Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VII
Lecture du Texte

SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VII

III L’HYPNOSE. – LE SUICIDE

«»

Liens au concordances:  Normales En évidence

Link to concordances are always highlighted on mouse hover

III

L’HYPNOSE. – LE SUICIDE


On n’imite pas l’inconnu, on ne contrefait pas l’ignoré ; c’est de pleine évidence. Pour simuler la mort, il faudrait donc une certaine connaissance de la mort.

 

Eh bien, l’insecte, disons mieux, l’animal quel qu’il soit, a-t-il le pressentiment d’une vie limitée ? lui arrive-t-il d’agiter, dans sa fruste cervelle, la troublante question d’une fin ? J’ai beaucoup fréquenté la bête, j’ai vécu dans son intimité, et je n’ai jamais rien observé qui m’autorise à répondre oui. Cette inquiétude de la dernière heure, à la fois notre tourment et notre grandeur, est épargnée à l’animal, de destinée plus humble.

 

Comme l’enfant encore dans les limbes de l’inconscience, il jouit du présent sans songer à l’avenir ; affranchi des amertumes d’une fin en perspective, il vit dans la douce quiétude de l’ignorance. À nous seuls de prévoir la brièveté des jours, à nous seuls d’interroger anxieusement la fosse du dernier sommeil.

 

Du reste, cet aperçu de l’inévitable ruine demande certaine maturité d’esprit et se trouve par là d’éclosion assez tardive. J’en ai eu cette semaine un exemple touchant.

 

Un gentil minet, joie de la maisonnée, après avoir traîné languissant une paire de jours, venait de mourir dans la nuit. Au matin, les enfants le trouvèrent raide étendu au fond de sa corbeille. Désolation de tous. Anna surtout, fillette de quatre ans, considérait d’un œil pensif le petit ami avec lequel elle avait tant joué. Elle le caressait de la main, l’appelait, lui présentait quelques gouttes de lait dans une tasse. « Minet boude, disait-elle ; il ne veut plus de mon déjeuner. Il dort. Jamais je ne l’ai vu dormir comme cela. Quand se réveillera-t-il ? »

 

Ces naïvetés devant l’âpre problème de la mort me serraient le cœur. À la hâte, je détournai l’enfant de ce spectacle, et je fis en cachette inhumer le défunt. Minet n’apparaissant plus désormais autour de la table à l’heure du repas, l’affligée comprit enfin qu’elle avait vu son ami dormir d’un sommeil profond dont rien ne réveille. Pour la première fois venait d’entrer en son esprit une vague idée de la mort.

 

L’insecte a-t-il l’insigne honneur de savoir ce qu’ignorent nos jeunes années, alors que la réflexion déjà s’épanouit, bien supérieure, dans sa faiblesse, à l’obtus intellect de la bête ? A-t-il la prévision d’une fin, attribut pour lui importun et inutile ? Avant de conclure, consultons, non la haute science, guide suspect, mais le dindon, éminemment véridique.

 

J’évoque un des plus vifs souvenirs que m’ait laissés mon court passage au collège royal de Rodez. Ainsi disait-on alors ; aujourdhui on dit lycée, tant les choses se perfectionnent.

 

Le saint jeudi venu, la version faite et la décade de racines grecques apprise, nous descendions là-bas, au fond de la vallée, par bandes d’étourdis. La culotte retroussée jusqu’aux genoux, nous exploitions, naïfs pêcheurs, les eaux tranquilles de la rivière, l’Aveyron. Notre espoir était la loche, pas plus grosse que le petit doigt, mais alléchante par son immobilité sur le sable, parmi les herbages. Nous comptions bien la larder avec notre trident, une fourchette.

 

Cette pêche miraculeuse, objet de tant de cris de triomphe en un moment de succès, bien rarement nous advenait : la loche, la coquine, voyait venir la fourchette et en trois coups de queue disparaissait.

 

On trouvait dédommagement auprès des pommiers des pelouses voisines. De tout temps la pomme a fait la joie de la gaminaille, surtout quand elle est cueillie sur un arbre qui ne vous appartient pas. Les poches se bourraient du fruit défendu.

 

Une autre distraction nous attendait. Les troupeaux de dindons n’étaient pas rares, vagabondant à leur guise et grugeant le criquet à l’entour des fermes. Si nul surveillant ne se montrait, la partie était belle. Chacun de nous s’emparait d’un dindon, lui mettait la tête sous l’aile, le balançait un instant dans cette posture, puis le déposait à terre, couché sur le flanc. L’oiseau ne bougeait plus. Toute la bande dindonnière subissait notre manipulation d’endormeurs, et la pelouse prenait l’aspect d’un champ de carnage semé de morts et de mourants.

 

Gare alors à la fermière. Les gloussements des oiseaux harcelés lui avaient révélé nos maléfices. Elle accourait, armée d’un fouet. Mais les bonnes jambes que nous avions alors ! les beaux éclats de rire, derrière les haies, favorables à la fuite !

 

Délicieux temps des dindons endormis, retrouverai-je mon habileté d’alors ? Ce n’est plus aujourdhui espièglerie d’écolier, c’est grave recherche. Justement, j’ai le sujet qu’il me faut : une dinde, prochaine victime des joies de Noël. Je recommence avec elle la manipulation qui si bien me réussissait sur les bords de l’Aveyron. Je lui engage profondément la tête sous l’aile, et, tout en la maintenant des deux mains en cette posture, je balance avec douceur l’oiseau de haut en bas une paire de minutes.

 

L’étrange effet est produit ; mes manœuvres d’enfant n’aboutissaient pas mieux. Déposé à terre sur le flanc et abandonné à lui-même, mon sujet est une masse inerte. On le prendrait pour mort si le plumage, se gonflant un peu, se dégonflant, ne trahissait le souffle respiratoire. On dirait vraiment un trépassé qui, en une suprême convulsion, a retiré sous le ventre ses pattes refroidies, à doigts recroquevillés. Le spectacle a tournure tragique, et je me sens gagné d’un certain émoi devant les résultats de mes maléfices. Pauvre dindon ! s’il ne se réveillait plus !

 

N’ayons crainte : il se réveille, il se redresse, titubant un peu il est vrai, la queue pendante et l’air penaud. Cela passe vite, rien n’en reste. En peu d’instants, l’oiseau est redevenu ce qu’il était avant l’épreuve.

 

Cette torpeur, moyen terme entre le vrai sommeil et la mort, est de durée variable. Provoquée sur ma dinde à plusieurs reprises, avec de convenables intervalles de repos, l’immobilité persiste tantôt une demi-heure et tantôt quelques minutes. Ici, comme pour l’insecte, l’embarras serait grand de démêler les causes de ces différences. La pintade me réussit mieux encore. La torpeur est de si longue durée que l’inquiétude me vient sur l’état de l’oiseau. Le plumage ne trahit point le souffle de la respiration. Je me demande, anxieux, si l’oiseau n’est pas réellement mort. Du pied je le déplace un peu sur le sol. Le patient ne remue. Je recommence. Le voici qui dégage la tête, se relève, s’équilibre et fuit. La léthargie a dépassé la demi-heure.

 

À l’oie maintenant. Je n’en ai point. Le jardinier mon voisin me confie la sienne. On me l’amène qui se dandine et remplit ma demeure des raucités de son clairon. Peu après, complet silence : le robuste palmipède gît à terre, la tête engagée sous l’aile. Son immobilité est aussi profonde, aussi prolongée que celle du dindon et de la pintade.

 

C’est le tour de la poule, c’est le tour du canard. Ils succombent, eux aussi, mais, ce me semble, avec moins de persistance. Est-ce que mes manœuvres d’endormeur seraient moins efficaces sur les petits que sur les gros ? Si j’en crois le pigeon, cela pourrait bien être. Il ne cède à mon art que pour une paire de minutes de sommeil. Un oisillon, un verdier, est plus rebelle encore : je n’obtiens de lui qu’une somnolence de quelques secondes.

 

Il paraîtrait donc qu’à mesure que l’activité s’affine dans un corps de moindre volume, la torpeur a moins de prise. L’insecte nous l’a déjà fait entrevoir. Le Scarite géant ne remue d’une heure, lorsque le Scarite lisse, un nain, lasse mon insistance à le culbuter ; le gros Bupreste ténébrion obéit à mes manœuvres pour une longue période, lorsque le Bupreste éclatant, encore un nain, obstinément s’y refuse.

 

Laissons à l’écart, comme trop peu étudiée, l’influence de la masse corporelle, et retenons simplement ceci : par un artifice très simple, il est possible de mettre l’oiseau dans un état de mort apparente. Mon oie, mon dindon et les autres rusent-ils dans le dessein de duper leur tourmenteur ? Certainement nul d’eux ne songe à faire le mort ; ils sont en vérité plongés dans une profonde torpeur ; en un mot, ils sont hypnotisés.

 

Depuis longtemps ces faits sont connus, les premiers peut-être en date dans la science de l’hypnose ou du sommeil artificiel. Comment nous, petits écoliers de Rodez, avions-nous appris le secret du sommeil du dindon ? Ce n’était pas, à coup sûr, dans nos livres. Venu on ne sait d’où, indestructible comme tout ce qui est entré dans les jeux de l’enfant, cela se transmettait de temps immémorial d’un initié à l’autre.

 

Aujourdhui les choses ne se passent pas autrement dans mon village de Sérignan, où sont nombreux les jeunes adeptes dans l’art d’endormir la poulaille. La science a parfois des origines bien humbles. Rien ne dit qu’une gaminerie de petits désœuvrés ne soit le point de départ de nos connaissances sur l’hypnose.

 

Je viens de pratiquer sur des insectes des manœuvres en apparence aussi puériles que celles d’autrefois sur les dindons, lorsque la fermière, à notre poursuite, faisait claquer le fouet. Gardons-nous de sourire : derrière ces naïvetés se dresse grave question.

 

L’état de mes insectes ressemble singulièrement à celui de ma volaille. De part et d’autre, c’est l’image de la mort, l’inertie, la contraction des membres convulsés. De part et d’autre encore, l’immobilité se dissipe avant l’heure par l’intervention d’un stimulant, le bruit s’il s’agit de l’oiseau, la lumière s’il s’agit de l’insecte. Le silence, l’ombre, la tranquillité, la prolongent. Elle est de durée très variable d’une espèce à l’autre, et semble croître avec la corpulence.

 

Parmi nous, très inégalement aptes au sommeil provoqué, l’hypnotiseur est obligé de choisir ses sujets. Il réussit avec l’un, avec l’autre non. De même, parmi les insectes, un choix est nécessaire, car tous sont loin de répondre aux essais de l’expérimentateur. Mes sujets d’élite ont été le Scarite géant et le Bupreste ténébrion ; mais combien d’autres ont résisté, absolument indomptables, ou n’ont fait que brève station dans l’immobilité !

 

Le retour de l’insecte à l’état actif présente certaines particularités bien dignes d’attention. Le mot du problème est là. Revenons un moment aux patients qui ont subi l’épreuve des vapeurs éthérées. Ceux-là sont réellement hypnotisés. Ils ne restent pas immobiles par ruse, là-dessus aucun doute possible ; ils sont en vérité sur le seuil de la mort ; et si je ne les retirais à temps du bocal où se sont évaporées quelques gouttes d’éther, jamais plus ils ne reviendraient de la torpeur dont l’ultime degré est la mort.

 

Or quels signes chez eux préludent au retour de l’activité ? Nous le savons : les tarses tremblotent, les palpes frémissent, les antennes oscillent. L’homme qui sort d’un profond sommeil s’étire les membres, bâille, se frotte les paupières. Revenu du sommeil de l’éther, l’insecte a pareillement sa manière de reprendre ses sens : il agite ses menus doigts et ses organes les plus mobiles.

 

Considérons maintenant un insecte, qui, commotionné par un choc, troublé par un émoi quelconque, est sensé faire le mort, renversé sur le dos. Le retour à l’activité s’annonce exactement de la même manière et dans le même ordre qu’après l’action stupéfiante de l’éther. D’abord les tarses tremblotent ; puis mollement oscillent les palpes et les antennes.

 

Si vraiment l’animal rusait, quel besoin aurait-il de ces minutieux préliminaires du réveil ? Une fois le danger disparu ou jugé tel, que ne se met-il rapidement sur pieds pour déguerpir au plus vite, au lieu de s’attarder en des simulacres intempestifs ? J’ai la certitude que, l’ours parti, le compagnon qui faisait le mort sous les naseaux de la bête ne s’avisa pas de s’étirer longtemps, de se frotter les yeux. À l’instant debout, il prit la fuite.

 

Et l’insecte pousserait l’astuce jusqu’à contrefaire le ressuscité dans les moindres détails ! Non, mille fois non : ce serait insensé. Ces frémissements des tarses, ces préludes des palpes et des antennes, sont l’affirmation évidente d’une torpeur réelle, touchant à sa fin, torpeur semblable à celle qu’a provoquée l’éther, mais moins intense ; ils démontrent que l’insecte immobilisé par mes artifices ne fait pas le mort, comme le dit le langage populaire et comme le répètent les théories à la mode. Il est réellement hypnotisé.

 

Un choc qui le commotionne, une frayeur soudaine qui le saisit, le mettent dans une somnolence pareille à celle de l’oiseau balancé un moment, avec la tête sous l’aile. Une brusque terreur nous immobilise nous-mêmes, parfois nous tue. Pourquoi l’organisme de l’insecte, de subtile délicatesse, ne fléchirait-il, lui aussi, sous les étreintes de la peur et temporairement ne succomberait ? Si l’émoi est léger, l’insecte se contracte un instant, se remet vite et détale ; s’il est profond, survient l’hypnose avec sa longue immobilité.

 

L’insecte, qui ne sait rien de la mort et par conséquent ne peut la contrefaire, ne sait rien non plus du suicide, moyen désespéré de couper court à de trop grandes misères. Aucun exemple authentique n’a jamais été donné, que je sache, d’un animal quelconque se délivrant lui-même de la vie. Que les mieux doués en qualités affectives se laissent quelquefois dépérir de chagrin, accordé ; mais de là à se poignarder soi-même, à se couper la gorge, il y a loin.

 

Cependant le souvenir me vient du suicide du Scorpion, affirmé par les uns, nié par les autres. Qu’y a-t-il de vrai dans l’histoire du Scorpion qui, entouré d’un cercle de feu, met fin à son supplice en se piquant de son dard empoisonné ? Voyons à notre tour.

 

Les circonstances me servent bien. J’élève en ce moment, en de larges terrines, avec lit de sable et abri de tessons, une affreuse ménagerie qui ne répond guère à ce que j’en attendais pour l’étude des mœurs. J’en tirerai parti d’une autre manière. C’est le gros Scorpion blanc du Midi, le Buthus Occitanus, au nombre d’une paire de douzaines. L’odieuse bête abonde, toujours isolée, sous les pierres plates des collines voisines, aux lieux sablonneux les mieux ensoleillés. Elle a réputation détestable.

 

Sur les effets de sa piqûre je n’ai personnellement rien à dire, ayant toujours évité, avec un peu de prudence, le dangerpeuvent m’exposer mes relations avec les redoutables captifs de mon cabinet. Ne sachant rien par moi-même, je fais parler les gens, les bûcherons surtout, qui, de loin en loin, sont victimes de leur imprévoyance. L’un d’eux me raconte ceci :

 

« La soupe mangée, je sommeillais un moment parmi mes fagots, quand une douleur vive me réveilla. C’était comme la piqûre d’une aiguille rougie au feu. J’envoie la main. Ça y est, quelque chose remue. Un Scorpion s’était glissé sous mon pantalon et m’avait piqué au bas du mollet. La vilaine bête avait bien la longueur du doigt. Comme ça, Monsieur, comme ça. »

 

Et, joignant le geste à la parole, le brave homme étendait son long index. Cette dimension ne m’étonnait pas : en mes chasses, j’en avais vu de pareilles.

 

« Je voulus reprendre mon travail, continuait-il, mais des sueurs froides venaient, la jambe s’enflait à vue d’œil. Elle devint grosse comme ça, Monsieur ; comme ça. »

 

Nouvelle mimique. Notre homme étale les deux mains à distance autour de la jambe de façon à figurer l’ampleur d’un barillet.

 

« Oui, comme ça, Monsieur, comme ça ; j’eus grand-peine à revenir chez moi, bien que la distance ne fût que d’un quart de lieue. L’enflure montait, montait. Le lendemain, elle avait monté jusque-là. »

 

Un geste m’indique la hauteur de l’aisselle.

 

« Oui, Monsieur, pendant trois jours je fus incapable de me tenir debout. Je patientais de mon mieux, la jambe étendue sur une chaise. Des compresses d’alcali mirent fin à la chose, et voilà, Monsieur, voilà. »

 

Un autre bûcheron, ajoute-t-il, fut également piqué au bas de la jambe. Il fagotait assez loin et n’eut pas la force de regagner sa maison. Il s’affala au bord du chemin. Des passants le portèrent à califourchon sur les épaules, à la cabro morto, moussu ; à la cabro morto !

 

Le dire du rustique narrateur, plus versé dans la mimique que dans la parole, ne me semble pas exagéré. La piqûre du Scorpion blanc est pour l’homme accident très sérieux. Piqué par son pareil, le Scorpion lui-même rapidement succombe. Ici j’ai mieux que des témoignages étrangers : j’ai mes propres observations.

 

J’extrais de ma ménagerie deux vigoureux sujets et je les mets en présence au fond d’un bocal sur une couche de sable. Excités du bout d’une paille qui les ramène l’un devant l’autre à mesure qu’ils reculent, les deux harcelés se décident au duel. Ils s’attribuent mutuellement, sans doute, les ennuis dont je suis moi-même la cause. Les pinces, armes défensives, se déploient en demi-cercle et s’ouvrent pour tenir l’adversaire à distance ; les queues, en de brusques détentes, se projettent en avant par-dessus le dos ; les ampoules à venin s’entre-choquent, une fine gouttelette, limpide comme de l’eau, perle à la pointe du dard.

 

L’assaut est bref. L’un des Scorpions est atteint en plein par l’arme empoisonnée de l’autre. C’est fini : en peu de minutes le blessé succombe. Le vainqueur, fort tranquillement, se met à lui ronger l’avant du céphalothorax, ou, en termes moins rébarbatifs, le point où nous cherchons une tête et ne trouvons que l’entrée d’un ventre. Les bouchées sont petites, mais de longue durée. Quatre à cinq jours, presque sans discontinuer, le cannibale grignote le confrère occis. Manger le vaincu, voilà de la bonne guerre, la seule excusable. Les nôtres, de peuple à peuple, tant qu’on ne fera pas boucaner les viandes des champs de bataille comme provisions, je ne les comprends pas.

 

Nous voilà renseignés de façon authentique : la piqûre du Scorpion est promptement fatale au Scorpion lui-même. Arrivons au suicide, tel qu’on nous le raconte. Entouré d’un cercle de braise, l’animal, à ce qu’on dit se poignarde de son dard et trouve dans la mort volontaire la fin de sa torture. Ce serait bien beau de la part de la brute, si c’était vrai. Nous allons voir.

 

Au centre d’une enceinte de charbons allumés, je dépose le plus gros sujet de ma ménagerie. Le soufflet active l’incandescence. Aux premières morsures de la chaleur, l’animal tourne à reculons dans le cercle de feu. Par mégarde, il se heurte à la barrière ardente. C’est alors, d’un côté, de l’autre, au hasard, recul désordonné qui renouvelle le contact cuisant. À chaque essai de fuite, la brûlure reprend plus vive. L’animal est affolé. Il avance et se rôtit ; il recule et se rôtit. Désespéré, furieux, il brandit son arme, la convolute en crosse, la détend, la couche, la relève avec telle précipitation et tel désordre qu’il m’est impossible d’en suivre exactement l’escrime.

 

Le moment serait venu de s’affranchir de la torture par un coup de stylet. Voici qu’en effet, d’un spasme brusque, le torturé s’immobilise, étendu à plat, tout de son long. Plus de mouvement, l’inertie est complète. Le Scorpion est-il mort ? On le dirait vraiment. Peut-être s’est-il lardé d’un coup d’aiguillon qui m’a échappé dans le tumulte des derniers efforts. Si réellement il s’est poignardé, s’il a eu recours au suicide, il est mort à n’en pas douter : nous venons de voir avec quelle promptitude il succombe à son propre venin.

 

Dans mon incertitude, je cueille du bout des pinces l’apparent trépassé, et je le dépose sur un lit de sable frais. Une heure plus tard, le prétendu mort ressuscite, vigoureux comme avant l’épreuve. Je recommence avec un second, avec un troisième sujet. Mêmes résultats. Après des affolements de désespéré, même soudaine inertie de l’animal, qui s’étale à plat comme foudroyé : même retour à la vie sur la fraîcheur du sable.

 

Il est à croire que les inventeurs du Scorpion se suicidant ont été dupes de cette brusque défaillance, de ce spasme foudroyant où la haute température de l’enceinte plonge la bête exaspérée. Trop vite convaincus, ils ont laissé le patient se rôtir. Moins crédules et retirant assez tôt l’animal de son cercle de feu, ils auraient vu le Scorpion, mort en apparence, reprendre vie et affirmer ainsi sa profonde ignorance du suicide.

 

En dehors de l’homme, nul des vivants ne connaît l’ultime ressource d’une fin volontaire, parce que nul n’a connaissance de la mort. Quant à nous, se sentir en puissance de se dérober aux misères de la vie est noble prérogative, excellente à méditer comme signe de notre élévation au-dessus de la plèbe animale ; mais, au fond, lâcheté quand du possible on passe à l’acte.

 

Qui se propose d’en venir là, devrait au moins se répéter ce que disait, il y a vingt-cinq siècles, Confucius, le grand philosophe des faces jaunes. Surprenant dans les bois un inconnu qui fixait à une branche d’arbre une corde pour se pendre, le sage chinois lui tint, en abrégé, ce langage :

 

« Si grands que soient vos malheurs, le plus grand serait de succomber au désespoir. Tous les autres peuvent se réparer, celui-là est irréparable. Ne croyez pas que tout soit perdu pour vous et tâchez de vous convaincre d’une vérité rendue incontestable par l’expérience des siècles. Cette vérité, la voici : tant qu’un homme jouit de la vie, rien n’est désespéré pour lui. Il peut passer de la plus grande peine à la plus grande joie, du plus grand malheur à la plus haute félicité. Reprenez courage, et, comme si vous commenciez dès aujourdhui à connaître le prix de la vie, efforcez-vous d’en mettre à profit tous les instants. »

 

Cette philosophie terre à terre, à la chinoise, ne manque pas de mérite. Elle rappelle cette autre du fabuliste :

 

… Qu’on me rende impotent,

Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme

Je vive, c’est assez : je suis plus que content.

 

Eh oui, le fabuliste et le philosophe Kong-fou-tsé ont raison : la vie est sérieuse chose qu’on ne rejette pas sur le premier buisson venu ainsi qu’une guenille encombrante. Nous devons la considérer non comme un plaisir, non comme une peine, mais comme un devoir dont il faut s’acquitter de son mieux tant que congé ne nous est pas donné.

 

Devancer ce congé est lâcheté, sottise. Le pouvoir de disparaître à son gré par la trappe de la mort ne nous autorise pas à déserter ; mais il nous ouvre certaines perspectives complètement étrangères à l’animal.

 

Seuls nous savons comment se terminent les fêtes de la vie, seuls nous prévoyons notre fin, seuls nous avons le culte des morts. De ces grandes choses, nul autre ne soupçonne rien. Quand une science de mauvais aloi hautement le proclame, quand elle nous affirme qu’un misérable insecte a pour supercherie la simulation de la mort, exigeons d’elle d’y regarder de plus près et de ne pas confondre l’hypnose par la frayeur avec le simulacre d’un état inconnu de la bête.

 

À nous seuls la vision nette d’une fin, à nous seuls le superbe instinct de l’au delà. Ici, pour sa modeste part, intervient la voix de l’entomologie, disant : « Ayez confiance ; jamais instinct n’a fait faillite à ses promesses. »

 


«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on Tablet PC
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2011. Content in this page is licensed under a Creative Commons License