Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VII

V LE LARIN MACULÉ

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V

LE LARIN MACULÉ

Larin, dénomination vague, incapable de renseigner. Le terme sonne bien. C’est déjà quelque chose que de ne pas affliger l’oreille avec une expectoration de raucités ; mais le lecteur novice désirerait mieux. Il voudrait que le nom, en syllabes euphoniques, lui donnât bref signalement de l’insecte dénommé. Ce lui serait un guide dans l’immense cohue.

 

Volontiers je partage cet avis, tout en reconnaissant combien serait ardue une nomenclature rationnelle, distribuant aux bêtes des noms et des prénoms mérités. Notre ignorance nous condamne à l’indécis, souvent même à des non-sens. Voyez en effet.

 

Que signifie Larin ? Le lexique grec nous dit : Λαρινός, engraissé, replet. L’insecte objet de ce chapitre a-t-il droit à pareil vocable ? Nullement. Il est pansu, j’en conviens, comme le sont en général les Charançons, mais sans mériter plus qu’un autre un certificat d’obésité.

 

Creusons plus avant. Λαρός signifie beau, poli, élégant. Y sommes-nous cette fois ? Pas encore. Certes, le Larin n’est pas dépourvu d’élégance, mais combien d’autres le dépassent en beauté de costume parmi les Coléoptères à trompe ! Nos oseraies en nourrissent d’enfarinés de fleur de soufre, de galonnés de céruse, de poudrés de vert-malachite. Ils laissent aux doigts une poussière d’écailles qui semble cueillie sur l’aile des papillons. Nos vignes, nos peupliers, en possèdent de supérieurs, pour l’éclat métallique, à la pyrite cuivreuse ; les pays équatoriaux en fournissent d’une somptuosité sans égale, vrais bijoux à côté desquels pâliraient les merveilles de nos écrins. Non, le modeste Larin n’a pas droit à la superbe glorification. À d’autres que lui dans la famille des porte-bec reviendrait le titre de beau.

 

Si, mieux renseigné, son parrain l’avait dénommé d’après les mœurs, il l’aurait appelé : exploiteur de fonds d’artichaut. Le groupe des Larins, en effet, établit sa famille dans le culot charnu des Carduacées, chardon, onoporde, centaurée, carline, carde et autres qui, par la structure et la saveur, rappellent de près ou de loin l’artichaut de nos tables. C’est sa spécialité, son domaine. Le Larin est préposé à l’émondage de l’envahissant et féroce chardon.

 

Donnez un coup d’œil aux pompons roses, blancs ou bleus d’une carduacée. Des insectes à long bec grouillent, gauchement plongent dans l’amas de fleurettes. Qui sont-ils ? Des Larins. Ouvrez le pompon, fendez-en la base charnue. Surpris par l’air et la lumière, des vers grassouillets, blancs, sans pattes, y dodelinent inquiets, isolés chacun dans une niche. Que sont ces vers ? Des larves de Larin.

 

L’exactitude réclame ici une restriction. Quelques autres Curculionides, voisins de ceux dont l’histoire va nous occuper, affectionnent, eux aussi, pour leur famille, les réceptacles charnus à goût de topinambour.

 

N’importe : les dominant en nombre, en fréquence, en taille avantageuse, les Larins, dans ma région du moins, sont les exterminateurs attitrés des têtes de chardon. Voilà le lecteur renseigné, autant qu’il est en mon pouvoir.

 

Au bord des chemins, tout l’été, tout l’automne, jusqu’à la venue des froids, abonde le plus élégant des chardons méridionaux. Ses jolies fleurs bleues, groupées en têtes rondes et piquantes, lui ont valu le nom botanique d’Échinops, par allusion au Hérisson roulé en boule. C’est le hérisson, en effet. Mieux encore : c’est l’oursin des mers implanté sur une tige et devenu globe d’azur.

 

Sous un rideau de fleurettes épanouies en étoiles, le gracieux pompon dissimule les mille dards de ses écailles. Qui le touche d’un doigt non circonspect est surpris de telles rudesses sous d’innocentes apparences. Le feuillage qui l’accompagne, vert en dessus, blanc et cotonneux en dessous, avertit du moins l’inexpérimenté : il se découpe en lobes pointus, dont chacun porte au bout une aiguille d’extrême acuité.

 

Ce chardon est le patrimoine du Larin maculé (Larinus maculosus, Sch.), qui, par nébulosités interrompues, se poudre le dos de jaunâtre. Le Curculionide en pâture très sobrement le feuillage. Juin n’est pas terminé que pour l’établissement de sa famille, il en exploite les têtes, vertes alors, grosses comme des pois, au plus comme des cerises. Deux à trois semaines, le travail de peuplement se continue sur des globes de jour en jour plus bleus et plus volumineux.

 

Au gai soleil de la matinée des couples s’y forment, très pacifiques. Les préludes matrimoniaux, enlacements de leviers articulés, ont des gaucheries rustiques. Des pattes d’avant, père Larin maîtrise son épousée ; des tarses d’arrière, par intervalles et d’une friction douce, il lui brosse les flancs. Avec ces molles caresses alternent des secousses brusques, des trémoussements fougueux. Cependant la patiente, pour ne pas perdre du temps, travaille du bec son capitule et prépare la niche de l’œuf. Même en pleine noce, le souci de la famille ne laisse repos à cette laborieuse.

 

À quoi peut bien servir le rostre du Curculionide, ce nez paradoxal comme n’oseraient s’en permettre les extravagances du mardi gras ? Nous allons l’apprendre avec tout le loisir désirable. Mes sujets, captifs d’une cloche en toile métallique, travaillent au soleil, sur le rebord de ma fenêtre.

 

Un couple vient de se disjoindre. Insoucieux de ce qui va maintenant se passer, le mâle se retire et va pâturer un peu, non sur les têtes bleues, morceaux de choix réservés aux jeunes, mais sur les feuilles, où, d’un labour superficiel, le bec prélève sobres bouchées. La mère reste en place, continuant la fouille déjà commencée.

 

Plongé en plein dans la sphère de fleurons, le rostre disparaît. D’ailleurs peu de mouvements de l’insecte ; tout au plus quelques lentes enjambées dans un sens, puis dans l’autre. Ce n’est pas ici besogne de vrille, qui vire ; c’est travail de pal, de poinçon, qui tenacement s’enfonce. Les mandibules, fines cisailles de l’outil, mordent, creusent, et c’est tout. À la fin, le rostre pioche, c’est-à-dire que, s’infléchissant sur sa base, il extirpe, soulève et ramène un peu en dehors les fleurons arrachés. De là proviendra le petit exhaussement de niveau qu’on remarque en tout point peuplé. Ce travail d’excavation dure un gros quart d’heure.

 

Alors la mère se retourne, du bout du ventre retrouve l’entrée du puits et met en place l’œuf. De quelle manière ? L’abdomen de la pondeuse est beaucoup trop volumineux, trop obtus pour s’engager dans l’étroit défilé et déposer l’œuf au fond directement. Un outil spécial, une sonde conduisant le germe au point requis, est donc ici d’absolue nécessité. Cette sonde, l’insecte n’en possède pas d’apparente, et je ne vois dégainer rien de pareil, tant les choses se passent avec prestesse et discrétion.

 

N’importe, ma conviction est formelle : pour loger l’œuf au fond du puits que le rostre vient de forer, la mère doit posséder un pal conducteur, un tube rigide, tenu en réserve, invisible, dans la trousse de la pondeuse. À l’occasion d’exemples plus concluants, on reviendra sur ce curieux sujet.

 

Un premier point est acquis : le rostre du Curculionide, ce nez jugé d’abord caricatural, est en réalité outillage des tendresses maternelles. L’extravagant devient le régulier, l’indispensable. Puisqu’il porte mandibules et autres pièces buccales à l’extrémité, sa fonction, cela va de soi, est de manger ; mais à cette fonction s’en adjoint une autre de plus haute importance. L’hétéroclite trocart prépare les voies à la ponte, il est le collaborateur de l’oviducte.

 

Et cet outil, caractéristique de la corporation, est si honorable que le père n’hésite pas à s’en glorifier, bien qu’inhabile à forer les loges familiales. À l’exemple de sa compagne, il porte foret lui aussi, mais de dimensions moindres, comme il convient à la modestie de son rôle.

 

Un second point nous est révélé. Afin d’introduire les germes aux points opportuns, il est de règle que l’insecte inoculateur soit doué d’un outil à double fonction, qui, à la fois, ouvre le passage et y guide les œufs. Tel est le cas de la Cigale, de la Sauterelle, de la Tenthrède, du Leucospis, de l’Ichneumon, tous porteurs de sabre, de scie, de sonde au bout de l’abdomen.

 

Le Curculionide divise le travail et le répartit entre deux outils, dont l’un, à l’avant, est la tarière perforatrice, et dont l’autre, à l’arrière, dissimulé dans le corps et dégainé à l’instant de la ponte, est le tube directeur. En dehors des Charançons, cet étrange mécanisme m’est inconnu.

 

L’œuf mis en place, – et c’est rapidement fait, grâce au travail préliminaire du foret, – la mère revient au point peuplé. Elle tasse un peu les matériaux ébranlés, elle refoule légèrement les fleurons extirpés ; puis, sans autrement insister, s’éloigne. Parfois même, elle se dispense de ces précautions.

 

Quelques heures plus tard, j’examine les capitules exploités, reconnaissables à un certain nombre de taches flétries et légèrement saillantes, dont chacune est la hutte d’un œuf. De la pointe du canif, j’extrais le petit amas fané, je l’ouvre. À la base, dans une logette ronde, creusée dans la substance du globule central, réceptacle du capitule, se trouve l’œuf, assez volumineux, jaune et ovalaire.

 

Il est enveloppé d’une matière brune provenant des tissus meurtris par l’outil de la pondeuse ainsi que des exsudations de la blessure concrétées en mastic. Cette enveloppe s’élève en cône irrégulier et se termine par des fleurons desséchés. Au centre de la houppe se voit d’ordinaire un pertuis, qui pourrait bien être un soupirail d’aération.

 

Le nombre d’œufs confiés à un seul capitule est facile à reconnaître sans ruiner le logis : il suffit de compter les macules jaunâtres irrégulièrement distribuées sur le fond bleu. J’en trouve jusqu’à cinq, six et davantage, même sur telle tête moindre qu’une cerise. Chacune recouvre un œuf. Tous ces germes proviennent-ils d’une seule mère ? C’est possible. Ils peuvent avoir aussi des origines diverses, car il n’est pas rare de surprendre deux mères occupées à la fois de leur ponte sur le même globe.

 

Parfois les points travaillés se touchent presque. La pondeuse, à ce qu’il semble, a sa numération très bornée, incapable de tenir compte des occupants. Elle plonge son trocart sans prendre garde que, tout à côté, la place est déjà prise. Trop, beaucoup trop de convives, en général, au chiche banquet du chardon bleu. Trois au plus y trouveront de quoi vivre. Les précoces prospéreront ; les retardataires succomberont faute de place à la table commune.

 

En une semaine éclosent les vermisseaux, corpuscules blancs, à tête rousse. Supposons-les au nombre de trois, cas fréquent. Qu’ont-ils en leur garde-manger, les petits ? Presque rien. L’Échinops est une exception parmi les carduacées. Ses fleurs ne reposent point sur un réceptacle charnu, étalé en fond d’artichaut. Ouvrons un capitule. Au centre, comme support commun, se trouve un noyau rond et ferme, un globule à peine gros comme un grain de poivre, et porté au bout d’une colonnette, continuation de l’axe du rameau. Voilà tout.

 

Maigres, très maigres provisions pour trois convives. En volume, il n’y a pas de quoi suffire aux premiers repas d’un seul ; encore moins, tant c’est coriace et peu substantiel, de quoi fournir aux réserves de la transformation les belles nappes graisseuses qui donnent au ver apparence beurrée.

 

C’est toutefois en ce mesquin globule et la colonnette son support que les trois commensaux trouvent, leur vie durant, de quoi se restaurer, grandir. Nulle part ailleurs la dent n’est portée, et encore l’attaque est-elle d’extrême discrétion. C’est ratissé à la surface, ébréché et non consommé à fond.

 

De rien faire beaucoup, nourrir avec une miette trois panses faméliques, parfois quatre, serait miracle inadmissible. Le secret de l’alimentation est ailleurs que dans le peu de matière solide disparue. Informons-nous mieux.

 

Je mets à découvert quelques larves déjà grandelettes et j’installe habitations et habitants dans des tubes en verre. De la loupe, longtemps j’épie les séquestrés. Je ne parviens pas à les voir mordre sur le globule central déjà ébréché, ni sur l’axe, entaillé lui aussi. De ces surfaces rabotées je ne sais depuis quand, de ce qui paraissait être le pain quotidien, les mandibules ne détachent la moindre parcelle. Tout au plus, la bouche un moment s’y accole, puis recule, inquiète, dédaigneuse. C’est visible : le mets ligneux, très frais encore, ne convient pas.

 

La démonstration se complète par le dénouement de mes expériences. En vain dans les tubes de verre, clos d’un tampon de coton mouillé, je maintiens les têtes d’Échinops en état de fraîcheur, mes essais d’éducation ne réussissent une seule fois. Du moment que le capitule est détaché de la plante, ses habitants périssent de famine, que mes soins interviennent ou n’interviennent pas. Ils languissent tous au cœur de la boule natale et finalement succombent, n’importe le récipient de mes récoltes, tube, bocal, boîte en fer-blanc. Plus tard, lorsque la période d’alimentation aura pris fin, il me sera très facile, au contraire, de garder les vers en excellent état et de suivre à souhait leurs préparatifs de nymphose.

 

Cet échec dit : la larve du Larin maculé ne se nourrit pas d’aliments solides ; il lui faut le brouet clair de la sève. Elle met en perce le tonnelet de son cellier d’azur, c’est-à-dire qu’elle entaille, avec ménagement, l’axe du capitule ainsi que le noyau central.

 

Sur ces blessures superficielles, remises à vif par de nouveaux coups de rabot à mesure que la cicatrisation les dessèche, elle lape les suintements du chardon, afflux venu des racines. Tant que la boule bleue est sur pied, bien vivante, la sève monte, les tonnelets disjoints transpirent, et le ver y cueille de la lèvre breuvage nourrissant. Mais, détaché du rameau, privé de sa source, le cellier tarit. Du coup, à bref délai, périt la larve. Ainsi s’expliquent les mortels dénouements de mes éducations.

 

Lécher les exsudations d’une plaie suffit aux larves du Larin. La méthode usitée est dès lors évidente. Les nouveau-nés, éclos sur le globe central, prennent place autour de l’axe, proportionnant leur distance au nombre des convives. Là chacun décortique, entaille des mandibules la portion en face de lui et fait sourdre l’humeur nourricière. Si la source tarit par la cicatrisation, de nouvelles morsures la ravivent.

 

Mais l’attaque se fait avec circonspection. La colonne centrale et son chapiteau rond sont les maîtresses pièces du globe. Trop profondément compromise, la solive céderait au vent et ruinerait la demeure. De l’aqueduc aussi il faut respecter les canaux, si l’on veut jusqu’à la fin obtenir suintement convenable. Seraient-ils trois, seraient-ils quatre, les vers s’abstiennent donc de raboter trop avant.

 

Leurs entailles, discrets coups de racloir, ne compromettent ni la solidité de l’édifice ni le fonctionnement des vaisseaux ; aussi l’inflorescence, malgré ses ravageurs, garde-t-elle fort bon aspect. Elle s’épanouit comme à l’ordinaire ; seulement, sur le joli tapis bleu font tache des espaces jaunâtres, de jour en jour plus étendus. En chacun de ces points, sous le couvert des fleurons morts, un ver est établi. Autant de macules jaunies, autant de consommateurs attablés.

 

Les fleurons, avons-nous dit, ont pour support commun, pour réceptacle, la tête ronde surmontant l’axe. C’est sur ce globule que débutent les vermisseaux. Ils attaquent quelques fleurons par la base, les extirpent sans les endommager et les refoulent d’un coup d’échine. L’emplacement défriché s’entame un peu, s’ébrèche et devient la première buvette.

 

Que deviennent les pièces arrachées ? Sont-elles, décombres gênants, rejetées à terre ? L’animalcule s’en garde bien. Ce serait mettre à nu, sous les yeux de l’ennemi, sa croupe dodue, morceau petit, mais alléchant.

 

Refoulés en arrière, les matériaux de défrichement restent intacts, groupés l’un contre l’autre dans leur naturelle position. Pas une écaille, pas un fétu ne choit à terre. Au moyen d’une glu, qui fait vite prise et résiste à la pluie, l’ensemble des pièces détachées est cimenté à la base en un faisceau continu, de façon que l’inflorescence se conserve intacte, abstraction faite de la teinte jaunie aux points blessés. À mesure que le ver grandit, d’autres fleurons sont fauchés et prennent rang, à côté des autres, dans la toiture qui, par degrés, se gonfle et finalement devient gibbosité.

 

Ainsi s’obtient demeure tranquille, à l’abri des intempéries et des coups de soleil. Là dedans, en sécurité, l’ermite s’abreuve à sa futaille ; il devient gros et gras. Je le soupçonnais bien, que la larve saurait, par son industrie, suppléer à la sommaire installation de l’œuf. Où les soins maternels manquent, le ver a pour sauvegarde des talents spéciaux.

 

Rien, néanmoins, dans le ver du Larin maculé, ne révèle l’habile constructeur de paillottes. C’est un menu boudin, d’un jaunâtre ferrugineux, fortement recourbé en crochet. Nul vestige de pattes ; nul outillage autre que la bouche et le pôle opposé, actif auxiliaire. De quoi peut être capable ce petit cylindre de beurre ranci ? Le voir à l’œuvre est sans difficulté au moment propice.

 

J’ouvre à demi quelques cellules vers le milieu du mois d’août, alors que la larve, sa pleine croissance acquise, travaille à consolider, à badigeonner le logis en vue de la prochaine nymphose. Les coques éventrées, mais adhérant toujours au capitule natal, sont disposées en file dans un tube de verre qui me permettra d’assister au travail sans troubler le constructeur. Le résultat ne se fait pas attendre.

 

À l’état de repos, le ver est un crochet dont les extrémités de très près s’avoisinent. De temps à autre, je le vois mettre en contact intime les deux bouts opposés et fermer le circuit. Alors, – n’allons pas nous scandaliser de sa méthode, ce serait méconnaître les saintes naïvetés de la vie, – alors, des mandibules, il cueille très proprement sur l’orifice stercoral une gouttelette pareille de grosseur à une médiocre tête d’épingle. C’est un fluide d’un blanc trouble, filant, visqueux, analogue d’aspect aux larmes poisseuses qu’exsudent, quand on les rompt, les galles cornues du térébinthe.

 

Le ver étale sa gouttelette sur les bords de la brèche faite à sa demeure ; il la distribue de-ci, de-là, parcimonieusement ; il la pousse, l’insinue dans les déchirures. Puis, attaquant les fleurons du voisinage, il en extirpe des lambeaux d’écailles, des tronçons de poils.

 

Cela ne lui suffit pas. Il ratisse l’axe et le noyau central de l’inflorescence ; il en détache des miettes, des atomes. Labeur pénible, car les mandibules sont courtes et coupent mal. Elles arrachent plutôt qu’elles ne taillent.

 

Le tout est distribué sur le mastic encore frais. Cela fait, vivement le ver se trémousse, se bande en crochet, se débande ; il roule, il glisse dans sa cabine pour agglutiner les matériaux et lisser la muraille du tampon de sa croupe ronde.

 

Ces coups de presse et de polissoir donnés, le voici de nouveau qui se boucle en circuit fermé. Une seconde gouttelette blanche apparaît à l’issue de l’usine. Ainsi qu’elles le feraient d’une bouchée ordinaire, les mandibules happent le honteux produit, et le même travail recommence : enduit à la glu d’abord, puis incrustation de parcelles ligueuses.

 

Après un certain nombre de truelles de ciment ainsi dépensées, l’animal se tient immobile ; il semble renoncer à une entreprise trop au-dessus de ses moyens. Au bout de vingt-quatre heures, les coques ouvertes bâillent toujours. Il s’est fait essai de restauration, et non clôture sérieuse. La besogne est trop onéreuse.

 

Que manque-t-il ? Non les matériaux ligneux, moellons qu’il est toujours loisible d’extraire à la ronde, mais bien le mastic agglutinateur, dont la fabrique chôme. Et pourquoi chôme-t-elle ? C’est tout simple : parce que la tête de chardon, détachée de la tige, a les vaisseaux taris et ne fournit plus de vivres, origine de tout.

 

Le Chaldéen à barbe frisée bâtissait avec des tablettes de boue cuites au four et cimentées de bitume. Le Curculionide du chardon bleu possédait, bien avant l’homme, le secret de l’asphalte. Bien mieux : pour mettre sa méthode en pratique dans des conditions de célérité et d’économie inconnues des entrepreneurs babyloniens, il avait, il a toujours à lui sa source de bitume.

 

Que peut bien être cet agglutinatif ? J’ai dit son apparition en gouttes d’opale au déversoir intestinal. Durcie, résinifiée par le contact de l’air, la matière tourne au fauve rougeâtre, si bien que l’intérieur de la cellule semble d’abord enduit avec de la gelée de coing. La coloration finale est le brun terne, sur lequel tranchent des atomes pâles, débris ligneux amalgamés.

 

La première idée qui vient à l’esprit, c’est d’attribuer la glu du Larin à quelque sécrétion spéciale, analogue à celle de la soie, mais travaillant au pôle opposé. Y aurait-il, en effet, à l’arrière du ver, des glandes à viscosité ? J’ouvre une larve en pleine occupation de maçonnerie. Les choses sont autres que je ne l’imaginais : aucun appareil glandulaire n’accompagne le bout inférieur du canal digestif.

 

Rien de visible non plus dans le ventricule. Seuls, les tubes de Malpighi, assez gros et au nombre de quatre, révèlent, par leur teinte opaline, un contenu appréciable ; seule, la portion terminale de l’intestin est gonflée d’une pulpe qui nettement frappe le regard.

 

C’est une matière demi-fluide, visqueuse, filante et d’un blanc trouble. J’y reconnais en abondance des corpuscules opaques, semblables à une fine poussière de craie, qui se dissolvent avec effervescence dans l’acide azotique et sont par conséquent des produits uriques.

 

Cette pulpe si molle, voilà bien, à n’en pas douter, le mastic que le ver expulse et recueille par gouttelettes ; le rectum, voilà bien l’entrepôt à bitume. La parité d’aspect, de coloration, de viscosité filante, ne me laisse indécis : le ver agglutine, cimente, fait œuvre d’art avec les écoulements de son égout.

 

Est-ce en vérité résidu excrémentiel ? Des doutes sont permis. Les quatre Vaisseaux de Malpighi qui ont versé dans le rectum des urates en poudre, pourraient bien y verser d’autres matériaux. En général, ils ne semblent pas avoir des rôles bien exclusifs. Pourquoi ne seraient-ils pas chargés de fonctions diverses dans un organisme pauvre en outillage ? Ils se gonflent de bouillie calcaire pour fournir au ver du Capricorne de quoi murer la porte de sa loge avec une plaque de marbre. Rien de surprenant s’ils se gorgent aussi de la viscosité qui devient l’asphalte du Larin.

 

En ce cas embarrassant, l’explication que voici peut-être suffirait. La larve du Larin, nous le savons, suit un régime très léger : des lampées de sève au lieu d’aliments solides. Aussi pas de résidus grossiers. En aucun moment, je n’observe des immondices dans la loge : la netteté y est parfaite.

 

Ce n’est pas à dire que toute la nourriture soit assimilée. Il y a certainement des scories sans valeur nutritive, mais subtiles et voisines de la fluidité. Le goudron qui cimente et calfeutre ne serait-il que cela ? Pourquoi pas ? Alors le ver bâtirait avec ses excréments ; de son ordure il ferait gracieux logis.

 

Ici nos répugnances doivent se taire. Où voulez-vous que le reclus prenne pour son coffret ? Sa niche est son monde. Au delà, rien ne lui est connu, rien ne lui vient en aide. Il doit périr s’il ne trouve en lui-même sa provision de ciment. Diverses chenilles, non assez riches pour se permettre le luxe d’un cocon parfait, savent feutrer leurs poils avec un peu de soie. Lui, l’indigent, privé de filature, doit recourir à l’intestin, son unique auxiliaire.

 

Cette méthode stercorale montre une fois de plus combien la nécessité est ingénieuse. Avec son ordure se bâtir luxueux palais est trouvaille des plus méritoires. L’insecte seul en était capable. Du reste, la larve du Larin n’a pas le monopole de cette architecture, non décrite dans Vitruve. Bien d’autres, mieux fournies en moellons, celles des Onitis, des Onthophages, des Cétoines, par exemple, la dépassent, et de beaucoup, pour l’élégance de leurs édifices excrémentiels.

 

Parachevé, aux approches de la nymphose, le manoir du Larin est une niche ovalaire qui mesure une quinzaine de millimètres de longueur sur dix de largeur. Sa structure serrée lui permet de résister presque à la pression des doigts. Son grand diamètre est parallèle à l’axe du capitule. Lorsque, chose non rare, trois cellules sont groupées sur le même support, leur ensemble a quelque peu l’aspect du fruit du ricin, à trois coques hispides.

 

L’extérieur de la loge est un rustique hérissement d’écailles, de débris pileux et surtout de fleurons entiers, jaunis, arrachés de leur base et refoulés à distance tout en gardant leur naturelle coordination. Dans l’épaisseur de la muraille prédomine le mastic. À l’intérieur, la paroi est polie, badigeonnée ; d’une laque brun rougeâtre et semée de miettes ligneuses incrustées. Enfin le goudron est d’excellente qualité. Il fait de l’ouvrage solide torchis, et de plus il est hydrofuge ; immergée dans l’eau, la cellule ne laisse l’humide transsuder à l’intérieur.

 

En somme, la loge du Larin est confortable demeure, douée d’abord d’une souplesse de cuir mou qui laisse libre jeu au travail d’accroissement, puis, à force de ciment, durcie en coque où sera permise la tranquille somnolence des transformations. La flexible tente du début devient rigide manoir.

 

C’est là, me disais-je, que l’adulte passera l’hiver, protégé contre l’humidité, plus à craindre que le froid. Je me trompais. En fin septembre, la plupart des loges sont vides, bien que leur support, le chardon bleu, pressé d’épanouir ses derniers capitules, soit toujours en assez bon état. Le charançon est parti, dans toute la fraîcheur de son costume enfariné ; il a effractionné par le haut sa cellule, qui bâille maintenant en forme d’outre tronquée. Quelques retardataires sont encore chez eux, mais disposés à décamper, si je m’en rapporte à leur prestesse lorsque ma curiosité leur vaut libération fortuite.

 

Venus les âpres mois de décembre et de janvier, je ne trouve plus une loge habitée. Toute la population a émigré. En quels points a-t-elle pris refuge ?

 

Je ne sais au juste. Dans les amas de pierrailles peut-être, sous le couvert des feuilles mortes, à l’abri des touffes de gramens qui chaussent l’aubépine des haies. Pour un Charançon, la campagne abonde en stations hivernales. Ne nous mettons pas en peine de l’émigré : il saura bien se tirer d’affaire.

 

C’est égal : devant cet exode, ma première impression est la surprise. Quitter un logis excellent pour un abri fortuit, de sécurité douteuse, me semble coup de tête mal inspiré. La bête manquerait-elle de prudence ? Non : elle a des motifs sérieux de déguerpir au plus vite lorsque vient l’arrière-saison. Voici la chose.

 

En hiver, l’Échinops est une ruine brune que la bise arrache de sa base, couche à terre et réduit en loques en la roulant dans la fange des chemins. Quelques journées de mauvais temps font du beau chardon bleu détritus lamentable.

 

Que deviendrait le Curculionide sur cet appui jouet des vents ? Son tonnelet goudronné résisterait-il aux assauts de la tourmente, au roulis sur les rudesses du sol, aux macérations prolongées dans les flaques des neiges fondues ?

 

Le Larin connaît, par avance, les périls d’un support erratique ; avisé par l’almanach de l’instinct, il prévoit l’hiver et ses misères. Aussi déménage-t-il lorsqu’il en est temps encore ; il quitte sa loge pour un abri stable où ne seront plus à craindre les vicissitudes d’un domicile roulant à l’aventure.

 

L’abandon du coffret n’est pas de sa part hâte téméraire ; c’est clairvoyance dans les choses de l’avenir. Tout à l’heure, en effet, un deuxième Larin nous apprendra que si le support est sans péril, solidement fixé en terre, la loge natale n’est quittée qu’au retour de la belle saison.

 

En terminant, peut-être convient-il de mentionner un fait très humble d’apparence, mais fort exceptionnel, une seule fois observé dans mes relations avec le Larin maculé. Avec notre pénurie de documents authentiques sur ce que devient l’instinct alors que changent les conditions de la vie, nous aurions tort de négliger ces menues trouvailles.

 

Large part faite à l’anatomie, précieuse auxiliaire, que savons-nous de la bête ? À peu près rien. Au lieu de gonfler avec ce rien d’abracadabrantes vessies, glanons des faits bien observés, si humbles soient-ils. De leur faisceau pourra jaillir un jour franche et calme lueur, bien préférable aux embrasements d’artifice des théories, qui nous éblouissent un moment pour nous laisser après dans des ténèbres plus noires.

 

Ce modique détail, le voici. Par accident, du globe bleu, sa demeure réglementaire, un œuf est tombé dans l’aisselle d’une feuille à mi-hauteur de la tige. Admettons encore, si bon nous semble, que la mère, soit inadvertance, soit intention, l’a déposé elle-même en ce point. Qu’adviendra-t-il du germe en de telles conditions si éloignées des règles ? Ce que j’ai sous les yeux nous l’apprend.

 

Le ver, fidèle aux usages, n’a pas manqué d’entailler l’axe du chardon, qui, de sa blessure, laissera suinter l’humeur nourricière. Comme défense, il s’est construit une outre pareille de forme et d’ampleur à celle qu’il aurait obtenue sur les flancs du capitule. Une seule chose manque au nouvel édifice : c’est la toiture de fleurons morts qui hérissent l’habituelle paillotte.

 

Les moellons floraux lui manquant, le constructeur à très bien su s’en passer. Il a mis à profit la base de la feuille, dont une oreillette est engagée, comme appui, dans la muraille du logis ; il a extrait de cette base ainsi que de la tige les parcelles ligneuses qu’il lui fallait noyer dans le mastic. Bref, sinon qu’il est nu au lieu d’être palissadé, l’ouvrage accolé à la tige ne diffère pas de l’ouvrage dissimulé sous les fleurons secs du capitule.

 

On fait grand cas des ambiances comme agents modificateurs. Les voici à l’œuvre, ces ambiances tant renommées. Un insecte est dépaysé autant qu’il peut l’être sans quitter néanmoins la plante nourricière, ce qui serait l’inévitable fin. Au lieu d’une boule de fleurs serrées, il a pour atelier l’aisselle bâillante d’une feuille ; au lieu de poils, molle toison facile à tondre, il a pour matériaux les féroces dentelures du chardon. Et ces changements si profonds ne troublent pas les talents du constructeur ; la demeure est bâtie conforme aux plans habituels.

 

Il manque ici l’influence des siècles, d’accord. Mais qu’amènerait-elle, cette influence ? On ne le voit pas bien. Le Curculionide en des lieux insolites ne garde trace aucune de l’accident survenu. Je l’extrais adulte de sa loge exceptionnelle. Il ne diffère pas, même pour la taille, caractère de médiocre importance, des Larins nés aux points réglementaires. Il a prospéré dans l’aisselle de la feuille comme il l’aurait fait sur la tête du chardon.

 

Admettons que l’accident se répète, qu’il devienne même condition normale ; supposons que la mère s’avise d’abandonner ses boules bleues et de confier indéfiniment la ponte à l’aisselle des feuilles. Qu’amènera ce changement ? C’est visible.

 

Puisque le ver s’est développé une première fois sans encombre dans le gîte étranger à ses habitudes, il continuera d’y prospérer d’une génération à l’autre ; avec sa glu intestinale, il gonflera toujours une outre défensive, de même architecture que l’ancienne, mais privée, faute de matériaux, de la toiture en fleurons secs ; enfin il restera de talent ce qu’il était au début.

 

Son exemple nous dit : l’insecte, tant qu’il peut s’accommoder des nouvelles conditions qui lui sont imposées, travaille à sa manière ; s’il ne le peut, il succombe plutôt que de modifier son industrie.

 


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