inusable, d’un brun marron foncé.

 

L’usage de ce bijou mécanique saute aux yeux. Si l’on soulève un peu sur le Dectique mort le rebord plan des deux élytres pour mettre celles-ci dans la position qu’elles prennent en résonnant, on voit l’archet engrener sa crémaillère sur la nervure terminale que je viens de nommer nervure de friction ; on suit le passage des dents qui, d’un bout à l’autre de la série, ne s’écartent jamais des points à ébranler ; et si la manœuvre est conduite avec quelque dextérité, le mort chante, c’est-à-dire fait entendre quelques notes de son cliquetis.

 

La production du son chez le Dectique n’a plus rien de caché. L’archet denté de l’élytre gauche est le moteur ; la nervure de friction de l’élytre droite est le point d’ébranlement ; la pellicule tendue du miroir est l’organe résonnateur, qui vibre par l’intermédiaire de son cadre ébranlé. Notre musique a bien des membranes vibrantes, mais toujours par percussion directe. Plus hardi que nos luthiers, le Dectique associe l’archet avec le tympanon.

 

La même association se retrouve chez les autres locustiens. Le plus célèbre d’entre eux est la Sauterelle verte (Locusta viridissima, Lin.), qui au mérite d’une taille avantageuse et d’une belle coloration verte joint l’honneur de la renommée classique. Pour La Fontaine c’était la Cigale qui vient quémander auprès de la Fourmi, lorsque la bise est venue. La mouche et le vermisseau manquant, l’emprunteuse demande quelques grains pour subsister jusqu’à la saison nouvelle. Le double régime, animal et végétal, est très heureuse inspiration du fabuliste.

 

La Sauterelle, en effet, a les goûts du Dectique. Dans mes volières, elle se sustente de la feuille de laitue lorsqu’il n’y a pas mieux ; mais ses préférences sont pour le Criquet, qu’elle grignote sans autres reliefs que les élytres et les ailes. En liberté, sa chasse au famélique brouteur, l’acridien, doit nous dédommager largement des quelques bouchées qu’elle prélève sur la verdure agricole.

 

À quelques détails près, son instrument musical est celui du Dectique. Il occupe, à la base des élytres, une ample dépression en triangle courbe et brunâtre cerné de jaune obscur. C’est une sorte d’écusson nobiliaire, chargé d’hiéroglyphes héraldiques. L’élytre gauche, superposée à la droite, est gravée en dessous de deux sillons transverses et parallèles dont l’intervalle fait saillie en dessous et constitue l’archet. Celui-ci, fuseau de couleur brune, a les dents fines, très régulières et très nombreuses. Le miroir de l’élytre droite est presque circulaire, bien encadré, avec forte nervure de friction.

 

L’insecte stridule en juillet et août, au crépuscule du soir, jusque vers les dix heures. C’est un rapide bruit de rouet, accompagné d’un subtil cliquetis métallique, sur la limite des sons perceptibles. Le ventre, amplement rabaissé, palpite et bat la mesure. Cela dure des périodes non réglées et brusquement cesse ; cela s’entremêle de fausses reprises réduites à quelques coups d’archet, hésite, recommence en plein.

 

En somme, bien maigre musique, très inférieure en sonorité à celle du Dectique, non comparable au chant du Grillon, et encore moins aux bruyantes raucités de la Cigale. Dans le calme du soir, à quelques pas de distance, il me faut l’oreille fine du petit Paul pour en être averti.

 

Elle est plus pauvre encore chez les deux Dectiques nains de mon voisinage, le Platycleis intermedia, Serv., et le Platycleis grisea, Fab., fréquents l’un et l’autre dans les longs gazons, aux chaudes expositions rocailleuses, et prompts à disparaître dans les broussailles quand on cherche à les prendre. Les deux lyriques pansus ont, chacun à part, les honneurs et les ennuis de la volière.

 

Par un soleil ardent qui donne en plein sur la fenêtre, voici mes petits Dectiques repus de semences vertes de panic et aussi de gibier. La plupart se couchent aux meilleures expositions, sur le ventre, sur le flanc, les pattes postérieures étirées. Des heures entières ils digèrent, immobiles ; ils sommeillent dans leur pose voluptueuse. Quelques-uns chantent. Ah ! la maigre chanson !

 

Celle du Dectique intermédiaire, alternant par égales périodes les strophes et les silences, a comme couplet un frrr rapide semblable à celui de la Mésange charbonnière ; celle du Dectique gris se compose de coups d’archet distincts et imite un peu la mélopée du Grillon, avec note plus rauque et surtout plus voilée. De part et d’autre, la faiblesse des sons me permet à peine d’entendre le chanteur à une paire de mètres de distance.

 

Et pour cette musique-là, ce couplet de rien, tout juste perceptible, les deux nains ont tout ce que possède leur gros collègue : archet dentelé, tambour de basque, nervure de friction. Sur l’archet du Dectique gris, je dénombre à peu près une quarantaine de dentelures, et quatre-vingts sur celle du Dectique intermédiaire. En outre, de part et d’autre l’élytre droite montre, autour du miroir, quelques espaces diaphanes, destinés sans doute à augmenter l’étendue de la partie vibrante. N’importe, si l’instrument est superbe, le résultat sonore est de très médiocre valeur.

 

Avec ce même mécanisme d’un tympanon ébranlé par une crémaillère, qui réalisera le progrès ? Aucun des locustiens à grandes ailes n’y parvient. Tous, des plus gros, Sauterelles, Dectiques et Conocéphales, jusqu’aux moindres, Platycleis, Xiphidion, Phanéroptère, ébranlent par les dents d’un archet le cadre d’un miroir vibrant ; tous sont gauchers, c’est-à-dire portent l’archet à la face inférieure de l’élytre gauche, chevauchant sur l’élytre droite, munie du tympanon ; tous enfin ont le chant maigre, voilé, parfois à peine perceptible.

 

Un seul, modifiant les détails de l’appareil sans rien innover dans la structure générale, parvient à quelque puissance de son. C’est l’Éphippigère des vignes, qui se prive d’ailes et réduit les élytres à deux écailles concaves, élégamment gaufrées et emboîtées l’une dans l’autre. Ces deux calottes sont les restes des organes du vol, devenus exclusifs organes du chant. Pour mieux striduler, l’insecte renonce à l’essor.

 

Il abrite son instrument sous une sorte de voûte que forme le corselet courbé en manière de selle. Comme de règle, l’écaille de gauche occupe le dessus et porte à la face inférieure une crémaillère où la loupe reconnaît quatre-vingts denticulations transversales comme nul autre locustien n’en possède d’aussi vigoureuses, d’aussi nettement sculptées. L’écaille de droite occupe le dessous. Au sommet de son dôme un peu déprimé, reluit le miroir, encadré d’une forte nervure.

 

En élégance de structure, cet instrument est supérieur à celui de la Cigale, qui déforme puis relâche tour à tour, par la contraction de deux colonnes musculaires, la convexité de deux arides cymbales. Il lui manque des chambres sonores, des résonnateurs, pour devenir bruyant appareil. En l’état, il fait entendre un traînant et plaintif tchiii-tchiii-tchiii en mode mineur, perçu plus loin encore que le coup d’archet allègre du Dectique à front blanc.

 

Troublés dans leur quiétude, le Dectique et les autres locustiens aussitôt se taisent, muets de frayeur. Chez eux le chant est toujours expression d’allégresse. L’Éphippigère, elle aussi, appréhende le trouble et déroute par un silence subit qui la recherche. Mais prenons-la entre les doigts. Souvent elle reprend sa stridulation à coups d’archet désordonnés. Alors le chant ne dit certes pas le bien-être, mais bien la crainte, l’angoisse du péril.

 

De même la Cigale bruit, plus criarde que jamais, lorsque l’enfant sans pitié lui disloque le ventre et lui fait bâiller les chapelles. De part et d’autre, le joyeux couplet de la bête en liesse devient lamentation de la bête tracassée.

 

Une seconde particularité, inconnue des autres insectes chanteurs, mérite d’être signalée chez l’Éphippigère. Les deux sexes sont doués de l’appareil sonore. La femelle, toujours muette, sans vestiges même d’archet et de miroir chez les autres locustiens, acquiert ici un engin à musique, imitation approchée de celui du mâle.

 

L’écaille de gauche couvre celle de droite. Les bords en sont gaufrés de grosses nervures pâles, formant réseau à petites mailles ; le centre est au contraire lisse et se gonfle en une calotte d’un roux pelure d’oignon. En dessous, cette calotte est munie de deux nervures concourantes, dont la principale est légèrement ruguleuse sur son arête. L’écaille de droite a semblable structure, sauf ce détail : la calotte centrale, elle aussi pelure d’oignon, est traversée par une nervure qui dessine une sorte d’équateur sinueux et montre à la loupe, dans la majeure partie de sa longueur, de très fines dents transversales.

 

À ce caractère se reconnaît l’archet, situé dans une position inverse de celle qui nous est connue. Le mâle est gaucher et opère de l’élytre supérieure ; la femelle est droitière et racle de l’élytre inférieure. Chez elle, d’ailleurs, nulle part de miroir, c’est-à-dire de pellicule luisante, semblable à une lamelle de mica. L’archet frictionne en travers la nervure rugueuse de l’écaille opposée, et de la sorte se produit à la fois l’ébranlement des deux calottes sphériques emboîtées.

 

La pièce vibrante est ainsi double, mais trop rigide, trop grossière pour donner son nourri. Le chant, assez maigre d’ailleurs, est plus plaintif encore que celui du mâle. L’insecte ne le prodigue pas. Si je n’interviens, mes captives n’ajoutent jamais leur note au concert de leurs compagnons de volière ; en revanche, saisies, tracassées, aussitôt elles gémissent.

 

Il est à croire qu’en liberté les choses se passent d’autre façon. Les muettes de mes cloches ne sont pas douées pour rien de la double cymbale et de l’archet. L’instrument qui gémit de frayeur doit aussi résonner en joyeuse occurrence.

 

À quoi bon l’appareil sonore du locustien ? Je n’irai pas jusqu’à lui refuser un rôle dans la formation des couples, jusqu’à lui nier un murmure persuasif, doux pour celle qui l’écoute ; ce serait m’insurger contre l’évidence. Mais sa fonction fondamentale n’est pas là. Avant tout, l’insecte l’utilise pour dire sa joie de vivre, pour chanter les délices de l’existence, le ventre plein et l’échine au soleil. Témoins le gros Dectique et le mâle de la Sauterelle, qui, à l’issue des noces, épuisés pour toujours et désormais dédaigneux de la pariade, continuent de striduler gaiement jusqu’à ce que les forces manquent.

 

Le locustien a ses élans d’allégresse ; il a de plus l’avantage de pouvoir les traduire par un son, simple satisfaction d’artiste. Le petit manœuvre que je vois le soir revenir du chantier et gagner sa maison où la soupe l’attend, siffle et chante pour lui seul, sans intention de se faire entendre, sans désir d’être écouté. En sa naïve expansion, presque inconsciente, il dit la joie de la rude journée finie, de l’assiettée aux choux fumants. Ainsi le plus souvent stridule l’insecte chanteur : il célèbre la vie.

 

Quelques-uns vont plus loin. Si l’existence a des douceurs, elle ne manque pas non plus de misères. Le locustien porte-selle des vignes sait exprimer les unes et les autres. D’une mélopée traînante, il dit aux buissons ses félicités ; de pareille mélopée, altérée à peine, il épanche ses douleurs, ses effrois. Sa compagne, instrumentiste elle aussi, partage ce privilège. Elle exulte, elle se plaint avec deux cymbales d’un autre modèle.

 

Somme toute, le tympanon à crémaillère n’est pas à dédaigner. Il anime le gazon, il susurre les réjouissances et les tribulations de la vie, il sonne aux alentours le rappel amoureux, il charme les longues attentes des solitaires, il dit la suprême floraison de la bête. Son coup d’archet est presque une voix.

 

Et ce magnifique don, plein de promesses, n’est accordé qu’aux races inférieures, grossières natures, apparentées aux rudes essais des âges de la houille. Pourquoi l’insecte supérieur, s’il descend, comme on le dit, d’ancêtres graduellement transformés, n’a-t-il pas conservé le bel héritage de la voix sonnant dès les débuts ?

 

Est-ce que la théorie des acquisitions progressives ne serait qu’un grandiose leurre ? Faut-il renoncer aux sauvageries de l’écrasement du plus faible par le plus fort, du moins bien doué par son supérieur en dons ? Convient-il de douter quand l’évolutionnisme nous parle de la survivance des mieux avantagés ? Oh ! oui, et beaucoup.

 

Ainsi nous le conseille certaine Libellule de la période houillère (Meganeura Monyi, Brong.) mesurant au delà de six décimètres d’envergure. A disparu la Demoiselle géante qui terrorisant de sa mandibule en scie le petit peuple ailé ; et le faible Agrion, à ventre de bronze ou d’azur, voltige toujours sur les joncs de nos ruisseaux.

 

Ont disparu ses contemporains, les monstrueux poissons sauroïdes, plaqués d’émail et férocement armés. Leurs rares successeurs sont des avortons. La splendide série des Céphalopodes à coquille cloisonnée, parmi lesquels certaines Ammonites de l’ampleur d’une roue de voiture, n’a, dans les mers actuelles, d’autre représentant que le Nautile, modeste casque de pompier. Le Mégalosaure, saurien de vingt-cinq mètres de longueur, faisait dans nos pays une autre figure que le Lézard gris des murailles. Un contemporain de l’homme, le Mammouth, bête monumentale, n’est connu que par ses restes ; et son proche voisin, l’Éléphant, à côté de lui humble mouton, prospère toujours. Quelles entorses à la loi de la survivance du plus fort ! Les puissants ont péri, les faibles les remplacent.

 


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2011. Content in this page is licensed under a Creative Commons License