Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VII

XI LE RHYNCHITE DE LA VIGNE

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XI

LE RHYNCHITE DE LA VIGNE

Au printemps, tandis que se travaillent en rouleaux les feuilles du peuplier, un autre Rhynchite, magnifique de costume lui aussi, manufacture en cigares les feuilles de la vigne. Il est un peu plus gros, d’un vert doré métallique virant au bleu. S’il avait taille plus avantageuse, le splendide Charançon de la vigne occuperait rang très honorable parmi les bijoux de l’entomologie.

 

Pour attirer les regards, il a mieux que son éclat : il a son industrie, qui lui vaut la haine du vigneron, jaloux de son bien. Le paysan le connaît ; il le désigne même d’un nom spécial, honneur rarement accordé au monde des petites bêtes.

 

Le vocabulaire rural est riche concernant les plantes ; il est très pauvre concernant les insectes. Une douzaine ou deux de vocables, d’inextricable confusion par leur généralité, représentent toute la nomenclature entomologique en idiome provençal, si expressif cependant, si fécond lorsqu’il s’agit du végétal, parfois mauvais brin d’herbe que l’on croirait connu du botaniste seul.

 

Avant tout, l’homme de la glèbe s’informe de la plante, la grande nourrice ; le reste lui est indifférent. Superbe parure, curieuses mœurs, merveilles de l’instinct, tout cela ne lui dit rien. Mais toucher à sa vigne, manger l’herbe d’autrui, quel crime abominable ! Vite un nom, vrai carcan appendu au col du malfaiteur !

 

Cette fois, le paysan provençal s’est mis en frais d’un terme spécial : il a nommé Bécaru le rouleur de cigares. L’expression savante et l’expression rurale pleinement, concordent ici. Rhynchite et Bécaru s’équivalent ; l’un et l’autre font allusion au long bec de l’insecte.

 

Mais combien le terme du vigneron, dans sa lucide simplicité, est plus correct que le nom scientifique, énoncé dans sa plénitude, avec son complément obligatoire relatif à l’espèce ! Je me tourneboule la cervelle sans parvenir à démêler le motif qui a fait donner au rouleur de cigares de la vigne le nom de Rhynchite du bouleau (Rhynchites betuleti, Fab.).

 

S’il y a en effet un Curculionide exploiteur du bouleau, ce n’est certainement pas le même que celui des vignobles ; les deux feuilles à travailler sont des pièces trop dissemblables de forme et d’ampleur pour convenir au même ouvrier.

 

Enregistreurs de signalements, vous qui, sous l’œil méticuleux de la loupe, décrivez des formes et rédigez les actes de l’état civil des bêtes, avant de donner des noms et prénoms à vos empalés, informez-vous un peu de leur façon de vivre. Ce faisant, vous y verrez plus clair, vous éviterez d’odieux contresens, et vous épargnerez au novice des hésitations pareilles à celles qui l’obsèdent quand il se voit contraint d’étiqueter Rhynchite du bouleau un Charançon des pampres. Volontiers on excuse syllabes rocailleuses et croassement de consonnes ; ou rejette exaspéré une appellation qui dénature les faits.

 

En son ouvrage, le Rhynchite de la vigne suit la méthode de celui du peuplier. La feuille est d’abord piquée du rostre en un point du pétiole, ce qui provoque arrêt de la sève et souplesse du limbe fané. L’enroulement débute par l’angle de l’un des lobes inférieurs, la face supérieure, verte et lisse, en dedans, la face inférieure, cotonneuse et à fortes nervures, en dehors.

 

Mais l’ampleur de la feuille et ses profondes sinuosités presque jamais ne permettent travail régulier d’un bout à l’autre de la pièce. Alors des plis brusques se pratiquent qui changent, à diverses reprises, le sens de l’enroulement, et laissent au dehors tantôt la face verte, tantôt la face cotonneuse, sans ordre appréciable, comme au hasard. Avec la feuille de peuplier, de forme simple, d’étendue médiocre, se manufacture élégant rouleau ; avec la feuille de vigne, d’ampleur encombrante ; de contour compliqué, s’obtient cigare informe, paquet sans correction.

 

Ce n’est pas défaut de talent, c’est difficulté de manipuler, de maîtriser pareille pièce. L’artifice mécanique est, en effet, le même que pour la feuille de peuplier. Trois pattes par ici et trois pattes par là sur les lèvres du pli. Le Bécaru prend appui d’un côté et fait effort de l’autre.

 

Comme son émule cigarier, il travaille à reculons, ayant sous les yeux ce qui, plié à l’instant même et peu solide encore, exigera peut-être des retouches immédiates. Le résultat est ainsi surveillé tant qu’il n’a pas fait preuve de stabilité.

 

Comme lui, par la pression du rostre, il scelle les dentelures de la couche finale. Ici pas d’agglutinatif sué par les bords de la feuille, mais il y a bourre cotonneuse dont les poils s’enchevêtrent et donnent adhésion. En son ensemble, la méthode est donc la même pour les deux Rhynchites.

 

Les mœurs familiales ne changent pas non plus. Tandis que la mère patiemment enroule sa volute, le père se tient à proximité, sur la même feuille, la regarde faire. Puis le voici qui accourt à la hâte, se range dans le pli et donne, auxiliaire bénévole, le concours de ses grappins. Lui non plus n’est pas un aide bien assidu. Sa brève collaboration est un prétexte pour butiner la travailleuse et parvenir à ses fins à force d’insistance.

 

Il se retire satisfait. Surveillons-le. Avant que le rouleau soit terminé, nous le verrons maintes fois revenir, animé des mêmes intentions, rarement dédaignées. Inutile d’insister davantage sur ces pariades indéfiniment renouvelées, contraires à nos données classiques sur l’un des points les plus délicats de la physiologie de l’insecte. Pour marquer du sceau de la vie les centaines de germes de la mère Bombyx, les trente mille et plus de la mère Abeille, une seule fois le père intervient directement. Cette intervention, le Curculionide la réclame presque pour chaque germe. À qui de droit je livre le curieux problème.

 

Déroulons un cigare de fraîche date. Les œufs, fines perles d’ambre, sont disséminés, un par un, à des profondeurs très variables de la volute. J’en compte en général plusieurs, de cinq à huit. La multiplicité des convives, tant dans le rouleau du peuplier que dans celui de la vigne, affirme extrême sobriété.

 

Les deux rouleurs de feuillets ont l’éclosion rapide : au bout de cinq à six jours naît le vermisseau. Alors commencent pour l’observateur les difficultés du noviciat en matière d’éducation larvaire ; et ces difficultés sont d’autant plus agaçantes que rien ne les annonçait. La marche à suivre semble ici des plus simples en effet.

 

Puisque les rouleaux sont à la fois gîte et nourriture, il suffit de les cueillir, les uns sur la vigne, les autres sur le peuplier, et de les mettre dans des bocaux, où l’on puisera aux heures jugées opportunes. Ce qui s’accomplissait en plein air, au milieu des troubles atmosphériques, ne s’accomplira que mieux sous le paisible abri du verre. Donc aucun doute sur un facile succès.

 

Mais qu’est ceci ? De temps à autre je déroule quelques cigares pour m’informer de l’état de leur contenu. Ce que je vois me rend tout anxieux sur le sort de ma nourricerie. Les jeunes larves sont fort loin de prospérer. J’en trouve de languissantes, qui maigrissent, se ratatinent en un globule ridé ; j’en trouve de mortes. En vain je patiente : les semaines s’écoulent, et pas un de mes vers ne grossit, ne donne signe de vigueur. De jour en jour ma double population diminue, se résout en moribonds. Quand vient juillet, rien ne me reste de vivant dans les bocaux.

 

Tout a péri. Et de quoi ? De famine, oui, de famine, dans un grenier d’abondance. Cela se voit au peu de matière consommée. Les rouleaux sont presque intacts ; tout au plus, au sein de leurs plis, je constate quelques éraflures, traces d’une dent dédaigneuse. Probablement les vivres se sont trouvés trop arides, rendus immangeables par la dessiccation.

 

Si, dans les conditions naturelles, les ardeurs du soleil les durcissent le jour, les brouillards et la rosée les ramollissent la nuit. Ainsi se maintient, au cœur de la volute, une colonne de mie tendre nécessaire aux délicats nourrissons. Le séjour dans l’atmosphère toujours sèche des bocaux a fait, au contraire, du rouleau un croûton trop rassis dont les vers n’ont pas voulu. L’insuccès vient de là.

 

L’année d’après je recommence, mieux avisé cette fois. Les rouleaux, me disais-je, restent appendus quelques jours à la vigne et au peuplier. La piqûre faite au pétiole n’a pas rompu en plein les aqueducs de la sève ; un maigre afflux persiste, qui maintient quelque temps un peu de souplesse dans le limbe, surtout au centre de la volute, non exposé à l’insolation. De la sorte le nouveau-né a sous la dent des vivres frais. Il grossit, se fait vigoureux, acquiert estomac apte à se satisfaire d’une nourriture moins tendre.

 

Cependant le rouleau de jour en jour brunit, tourne à l’aride. S’il restait indéfiniment suspendu au rameau, et si, cas fréquent, l’humidité nocturne venait à faire défaut, la dessiccation le gagnerait en plein, et son hôte périrait, comme il a péri dans mes bocaux. Mais tôt ou tard l’agitation par le vent le détache, le fait tomber à terre.

 

Cette chute est le salut du ver, bien loin encore de sa complète croissance. Au pied du peuplier, sous les herbages de la prairie soumise à de fréquents arrosages, le sol est toujours humide ; au pied du cep, la terre, obombrée par les pampres, conserve assez bien la fraîcheur des dernières ondées. Gisant sur l’humecté et préservé des violences d’une insolation directe, le vivre du Rhynchite se conserve en l’état de souplesse voulue.

 

Ainsi je raisonnais, méditant nouvel essai, et les faits sont venus confirmer la justesse de mes prévisions. Maintenant les choses marchent à souhait.

 

De préférence aux rouleaux verts, de fabrication récente, je cueille les cigares brunis, qui prochainement doivent choir à terre. Plus âgée, la larve de ces derniers est d’éducation moins délicate. Enfin la récolte est installée dans des bocaux comme précédemment, mais sur un lit de sable humide. Sans rien plus, le succès est complet.

 

Malgré la moisissure, qui cette fois envahit les amas de cigares et semble devoir tout compromettre, les larves prospèrent, grandissent sans encombre. La pourriture leur agrée, cette pourriture dont je me méfiais tant au début, lorsque, pour l’éviter, je tenais au sec mes récoltes. Je les vois mordre à pleines mandibules sur des loques en décomposition, ruines faisandées de la feuille devenue presque terreau.

 

Je ne m’étonne plus si, dans mes premiers essais, mes pensionnaires se sont laissés mourir de faim. Conseillé par une hygiène mal entendue, je veillais au bon état des vivres, dans une atmosphère exempte de moisi. Il fallait, au contraire, laisser agir la fermentation, qui mortifie les tissus coriaces, exalte les saveurs.

 

Six semaines plus tard, vers le milieu de juin, les rouleaux les plus vieux sont des masures, ne conservant guère de leur enroulement que la couche extérieure, toiture défensive. Ouvrons la ruine. À l’intérieur, délabrement complet, mélange de reliefs informes et de granules noirs, semblables à une fine poudre de chasse ; au dehors, enveloppe croulante, çà et là percée de trous. Ces ouvertures disent que les habitants sont partis, descendus en terre.

 

Je les trouve, en effet, dans les couches de sable frais dont les bocaux sont garnis. Sous la poussée de l’échine, ils s’y sont creusé chacun une niche ronde, parcimonieuse d’espace, où, ramassé sur lui-même, le ver se recueille et se prépare à la nouvelle vie.

 

Bien que formée de parcelles sablonneuses, la paroi de la cellule n’est pas croulante. Avant de s’endormir du sommeil de la transformation, le reclus a jugé prudent de consolider sa demeure. Avec un peu de soin, je peux isoler l’habitacle sous forme d’un globule de la grosseur d’un pois.

 

Je reconnais alors que ses matériaux sont cimentés au moyen d’un produit gommeux qui, fluide au moment de son émission, a pénétré assez avant et a soudé les grains sablonneux en une muraille d’une certaine épaisseur. Ce produit, incolore et de peu d’abondance, me laisse hésitant sur son origine. Il ne vient certes pas de glandes analogues aux tubes à soie des chenilles ; le ver du Charançon ne possède rien de pareil. C’est alors une contribution du canal digestif, par l’orifice d’entrée ou celui de sortie. Lequel des deux ?

 

Sans résoudre à fond cette question de ciment, un autre Curculionide fournit réponse assez probable. C’est le Brachycerus algirus, Fab., disgracieux insecte, lourdaud, tout hérissé de tubercules terminés en griffe. Il est d’un noir de suie et presque toujours souillé de terre quand on le rencontre au printemps. Ce costume poudreux dénote un terrassier.

 

Le Brachycère, en effet, hante le sous-sol, à la recherche de l’ail, nourriture exclusive de sa larve. Dans mon humble jardin potager, l’ail, cher aux Provençaux, a son coin réservé. Au moment de la récolte, en juillet, la plupart des têtes me donnent un superbe ver, gras à lard, qui s’est creusé vaste niche dans, un bulbille, un seul, sans toucher aux autres. C’est le ver du Brachycère, inventeur de l’aioli bien avant les cuisiniers de la Provence.

 

L’ail cru, disait Raspail, est le camphre des pauvres. Le camphre soit, mais non le pain. Ce paradoxe revient réalité chez notre ver, passionné de cette haute épice au point de ne s’alimenter d’autre chose, sa vie durant. Comment, avec ce régime de feu, s’amasse-t-il de si belles nappes de graisse ? C’est son secret, et tous les goûts sont de ce monde.

 

Son bulbille consommé, l’amateur d’essence alliacée plonge plus avant en terre, crainte peut-être de l’arrachage dont le moment ne tardera pas à venir. Il prévient des ennuis que lui vaudrait le maraîcher ; il descend, loin de la tête natale.

 

J’en ai élevé une douzaine dans un bocal à demi plein de sable. Quelques-uns se sont établis contre la paroi même, ce qui me permet d’entrevoir vaguement de quelle manière les choses se passent dans la cellule souterraine. Le constructeur est courbé en arc qui, par moments, se resserre et devient cercle. Il me semble alors lui voir cueillir du bout des mandibules, comme le font les Larins, une gouttelette poisseuse qui perle à l’extrémité d’arrière. Il l’infiltre dans la paroi de sable ; il en badigeonne le verre, où la matière se fige en traînées nuageuses, blanches et jaunâtres.

 

En somme, l’aspect du ciment mis en place et le peu que j’entrevois des manœuvres du ver me portent à croire que le Brachycère solidifiant sa cabine emploie la méthode du Larin construisant sa paillotte. Il connaît, lui aussi, l’original secret de l’intestin transformé en usine de mortier hydraulique. L’aggloméré sableux obtenu de la sorte forme une coque assez solide, où l’insecte, devenu adulte en août, continue de séjourner jusqu’aux approches de la saison de l’ail.

 

Cette méthode pourrait bien être générale chez les divers Curculionides qui, à l’état de larve, de nymphe ou d’adulte, passent une partie de l’année blottis dans une coque souterraine. Les routeurs de feuilles, notamment le Rhynchite du peuplier et celui de la vigne, si parcimonieux qu’ils soient en agglutinatif, ont sans doute dans l’intestin leur entrepôt de ciment, car il leur serait difficile de trouver mieux. Laissons cependant une porte ouverte au doute et continuons.

 

Pour la première fois, vers la fin d’août, quatre mois après la manipulation des cigares, j’extrais de sa coque le Rhynchite du peuplier sous sa forme adulte. Je l’exhume avec toutes les rutilances d’or et de cuivre ; mais le magnifique, si je ne l’avais dérangé, aurait sommeillé dans son castel souterrain jusqu’aux nouvelles feuilles de son arbre, en avril.

 

J’en exhume d’autres mous et tout blancs, dont les flasques élytres baillent pour laisser étaler les ailes chiffonnées. Les plus avancés de ces pâles ressuscitants ont, violent contraste. Le rostre d’un noir intense avec des reflets violets. Dans les premiers jours de sa forme finale, le Scarabée durcit et colore d’abord ses instruments de travail : brassards dentelés et chaperon à crénelures rayonnantes. Le Charançon pareillement durcit et colore en premier lieu son poinçon. Ces laborieux m’intéressent avec leurs préparatifs. À peine le reste du corps se fige, se cristallise, que déjà l’outillage de la future besogne acquiert robusticité exceptionnelle par une trempe précoce, longtemps prolongée.

 

Des coques rompues, j’extrais aussi des nymphes et des larves. Ces dernières apparemment ne franchiront, de cette année, la première étape. À quoi bon se presser ? La larve, tout aussi bien que l’adulte, peut-être mieux, est apte aux somnolences dans les rudesses de l’hiver. Quand le peuplier déploiera ses bourgeons visqueux et que le grillon fera sonner dans les pelouses les premiers couplets de sa mélopée, tous seront prêts, retardataires et précoces ; fidèles à l’appel du renouveau, tous sortiront de la terre, empressés d’escalader l’arbre ami et de recommencer au soleil les fêtes des feuilles roulées.

 

En ses terres caillouteuses, assoiffées, où les rouleaux alimentaires promptement se dessèchent, le Rhynchite de la vigne est plus tardif, exposé qu’il est à des chômages faute de vivres ramollis à point. C’est en septembre, octobre, que j’obtiens les premiers adultes, splendides bijoux enfermés, jusqu’au printemps, dans leur écrin, la coque souterraine. À cette époque abondent, inhumées, la nymphe et les larves. Bien des vers même n’ont pas encore abandonné leurs rouleaux ; mais, d’après leur taille, ils ne tarderont guère. Aux premiers froids, le tout va s’engourdir et différer la suite de l’évolution jusqu’à la fin des mauvais jours.

 


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