IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
Non moins habiles que les Charançons de la vigne et du peuplier dans l’art de rouler des feuilles, l’Attelabe et l’Apodère nous ont démontré qu’avec un outillage dissemblable l’industrie peut rester la même ; ils nous ont affirmé compatibles la parité des aptitudes et la diversité des organes. Inversement, avec les mêmes outils peuvent s’exercer des métiers différents ; l’identité des formes n’impose pas l’équivalence des instincts.
Qui dit cela ? Qui met en avant cette proposition subversive ? Cet audacieux est le Rhynchite du prunellier (Rhynchites auratus, Scop.).
Rivalisant d’éclat métallique avec les exploiteurs de la vigne et du peuplier, il possède, exactement comme ces derniers, poinçon courbe qu’on dirait propre à piquer la queue d’une feuille, puis à fixer les bords de la pièce roulée ; il a forme trapue, apte, semble-t-il, au travail dans l’étroit sillon d’un pli ; il possède sandales à crampons, donnant appui stable sur les surfaces glissantes. À qui connaît les cigariers, il suffit de le voir pour l’appeler aussitôt du même nom générique. Les nomenclateurs ne s’y sont pas mépris : ils sont unanimes à le nommer Rhynchite. À juger du métier ; d’après l’aspect du travailleur, on n’hésite pas : on fait de ce troisième Rhynchite un émule des autres, on le classe dans la corporation des rouleurs de feuilles.
Eh bien, ici l’extérieur profondément nous trompe, nous sommes dupes d’une identité de structure. Quant aux mœurs, le Rhynchite du prunellier n’a rien de commun avec les deux que lui associe la nomenclature, basée sur le seul caractère des formes. Bien mieux, tant qu’on ne l’a pas vu à l’ouvrage, nul ne soupçonnerait quelle est sa profession. Il travaille exclusivement le fruit du prunellier ; il faut à son ver, pour ration, la petite amande, et pour logis, l’étroit noyau de la prunelle.
Voici donc qu’inexpert au métier de ses confrères, sans rien changer à l’outillage, le pareil des manufacturiers en cigares se fait perforateur de coffrets ; avec le même poinçon dont se servent ses proches pour fixer le dernier pli d’un rouleau, il creuse une fossette à la surface d’une coque dure comme l’ivoire. L’outil assembleur d’une lame flexible corrode maintenant l’indomptable et fonctionne en pic excavateur. Chose plus étrange : après la rude besogne du burin, il dresse au-dessus de l’œuf une petite merveille, dont nous aurons lieu d’admirer l’exquise délicatesse.
Le ver ne m’étonne pas moins. Il change de régime. Hôte de la vigne et du peuplier, il consommait une feuille ; hôte du prunellier, il s’alimente de farineux. Il change ses moyens de libération. Lorsque, toute la croissance acquise, le moment est venu de descendre en terre, les deux premiers n’ont devant eux qu’un obstacle sans résistance, la couche superficielle de l’étui foliacé, ramollie, ruinée par la pourriture ; le troisième, à l’exemple du Balanin des noisettes, doit perforer une muraille d’exceptionnelle solidité.
Que d’étranges oppositions ne relèverions-nous pas en ce genre de faits, si les mœurs du groupe Rhynchite nous étaient mieux connues ? Un quatrième exemple m’est familier (Rhynchites Bacchus, Lin.). Identique de forme avec les fabricants de cigares et les exploiteurs de noyaux, digne enfin sous tous les rapports de l’appellation de Rhynchite, que sait-il faire, celui-ci ? Roule-t-il des feuilles ? Non. Établit-il son ver dans le coffre d’une amande ? Non.
Il a métier fort simple, car sa méthode se réduit à inoculer la ponte, un peu de-ci, un peu de-là, dans la chair encore verte des abricots. Ici nulle difficulté à vaincre, et de la sorte nul art tant chez le ver que chez la mère. Le rostre donne un coup de sonde dans une matière de faible résistance, l’œuf est introduit au fond de la plaie, et c’est tout. L’installation de la famille est des plus sommaires ; elle remet en mémoire la pratique des Larins.
Le ver, de son côté, n’a pas à se mettre en frais de talents. Qu’en ferait-il ? Il se nourrit de la pulpe du fruit, qui tombe bientôt à terre et s’y convertit en une marmelade. Dans ce milieu diffluent, la vie est facile : un laitage de pourri baigne le nourrisson. Quand l’heure vient de se réfugier dans le sous-sol, le saturé de confitures n’a pas de voile à déchirer, pas de muraille à trouer : la chair de l’abricot est devenue pincée de poussière brune.
Autrefois les Anthidies, les uns ourdisseurs de cotonnades, les autres pétrisseurs de résine, me soumettaient question ardue. Plus tard sont venus les Bousiers des pampas, les Phanées, préparant pour conserves alimentaires, ceux-ci des gâteaux de bouse moulés en forme de poire, ceux-là des pièces de charcuterie tenues au frais dans des jarres d’argile. De part et d’autre, m’était proposée cette difficulté : des mœurs, des industries sans rapport entre elles, peuvent-elles s’expliquer du moment qu’on admet une origine commune pour ces divers industriels, si voisins de conformation d’ailleurs ? La demande reparaît, plus pressante, avec les quatre Rhynchites.
Que l’influence des milieux ait quelque peu modifié l’extérieur, que la lumière ait accentué la coloration, que la quantité des vivres ait modérément varié la taille, que le climat chaud ou froid ait éclairci ou rendu plus épais le pelage, tous ces changements et bien d’autres encore, si cela peut faire plaisir à quelqu’un, aisément je les concède ; mais, de grâce, élevons-nous plus haut, ne réduisons pas le monde des vivants à une collection de tubes digestifs, à un assortiment de ventres qui s’emplissent et se vident.
Songeons au coup de pouce magistral qui met tout en branle dans la machine animale ; interrogeons les instincts, dominateurs des formes ; remettons-nous en mémoire la superbe expression de l’antiquité : mens agitat molem ; et nous comprendrons l’inextricable difficulté où se trouve la théorie pour nous expliquer comment il se fait que de quatre insectes, aussi pareils de forme que le sont entre elles des gouttes d’eau, deux convolutent des feuilles, un autre burine des noyaux, un dernier exploité la marmelade d’un fruit pourri.
S’il y a filiation entre eux, s’ils sont en effet parents, comme semblerait l’affirmer leur air de famille si bien accentué, lequel a commencé la lignée ? Serait-ce le rouleur de feuilles ?
À moins de se contenter de rêveries, nul n’admettra que le manipulateur de cigares se soit un jour lassé de son rouleau et, fol innovateur, se soit mis à trouer le coffre d’un noyau. De telles industries, si disparates, ne s’appellent pas l’une l’autre. Les feuilles ne leur manquant jamais, les premiers rouleurs ont passé peut-être d’un végétal à d’autres plus ou moins similaires ; mais renoncer à la volute de feuillage, d’acquisition si facile, et devenir, rien ne les y obligeant, acharnés rongeurs de bois dur, c’eût été de leur part idiot. Aucune raison acceptable n’expliquerait l’abandon du premier métier. De telles folies sont inconnues dans le monde de l’insecte.
L’exploiteur de la prunelle refuse à son tour de se reconnaître comme l’inspirateur du cigarier. « Moi, dit-il, moi renier ma petite prune bleue, si savoureuse dans son âpreté ! moi, ciseleur de coupes, délaisser mon burin, et, en un moment d’extravagance, me faire ployeur de feuilles ! Et pour qui me prend-on ? Mon ver raffole de l’amande farineuse ; devant tout autre mets, et surtout devant le maigre, l’insipide rouleau de mon collègue du peuplier, il se laisserait périr de faim. Tant qu’il y a eu des prunelles ou des fruits approchants, ma race, s’en trouvant bien, n’a pas commis la sottise d’y renoncer pour une feuille. Tant qu’il y en aura, nous y resterons fidèles, et si jamais elles manquent, nous périrons jusqu’au dernier. »
L’amateur de l’abricot n’est pas moins affirmatif. Lui, d’installation si facile dans une molle chair, s’est bien gardé de conseiller à ses fils la pénible besogne d’une coque perforée, d’une feuille domptée en cigare. Suivant les lieux, suivant l’abondance des fruits, passer de l’abricot à la prune, a la pêche, à la cerise même, voilà les plus audacieuses innovations. Mais comment admettre que ces passionnés de pulpe, très satisfaits de leur grasse vie, indéfiniment possible autrefois comme aujourd’hui, se soient jamais risqués à laisser le tendre pour le dur, le juteux pour l’aride, l’aisé pour le difficultueux ?
Aucun des quatre n’est la souche de la lignée. L’ancêtre commun serait-il alors un inconnu, plaqué peut-être dans les feuillets de schiste dont nous consultions au début les vénérables archives ? S’y trouverait-il, qu’il ne nous apprendrait rien. La bibliothèque de pierres conserve les formes et ne garde pas les instincts ; elle ne dit rien des industries, parce que, ne cessons de le répéter, l’outil de l’insecte ne renseigne pas sur le méfier. Avec le même rostre, le Curculionide peut exercer des professions très différentes.
Ce que faisait l’ancêtre des Rhynchites, nous ne le savons pas, et n’avons nul espoir de le savoir un jour. Alors la théorie prend pied sur le vague terrain des suppositions. Admettons que…, dit-elle ; imaginons que…, il pourrait se faire que…, etc. Théorie, ma mie, c’est là moyen commode d’arriver à telle conséquence que l’on veut. Avec un bouquet d’hypothèses convenablement choisies, sans être subtil logicien, je me ferais fort de vous démontrer que le blanc est le noir, que l’obscur est le clair.
Trop ami des vérités tangibles, indiscutables, je ne vous suivrai pas dans vos fallacieuses suppositions. Il me faut des faits authentiques, bien observés, scrupuleusement sondés. Or qu’avez-vous sur la genèse des instincts ? Rien, puis rien, toujours rien.
Vous croyez avoir bâti monument en blocs cyclopéens, et vous n’avez édifié qu’un château de cartes, croulant au souffle des réalités. Le Rhynchite réel, et non celui de l’imagination, l’insecte, qu’il est loisible à chacun d’observer et d’interroger, en sa naïve sincérité ose vous le dire.
Il vous dit : « Mes industries si opposées ne peuvent dériver l’une de l’autre. Nos talents ne sont pas le legs d’un ancêtre commun, car, pour nous laisser tel héritage, l’initiateur originel aurait dû être versé à la fois dans des arts incompatibles : celui des feuilles roulées, celui des noyaux mis en perce, celui des fruits confits, sans compter le reste que vous ignorez encore. S’il s’est trouvé inhabile à tout faire, il a dû, pour le moins, avec le temps, abandonner un premier métier et en apprendre un second, puis un troisième, puis une foule d’autres dont la connaissance est réservée aux observateurs futurs. Eh bien, pratiquer plusieurs industries à la fois, ou encore de spécialiste en tel genre se faire spécialiste en tel autre genre tout différent, foi de Rhynchite, ce sont-là choses insensées pour des bêtes. »
Ainsi parle le Curculionide. Complétons son dire. Les instincts des trois corps de métier dont il est fait ici l’historique ne pouvant en aucune façon se ramener à une origine commune, les Rhynchites correspondants, malgré leur extrême ressemblance de structure, ne sauraient être les ramifications d’une même souche. Chacune de leurs races est un médaillon indépendant, frappé d’un coin spécial dans l’atelier des formes et des aptitudes. Qu’est-ce donc lorsque, aux dissemblances des instincts, s’ajoutent les dissemblances des formes !
Assez philosophé. Faisons plus intime connaissance avec l’exploiteur des prunelles. Vers la fin de juillet, gras a point, le ver sort de son noyau et descend en terre. Il refoule du dos et du front la poudre environnante, il s’y ménage niche ronde, qu’un agglutinatif fourni par le constructeur consolide un peu, de façon à prévenir l’écroulement. Semblables préparatifs de nymphose et d’hivernation sont usités du Rhynchite de la vigne et de celui du peuplier ; mais ceux-ci sont plus précoces dans leur évolution. Septembre n’est pas terminé qu’ils ont acquis, en majorité, la forme adulte. Je les vois reluire dans le sable de mes bocaux ainsi que des pépites vivantes. Ces globules d’or ont prévision de la saison froide, d’approche rapide : ils ne bougent en général de leurs souterrains. Cependant, séduits par de violents coups de soleil, les derniers de l’année, quelques Rhynchites du peuplier remontent à l’air libre, viennent s’informer des événements climatériques. Aux premiers souffles de la bise, ces aventureux se réfugieront sous les écorces mortes, peut-être même périront-ils.
L’hôte du prunellier n’a pas cette hâte. L’automne touche à la fin, et mes enfouis sont toujours à l’état de larves. Qu’importe ce retard ! Tous seront prêts quand l’arbuste chéri se couvrira de fleurs. Dès le mois de mai, en effet, l’insecte abonde sur les prunelliers.
C’est l’époque des liesses insoucieuses. Le fruit trop petit encore, de noyau sans consistance et d’amande en gelée hyaline, ne conviendrait pas au ver, mais il fait le régal de l’adulte, qui, d’un mouvement insensible, sans aucune manœuvre de vilebrequin, plonge sa percerette dans la pulpe, l’enfonce à demi, se tient là immobile et délicieusement s’abreuve. Le jus du pruneau s’extravase sur la margelle du puits.
Cet amour de l’acerbe prunelle n’est pas exclusif. Dans mes volières, alors même que le fruit réglementaire est présent, le Rhynchite doré accepte très bien la cerise verte ainsi que la prune cultivée à peine parvenue à la grosseur d’une olive. Il refuse absolument, quoique ronds et petits ainsi que des prunelles, les fruits du cerisier mahaleb, ou cerisier de Sainte-Lucie, sauvageon fréquent dans les broussailles du voisinage. Leur saveur de droguerie le rebute.
Quand il s’agit de l’œuf, je ne parviens pas à lui faire accepter la prune cultivée. En des moments de pénurie, la cerise ordinaire semble moins lui répugner. Si l’estomac de la mère est satisfait d’une pulpe astringente quelconque, celui du ver réclame une amande douce dans un coffret étroit, de médiocre résistance. Celle du cerisier, assaisonnée d’acide prussique et quelque peu amère, n’est acceptée qu’avec hésitation ; celle du prunier, renfermée dans un noyau dont la forte paroi opposerait trop pénible obstacle d’abord à l’entrée, puis à la sortie du ver, est absolument dédaignée. La pondeuse, très au courant de ses affaires de ménage, refuse donc pour sa famille tout fruit à noyau autre que la prunelle.
Voyons-la à l’ouvrage. Dans la première quinzaine de juin, la ponte est en pleine activité. À cette époque, les prunelles commencent à se colorer de violacé. Elles sont fermes, à peu près de la grosseur d’un pois, ce qui n’est pas loin du volume final. Le noyau est ligneux, résiste au couteau ; l’amande a pris consistance.
Les fruits attaqués présentent deux genres de fossettes, brunies par des tissus mortifiés. Les unes, les nombreuses, sont des entonnoirs peu profonds, presque toujours comblés par une larme de gomme durcie. En ces points, l’insecte a pris simplement réfection, sans dépasser la demi-épaisseur à peu près de la couche pulpeuse. Plus tard, les exsudations de la blessure ont rempli la cavité d’un tampon gommeux.
Les autres fossettes, plus amples et irrégulièrement polygonales, plongent jusqu’au noyau. Leur ouverture mesure près de quatre millimètres, et leurs parois, au lieu d’être obliques comme celles des exploitations alimentaires, se dressent perpendiculairement sur le noyau mis à nu. Remarquons encore un détail dont nous verrons tout à l’heure l’importance : il est rare d’y trouver de la gomme, contenu habituel des autres cavités. Ces fossettes, libres d’obstruction ; sont des établissements de famille. J’en compte deux, trois, quatre sur la même prunelle, parfois une seule. Très fréquemment, elles sont accompagnées d’érosions superficielles en entonnoir où le Charançon s’est repu.
Les amples fossettes descendant jusqu’au noyau constituent une sorte de cratères irréguliers, au centre desquels s’élève toujours un mamelon de pulpe brune. Il n’est pas rare de distinguer avec la loupe une fine perforation au sommet de ce cône central ; d’autres fois l’orifice est clos, mais de façon lâche qui laisse soupçonner des relations avec les profondeurs.
Coupons ce cône suivant son axe. À sa base est un mignon godet hémisphérique creusé dans l’épaisseur du noyau. Là, sur un lit de subtile poussière provenant du travail d’érosion, repose un œuf jaune, ovalaire, d’un millimètre environ dans son plus grand diamètre. Au-dessus de l’œuf se dresse, comme toit défensif, le cône de marmelade brune, percé dans toute sa longueur d’un canalicule, tantôt en plein libre et tantôt à demi obstrué.
La structure de l’ouvrage nous dit la marche de l’opération. Dans la couche charnue de la prunelle, la mère, consommant la substance ou la rejetant s’il y en a trop pour son appétit pratique d’abord une fosse à parois dressées, et met totalement à nu, sur le noyau, une aire d’ampleur convenable. Puis, au centre de l’aire, elle burine de son poinçon une petite coupe plongeant à mi-épaisseur de la coque. Là, sur un fin matelas de râpure, l’œuf est pondu. Enfin, comme système de défense, la pondeuse dresse au-dessus du godet et de son contenu une toiture pointue, un mamelon de marmelade fournie par les parois de la fosse.
L’insecte travaillant très bien en captivité pourvu qu’on lui accorde, ampleur d’espace, soleil et rameau garni de prunelles, il est aisé d’assister aux manœuvres de la pondeuse ; mais ce qu’on retire d’une observation assidue se réduit à bien peu.
La journée presque entière, la mère se tient campée en un point du fruit, immobile et le rostre plongé dans la pulpe. D’ordinaire, nul mouvement de sa part, rien qui trahisse des efforts.
De temps à autre, un mâle la visite, lui grimpe sur le dos, l’enlace et très doucement la berce en oscillant lui-même. Sans se laisser détourner de son grave travail, l’enlacée obéit passivement au roulis. C’est un moyen peut-être de tromper les longues heures nécessaires à l’établissement d’un œuf.
En voir davantage est bien difficile. Le rostre fonctionne dans les mystères de la pulpe, et à mesure que la fosse s’ouvre, s’amplifie, l’excavatrice la masque de son avant. Le creux est prêt. La mère se retire et se retourne. J’entrevois un instant au fond du cratère le noyau mis à découvert, et au centre, de l’aire dénudée, une petite coupe. Aussitôt l’œuf déposé dans ce godet, nouveau retournement, et plus rien n’est visible jusqu’à la fin de l’ouvrage.
De quelle façon s’y prend la pondeuse pour dresser au-dessus de l’œuf un amoncellement défensif, un cône, un obélisque assez incorrect de forme, mais si curieux par son étroit canal de cheminée ? Comment surtout parvient-elle à ménager dans la molle masse ce défilé de communication ? Ce sont là détails qu’il ne faut guère songer à surprendre, tant l’insecte travaille avec discrétion. Bornons-nous à savoir que le rostre seul, sans intervention des pattes, creuse le cratère et y dresse le cône central.
Avec les chaleurs de juin, moins d’une semaine suffit à l’éclosion. La bonne fortune, sollicitée du reste par des essais à fatiguer le peu que j’ai de patience, me vaut intéressant spectacle. J’ai sous les yeux un nouveau-né. Il vient de rejeter la dépouille de l’œuf ; il s’agite, très affairé, dans sa coupe poudreuse. Pourquoi tel émoi ? Voici : pour atteindre l’amande, sa ration, l’animalcule doit achever la fossette, la convertir en lucarne d’introduction.
Besogne énorme pour un point de glaire. Mais ce débile point a trousse de charpentier ; ses mandibules, fines gouges, ont reçu, dès le germe, la trempe nécessaire. Le vermisseau se met incontinent à l’ouvrage. Le lendemain, par un subtil pertuis où s’engagerait à peine une aiguille médiocre, il a pénétré en terre promise, il est en possession de l’amande.
Une autre bonne fortune me dit en partie l’utilité du cône central percé en cheminée. La mère, creusant la fosse dans la chair de la prunelle, boit les sucs extravasés, mange la pulpe. C’est la façon la plus directe de faire disparaître les déblais sans se déranger du travail. Quand elle burine à la surface du noyau le godet qui doit recevoir l’œuf, elle laisse en place la fine vermoulure, matière excellente comme couchette du germe, mais non utilisable comme aliment.
Le vermisseau, de son côté, que fera-t-il de sa poudre ligneuse à mesure qu’il approfondit la fossette pour gagner l’amande ? Éparpiller les déblais aux alentours n’est pas possible : l’espace manque ; s’en nourrir, les loger dans l’estomac est moins possible encore : ce n’est pas avec cette aride semoule que se prennent les premières bouchées quand on attend le laitage d’une amande.
Le ver naissant a méthode meilleure. De quelques poussées de l’échine, il refoule au dehors, par la cheminée du cône, les déblais encombrants. Il m’arrive de voir, en effet, un point blanc et poudreux au sommet du mamelon central. Ce mamelon canaliculé est donc un ascenseur par où sont évacués les déblais de l’excavation.
Là ne peut se borner l’utilité de la curieuse pièce : l’insecte, toujours économe, ne s’est pas mis en frais d’un haut obélisque creux dans le seul but de préparer une voie aux atomes de poussière gênant le ver dans son travail. Avec moindres dépenses, le même résultat pouvait s’obtenir, et le Curculionide est trop bien avisé pour construire le complexe lorsque le simple suffit. Informons-nous mieux.
Il est d’évidence que l’œuf, déposé dans un godet à la surface du noyau, a besoin d’une toiture défensive. En outre, le vermisseau, travaillant tout à l’heure le fond de sa coupe pour atteindre l’amande, réclamera une porte de débarras en son étroit logis. Une menue coupole, surbaissée, avec lucarne pour l’évacuation des balayures, remplirait, semble-t-il, toutes les conditions voulues. Pourquoi donc alors le luxe de cette cheminée pyramidale qui s’élève jusqu’au niveau supérieur de la fosse, ainsi que se dresse un cône d’éruption au centre d’un cratère volcanique ?
Les cratères de la prunelle ont leurs laves, c’est-à-dire leurs afflux de gomme, qui pleure des divers points blessés, puis se durcit en blocs. Telle coulée encombre toute excavation où l’insecte n’a fait que prendre nourriture. Les grandes fosses à cône central en sont, au contraire, dépourvues, ou n’en présentent que de maigres pleurs sur leurs parois.
La pondeuse, cela saute aux yeux, a pris certaines précautions pour défendre le gîte de l’œuf contre l’invasion de la gomme. Elle a d’abord donné plus d’ampleur à la cavité afin d’éloigner convenablement du germe la perfide muraille, suant le visqueux ; elle a de plus creusé la pulpe jusqu’au noyau, elle a dénudé à fond une aire de parfaite netteté d’où plus rien de dangereux ne peut sourdre.
Ce n’est pas encore assez : distantes et dressées à pic sur le nu, les parois de la fosse sont toujours à craindre. Dans quelques prunelles et dans certains cas, peut-être donneront-elles de la gomme en surabondance. Le seul moyen de conjurer le péril est d’élever au-dessus de l’œuf, jusqu’au niveau supérieur du cratère, une barricade capable d’arrêter la coulée. Telle est la raison du cône central. S’il y a éruption copieuse, la gomme comblera l’espace annulaire, mais du moins elle ne couvrira pas le point où gît l’œuf. Le haut obélisque, insubmersible, est donc ouvrage défensif de très ingénieuse invention.
Cet obélisque est creux suivant son axe. Nous venons de le voir servir d’ascenseur aux déblais que le jeune ver refoule en dehors quand il approfondit la cuvette natale et la convertit en un couloir donnant accès dans le noyau. Mais c’est là rôle très secondaire ; un autre lui revient, d’importance majeure.
Tout germe respire. Dans sa coupe à matelas de vermoulure, l’œuf du Rhynchite exige l’accès de l’air, accès très modéré sans doute, mais enfin jamais nul. Par le défilé de son toit conique, l’air lui arrive et se renouvelle, même si de mauvaises chances ont rempli le cratère de gomme.
Tout être vivant respire. Le vermisseau vient d’entrer dans la coque du fruit en pratiquant une ouverture comme n’en feraient pas d’aussi précises nos plus subtiles percerettes. Il est maintenant dans un coffret hermétique, dans un tonnelet imperméable, goudronné en outre de pulpe gommeuse. Il lui faut de l’air cependant, encore plus qu’à l’œuf.
Eh bien, l’aération se fait par le soupirail que le ver a pratiqué à travers l’épaisseur du noyau. Si menue que soit la lucarne respiratoire, elle suffit, à la condition qu’elle ne se bouche pas. Rien de pareil n’est à craindre, même avec un excès de gomme. Au-dessus du soupirail se dresse le cône défensif, continuant, par son canal, la communication avec le dehors.
J’ai désiré savoir comment se conduiraient, dans une atmosphère très limitée et non renouvelable, des reclus plus vigoureux que l’ermite de la prunelle. Il me les faut en cette période de repos qui précède la métamorphose. Alors l’animal a terminé sa croissance ; il ne prend plus de nourriture, il est à peu près inerte. Il vit aux moindres frais, comparable à la semence qui germe. Pour lui, le besoin d’air est réduit jusqu’aux limites du possible.
Indifférent au choix, j’utilise ce que j’ai sous la main. Et d’abord les larves du Brachycère, le Charançon consommateur de l’ail. Depuis une semaine, elles ont abandonné le bulbille rongé et sont descendues en terre, où, immobiles dans leur niche, elles se préparent à la transformation. J’en mets six dans un tube de verre, scellé par un bout à la lampe d’émailleur. Je les sépare l’une de l’autre au moyen de cloisons de liège, de façon à ménager pour chacune une loge comparable d’ampleur à la niche naturelle. Ainsi garni, le tube est fermé avec un excellent bouchon auquel se superpose une couche de cire d’Espagne. La clôture est parfaite. Aucun échange gazeux n’est possible entre l’intérieur et l’extérieur ; enfin chaque larve est strictement réduite à la petite atmosphère que je lui ai mesurée à peu près sur la capacité des loges souterraines.
Semblables préparations sont faites, les unes avec des larves de Cétoine extraites de leurs coques à métamorphose, les autres avec des nymphes du même insecte. Que deviendront ces divers emmurés, à vie latente, suspendue, la moins exigeante en aération ?
Deux semaines après, le spectacle est concluant. Mes tubes ne contiennent plus qu’une odieuse bouillie cadavérique. L’exhalation aqueuse n’a pu se faire, l’air renouvelé n’est pas venu assainir le local, vivifier larves et nymphes ; et tout a péri, tout est tombé en pourriture.
Le coffret de la prunelle, malgré sa fermeture hermétique, n’est pas récipient aussi rigoureux que mes prisons de verre. Il s’y fait des échanges gazeux, puisque l’amande, corps vivant elle aussi, s’y maintient prospère. Mais ce qui suffit à la vie d’une semence doit être insuffisant lorsqu’il s’agit de la vie bien plus active de l’animal. Le ver du Rhynchite, pendant les quelques semaines qu’il met à gruger son amande, serait donc fort compromis s’il n’avait d’autres ressources respiratoires que l’atmosphère si limitée et si peu renouvelable du noyau.
Tout semble affirmer que si le soupirail, œuvre de son burin, venait à se boucher d’une larme de gomme, le reclus périrait, ou du moins traînerait vie languissante, incapable d’émigrer en terre au moment voulu. Le soupçon mérite d’être confirmé.
Je prépare en conséquence une poignée de prunelles ; je fais moi-même ce qui serait advenu naturellement sans les précautions de la pondeuse. Je noie le cratère et son cône central sous une goutte de gomme arabique en dissolution épaisse. Ma préparation visqueuse équivaut au produit du prunellier. La goutte durcie, j’en ajoute d’autres jusqu’à ce que l’extrémité du cône disparaisse dans l’épaisseur de l’enduit. Quant au reste du fruit, il est laissé tel quel.
Cela fait, attendons, mais en laissant les prunelles à l’air libre comme elles le sont sur l’arbuste. Là ne se ramolliront pas les concrétions gommeuses, ce qui ne manquerait pas d’arriver dans un bocal, à la faveur de la seule humidité fournie par les fruits.
Sur la fin de juillet, des prunelles laissées en l’état naturel, me donnent les premiers émigrants ; l’exode se poursuit une partie du mois d’août. L’orifice de sortie est un trou rond, très net, comparable a celui du Balanin des noisettes. Exactement comme le ver de ce dernier, l’émigrant se passe à la filière et se délivre par une gymnastique qui gonfle la portion du corps déjà extraite au moyen des humeurs refoulées de la portion encore prisonnière.
La lucarne de délivrance parfois se confond avec le fin pertuis d’entrée ; plus souvent elle est à côté ; au grand jamais elle ne se trouve en dehors de l’aire nue qui forme le fond du cratère. Il répugne au ver, paraît-il, de rencontrer sous les mandibules la molle pulpe de la prunelle. Excellent pour buriner le bois dur, l’outil s’empêtrerait peut-être dans une masse glutineuse. Cela devrait se remuer avec une cuiller, et non avec une gouge à tarauder. Toujours est-il que la sortie s’opère toujours en un point de l’aire si bien nettoyée par la pondeuse. Là, ni gomme ni grasse pulpe, contraires au bon fonctionnement de l’outil.
En même temps, que se passe-t-il avec les prunelles gommées ? Rien du tout. J’attends un mois : rien encore. J’en attends deux, trois, quatre : rien, toujours rien. Aucun ver ne sort de mes préparations. Enfin, en décembre, je me décide à voir ce qui est advenu là dedans. Je casse les noyaux dont j’ai obturé le soupirail avec de la gomme.
La plupart renferment un vermisseau mort, desséché tout jeune. Quelques-uns contiennent une larve vivante, bien développée, mais de peu de vigueur. La bête, on le voit, a pâti, non de nourriture, car l’amande est presque en entier consommée, mais d’un autre besoin non satisfait. Enfin un petit nombre me montre larve vivante et trou de sortie régulièrement pratiqué. Ces privilégiées, emmurées de gomme peut-être lorsqu’elles avaient déjà leur entière croissance, ont eu la force de perforer le coffre ; mais, trouvant au-dessus du bois l’odieux mastic, œuvre de mes perfidies, elles se sont obstinément refusées à trouer plus avant. L’obstacle gommeux les a arrêtées net ; et il n’est pas dans leurs usages d’aller essayer la délivrance ailleurs. Hors de l’aire nue, fond du cratère, elles rencontreraient infailliblement la pulpe, non moins délestée que la gomme. En somme, de la collection de larves soumises à mes artifices, aucune n’a prospéré ; la clôture de gomme leur a été fatale.
Ce résultat met fin à mes hésitations : le cône dressé au centre de la fosse est nécessaire à la vie du ver reclus dans le noyau. Son canal est une cheminée d’aération.
Chaque espèce assurément possède son art particulier de conserver des rapports avec l’extérieur, lorsque la larve vit dans un milieu où le renouvellement de l’air serait trop difficultueux ou même impossible si des précautions n’étaient prises. En général, une fissure, un couloir plus ou moins libre et ouvrage habituel du ver, suffisent à l’aération de la demeure. Parfois c’est la mère elle-même qui veille à ces exigences de l’hygiène, et alors la méthode suivie est frappante d’ingéniosité. Rappelons, à ce sujet, les merveilles des Bousiers.
Le Scarabée sacré moule en forme de poire la miche de son ver ; le Copris espagnol la façonne en ovoïde. C’est compact, homogène, imperméable à l’air tout autant qu’un ouvrage de stuc. Respirer en ces logis serait à coup sûr très difficultueux, mais le danger est prévu. Regardons au bout du mamelon de la poire, et au pôle supérieur de l’ovoïde. Pour peu que l’on réfléchisse, la surprise et l’admiration vous gagnent.
Il y a là, et seulement là, non plus la pâte imperméable du reste de l’ouvrage, mais un tampon filandreux, un disque de grossier velours hérissé de fibrilles, une rondelle de feutre lâche à travers laquelle peuvent s’effectuer les échanges gazeux. Un filtre y remplace la matière compacte. L’aspect seul dit assez la fonction de ce point. Si des doutes venaient, voici de quoi les dissiper.
Je vernis, en plusieurs couches, l’aire fibrilleuse ; je prive le filtre de sa porosité, sans rien modifier autre part. Maintenant laissons faire. Quand vient l’époque de la sortie, aux premières pluies automnales, cassons les pilules. Elles ne contiennent plus que des cadavres desséchés.
Un œuf que l’on vernit est frappé de mort ; mis sous la couveuse, il reste inerte caillou. Le poulet a péri en son germe. De même périssent le Scarabée, le Copris et les autres quand on a vernissé la rondelle de feutre faisant office de soupirail respiratoire.
Cette méthode d’un tampon perméable est reconnue de telle efficacité, qu’elle se généralise chez les pilulaires des régions les plus éloignées. Le Phanée splendide, le Bolbites onitoïde de Buenos-Ayres, s’y adonnent avec le même zèle que les Bousiers de la Provence.
Un des hôtes des
pampas fait usage d’un autre procédé, imposé par la matière qu’il manipule. C’est
le Phanée Milon, artiste potier et préparateur de charcuterie.
Avec de l’argile très fine, il fabrique une gourde au centre de laquelle est
placé un godiveau rond, fourni par les sanies d’un cadavre. Le ver à qui sont destinées
ces victuailles éclôt dans un étage supérieur, séparé de la soute aux vivres
par une cloison d’argile.
Comment respirera ce ver ; dans sa loge d’en haut d’abord, puis dans la pièce d’en bas, quand il aura perforé le plancher et atteint le pâté froid ? La demeure est une poterie, une jarre de brique dont la paroi mesure parfois un travers de doigt d’épaisseur. À travers pareille enceinte, l’accès de l’air est absolument impossible. La mère, qui le savait, a disposé les choses en conséquence. Suivant l’axe du col de la gourde, elle a ménagé un étroit défilé par où les fluides gazeux peuvent aller et venir. Sans recourir à l’obstruction au moyen d’un vernis ou d’autre chose, il est tout clair que ce menu canal est une cheminée d’aération.
Exposé sur son fruit au péril de la gomme, le Rhynchite dépasse en délicates précautions le charcutier des pampas. Sur le point où repose l’œuf, il dresse un obélisque, l’équivalent du col de la gourde dans l’ouvrage du Phanée ; pour donner de l’air au germe, il laisse creux, comme le fait le potier, l’axe du mamelon. De part et d’autre, le ver nouveau-né doit, en ses débuts, faire rude besogne : l’un burine le noyau, l’autre perfore cloison de brique. Les voilà tous deux arrivés, le premier sur son amande, le second sur son godiveau. Derrière eux, ils ont laissé lucarne ronde qui fait suite au canal ouvrage de la mère. Ainsi est assurée la communication de l’intérieur de l’établissement avec l’atmosphère extérieure.
La comparaison ne peut plus se poursuivre, tant l’industrie du Rhynchite en danger d’asphyxie par la gomme dépasse l’industrie de l’autre, en parfaite sécurité dans son pot d’argile. Le Curculionide doit se préoccuper des terribles exsudations qui menacent de le submerger, de l’étouffer. La pondeuse élève donc d’abord le cône défensif, la cheminée d’aération, à une hauteur que la coulée gommeuse n’atteindra pas ; ensuite, autour de ce rempart de marmelade, elle pratique vaste circonvallation, qui laisse à distance la paroi suant la matière dangereuse. Si l’éruption est trop forte, la viscosité s’amassera dans le cratère sans mettre en péril l’orifice respiratoire.
Si le Rhynchite et ses émules en moyens défensifs contre les périls d’asphyxie ont appris d’eux-mêmes leur industrie, par degrés, en passant d’une méthode de peu de succès à une autre plus satisfaisante ; s’ils sont réellement fils de leurs œuvres, n’hésitons pas, dût l’amour-propre en souffrir : reconnaissons-les comme des ingénieurs capables d’en remontrer à nos diplômés ; proclamons le Charançon microcéphale un puissant cerveau, prodigieux inventeur.
Vous n’osez aller jusque-là ; vous préférez recourir aux chances du hasard. Ah ! la mesquine ressource que le hasard lorsqu’il s’agit de combinaisons aussi rationnelles ! Autant vaudrait lancer en l’air les caractères de l’alphabet et s’attendre à les voir former, en retombant, tel vers choisi dans un poème !
Au lieu de matagraboliser en son entendement des concepts tortueux, combien il est plus simple, et surtout plus véridique, de dire : « Un Ordre souverain régente la matière. » C’est ce que nous affirme, en son humilité, le Charançon de la prunelle.