Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VII

XV LES CRIOCÈRES (SUITE)

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XV

LES CRIOCÈRES (SUITE)


Le Criocère, en son globe d’opale, a trouvé le salut. Le salut ? Ah ! la malencontreuse expression que je viens d’employer là ! Est-il quelqu’un au monde qui puisse se flatter d’échapper à l’exploiteur ?

 

Vers le milieu de juillet, époque où le Criocère à douze points remonte de dessous terre avec la forme adulte, mes bocaux d’éducation me donnent, par nuées, un tout petit Hyménoptère, un Chalcidien fluet, élégant, d’un noir bleu, sans tarière apparente. A-t-il un nom, le mesquin ? Les nomenclateurs l’ont-ils enregistré ? Je ne sais, et médiocrement m’en soucie ; l’essentiel est d’apprendre que le couvert du fruit de l’asperge, devenu ballon d’opale lorsque le ver l’a vidé, n’a pas sauvegardé le reclus. Le Moucheron tachinaire est seul à tarir sa victime ; lui, l’infime, banquette en compagnie. Ils sont des vingt et plus à exploiter le ver.

 

Lorsque tout semblait présager vie tranquille, un nain parmi les nains se présente, expressément préposé à l’extermination d’un insecte défendu d’abord par le coffret du fruit, puis par la coque, œuvre souterraine du ver. Manger le Criocère à douze points est sa raison d’être, sa fonction. À quel moment et de quelle manière a-t-il fait le coup ? Je l’ignore.

 

Toujours est-il que, fier de son rôle et trouvant la vie douce, il roule en crosse les antennes, les fait osciller ; il se frotte les tarses l’un contre l’autre, signe de satisfaction ; il se brosse le ventre. Je le vois à peine, et c’est un agent de l’universelle extermination, un rouage de ce pressoir sans pitié qui écrase la vie, la foule ainsi qu’une vendange.

 

La tyrannie du ventre fait du monde une caverne de brigands. Manger, c’est tuer. Alambiquée dans la cucurbite de l’estomac, la vie enlevée par massacre devient la vie acquise. Tout se remet en fusion, tout recommence dans l’insatiable creuset de la mort.

 

L’homme, au point de vue du manger, le premier des brigands, fait consommation de tout ce qui vit ou pourrait vivre. Voici une bouchée de pain, la sainte nourriture. Cela représente un certain nombre de grains de froment ne demandant qu’à germer, verdoyer au soleil, s’allonger en chaumes et se couronner d’épis. Ils sont morts pour nous faire vivre.

 

Voici des œufs. Laissés en paix à la poule, ils auraient fait entendre le doux pépiement des poussins. Ils sont morts pour nous faire vivre. Voici de la chair de bœuf, de mouton, de volaille. Horreur ! cela fleure le sang, cela parle d’égorgement. Si l’on y songeait, on n’oserait se mettre à table, cet autel d’atroces holocaustes.

 

Que de vies l’hirondelle, pour ne citer que les plus pacifiques, ne moissonne-t-elle pas dans le seul essor d’une journée ! Du matin au soir, elle engouffre tipules, cousins, moucherons, dansant joyeux dans un rayon de soleil. Rapide comme un trait, elle passe, et les danseurs sont décimés. Ils périssent ; puis, sous la conque de la nichée, ils retombent, lamentables ruines, en guano dont héritera le gazon. Ainsi de tous, tant qu’il y en a, grands et petits, d’un bout à l’autre de la série animale. Un perpétuel massacre perpétue le flot de la vie.

 

Navré de ces tueries, le penseur se prend à rêver d’un état de choses qui nous affranchirait des horreurs de la gueule. Cet idéal d’innocence, tel que peut l’entrevoir notre pauvre nature, n’est pas une impossibilité ; il se réalise en partie pour nous tous, gens et bêtes.

 

Respirer est le plus impérieux des besoins. Nous vivons d’air avant de vivre de pain ; et cela s’accomplit tout seul, sans lutte pénible, sans labeur coûteux, presque à notre insu. Nous n’allons pas, armés en guerre, à la conquête de l’air par rapine, violence, ruse, négoce, travail acharné ; le souverain élément vital vient de lui-même en nous ; il nous pénètre et nous anime. Sans préoccupation aucune à ce sujet, chacun en a sa large part.

 

Pour comble de perfection, c’est gratuit. Et cela durera ainsi indéfiniment tant que le fisc, toujours ingénieux, n’aura pas inventé des robinets de distribution et des cloches pneumatiques où l’air nous serait rationné à tant le coup de piston. Espérons que ce progrès de la science nous sera épargné, car alors, misère de nous, ce serait la fin ; la contribution aurait tué le contribuable.

 

En ses jours de gaieté, la chimie nous promet pour l’avenir des pilules où sera concentrée la quintessence alimentaire. Ces drogues savantes, élaboration des cornues, ne mettraient pas fin à ce souhait : avoir un estomac pas plus onéreux que le poumon, et se nourrir comme on respire.

 

La plante connaît en partie ce secret : elle puise pacifiquement son charbon dans l’atmosphère, où chaque feuille s’imprègne de quoi s’accroître et verdir. Mais le végétal n’agit point ; de là son innocente vie. Il faut à l’action épice fortement relevée, conquise par la lutte. L’animal agit, donc il tue. Premier degré peut-être d’une intelligence qui se connaît, l’homme, ne méritant pas mieux, partage avec la brute la tyrannie du ventre comme mobile irrésistible de l’action.

 

Mais où donc me suis-je fourvoyé ! Un point animé, grouillant dans la panse d’un ver, nous parle du brigandage de la vie ! Comme il sait bien son métier d’exterminateur, celui-là ! En vain le Criocère prend refuge dans un coffre inexpugnable, son bourreau se fait si petit qu’il parvient à l’atteindre.

 

Précautionnez-vous, misérables vers, stationnez sur les rameaux en posture de sphinx menaçants, abritez-vous dans les mystères d’une boîte, cuirassez-vous d’une armure de limite, vous n’en payerez pas moins votre tribut dans l’implacable mêlée ; il se trouvera toujours des inoculateurs qui, variant de ruse, de taille, d’outillage, vous larderont de leurs germes mortels.

 

L’hôte du lis, avec son immonde méthode, n’est pas même à l’abri. Son ver est assez souvent la proie d’un autre Tachinaire, plus gros que celui du Criocère champêtre. Le parasite, j’en ai la conviction, n’a pas semé ses œufs sur la victime tant que celle-ci s’est trouvée couverte de la repoussante casaque ; mais un moment d’imprudence lui fournit occasion favorable.

 

Quand vient l’heure de s’enfouir en terre pour s’y transformer, le ver se dépouille de son manteau, dans le but peut-être de s’alléger lors de la descente du haut de la plante, ou bien encore dans le but de prendre un bain de ce bon soleil dont il a joui si peu jusqu’ici sous son humide couverture. Cette promenade à nu sur les feuilles, dernière joie de la vie larvaire, est fatale au vagabond. Survient le Tachinaire, qui, trouvant une peau nette, luisante d’embonpoint, s’empresse d’y plaquer ses œufs.

 

Le relevé des indemnes et des envahis fournit renseignement conforme à ce que faisaient prévoir les genres de vie. Le plus exposé aux parasites est le Criocère champêtre, dont la larve vit à l’air libre, sans protection aucune. Vient après le Criocère à douze points, établi, en son premier âge, dans le fruit de l’asperge. Le plus favorisé est le Criocère du lis, qui, ver, se fait houppelande de ses déjections.

 

Pour la seconde fois, nous voici donc en présence de trois insectes que l’on dirait issus d’un même moule, tant ils se ressemblent sous le rapport de la conformation. N’étaient des costumes différents et des tailles non pareilles, on ne saurait comment les distinguer l’un de l’autre. Et cette profonde similitude des formes s’accompagne d’une non moins profonde dissemblance des instincts.

 

Le fienteur qui se souille le dos ne peut avoir inspiré l’ermite retiré au net dans son ballon ; l’habitant du fruit de l’asperge n’a pas conseillé au troisième de vivre à découvert et d’errer en acrobate sur le feuillage. Aucun des trois n’a été l’initiateur des mœurs des deux autres. Tout cela me paraît clair comme eau de roche. S’ils sont issus d’une même souche, comment donc ont-ils acquis des talents si disparates ?

 

En outre, ces talents se sont-ils développés par degrés ? Le Criocère du lis est en mesure de nous l’apprendre. Son ver, tourmenté par le Tachinaire, s’est avisé autrefois, admettons-le, de s’ouvrir en dessus la boutonnière stercorale. Par accident, sans but déterminé, il s’est déversé sur le dos le contenu de l’intestin. La mouche proprette a hésité devant l’immondice. Le ver, en sa malice, a reconnu, avec le temps, le parti qu’il pouvait tirer de son cataplasme, et ce qui était au début souillure non préméditée est devenu prudente habitude. D’un succès à l’autre, les siècles aidant, cela va sans dire, car il faut toujours des siècles en de telles inventions, la casaque de fiente s’est étendue de l’arrière à l’avant, jusque sur le front. Se trouvant bien de sa méthode, narguant le parasite sous sa couverture, le ver a fait loi rigoureuse de ce qui était fortuit, et le Criocère a transmis fidèlement à ses fils la repoussante tunique.

 

Jusque-là, pas mal. Maintenant les choses s’embrouillent. Si l’insecte est vraiment l’inventeur de ses moyens défensifs, s’il a trouvé lui-même combien il est avantageux de se dissimuler sous l’ordure, j’exige de son ingéniosité la persistance de la ruse jusqu’au moment précis de s’enfouir. Bien à l’avance, il se déshabille, au contraire ; il erre nu, prend l’air sur le feuillage, alors que sa panse rebondie mieux que jamais peut tenter le Diptère. Il oublie à fond, en sa dernière journée, la prudence que lui a value le long apprentissage des siècles.

 

Ce revirement soudain, cette insouciance devant le péril, me disent : « L’insecte n’oublie rien, parce qu’il n’a rien appris, parce qu’il n’a rien inventé. À la distribution des instincts, il a eu pour sa part la casaque, dont il ignore les mérites tout en profitant de ses avantages. Il n’a pas acquis par degrés, suivis d’un brusque arrêt au moment le plus périlleux et le plus apte à lui inspirer méfiance ; il s’est trouvé doué tel quel dès le début, inhabile à rien changer dans la tactique contre le Tachinaire et autres ennemis.

 

Ne nous hâtons pas néanmoins d’accorder au vêtement d’ordure un rôle exclusivement protecteur contre le parasite. On ne voit pas bien en quoi le ver du lis mérite mieux que celui de l’asperge, dépourvu de tout art défensif. Peut-être est-il moins fécond et, en dédommagement de la pauvreté des ovaires, possède-t-il une industrie qui sauvegarde la race. Rien ne dit non plus que la molle couverture ne soit en même temps un abri qui garantit du soleil un épiderme trop sensible. Et si c’était simple parure, falbalas de coquetterie larvaire, cela ne m’étonnerait pas. L’insecte a des goûts dont les nôtres ne peuvent être juges. Concluons par un doute et passons.

 

Mai n’est pas fini que le ver, mûr à point, quitte le lis et s’enfouit au pied de la plante, à une faible profondeur. Du front et de la croupe il refoule la terre, il s’y pratique une niche ronde, de la grosseur d’un pois. Pour faire du logis une pilule creuse, non exposée à s’écrouler, il lui reste à imbiber la paroi d’un agglutinatif qui rapidement fasse prise avec le sable.

 

Pour assister à ce travail de consolidation, j’exhume des loges non achevées et j’y pratique une ouverture qui me permette de voir le ver à l’œuvre. Le reclus est à l’instant à la fenêtre. Un flot écumeux lui sort de la bouche, pareil à des blancs d’œuf battus. Il salive, crache abondamment ; il fait mousser son produit et le dépose sur les bords de la brèche. En quelques jets d’écume, l’ouverture est bouchée.

 

Je cueille d’autres vers au moment de leur inhumation et je les établis dans des tubes de verre avec quelques menues parcelles de papier qui leur serviront de point d’appui. Là plus de sable, plus de matériaux de construction autres que les crachats de la bête et mes rares miettes de papier. Dans ces conditions, la loge pilulaire est-elle possible ?

 

Oui, elle l’est, et sans grandes difficultés. Prenant appui un peu sur le verre, un peu sur le papier, la larve se met à saliver autour d’elle, à écumer copieusement. En une séance de quelques heures, elle a disparu dans une coque solide. C’est blanc comme neige, et très poreux ; on dirait un globule en albumine soufflée. Ainsi, pour agglutiner le sable en niche pilulaire, la larve fait emploi d’une matière albuminoïde mousseuse.

 

Maintenant ouvrons le ver constructeur. Autour de l’œsophage, assez long et mou, pas de glandes salivaires, pas de tubes à soie. Le ciment écumeux n’est donc ni de la soie ni de la salive. Un organe s’impose à l’attention : c’est le jabot, très volumineux, irrégulièrement gonflé de bosselures qui le rendent difforme. Il est plein d’un fluide incolore et visqueux. Voilà certainement la matière à crachats mousseux, l’agglutinatif qui relie entre eux les grains de sable et les consolide en un assemblage sphérique.

 

Quand viennent les préparatifs de la transformation, la poche stomacale, n’ayant plus à fonctionner comme laboratoire digestif, sert à l’insecte d’usine, d’entrepôt pour des usages variés. Les Sitaris y accumulent les décombres uriques ; les Capricornes y amassent la bouillie crayeuse qui deviendra clôture de pierre à l’entrée de la loge ; les chenilles y tiennent en réserve les poudres, les gommes dont elles fortifient le cocon ; les hyménoptères y puisent le vernis de laque employé comme tapisserie à l’intérieur de l’édifice de soie. Voici maintenant le Criocère du lis qui l’utilise comme magasin de ciment écumeux. Quel organe complaisant que cette poche digestive !

 

Les deux Criocères de l’asperge sont pareillement d’habiles cracheurs, dignes émules de leur congénère du lis en fait de constructions. De part et d’autre, chez les trois, les coques souterraines ont même forme, même structure.

 

Lorsque, après une station de deux mois sous terre, le Criocère du lis remonte à la surface avec sa forme adulte, une question botanique reste à résoudre pour compléter l’histoire de l’insecte. On est alors en pleine canicule. Les lis ont fait leur temps. Un bâton desséché, sans feuilles, surmonté de quelques capsules délabrées, c’est tout ce qui reste de la magnifique plante printanière. Seul, l’oignon écailleux persiste à quelque profondeur. Là, suspendant sa végétation, il attend les tenaces pluies automnales qui lui redonneront vigueur et le feront épanouir en un bouquet de feuilles.

 

Comment vit le Criocère pendant l’été, avant le retour de la verdure chère à sa race ? Jeûne-t-il au fort des chaleurs ? Si l’abstinence est sa règle en cette saison de pénurie végétale, pourquoi sort-il de dessous terre, pourquoi abandonne-t-il sa coque, où si tranquillement il sommeillerait, affranchi du manger ? Serait-ce le besoin de nourriture qui le chasse du sous-sol et le fait venir au soleil dès que les élytres ont pris leur couleur vermillon ? C’est très probable. Allons du reste aux informations.

 

Sur les tiges ruinées de mes lis blancs, je trouve une portion couverte d’un peu d’écorce verte. Je la sers aux prisonniers de mes bocaux, sortis de leur couche de sable depuis une paire de jours. Ils l’attaquent avec un appétit très concluant ; le morceau vert est dénudé jusqu’au bois. Bientôt, pour l’offrir à mes affamés, rien ne me reste de l’aliment réglementaire. Je sais que tous les lis, indigènes ou exotiques, lis martagon, lis de Chalcédoine, lis tigré et tant d’autres sont de leur goût ; je n’ignore pas que la fritillaire couronne impériale et la fritillaire de Perse sont également bien acceptées ; mais la plupart de ces plantes délicates ont refusé l’hospitalité de mon arpent de cailloux, et celles dont la culture m’est à peu près possible sont maintenant aussi délabrées que le vulgaire lis. Rien n’en reste, de vert.

 

En botanique, le lis donne son nom à la famille des Liliacées, dont il est le chef de file. Qui se nourrit du lis devrait accepter aussi, faute de mieux, les autres plantes du même groupe. C’est tout d’abord mon avis ; ce n’est pas celui du Criocère, plus versé que moi dans les vertus des plantes.

 

La famille des Liliacées se subdivise en trois tribus : celle des lis, celle des asphodèles et celle des asperges. De la tribu asphodèle rien ne convient à mes affamés. Ils se laissent périr d’inanition sur les feuilles des genres suivants, les seuls que m’aient permis d’expérimenter les humbles ressources de mon enclos : asphodèle, funkia, agapanthe, tritéledia, hémérocalle, tritoma, ail, ornithogale, scille, jacinthe, muscari. Je signale à qui de droit ce profond dédain du Criocère pour les asphodèles. L’opinion d’une bête n’est pas à dédaigner ; elle nous dit qu’on obtiendrait arrangement plus naturel en isolant davantage la série asphodèle de la série lis.

 

Dans la première tribu prennent place d’abord le classique lis blanc, la plante préférée de l’insecte ; puis les autres lis et les fritillaires, aliment presque aussi bien recherché ; enfin les tulipes, que la saison trop avancée ne m’a pas permis de soumettre à l’appréciation du Criocère.

 

La troisième tribu me réservait vive surprise. Le Criocère rouge a mordu, mais d’une dent très dédaigneuse, sur le feuillage de l’asperge, mets favori du Criocère champêtre et du Criocère à douze points. Il s’est repu, au contraire, avec délice du muguet (Convallaria maialis) et du sceau de Salomon (Polygonatum vulgare), l’un et l’autre si différents du lis pour tout regard non exercé aux scrupules de l’analyse botanique.

 

Il a fait mieux : il a brouté, avec toutes les apparences d’un estomac satisfait, une féroce liane, le Smilax aspera, qui s’enchevêtre dans les haies à l’aide de ses vrilles en tire-bouchon et donne, en l’arrière-saison, d’élégantes grappes de petites baies rouges, ornement des crèches de la Noël. Les feuilles à développement complet sont trop dures pour lui, trop coriaces ; il lui faut les tendres sommités à feuillage naissant. Cette précaution prise, je la nourris avec le revêche buisson tout aussi bien qu’avec le lis.

 

Le smilax accepté me donne confiance dans le petit houx (Ruscus aculeatus), autre arbuste de rude constitution, admis aux joies familiales de la Noël à cause de sa belle verdure et de ses fruits rouges, semblables à de grosses perles de corail. Pour ne pas rebuter le consommateur avec un feuillage trop dur, je fais choix de jeunes pousses, venues de germination et portant encore appendue à la base la semence ronde, gourde nourricière. Mes précautions n’aboutissent pas : l’insecte refuse obstinément le petit houx, sur lequel je croyais pouvoir compter après l’acceptation du smilax.

 

Nous avons notre botanique, le Criocère a la sienne, plus subtile dans l’appréciation des affinités. Son domaine comprend deux groupes très naturels, celui du lis et celui du smilax, devenu, par les progrès de la science, famille des Smilacées. Dans ces deux groupes, il reconnaît pour siens certains genres, les plus nombreux ; il renie les autres, qui peut-être exigeraient révision avant de prendre place définitive dans le classement.

 

Le goût exclusif de l’asperge, l’un des principaux représentants des Smilacées, caractérise les deux autres Criocères, exploiteurs passionnés de l’asperge cultivée. Je les trouve aussi, assez fréquemment, sur l’asperge sauvage (Asparagus acutifolius), âpre arbuste, à longues et flexibles tiges, très rameuses, que le vigneron provençal emploie, sous le nom de roumiéu, pour faire filtre au-devant du robinet de la cuve à vendange, et empêcher le marc d’obstruer la sortie. Hors de ces deux plantes, les deux Criocères refusent tout absolument, même lorsque, en juillet, ils remontent de terre avec l’estomac famélique que leur a valu le long jeûne de la transformation. Sur la même asperge sauvage vit, dédaigneux du reste, un quatrième Criocère (Crioceris paracenthesis), le plus petit du groupe. Je ne connais pas suffisamment ses mœurs pour en dire plus long sur son compte.

 

Ces détails botaniques nous disent que les Criocères, d’éclosion précoce, en plein été, n’ont pas à redouter la famine. Si celui du lis ne trouve plus sa plante favorite, il peut brouter ici le sceau de Salomon et le smilax, ailleurs le muguet et, je n’en doute pas, quelques autres végétaux de la même famille. Les trois autres sont mieux favorisés. Leur plante nourricière est debout, toujours verte, toujours bien feuillée jusqu’à la fin de l’arrière-saison. L’asperge sauvage même, indomptable par les grands froids, se maintient en pleine vigueur toute l’année. Des ressources tardives sont d’ailleurs superflues. Après brève période d’émancipation estivale, les divers Criocères prennent leurs quartiers d’hiver, se terrent sous les feuilles mortes.

 


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