Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VII

XII AUTRES ROULEURS DE FEUILLES

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XII

AUTRES ROULEURS DE FEUILLES


L’industrie de l’insecte est-elle déterminée par la conformation de l’outillage disponible ? en est-elle, au contraire, indépendante ? Est-ce la structure organique qui régit les instincts, ou bien les diverses aptitudes remontent-elles à des origines inexplicables par les seules données de l’anatomie ? À ces questions vont répondre deux autres rouleurs de feuilles, l’Apodère du noisetier (Apoderus coryli, Lin.) et l’Attelabe curculionoïde (Attelabus curculionoïdes, Lin.), l’un et l’autre fervents émules des cigariers qui travaillent le peuplier et la vigne.

 

D’après le lexique grec, le terme d’Apodère signifierait l’écorché. Est-ce bien cela qu’avait en vue l’auteur de l’expression ? Mes quelques livres dépareillés de naturaliste villageois ne me permettent pas de répondre. Toujours est-il que je m’explique le mot par la couleur de l’insecte.

 

L’Apodère est un excorié, étalant à nu ses misères sanglantes. Il est d’un rouge vermillon, aussi vif que celui de la cire d’Espagne. C’est une goutte de sang artériel figée sur le vert sombre d’une feuille.

 

À ce criant costume, rare parmi les insectes, s’adjoignent d’autres caractères non moins insolites. Les Curculionides sont tous microcéphales. Celui-ci exagère encore la stupide réduction : il ne garde de la tête que le strict indispensable, comme s’il essayait de s’en passer. Le crâne où se loge sa pauvre cervelle est un mesquin granule luisant, d’un noir de jais. En avant, pas de bec, mais un mufle très court et large ; en arrière, un cou disgracieux, qu’on s’imaginerait avoir été serré par quelque licol étrangleur.

 

Haut de jambes, gauche d’allures, il déambule pas à pas sur sa feuille, qu’il perce de lucarnes rondes. La matière prélevée est sa nourriture. Étrange bête, ma foi ; souvenir peut-être d’un moule antique, mis au rebut par les progrès de la vie.

 

Trois Apodères seulement figurent dans la faune européenne. Le mieux connu est celui du noisetier. C’est de lui que je vais m’occuper. Je le trouve ici, non sur le noisetier, son légitime domaine, mais bien sur le verne, l’aulne glatineux. Ce changement d’exploitation mérite brève étude.

 

Ma région ne convient guère au noisetier ; le climat trop chaud et trop sec lui est défavorable. Sur les hautes croupes du Ventoux, il s’en trouve de clairsemés ; dans la plaine, en dehors des jardins où quelques pieds sont admis, on n’en voit plus. L’arbuste nourricier manquant, l’insecte, sans devenir impossible, est du moins d’une extrême rareté.

 

Depuis si longtemps que je bats sur un parapluie renversé les broussailles de ma contrée, voici pour la première fois notre Apodère. Trois printemps de file, j’observe sur le verne le Curculionide rouge et son ouvrage. Un arbre, un seul, toujours le même dans les oseraies de l’Aygues, me fournit ce rouleur de feuilles, que je vois vivant pour la première fois. À la ronde, les autres vernes en sont tous privés, ne seraient-ils distants que de quelques pas. Il y a là, sur ce privilégié, petite colonie accidentelle, bourgade d’étrangers, qui s’acclimatent avant d’étendre leur domaine.

 

Comment sont-ils venus ici ? À n’en pas douter, par la voie du torrent. Les géographes définissent l’Aygues un cours d’eau. Témoin oculaire, je l’appellerais plus correctement cours de galets. Entendons-nous : je ne veux pas dire que les galets laissés à sec y ruissellent d’eux-mêmes ; la faible déclivité ne permet pas telle avalanche. Mais qu’il pleuve, et ils ruisselleront. Alors, de ma demeure, à deux kilomètres de distance, j’entends le fracas des pierrailles entre-choquées.

 

La majeure partie de l’année, l’Aygues est une vaste nappe de galets blancs ; du torrent, il ne reste que le lit, sillon de largeur énorme, comparable à celui du puissant voisin, le Rhône. Que des pluies tenaces surviennent, que les neiges fondent du côté des Alpes, et le sillon altéré s’emplit pour quelques jours, gronde, déborde au loin et déplace en tumulte ses bancs de cailloux. Revenez une semaine après. Au vacarme diluvien a succédé le silence. Les eaux terribles ont disparu, laissant sur les rives, comme trace de leur bref passage, de misérables flaques boueuses, bientôt bues par le soleil.

 

Ces crues soudaines amènent mille glanures vivantes balayées sur les flancs des montagnes. Le lit de l’Aygues à sec est un champ d’herborisation très curieux. On peut y faire récolte de nombreuses espèces végétales descendues des régions élevées, les unes temporaires, abolies sans descendance en une saison, les autres persistantes, s’accommodant du nouveau climat. Elles viennent de loin, elles viennent de haut, ces dépaysées ; pour cueillir telle d’entre elles en son véritable giron, il faudrait gravir le Ventoux, dépasser la ceinture des hêtres et atteindre l’altitude où se termine la végétation ligneuse.

 

À son tour, la zoologie étrangère est représentée, dans les oseraies, où le calme ne subit de trouble que lors des crues exceptionnelles de durée. Mon attention se porte surtout sur le mollusque terrestre, le casanier par excellence. En temps d’orage, quand gronde le tonnerre, lou tambour di cucalauso, comme dit le Provençal, sortir de son manoir, anfractuosité de la roche, et venir brouter devant sa porte herbes, mousses, lichens attendris par l’ondée, c’est, en déplacement, tout ce que se permet l’escargot. Pour le faire voyager, celui-là, il faut un cataclysme !

 

Les folles crues de l’Aygues y parviennent. Elles amènent dans mes parages et déposent dans les fourrés d’osiers le plus gros de nos escargots, l’Helix pomatias, gloire de la Bourgogne. Roulé par les averses sur les pentes herbues des montagnes, l’expatrié brave l’immersion sous le couvert hermétique de son opercule calcaire ; il résiste aux chocs à la faveur de sa robuste coquille. Il arrive d’étape en étape, d’oseraie en oseraie. Il descend même jusqu’au Rhône et peuple l’île des Rats et l’île du Colombier en face de l’embouchure de l’Aygues.

 

D’où vient-il, ce migrateur contraint, qu’on chercherait inutilement ailleurs sur les terres de l’olivier ? Il aime température modérée, verts gazons, fraîcheur des ombres. Son lieu d’origine n’est certes pas ici ; il est au loin sur les montagnes, dernières gibbosités des Alpes. L’exil du montagnard paraît doux néanmoins. Le gros escargot prospère assez bien dans les fouillis d’amarines, aux bords du torrent.

 

L’Apodère, lui non plus, n’est pas un indigène. C’est un naufragé, venu des hauteurs fertiles en noisetiers. Il a fait le voyage en batelet, c’est-à-dire dans la coque de feuillenaît le ver. L’esquif étroitement clos a rendu la traversée possible. Atterri en un point des rives, l’insecte a troué son habitacle au solstice d’été ; et, ne trouvant pas son arbre favori, il s’est établi sur le verne. Là il a fait souche, fidèle au même arbre depuis trois ans que je suis en relation avec lui. Il est probable, du reste, que l’origine de la bourgade remonte plus haut.

 

L’histoire de cet étranger m’intéresse. Pour lui sont changées les conditions primordiales de la vie : climat et nourriture. Ses ancêtres vivaient sous un ciel tempéré ; ils pâturaient la feuille du noisetier ; ils manufacturaient en cylindre une pièce rendue familière par l’usage constant des générations passées. Lui, le dépaysé, vit sous un ciel torride ; il pâture la feuille de verne, dont la saveur et les propriétés nutritives doivent différer de celles du mets familial ; il travaille une pièce inconnue, voisine cependant de la pièce réglementaire par la forme et l’ampleur. Ce trouble du régime et du climat, quels changements a-t-il provoqués dans les traits de la bête ?

 

Absolument aucun. En vain je promène la loupe sur l’exploiteur du verne et sur l’exploiteur du noisetier, celui-ci venu par correspondance du fond de la Corrèze, je ne vois pas entre eux la moindre différence, même pour les humbles détails. L’industrie serait-elle modifiée dans sa méthode ? Sans avoir encore vu le travail fait avec une feuille de noisetier, hardiment je l’affirme pareil à celui qui s’obtient avec une feuille de verne.

 

Changez les vivres et le climat, changez les matériaux à travailler ; s’il peut s’accommoder des nouveautés qui lui sont imposées, l’insecte persiste immuable dans son art, ses mœurs, son organisation ; s’il ne le peut, il périt. Être ce qu’on était ou ne pas être, voilà ce que nous dit, après tant d’autres, le naufragé du torrent.

 

Voyons-le à l’œuvre sur le verne, et nous saurons comment il travaille sur le noisetier. L’Apodère ne connaît pas la méthode du Rhynchite qui, pour obtenir flaccidité de la pièce à rouler, pique profondément la queue de la feuille. Le manufacturier rouge a procédé spécial, sans rapport avec celui de la piqûre.

 

Le changement de méthode aurait-il pour cause l’absence du rostre, du fin poinçon apte à plonger dans l’étroit pétiole ? C’est possible, mais non certain, car le mufle, excellente cisaille, pourrait d’une morsure sectionner à demi le pétiole et obtenir effet équivalent. Je préfère voir dans le nouveau procédé un des moyens connus isolément de chaque spécialiste. Ne jugeons jamais de l’ouvrage d’après l’outil. L’insecte est un habile qui sait faire emploi d’un instrument quelconque, même défectueux.

 

Toujours est-il que, des mandibules, l’Apodère tranche transversalement la feuille de verne, à quelque distance de la base du limbe. Tout est coupé nettement, même la nervure médiane. Reste seul intact le bord extrême, où pend flétri le grand lambeau détaché.

 

Ce lambeau, majeure part de la feuille, est alors plié en deux suivant la grosse nervure, la face verte ou supérieure en dedans ; puis, à partir de la pointe, le double feuillet est roulé en un cylindre. L’orifice d’en haut se clôt avec la partie du limbe que l’entaille a respectée ; l’orifice d’en bas, avec les bords de la feuille refoulés en dedans.

 

Le gracieux tonnelet pendille vertical, se balance au moindre souffle. Il a pour cerceau la nervure médiane, qui fait saillie au bout supérieur. Entre les deux feuillets superposés, vers le centre de la volute, est logé l’œuf, d’un roux de résine et, cette fois, unique.

 

Les rares cylindres dont j’ai pu disposer ne me permettent pas des détails circonstanciés sur l’évolution de leur hôte. Ce qu’ils m’apprennent de plus intéressant, c’est que le ver, sa croissance terminée, ne descend pas en terre, comme le font les autres. Il reste dans son tonnelet, que l’agitation de l’air ne tarde pas à faire choir parmi les herbages. Sous ce couvert, à demi pourri, la sécurité manquerait lors du mauvais temps. Le Charançon rouge le sait. Il se hâte de prendre la forme adulte, de revêtir sa casaque vermillon, et vers le commencement de l’été il abandonne son rouleau, devenu masure. Il trouvera meilleur refuge sous les vieilles écorces soulevées.

 

L’Attelabe curculionoïde n’est pas moins expert dans l’art de confectionner un barillet avec une feuille. Concordance curieuse : le nouveau tonnelier est rouge comme l’autre, ou, plus exactement, carminé. Rostre très court, dilaté en mufle. Là cessent les ressemblances. Le premier s’élire quelque peu, a membres dégagés ; le second est un courtaud, ramassé en globule. On est tout surpris de son ouvrage, peu compatible, semblerait-il, avec un ouvrier de tournure gênée, maladroite.

 

Et ce n’est pas une pièce docile qu’il travaille : il roule les feuilles du chêne vert, récentes, il est vrai, non trop rigides encore. C’est tout de même coriace, rebelle à la flexion, lent à se faner. Des quatre routeurs que je connais, le plus petit, l’Attelabe, a le lot le plus ingrat ; et c’est lui, le nain si gauche d’aspect, qui construit néanmoins, à force de patience, le plus élégant logis.

 

D’autres fois il exploite le chêne commun, le chêne rouvre, à feuilles plus amples, plus profondément entaillées que celles de l’yeuse. Sur les pousses du printemps, il fait choix des feuilles supérieures, de grandeur moyenne, de consistance médiocre. Si l’emplacement lui convient, cinq, six barillets et davantage pendillent au même rameau.

 

Qu’il s’établisse sur l’yeuse ou sur le chêne commun, l’insecte, à quelque distance de la base de la feuille, commence par inciser le limbe à droite et à gauche de la nervure médiane, tout en respectant celle-ci, qui fournira solide point d’attache. Alors reparaît la méthode de l’Apodère : la feuille, rendue plus maniable par la double incision, est pliée suivant sa longueur, la face supérieure en dedans. Tous ces rouleurs, cigariers et tonneliers, savent comment se dompte l’élasticité d’une feuille au moyen de la piqûre ou de l’incision ; tous sont versés à fond dans le principe de statique qui veut sur la convexité de la courbure la face de plus grand ressort.

 

Entre les deux lames en contact, l’œuf est déposé, cette fois encore seul. Alors la pièce double est roulée de la pointe terminale vers le point d’attache. Les dentelures, les sinuosités du dernier pli, sont scellées par la patiente pression du mufle ; les deux embouchures du cylindre sont closes au moyen du refoulement des bords. C’est fini. Le barillet est terminé, long d’un centimètre environ, cerclé à l’extrémité fixe par la nervure médiane. C’est petit, mais solide, non dépourvu de grâce.

 

Le tonnelier courtaud a ses mérites, que je serais désireux de mieux mettre en lumière en assistant au travail. Ce que je parviens à voir dans les champs, sur le chantier même, se réduit à peu près à rien. Maintes fois je surprends l’insecte sur son fût, immobile, le mufle appliqué contre les douves de la pièce.

 

Que fait-il là ? Il sommeille au soleil ; il attend que le dernier pli de l’ouvrage ait acquis stabilité sous une pression prolongée. Si je l’examine de trop près, aussitôt, rassemblant les pattes sous le ventre, il se laisse choir.

 

Mes visites n’aboutissant guère, j’essaye l’éducation en domesticité. L’Attelabe s’y prête très bien : il travaille sous mes cloches avec autant de zèle que sur son chêne. Ce que j’apprends alors m’enlève tout espoir de suivre en leurs détails les manœuvres de l’enroulement. L’Attelabe est un ouvrier nocturne.

 

Bien avant dans la nuit, vers les neuf ou dix heures, sont donnés les coups de ciseaux qui entaillent la feuille ; le lendemain matin, le barillet est terminé. À la douteuse clarté d’une lampe et à des heures indues réclamées par le sommeil, le délicat tour de main de l’ouvrier m’échapperait. N’y songeons plus.

 

Ces habitudes nocturnes ont leur motif, qu’il me semble entrevoir. La feuille du chêne, celle de l’yeuse surtout, est autrement rebelle que la feuille de l’aulne du peuplier, de la vigne. Travaillée de jour, sous les rayons brûlants du soleil, elle ajouterait aux difficultés d’une médiocre souplesse celles d’un commencement de dessiccation. Au contraire, visitée de la rosée, dans la fraîcheur de la nuit, elle se maintiendra flexible, elle obéira convenablement aux efforts du rouleur, et le barillet sera prêt quand le soleil viendra, d’un coup de feu, stabiliser en sa forme l’ouvrage encore frais.

 

Si différents entre eux, les quatre rouleurs de feuilles viennent de nous dire que l’industrie n’est pas affaire de structure organique, que l’outil ne décide pas du genre de travail. Doués d’une trompe ou d’un mufle, hauts de pattes ou trotte-menu, élancés ou courtauds, poinçonneurs ou découpeurs, ils parviennent tous les quatre au même résultat, le rouleau, gîte et garde-manger du ver.

 

Ils nous disent : l’instinct a son origine autre part que dans l’organe. Il remonte plus haut ; il est inscrit dans le code primordial de la vie. Loin d’être asservi à l’outillage, c’est lui-même qui le domine, apte à l’employer tel quel, avec la même habileté, ici pour un ouvrage et là pour un autre.

 

Le petit tonnelier du chêne ne termine pas là ses révélations. L’ayant assez fréquenté, je sais combien il est difficile sur la qualité des vivres. Desséchés, il les refuse absolument, dût-il périr d’inanition. Il les veut tendres, marinés dans l’humide, mortifiés par un commencement de pourriture, assaisonnés même d’un peu de moisi. Je les lui cuisine à son goût en les tenant dans un bocal sur lit de sable mouillé.

 

Ainsi traité, le vermisseau éclos en juin rapidement grossit. Deux mois lui suffisent pour devenir une belle larve d’un jaune orangé, qui vivement, avec la brusquerie d’un ressort, détend sa courbure et s’agite dans sa loge effractionnée. Remarquons sa forme svelte, bien moins replète que celle des autres Charançons en général. À lui seul, ce défaut de corpulence larvaire dénote un adulte d’exceptionnelle catégorie. Je n’en dirai pas davantage sur le compte du ver : son signalement serait de médiocre intérêt.

 

Ceci mérite mieux examen. Nous sommes en fin septembre ; nous venons de subir un été extraordinaire par sa température torride et son aridité. La canicule ne veut plus finir. Dans l’Ardèche, le Bordelais, le Roussillon, les forêts flambent ; du côté des Alpes, des villages entiers sont brûlés ; devant ma porte, un passant, de son allumette négligemment rejetée, incendie les champs voisins. Ce n’est plus une saison, c’est un embrasement.

 

Que doit faire l’Attelabe en tel désastre ? Il est à son aise, il prospère dans mes appareils, qui lui tiennent les vivres ramollis ; mais au pied de son chêne, parmi les broussailles à feuillage recroquevillé comme par l’haleine d’un four, sur la terre calcinée, que doit-il devenir, le pauvret ? Allons nous informer.

 

Sous les chênes qu’il exploitait en juin, je parviens à trouver, parmi les feuilles mortes, une douzaine de ses petits barils. Ils ont conservé la couleur verte, tant la dessiccation les a promptement saisis. Cela craque, cela se met en poudre sous la pression des doigts.

 

J’ouvre un tonnelet. Au centre est le vermisseau, d’aspect convenable, mais combien petit ! À peine dépasse-t-il la taille qu’il avait au sortir de l’œuf. Est-il mort, est-il vivant, ce point jaune ? L’immobilité le dit mort, la coloration non fanée le dit vivant. Je romps un second baril, un troisième. Au centre, toujours un vermisseau jaune, immobile et tout petit comme le sont les nouveau-nés. Tenons-nous-en là ; conservons le reste de ma récolte pour une expérience qui me vient à l’esprit.

 

Avec leur immobilité de momie, les vermisseaux sont-ils réellement trépassés ? Non, car si je les pique de la pointe d’une aiguille, aussitôt ils se trémoussent. Leur état est un simple arrêt d’évolution. Dans leur étui récemment roulé appendu encore à l’arbre et recevant un peu de sève, ils ont trouvé l’aliment nécessaire à leurs premiers progrès ; puis le barillet est tombé à terre, où rapidement il s’est desséché.

 

Alors, dédaigneux de sa dure victuaille, le ver a cessé de manger et de croître. Qui dort dîne, s’est-il dit ; et il attend, dans la torpeur, que la pluie vienne lui ramollir sa miche.

 

Cette pluie, après laquelle bêtes et gens soupirent depuis quatre mois, il est en mon pouvoir de la réaliser, du moins dans les limites des besoins d’un Charançon. Je mets flotter à la surface de l’eau les tonnelets arides qui me restent. Quand ils sont imbibés à point, je les transvase dans un tube de verre, fermé à l’un et l’autre bout avec un tampon de coton mouillé qui maintiendra l’atmosphère humide.

 

Le résultat de mes artifices mérite mention. Les endormis se réveillent, consomment l’intérieur de la miche ramollie et rattrapent si bien le temps perdu qu’en peu de semaines ils ont la taille de ceux qui n’ont pas subi d’arrêt dans mes bocaux à demi pleins de terre humide.

 

Cette aptitude à suspendre la vie de longs mois, lorsque les provisions n’ont plus la souplesse requise, ne se retrouve pas chez les autres rouleurs de feuilles. En fin août, trois mois après l’éclosion, nul vivant dans les cigares de la vigne tenus au sec. La mortalité est plus rapide encore dans les cigares du peuplier desséchés. Quant aux cylindres de l’aulne, faute de matériaux en nombre suffisant, je n’ai pu les interroger sur l’endurance de leurs hôtes.

 

Des quatre rouleurs de feuilles, le plus menacé par la sécheresse est celui du chêne. Son tonnelet tombe et repose sur un sol d’aridité extrême hors des temps de pluie ; en outre, à cause de ses minimes dimensions, il est tari jusqu’au centre au premier coup de soleil.

 

Le terrain du vignoble est aride pareillement ; mais il y a de l’ombre sous les pampres, et l’opulent cigare est d’épaisseur à garder dans sa partie centrale, bien mieux que ne le fait le maigre barillet, un peu de la fraîcheur indispensable au ver. Sous le rapport de l’abstinence prolongée, le Rhynchite de la vigne ne peut supporter les comparaisons avec le fabricant de barils. Encore moins ne le pourrait le Rhynchite du peuplier. Pour celui-ci, le plus souvent, le danger du sec est nul, malgré l’exiguïté du rouleau, mesquine queue de rat. La chute de ce rouleau se fait d’habitude au bord d’un fossé, sur l’humide sol des prairies. L’exploiteur de l’aulne n’est guère en péril non plus : au pied de son arbre, ami des ruisselets, il trouve la fraîcheur nécessaire au bon état du cylindre nourricier. Mais quand il exploite le noisetier, j’ignore quelles conditions le tirent d’affaire.

 

Ces derniers temps, les journaux, retentissants échos de toutes les sottises, faisaient quelque bruit sur les prouesses stomacales de certains pauvres diables qui, pour gagner leur pain, jeûnaient des trente et quarante jours. Comme de règle en choses de badauderie, des admirateurs se trouvaient, encourageant ces misères.

 

Or voici bien mieux, ô snobs de l’abstinence ! Une bestiole de rien, non célébrée par les journaux, un vermisseau de l’avant-veille, prend quelques bouchées ; puis, ses vivres se trouvant trop secs, de quatre mois et plus ne mange plus. Et ce n’est pas ici effet de langueur maladive ; la bête jeûne en pleine fringale de la croissance, alors que l’estomac, mieux que jamais, réclame copieuse alimentation. Le Rotifère, inerte, desséché toute une saison parmi les mousses de son toit, se remet à tournoyer dans une goutte d’eau. Le ver de l’Attelabe, voisin de la mort pendant quatre à cinq mois, reprend animation et mange en goulu si je lui mouille son pain. Qu’est donc la vie, capable de pareilles haltes ?

 


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