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La maternité, soucieuse de l’avenir, est le plus fécond stimulant des instincts. C’est elle qui, préparant le vivre et le couvert de la famille, nous vaut les admirables prouesses de l’hyménoptère et du bousier. Du moment que la mère se borne au rôle de pondeuse et devient simple laboratoire de germes, les talents industriels disparaissent, inutiles.
Le Hanneton du pin, l’élégant empanaché, fouille du bout du ventre le sol sablonneux et laborieusement s’y enfonce jusqu’à la tête. Un paquet d’œufs est pondu au fond de l’excavation. Et c’est tout, une fois la fosse comblée par un négligent balayage.
Toujours chevauchée de son mâle pendant les quatre semaines de juillet, la mère Capricorne explore à l’aventure le tronc du chêne ; elle insinue, de-ci, de-là, sous les écailles de l’écorce crevassée, son oviducte rétractile, qui sonde, palpe, choisit les points propices. Chaque fois un œuf est déposé, à peine protégé. Cela fait, plus rien ne la concerne.
La Cétoine floricole, rompant sa coque au sein du terreau dans le courant du mois d’août, va se restaurer sur les fleurs, paresseusement y sommeille ; puis elle revient à l’amas de feuilles pourries, y pénètre et sème ses œufs aux points les plus chauds, les mieux consumés par la fermentation. Ne lui demandons pas davantage : là se bornent ses talents.
Dans l’immense majorité des cas, ainsi des autres, faibles ou forts, humbles ou somptueux. Ils savent tous en quels lieux la ponte doit s’établir, mais ils sont profondément insoucieux de ce qui va suivre. C’est à la larve de se tirer d’affaire par ses propres moyens.
Celle du Hanneton du pin plonge avant dans le sable, à la recherche de radicelles tendres, mortifiées par un commencement de pourriture. Celle du Capricorne, traînant encore à l’arrière la coque de son œuf, pour première bouchée mord l’immangeable, fait farine de l’écorce morte et s’y creuse un puits, qui l’achemine au bois, sa nourriture pendant trois ans. Celle de la Cétoine, née dans la masse des herbages décomposés, a sans recherches sous la dent de quoi s’alimenter.
Avec de telles mœurs, si rudes, émancipant la famille dès la naissance, sans la moindre éducation préalable, que nous sommes loin des tendresses du Copris, du Nécrophore, du Sphex et de tant d’autres ! En dehors de ces tribus privilégiées, rien à noter de bien saillant. C’est à désespérer l’observateur en quête de faits vraiment dignes de l’histoire.
Les fils, il est vrai, souvent nous dédommagent des mères sans talent. Dès l’éclosion, ils sont parfois d’ingéniosité étonnante. Témoins nos Larins. Que sait faire la pondeuse ? Rien autre qu’enfouir des germes dans les inflorescences des chardons. Mais quelle singulière industrie de la part du ver s’édifiant une paillotte, se capitonnant une cabine, se cardant un matelas avec des poils tondus, se créant une outre défensive, un donjon avec la laque que lui élabore l’intestin !
La transformation accomplie, quelle clairvoyance de la part de l’insecte novice quand il abandonne sa douillette demeure et va chercher refuge sous le grossier abri des pierrailles, en prévision de l’hiver qui ruinera la villa natale ! Nous avons l’almanach du passé, qui nous instruit de l’almanach de l’avenir. Lui, privé d’archives sur la vicissitude des saisons ; lui, né en temps de canicule, en plein embrasement de l’été, il pressent d’instinct que cette période d’enivrement solaire ne durera pas ; il sait, sans jamais l’avoir connu, le prochain effondrement de sa maison ; il déguerpit avant que le toit croule.
C’est beau, magnifiquement beau de la part d’un Charançon. Pour veiller ainsi aux misères de l’avenir, nous pourrions envier la sapience de la bête.
Si dépourvue qu’elle soit d’industrie, la mère la moins bien douée n’en soumet pas moins à la réflexion un inextricable problème. Quel est son guide pour établir la ponte en des points où les vers trouveront nourriture à leur goût ?
La Piéride va au chou, dont elle-même elle n’a que faire. La plante, condensée en tête, n’est pas encore fleurie. D’ailleurs ses modestes fleurs jaunes n’ont pas plus d’attrait pour le papillon qu’une infinité d’autres partout répandues. La Vanesse va à l’ortie, où se délecteront les chenilles, mais où l’insecte adulte n’a rien à humer.
Lorsque, aux lueurs crépusculaires du solstice, le Hanneton du pin a longuement évolué en ballet nuptial autour de l’arbre favori, il se refait de ses fatigues en broutant quelques aiguilles du feuillage ; puis, d’un essor fougueux, il s’éloigne à la recherche d’un terrain dénudé, sablonneux, où pourrissent les radicelles des gramens. Là, bien souvent, plus d’arome résineux, plus de pins, la joie du bel empanaché ; et c’est en ce lieu, où rien n’est à sa propre convenance, que la mère, à demi enterrée, va déposer sa ponte.
La fervente amie des roses et des corymbes de l’aubépine, la Cétoine dorée, quitte le luxe des fleurs pour s’enfouir dans l’ignominie de la pourriture. Elle va au terreau, mais certes non affriandée par quelque mets de son goût. Ce n’est pas là qu’on s’abreuve de lampées de miel et qu’on se grise d’essences parfumées. Un autre mobile l’amène à l’infection.
Au premier abord, ces étrangetés sembleraient trouver explication dans le régime de la larve, régime dont l’adulte garderait vivace souvenir. Avec la feuille du chou s’est nourrie la chenille de la Piéride ; avec la feuille de l’ortie s’est nourrie la chenille de la Vanesse, et les deux papillons, à mémoire fidèle, exploitent chacun la plante qui maintenait n’est pour eux d’aucune valeur, mais a fait le régal de leur jeune âge.
De même la Cétoine plonge dans l’amas de terreau parce qu’elle a réminiscence des festins d’autrefois quand elle était ver au milieu des herbages fermentés ; le Hanneton du pin recherche les sables à maigres touffes de gramens, parce qu’il se souvient de ses juvéniles liesses sous terre parmi les radicelles en décomposition.
Telle mémoire serait à peu près admissible si le régime de l’adulte était le même que celui de la larve. On conçoit assez bien le Bousier qui, s’alimentant de crottin, en prépare des boîtes de conserves destinées à la famille. Le mets de l’âge mûr et celui de l’âge infantile s’enchaînent comme réminiscences l’un de l’autre. L’uniformité résout très simplement le problème des vivres.
Mais que dire de la Cétoine passant des fleurs à l’abject détritus des feuilles pourries ? Que dire surtout des Hyménoptères prédateurs ? Ils se gonflent le jabot de miel, ils nourrissent leurs petits de proie !
Par quelle inconcevable inspiration le Cerceris laisse-t-il la buvette des ombelles fleuries, suant le nectar, pour s’en aller en guerre et juguler le Charançon, venaison de ses fils ? Comment s’expliquer le Sphex, qui, sa réfection prise à la sucrerie du panicaut, brusquement s’envole, impatient de poignarder le Grillon, mets de son ver ?
C’est affaire de souvenir, s’empressera-t-on de répondre.
Ah ! mais non, s’il vous plaît, ne parlez pas ici de souvenir ; n’invoquez pas la mémoire du ventre. En aptitude mnémonique, l’homme est assez bien doué. Qui de nous cependant a gardé le moindre souvenir du lait de sa nourrice ? Si nous n’avions jamais vu un poupon entre les bras de sa mère, nous ne pourrions nous douter que nous avons débuté comme lui.
Cette alimentation de la prime enfance ne se remémore pas ; elle nous est certifiée uniquement par l’exemple, par celui de l’agneau qui, les genoux ployés et la queue frétillante, embouche la tétine et la choque du front. Non, les gorgées du lait maternel n’ont laissé dans l’esprit trace aucune.
Et vous voulez que l’insecte, après une révolution qui l’a changé de fond en comble à l’intérieur comme à l’extérieur, se souvienne de son premier aliment, lorsque nous-mêmes, non refondus au creuset d’une métamorphose, nous restons à cet égard dans les plus noires ténèbres ! Ma crédulité ne peut aller jusque-là.
Comment alors la mère, dont le régime est autre, discerne-t-elle ce qui convient à ses fils ? Je l’ignore, je l’ignorerai toujours. C’est là secret inviolable. La mère elle-même l’ignore. Que sait l’estomac de sa chimie savante ? Rien. Que sait le cœur de sa merveilleuse hydraulique ? Rien. La pondeuse n’en sait pas davantage en établissant sa nitée.
Et cette inconscience résout supérieurement la difficile question des vivres. Un bel exemple nous est fourni par les Larins que nous venons d’étudier. Ils vont nous montrer avec quel tact botanique se fait le choix de la plante nourricière.
Confier la ponte à telle ou telle autre corbeille de fleurons n’est pas indifférent. Il est indispensable que cette corbeille remplisse certaines conditions de saveur, de stabilité, de richesse pileuse et autres qualités appréciées du ver. Son choix exige donc un net discernement botanique qui d’emblée reconnaît le bon et le mauvais, accepte la trouvaille ou la refuse. Accordons quelques lignes à ces Curculionides considérés dans leurs talents d’herboristes.
Dédaigneux de la variété, le Larin maculé est un spécialiste d’inébranlable conviction. Son domaine est la boule bleue de l’Échinops, domaine exclusif, sans valeur pour les autres. Lui seul l’apprécie, lui seul l’exploite, et rien autre, hors de ce lot, ne lui convient. Cette spécialité, héritage immuable de la famille, doit largement faciliter les recherches. Lorsque, au retour de la chaleur, l’insecte quitte sa cachette, non éloignée sans doute du lieu natal, aisément il trouve, sur les berges des chemins, la plante favorite, qui déjà surmonte de billes pâles l’extrémité de ses rameaux. Sans hésitation, le patrimoine chéri est reconnu. Il y grimpe, il s’y gaudit en ébats nuptiaux, il y attend que les boules azurées mûrissent au degré voulu. Vu pour la première fois, le chardon bleu lui est familier. Il était le seul connu dans le passé, il est le seul connu dans le présent. Nulle confusion possible.
Le second Larin, l’Ours, commence à varier sa flore. Je lui connais deux établissements : la carline à corymbe dans la plaine et la carline à feuilles d’acanthe sur les flancs du Ventoux.
Pour qui s’arrête à l’aspect d’ensemble et n’a pas recours aux délicates analyses florales, les deux plantes n’ont rien de commun. L’homme des champs, tout perspicace qu’il est dans la distinction des herbes, ne s’avisera jamais d’appeler l’une et l’autre du même nom générique. Quant au civilisé des villes, à moins qu’il ne soit botaniste, n’en parlons pas : son témoignage ici serait au-dessous de rien.
La carline à corymbe a tige élancée, fluette ; maigre feuillage, clairsemé ; bouquet de fleurs médiocres, avec réceptacle moindre que la moitié d’un gland. La carline à feuilles d’acanthe étale, au niveau du sol, une ample et féroce rosace de larges feuilles, imitant un peu, par leurs découpures, l’ornement des chapiteaux corinthiens. Pas de tige. Au centre de la corbeille foliaire, une fleur, une seule, mais géante, du volume du poing.
Les gens du Ventoux appellent ce magnifique chardon Artichaut de montagne. Ils le récoltent et font entrer dans la préparation d’omelettes, non dépourvues de mérite, la base de la fleur, très charnue, délicieuse même crue, imprégnée d’un laitage à saveur de noisette.
Ils l’utilisent parfois comme hygromètre. Clouée sur le portail de la bergerie, la carline ferme sa fleur lorsque l’air est humide ; elle l’ouvre en superbe soleil d’écailles dorées lorsque l’air est sec. Avec l’élégance en plus, c’est l’équivalent inverse de la fameuse rose de Jéricho, disgracieux paquet qui se déploie par l’humidité et se recroqueville par la sécheresse. Si le rustique hygromètre était un étranger, il aurait renom ; trivial produit du Ventoux, il est ignoré.
Le Larin, lui, le connaît très bien, non comme appareil météorologique, chose très inutile à sa prévision du temps, mais comme provende de sa famille. Bien des fois, en mes excursions de juillet et d’août, j’ai vu le Charançon ours très affairé sur l’artichaut de montagne, largement épanoui au soleil. Ce qu’il faisait là n’est pas douteux : il s’occupait de sa ponte.
Je regrette que mes préoccupations d’alors, tournées vers la botanique, ne m’aient pas permis de mieux observer le travail de la pondeuse. En ce riche morceau la mère dépose-t-elle plusieurs œufs ? Il y a là de quoi suffire à nombreuse nichée. En met-elle un seul, répétant ici ce qu’elle fait sur la carline à corymbe, médiocre ration ? Rien ne dit que l’insecte ne soit versé quelque peu dans l’économie domestique et ne proportionne le nombre des convives à l’abondance des vivres.
Si ce point est obscur, un autre plus intéressant est en pleine lumière : le Larin ours est perspicace herboriste. Il reconnaît pour carline, mets de la famille, deux plantes très dissemblables, que nul d’entre nous, s’il n’est du métier, ne s’aviserait de grouper ensemble ; il accepte comme équivalents botaniques la somptueuse rosace large d’une coudée, qui rayonne à terre, et le mesquin chardon qui se dresse fluet.
Le Larin parsemé étend davantage son domaine. S’il est privé du chardon féroce, à capitules blancs, il reconnaît de bon aloi une autre horreur végétale, mais cette fois à capitules roses. C’est le chardon lancéolé (Cirsium lanceolatum, Scop.). La différence de coloration des fleurs ne le fait pas hésiter.
Serait-il renseigné par la puissance de stature, la robusticité des piquants ? Non, car le voici maintenant établi sur un humble, bien moins farouche, le Carduus nigrescens, Vill., ne s’élevant guère au delà d’un empan.
Serait-ce l’ampleur des têtes qui règle le choix ? Pas davantage, car, non moins bien que les volumineuses inflorescences des trois chardons ci-dessus, sont adoptés les chétifs capitules du Carduus tenuiflorus, Cart.
Il fait mieux, le subtil connaisseur. Insoucieux du port, du feuillage, de l’arome, de la couleur, il exploite activement le kentrophylle laineux (Kentrophyllum lanatum, D. C.), à misérables fleurs jaunes que souille la poudre des chemins. Pour reconnaître une carduacée dans cet aride et disgracieux végétal, il faut être botaniste ou charançon.
Un quatrième (Larinus Scolymi, Oliv.), le dépasse. On le voit à l’ouvrage sur l’artichaut et le cardon des jardins, l’un et l’autre géants qui dressent à une paire de mètres de hauteur leurs grosses têtes bleues. On le rencontre après sur une mesquine centaurée (Centaurea aspera, Lin.), traînant à terre ses âpres capitules, moindres que le bout du petit doigt ; on le trouve fondant des colonies sur les divers chardons chers au Larin parsemé, même sur le kentrophylle laineux. Sa botanique, de végétaux si dissemblables, donne à réfléchir.
En sa qualité de Charançon, il reconnaît très bien, sans faire appel à des essais, ce qui est culot d’artichaut et ce qui ne l’est pas, ce qui convient à sa famille et ce qui lui serait nuisible ; et moi, en ma qualité de naturaliste, versé par une pratique assidue dans la flore de mon pays, je n’oserais, sans informations prudentes, mordre sur tel fruit, telle baie, si j’étais brusquement transporté dans un pays nouveau.
Il sait de naissance, et moi j’apprends. Chaque été, avec une superbe audace, il va de son chardon à divers autres qui, sans rapport d’aspect entre eux, devraient, ce semble, être refusés comme hôtelleries suspectes. Il les accepte au contraire, les reconnaît pour siens ; et sa confiance n’est jamais trahie.
Son guide est l’instinct, qui le renseigne sans erreur dans un cercle très borné ; le mien est l’intelligence, qui tâtonne, cherche, s’égare, se retrouve et plane enfin d’une incomparable envolée. Sans l’avoir apprise, le Larin sait la flore des chardons ; avec longues études, l’homme sait la flore du monde. Le domaine de l’instinct est un point ; celui de l’intelligence est l’univers.