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Certaines de nos machines ont des organes bizarres qui, vus au repos, restent inexplicables. Attendons la mise en branle, et l’appareil hétéroclite, mordant ses engrenages, ouvrant, refermant ses tringles articulées, nous révélera combinaison ingénieuse où tout est savamment disposé en prévision des effets à obtenir. Tel est le cas de divers Charançons, notamment des Balanins, préposés, comme leur nom l’indique, à l’exploitation des glands, des noisettes et autres fruits analogues.
Le plus remarquable de ma région est le Balanin éléphant (Balaninus elephas, Sch.). Est-il bien dénommé, celui-là ! comme son nom fait image ! Ah ! la caricaturale bête, avec son extravagant calumet ! C’est menu autant qu’un crin, roux, presque rectiligne et d’une longueur telle que, pour ne pas broncher, entravé par son instrument, l’insecte est obligé de le porter tendu, ainsi qu’une lance à l’arrêt. Que fait-il de ce pal démesuré, de ce nez ridicule ?
Ici, j’en vois qui haussent les épaules. Si l’unique but de la vie est, en effet, de gagner de l’argent par des moyens quelconques, avouables ou non, de pareilles questions sont insensées.
Heureusement d’autres se trouvent aux yeux de qui rien n’est petit dans le majestueux problème des choses. Ils savent de quelle humble pâte se pétrit le pain de l’idée, non moins nécessaire que celui de la moisson ; ils savent que laboureurs et questionneurs nourrissent le monde avec des miettes accumulées.
Laissons prendre en pitié la demande et continuons. Sans le voir à l’œuvre, on soupçonne déjà dans le bec paradoxal du Balanin un foret analogue à ceux dont nous faisons usage pour trouer les corps les plus durs. Deux pointes de diamant, les mandibules, en forment l’armature terminale. À l’exemple des Larins, mais dans des conditions plus difficultueuses, le Curculionide sait s’en servir pour préparer les voies à l’installation de l’œuf.
Mais, si fondé qu’il soit, le soupçon n’est pas certitude. Je ne connaîtrai le secret qu’en assistant au travail.
Le hasard, serviteur de qui patiemment le sollicite, me vaut dans la première quinzaine d’octobre la rencontre du Balanin à l’ouvrage. Ma surprise est grande, car, à cette époque tardive, a pris fin, en général, toute industrieuse activité. Aux premiers froids, la saison entomologique est close.
Il fait précisément aujourd’hui un temps sauvage ; la bise hurle, glaciale, gerçant les lèvres. Il faut avoir foi robuste pour aller, en pareille journée, inspecter les broussailles. Cependant, si le Charançon à long tube exploite les glands, comme j’en ai l’idée, le moment presse de s’informer. Les glands, verts encore, ont acquis toute leur grosseur. Dans deux ou trois semaines, ils auront le brun marron de la maturité parfaite, bientôt suivie de la chute.
Ma folle tournée me vaut un succès. Sur les chênes verts, je surprends un Balanin, la trompe à demi engagée dans un gland. L’observer avec les soins requis n’est pas possible au milieu des secousses du branchage battu par le mistral. Je détache le rameau et le couche doucement à terre. L’insecte ne prend pas garde au déménagement, il continue sa besogne. Je m’accroupis à côté, abrité de la tourmente derrière une touffe du taillis, et je regarde faire.
Chaussé de sandales adhésives qui lui permettront plus tard, dans mes appareils, d’escalader avec prestesse une lame verticale de verre, le Balanin est solidement fixé sur la courbure lisse et déclive du gland. Il travaille de son vilebrequin. Avec lenteur et gaucherie, il se déplace autour de son pal implanté ; il décrit une demi-circonférence dont le centre est le point de forage, puis revient sur ses pas, décrit une demi-circonférence inverse. Et cela se répète à nombreuses reprises. Ainsi faisons-nous lorsque, d’un mouvement alternatif du poignet, nous pratiquons un trou dans le bois avec un poinçon.
Petit à petit, le rostre plonge. Au bout d’une heure, il a disparu en entier. Suit un court repos. Enfin l’instrument est retiré. Que va-t-il advenir ? Rien autre pour cette fois. Le Balanin abandonne son puits, gravement se retire ; il se blottit parmi les feuilles mortes. Pour aujourd’hui, je n’en apprendrai pas davantage.
Mais l’éveil est donné. En des journées calmes, plus favorables à la chasse, je reviens sur les lieux, et je possède bientôt de quoi peupler mes volières. Prévoyant de sérieuses difficultés en raison de la lenteur du travail, je préfère l’étude à domicile, avec le loisir indéfini du chez soi.
La précaution s’est trouvée excellente. Si j’avais voulu continuer comme j’avais débuté, et observer dans la liberté des bois les manœuvres du Balanin, jamais, en me supposant même bien servi par les trouvailles, je n’aurais eu la patience de suivre jusqu’au bout le choix du gland, le forage et la ponte, tant l’insecte est méticuleux et lent en ses affaires. On en jugera tout à l’heure.
Trois espèces de chênes composent les taillis hantés par mon Curculionide : le chêne vert et le chêne pubescent, qui deviendraient de beaux arbres si le bûcheron leur en donnait le temps ; enfin le chêne kermès, misérable broussaille. Le premier, le plus abondant des trois, est le préféré du Balanin. Les glands en sont fermes, allongés, de volume moyen, avec cupule à faibles rugosités. Ceux du chêne pubescent sont en général mal venus, courts, flétris de rides et sujets à chute prématurée. L’aridité des collines sérignanaises leur est défavorable. Aussi ne sont-ils acceptés du Charançon que faute de mieux.
Le kermès, arbuste nain, chêne dérisoire franchi d’une enjambée, fait contraste à son humilité par le luxe de ses glands, qui se gonflent en gros ovoïdes, et se hérissent d’âpres écailles sur la cupule. Le Balanin n’a pas de meilleur établissement. C’est robuste demeure et copieux magasin.
Quelques rameaux des trois chênes, bien munis de glands, sont disposés sous le dôme de mes volières en toile métallique, et plongés par le bout dans un verre d’eau qui maintiendra la fraîcheur. Des couples, en nombre convenable, y sont installés ; enfin les appareils prennent place sur les fenêtres de mon cabinet, en plein soleil la majeure partie du jour. Armons-nous maintenant de patience et surveillons à toute heure. Nous serons dédommagés. L’exploitation du gland mérite d’être vue.
Les choses ne traînent pas trop en longueur. Le surlendemain de ces préparatifs, j’arrive au moment précis où la besogne commence. La mère, plus forte de taille que le mâle, et plus longuement outillée en vilebrequin, inspecte son gland, en vue de la ponte sans doute.
Elle le parcourt pas à pas, de la pointe à la queue, en dessus, en dessous. Sur la cupule rugueuse la marche est aisée ; elle serait impraticable sur le reste de la surface si la plante des pieds n’était chaussée de patins adhésifs, de semelles en brosse qui donnent équilibre en toute position. Sans broncher le moins du monde, l’insecte déambule donc, avec la même aisance, en haut, en bas et sur les côtés de son glissant appui.
Le choix est fait ; le gland est reconnu de bonne qualité. Il s’agit d’y pratiquer le trou de sonde. Le pal, à cause de sa longueur excessive, est de manœuvre pénible. Pour obtenir le meilleur effet mécanique, il faut dresser l’instrument suivant la normale à la convexité de la pièce, et ramener sous l’ouvrier l’encombrant outil qui, hors des heures du travail, se porte en avant.
À cet effet, l’animal se guinde sur les pattes d’arrière, se dresse sur le trépied du bout des élytres et des tarses postérieurs. Rien de bizarre comme l’étrange sondeur, debout et ramenant vers lui sa flamberge nasale.
Ça y est : le pal est dressé d’aplomb. Le forage commence. La méthode est celle que j’ai vue en usage dans le bois, le jour de la forte bise. Très lentement l’insecte vire, de droite à gauche, puis de gauche à droite tour à tour. Sa percerette n’est pas une lame spirale de tire-bouchon qui s’enfonce par l’effet d’un mouvement rotatoire toujours de même sens ; c’est un trocart qui progresse par morsures, par érosion alternative dans un sens et dans l’autre.
Avant de continuer, donnons place à un fait accidentel, trop frappant pour être négligé. À diverses reprises, il m’arrive de trouver l’insecte mort sur son chantier. Le défunt est dans une pose étrange, qui prêterait à rire si la mort n’était toujours événement grave, surtout quand elle survient, brusque, en plein travail.
Le pal sondeur est implanté dans le gland juste par son extrémité ; l’ouvrage commençait. Au sommet de ce pal, mortel poteau, le Balanin est suspendu en l’air, à angle droit, loin des surfaces d’appui. Il est sec, trépassé depuis je ne sais combien de jours. Les pattes sont rigides et contractées sous le ventre. En leur supposant la souplesse et l’extension qu’elles avaient à l’état de vie, elles ne pourraient, de bien s’en faut, atteindre l’appui du gland. Qu’est-il donc survenu, capable d’empaler le malheureux, ainsi qu’un insecte de nos collections qu’on s’aviserait d’épingler par la tête ?
Il est survenu un accident d’atelier. À cause de la longueur de sa percerette, le Balanin commence en travaillant debout, dressé sur les pattes postérieures. Admettons une glissade, une fausse manœuvre des deux grappins d’adhésion, et le maladroit à l’instant perd terre, entraîné par l’élasticité de la sonde qu’il a fallu forcer un peu et fléchirait début. Ainsi porté à distance de sa base, le suspendu vainement se démène en l’air ; nulle part, ses tarses, harpons de salut, ne trouvent à griffer. Il succombe exténué au bout de son pal, faute d’appui pour se dégager. Comme les ouvriers de nos usines, le Balanin éléphant est parfois, lui aussi, victime de sa mécanique. Souhaitons-lui bonne chance, sandales fermes, attentives aux glissades, et poursuivons.
Cette fois, la mécanique marche à souhait, mais avec telle lenteur que la descente du pal, amplifiée par la loupe, ne peut-être reconnue. Et l’insecte vire toujours, se repose, reprend. Une heure, deux heures se passent, énervantes d’attention soutenue, car je tiens à voir la manœuvre à l’instant précis où le Balanin retirera la sonde, se retournera et logera son œuf à l’embouchure du puits. C’est du moins ainsi que je prévois les événements.
Deux heures s’écoulent, épuisent ma patience. Je me concerte avec la maisonnée. À tour de rôle, trois d’entre nous, se relayant, surveilleront sans interruption l’obstinée bête dont il me faut, coûte que coûte, le secret.
Bien m’en prit de faire appel à des auxiliaires, me prêtant leurs yeux et leur attention. Au bout de huit heures, huit interminables heures, vers la tombée de la nuit, la sentinelle au guet m’appelle. L’insecte fait mine d’en avoir fini. Il recule, en effet, il extrait son vilebrequin avec ménagement, crainte de le fausser. Voilà l’outil dehors, de nouveau pointé en avant, en ligne droite.
C’est le moment… Hélas ! non. Encore une fois je suis volé : mes huit heures de surveillance n’ont pas abouti. Le Balanin décampe, abandonne le gland sans utiliser le sondage. Certes oui : à bon droit je me méfiais de l’observation en plein bois. De pareilles stations, parmi les chênes verts, sous les morsures du soleil, seraient supplice intolérable.
Tout le mois d’octobre, avec le concours d’auxiliaires au besoin, je relève de nombreux forages non suivis de ponte. La durée de l’opération varie beaucoup. Elle est en général d’une paire d’heures, parfois elle atteint ou même dépasse la demi-journée.
Dans quel but ces puits si dispendieux et bien des fois non peuplés ? Informons-nous au préalable de l’emplacement de l’œuf, des premières bouchées du ver, et peut-être viendra la réponse.
Les glands peuplés restent sur le chêne, enchâssés dans leur cupule comme si rien d’anormal ne se passait au détriment des cotylédons. Avec un peu d’attention, aisément on les reconnaît. Non loin de la cupule, sur l’enveloppe lisse, verte encore, un petit point se voit, vraie piqûre de subtile aiguille. Une étroite aréole brune, produit de la mortification, ne tarde pas à le cerner. C’est l’embouchure du forage. D’autres fois, mais, plus rarement, le pertuis est pratiqué à travers la cupule elle-même.
Choisissons les glands de perforation récente, c’est-à-dire à piqûre pâle, non encore entourée de l’aréole brune qu’amènera le temps. Décortiquons-les. Divers ne contiennent rien d’étranger : le Balanin les a forés sans leur confier sa ponte. Ils représentent les glands travaillés des heures et des heures dans mes volières et non utilisés après. Beaucoup contiennent un œuf.
Or, si distante que soit l’entrée du puits, au-dessus de la cupule, cet œuf est constamment tout au fond, à la base de la masse cotylédonnaire. Il y a là, fourni par la cupule, un souple molleton qu’imbibe de sapides exsudations l’extrémité du pédoncule, source nourricière. Je vois un jeune ver, éclos sous mes yeux, mordiller, pour premières bouchées, ce tendre amas cotonneux, cette fraîche brioche assaisonnée de tanin.
Pareille friandise, juteuse, de digestion facile comme le sont les matières organiques naissantes, ne se trouve que là ; et c’est uniquement là, entre la cupule et la base des cotylédons, que le Balanin établit son œuf. L’insecte sait à merveille où se trouvent les morceaux les mieux appropriés à la faiblesse d’estomac du nouveau-né.
Au-dessus est le pain relativement grossier des cotylédons. Réconforté à la buvette des premières heures, le vermisseau s’y engage, non directement, mais par le défilé qu’a ouvert la sonde de la mère, défilé bourré de miettes, de débris à demi mâchés. Avec cette semoule légère, préparée en colonne de longueur convenable, les forces viennent ; le ver plonge alors en plein dans la ferme substance du gland.
Ces données expliquent la tactique de la pondeuse. Quel est son but lorsque, avant de procéder au forage, elle inspecte son gland, dessus, dessous, d’avant, d’arrière, avec des soins méticuleux ? Elle s’informe si le fruit n’est pas déjà peuplé. Certes, le garde-manger est riche, non assez néanmoins pour deux. Jamais, en effet, je n’ai trouvé deux larves dans le même gland. Une seule, toujours une seule, digère le copieux morceau et le convertit en farinette olivâtre avant de le quitter et de descendre en terre. Du pain cotylédonnaire, il reste au plus un insignifiant croûton. La règle est : à chaque ver sa miche, à chaque consommateur sa ration d’un gland.
Avant de lui confier l’œuf, il convient alors d’examiner d’abord la pièce, de reconnaître s’il y a déjà un occupant. Or cet occupant possible est au fond d’une crypte, à la base du gland, sous le couvert d’une cupule hérissée d’écailles. Rien de secret comme cette cachette. Aucun œil ne devinerait un reclus si la surface du gland ne portait subtile piqûre.
Ce point, tout juste visible, est mon guide. Présent, il me dit que le fruit est peuplé, ou du moins a subi des essais relatifs à la ponte ; absent, il m’affirme que nul n’a pris possession de la pièce. Le Balanin, à n’en pas douter, est renseigné de la même manière.
Je vois les choses de haut, d’un vaste regard, secouru au besoin de la loupe. Que je tourne un instant l’objet entre les doigts, et l’inspection est faite. Lui, l’investigateur à courte vue, est obligé de braquer un peu de partout son microscope avant d’apercevoir de façon précise le point révélateur. L’intérêt de sa famille lui impose d’ailleurs des recherches autrement scrupuleuses que celles de ma curiosité. Aussi prolonge-t-il à l’excès son examen du gland.
C’est fait : le gland est reconnu bon. Le foret plonge, des heures durant travaille ; puis, bien des fois, l’insecte s’en va, dédaigneux de son ouvrage. La ponte ne suit pas le coup de sonde. À quoi bon tel effort, de si longue durée ? Serait-ce la simple mise en perce d’une pièce où le Balanin s’abreuve, se réconforte ? Le chalumeau du bec descendrait-il dans les profondeurs de la futaille pour y puiser, aux bons coins, quelques gorgées d’un breuvage nutritif ? L’entreprise serait-elle affaire d’alimentation personnelle ?
Tout d’abord, je l’ai cru, assez surpris du reste de tant de persévérance en vue d’une lampée. Cette idée, je l’ai abandonnée, instruit par les mâles. Eux aussi possèdent long rostre, capable d’ouvrir un puits s’il le fallait ; néanmoins je n’en vois jamais se camper sur un gland et le travailler de la percerette. Pourquoi tant de peine ? À ces sobres un rien suffit. Labourer superficiellement du bout de la trompe une feuille tendre, c’est assez pour le sustenter.
Si eux, les désœuvrés à qui sont permis les loisirs de la table n’en demandent pas davantage, que sera-ce des mères, affairées à la ponte ? Ont-elles bien le temps de boire et de manger ? Non, le gland perforé n’est pas une buvette où l’on s’attarde en d’interminables sirotages. Que le bec, plongé dans le fruit, en prélève modique bouchée, c’est possible ; mais certainement cette miette n’est pas le but proposé.
Le vrai but, je crois l’entrevoir. L’œuf, avons-nous dit, est toujours à la base du gland, au sein d’une sorte d’ouate qu’humectent les suintements du pédoncule. À l’éclosion, le vermisseau, incapable encore d’attaquer la ferme substance des cotylédons, mâche le feutre délicat du fond de la cupule et s’alimente de ses humeurs.
Mais avec l’âge du fruit, cette brioche gagne en consistance, se modifie en saveur, en quantité de purée.
Le tendre se raffermit, l’humecté se dessèche. Il est une période où sont remplies à point les conditions de bien-être du nouveau-né. Plus tôt, les choses ne seraient pas au degré voulu de préparation ; plus tard, elles seraient trop mûres.
Au dehors, sur la verte écorce du gland, rien n’indique les progrès de cette cuisine intérieure. Pour ne pas servir au vermisseau mets fâcheux, la mère, non suffisamment renseignée par la vue de la pièce, est donc obligée de déguster d’abord, du bout de la trompe, ce qu’il y a au fond de la soute aux vivres.
La nourrice, avant de présenter au poupon la cuillerée de bouillie, l’éprouve du bout des lèvres. Ainsi fait, avec non moins de tendresse, la mère Balanin. Elle plonge la sonde au fond du pot, s’informe du contenu avant de le léguer au fils. Si le mets est reconnu satisfaisant, l’œuf est pondu ; dans le cas contraire, le sondage est abandonné sans plus. Ainsi s’expliquent les coups de percerette dont il n’est tiré aucun parti après laborieux travail. Le pain mollet du fond, soigneusement expertisé, ne s’est pas trouvé en l’état requis. Quels difficiles, quels méticuleux que ces Balanins, quand il s’agit de la première bouchée de la famille !
Colloquer l’œuf en un point où le nouveau-né trouvera mets juteux et léger, de digestion facile, ne suffit pas à ces prévoyants. Leurs soins vont au delà. Un terme moyen serait utile qui acheminerait la petite larve de la friandise des premières heures au régime du pain dur. Ce terme moyen est dans la galerie, ouvrage de la sonde maternelle. Là sont des miettes, des parcelles mâchées par les cisailles de la trompe. En outre, les parois du canal, mortifiées, attendries, conviennent mieux que le reste aux faibles mandibules du novice.
Avant de mordre sur les cotylédons, c’est, en effet, dans ce canal que s’engage le ver. Il s’alimente de la semoule trouvée en chemin ; il cueille les atomes brunis qui pendent aux murailles ; enfin, fortifié à point, il entame la miche de l’amande, y plonge, y disparaît. L’estomac est prêt. Le reste est béate consommation.
Cette nourricerie tubulaire doit avoir certaine longueur pour satisfaire aux besoins du premier âge ; aussi la mère travaille-t-elle du vilebrequin en conséquence. Si le coup de sonde devait se borner à déguster la matière, à reconnaître le degré de maturité à la base du gland, l’opération serait beaucoup plus brève, entreprise non loin de cette base, à travers la cupule. Cet avantage n’est pas méconnu : il m’arrive de surprendre l’insecte travaillant le godet écailleux.
Je ne vois là qu’un essai de la pondeuse pressée d’aller aux informations. Si le gland convient, le forage sera recommencé plus haut, en dehors de la cupule. Lorsque l’œuf doit être pondu, la règle est, en effet, de forer le gland lui-même, aussi haut que possible, autant que le permet la longueur de l’outil.
Dans quel but ce long trou de sonde, non achevé toujours en une demi-journée ? À quoi bon cette tenace persévérance lorsque, non loin du pédoncule, à frais bien moindres de temps et de fatigue, la percerette atteindrait le point désiré, la source vive où doit s’abreuver le ver naissant ? La mère a ses raisons de s’exténuer de la sorte : ce faisant, elle atteint le lieu réglementaire, la base du gland, et du coup, résultat de haute valeur, elle prépare au fils long sachet de farine.
Vétilles, tout cela ! Non, s’il vous plaît, mais grandes choses, nous parlant des soins infinis qui président à la conservation des moindres, nous témoignant d’une logique supérieure, régulatrice des moindres détails.
Si bien inspiré comme éducateur, le Balanin a son rôle et mérite des égards. C’est du moins l’avis du merle, qui, sur la fin de l’automne, les baies commençant à manquer, volontiers fait régal de l’insecte à long bec.
C’est petite bouchée, mais de haut goût ; cela fait diversion aux âpretés de l’olive non encore domptée par le froid.
Et que serait, sans le merle et ses émules, le réveil des bois au printemps ! Disparaisse l’homme, aboli par ses sottises, et les fêtes du renouveau ne seront pas moins solennelles, célébrées par la fanfare du merle.
Au rôle très méritoire de régaler l’oiseau, joie des forêts, le Balanin en adjoint un autre : celui de modérer l’encombrement végétal. Comme tous les forts vraiment dignes de leur puissance, le chêne est généreux : il donne des glands par boisseaux. Que ferait la terre de ces prodigalités ? Faute de place, la forêt s’étoufferait elle-même ; l’excès y ruinerait le nécessaire.
Mais, du moment que les vivres abondent, accourent de toutes parts des consommateurs empressés d’équilibrer la fougueuse production. Le mulot, un indigène, thésaurise le gland dans un tas de pierrailles, à côté de son matelas de foin. Un étranger, le geai, nous arrive de loin, par bandes, averti je ne sais comme. Quelques semaines il festoie d’un chêne à l’autre, il témoigne ses allégresses, ses émois, par des cris de chat qui s’étrangle ; puis, sa mission accomplie, il remonte vers le nord, d’où il était venu.
Le Balanin les a devancés tous. Il a confié sa ponte aux glands encore verts. Ceux-ci maintenant gisent à terre, brunis avant l’heure et percés d’un trou rond par où la larve est sortie après avoir consommé le contenu. Sous un seul chêne, aisément s’emplirait un panier de ces ruines vides. Mieux que le geai, mieux que le mulot, le Curculionide a travaillé au débarras du trop-plein.
Bientôt l’homme arrive, dans l’intérêt de son porc. En mon village, c’est événement majeur lorsque le tambour municipal annonce pour tel jour l’ouverture de la glandée dans les bois communaux. La veille, les plus zélés vont inspecter les lieux, se choisir bonne place. Le lendemain, au petit jour, toute la famille est là. Le père bat d’une gaule les hautes branches ; la mère, à grand tablier de toile qui permet d’entrer dans l’épaisseur des fourrés, cueille sur l’arbre ce que la main peut atteindre ; les enfants ramassent à terre. Et les paniers s’emplissent, puis les corbeilles, puis les sacs.
Après les joies du mulot, du geai, du charançon et de tant d’autres, voici celles de l’homme, calculant combien de lard lui vaudra sa récolte. Un regret se mêle à la fête : c’est de voir tant de glands répandus à terre, percés, gâtés, bons à rien. L’homme peste contre l’auteur du dégât. À l’entendre, la forêt est à lui seul ; pour son porc seul les chênes fructifient. Mon ami, lui dirais-je, le garde forestier ne peut verbaliser contre le délinquant, et c’est fort heureux, car notre égoïsme, enclin à ne voir dans la glandée qu’une guirlande de saucisses, aurait des suites fâcheuses. Le chêne convie tout un monde à l’exploitation de ses fruits. Nous prélevons la part la plus grosse, parce que nous sommes les plus forts. C’est là notre unique droit.
Mais au-dessus immensément domine l’équitable répartition entre les divers consommateurs, tous ayant leur rôle, petit ou grand, en ce monde. S’il est excellent que le merle siffle et réjouisse les frondaisons printanières, ne trouvons pas mauvais que des glands soient vermoulus. Là se prépare le dessert de l’oiseau, le balanin, fine bouchée qui met de la graisse au croupion et de belles sonorités au gosier.
Laissons chanter le merle et revenons à l’œuf du Curculionide. Nous savons où il est : à la base du gland, parmi ce que l’amande a de plus tendre et de plus juteux. Comment a-t-il été logé là, si loin du point d’entrée situé au-dessus des bords de la cupule ? Très petite question, c’est vrai, puérile même si l’on veut. Ne la dédaignons pas : la science se fait avec des puérilités.
Le premier qui frotta un morceau d’ambre sur sa manche et reconnut après que ledit morceau attirait les fétus de paille, ne soupçonnait certes pas les merveilles électriques de nos jours. Naïvement, il s’amusait. Repris, sondé de toutes les manières, le jeu d’enfant est devenu l’une des puissances du monde.
L’observateur ne doit rien négliger : il ne sait jamais ce qui pourra éclore du fait le plus humble. Je me renouvelle donc la demande : par quels moyens l’œuf du Balanin a-t-il pris place si loin du point d’entrée ?
Pour qui ne connaîtrait pas encore l’emplacement de l’œuf, mais saurait que le ver attaque d’abord le gland par la base, la réponse serait celle-ci : l’œuf est pondu à l’entrée du canal, à la superficie, et le vermisseau, rampant dans la galerie forée par la mère, gagne de lui-même ce point reculé où se trouvent les aliments du premier âge.
Avant des données suffisantes, cette explication est d’abord la mienne ; mais l’erreur promptement se dissipe. Je cueille le gland lorsque la mère se retire après avoir appliqué un instant le bout du ventre sur l’orifice du canal que le rostre vient de creuser. L’œuf, semble-t-il, doit être là, à l’entrée, tout près de la surface… Eh bien, non : il n’y est pas ; il est à l’autre extrémité du couloir. Si j’osais me le permettre, je dirais qu’il y est descendu comme une pierre tombe au fond d’un puits.
Abandonnons vite cette sotte idée : le canal, infiniment étroit, encombré de râpure, rend impossible pareille descente. D’ailleurs, suivant la direction du pédoncule, droite ou renversée, la chute dans tel gland devrait être ascension dans un autre.
Une seconde explication se présente, non moins périlleuse. On se dit : « Le coucou pond son œuf sur le gazon, n’importe où ; il le cueille avec le bec et va le déposer ainsi dans le nid étroit de la fauvette. » Le Balanin aurait-il méthode analogue ? se servirait-il du rostre pour conduire son œuf à la base du gland ? Je ne vois pas dans l’insecte d’autre outil capable d’atteindre cette profonde cachette.
Et cependant, hâtons-nous de rejeter la bizarre explication, ressource désespérée. Jamais le Balanin ne dépose son œuf à découvert pour le happer ensuite du bec. Le ferait-il, que le germe délicat infailliblement périrait, écrasé dans le refoulement à travers un subtil canal à demi obstrué.
Mon embarras est grand. Il sera partagé par tout lecteur versé dans la structure du Charançon. La Sauterelle possède un sabre, instrument de ponte qui descend en terre et sème les œufs à la profondeur voulue ; le Leucospis est doué d’une sonde qui s’insinue à travers la maçonnerie du Chalicodome et conduit l’œuf dans le cocon de la grosse larve somnolente ; mais lui, le Balanin, n’a rien de ces flamberges, de ces dagues, de ces lardoires ; il n’a rien au bout du ventre, absolument rien. Et cependant il lui suffit d’appliquer l’extrémité abdominale sur l’étroit orifice du puits pour que l’œuf soit aussitôt logé là-bas, tout au fond.
L’anatomie nous dira le mot de l’énigme, indéchiffrable autrement. J’ouvre la pondeuse. Ce que j’ai sous les yeux m’ébahit. Il y a là, occupant toute la longueur du corps, une machine étrange, un pal roux, corné, rigide ; je dirais presque un rostre, tant il ressemble à celui de la tête. C’est un tube, menu comme un crin, un peu évasé en tromblon à l’extrémité libre, renflé en ampoule ovalaire au point d’origine.
Voilà l’outil de la ponte, l’équivalent de la percerette en dimension. Autant le bec perforateur plonge, autant peut plonger la sonde aux œufs, bec intérieur. Lorsqu’il travaille son gland, l’insecte choisit le point d’attaque de façon que les deux instruments complémentaires puissent l’un et l’autre atteindre le point désiré, la base de l’amande.
Le reste maintenant s’explique de lui-même. Le travail du vilebrequin fini, la galerie prête, la mère se retourne et met sur l’embouchure le bout de l’abdomen. Elle dégaine, elle fait saillir sa mécanique interne, qui, sans difficulté, s’enfonce à travers des râpures mouvantes. Rien n’apparaît de la sonde conductrice, tant elle fonctionne avec prestesse et discrétion ; rien n’apparaît non plus lorsque, l’œuf mis en place, l’instrument remonte et rentre à mesure dans le ventre. C’est fini ; la pondeuse s’en va, et nous n’avons rien vu de ses petits secrets.
N’avais-je pas raison d’insister ? Un fait insignifiant en apparence vient de m’apprendre de façon authentique ce que déjà faisaient soupçonner les Larins. Les Charançons à longue trompe ont une sonde intérieure, un rostre abdominal que rien au dehors ne trahit ; ils possèdent, dans les secrets du ventre, l’analogue du sabre de la Sauterelle et de la lardoire de l’Ichneumon.