Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VII

XVI LA CICADELLE ÉCUMEUSE

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XVI

LA CICADELLE ÉCUMEUSE

En avril, lorsque nous arrivent l’hirondelle et le coucou, inspectons un peu les champs, le regard à terre comme doit le faire l’observateur attentif aux choses de l’insecte ; nous ne pouvons manquer de voir, d’ici, de là, sur les herbages, de petits amas d’écume blanche. Cela se prendrait volontiers pour un jet de salive mousseuse venu des lèvres d’un passant ; mais c’est en tel nombre qu’on renonce bientôt à cette première idée. Jamais salive humaine ne suffirait à pareille dépense d’écume, même en y mettant la puérile et dégoûtante application d’un désœuvré.

 

Tout en reconnaissant que l’homme n’est pour rien en la chose, le paysan du Nord n’a pas renoncé à l’appellation dictée par l’aspect : il nomme salive de coucou les étranges flocons, en souvenir de l’oiseau dont la note sonne alors le réveil printanier. Le migrateur inhabile aux fatigues et aux joies du nid la rejette, dit-on, à l’aventure lorsqu’il inspecte au vol les demeures d’autrui pour trouverdéposer son œuf.

 

Si l’interprétation est probante en faveur de la puissance salivaire du Coucou, elle donne pauvre idée de l’interprétateur. C’est pire encore avec cette autre dénomination populaire, salive de grenouille. Bonnes gens ! que viennent faire ici la grenouille et sa bave ?

 

Plus malin, le paysan de Provence connaît, lui aussi, l’écume printanière, mais il se garde bien de lui donner un nom extravagant. Mes rustiques voisins, interrogés sur la salive de grenouille et la salive de coucou, se mettent à sourire, ne voyant dans ces mots qu’une mauvaise plaisanterie. À mes questions sur la nature de l’affaire, ils répondent : « Nous ne savons pas. ».

 

À la bonne heure : voilà une réponse comme je les aime, non entortillée d’explications biscornues.

 

Voulons-nous connaître le réel auteur de ces crachats ? – Avec une paille, fouillons dans l’amas écumeux. Nous en extrairons une bestiole jaunâtre, pansue, trapue, à configuration de Cigale qui serait dépourvue d’ailes. Voilà l’ouvrière de l’écume.

 

Déposée à nu sur une autre feuille, elle brandit, par oscillations de bas en haut, le bout pointu de sa panse rondelette. À cela se trahit déjà la curieuse machine que nous allons voir fonctionner tout à l’heure. Plus âgé et travaillant toujours sous le couvert de son écume, l’animalcule devient nymphe, se colore de vert et se fait des moignons d’ailes appliqués en écharpe sur les flancs. De sa tête obtuse, au moment du travail, fait saillie en dessous une percerette, un bec analogue à celui des Cigales.

 

Sous sa forme adulte, c’est, en effet, une sorte de Cigale de dimensions très réduites ; aussi l’entomologiste capable de s’affranchir des vétilles nominales appelle-t-il l’insecte tout bonnement Cicadelle écumeuse. À ce nom euphonique, diminutif de celui de Cigale (Cicada), on a substitué l’affreux Aphrophora. La science officielle dit : Aphrophora spumaria, signifiant porte-écume écumeuse. L’oreille n’a pas gagné à ce perfectionnement. Contentons-nous de Cicadelle, qui respecte le tympan et ne redouble l’écume.

 

J’ai consulté mes quelques livres sur les mœurs de la Cicadelle. Ils me disent que l’insecte pique les plantes et fait extravaser la sève en flocons écumeux. Sous ce couvert la bête vit au frais. Le plus riche en documents, compilation récente, m’apprend ceci : il faut se lever de grand matin, visiter ses cultures, cueillir tout brin spumeux et l’immerger aussitôt dans un chaudron d’eau bouillante.

 

Fichtre ! ma pauvre Cicadelle ! tu n’as qu’à te bien tenir. L’auteur n’y va pas de main morte. Je le vois se lever avant l’aube, allumer un fourneau roulant et promener son enfer au milieu des luzernes, des trèfles, des pois, pour t’ébouillanter sur place. Il aura du travail. J’ai en mémoire certain carré de sainfoin dont presque chaque tige avait ses flocons d’écume. S’il eût été nécessaire de recourir à la méthode de la marmite, autant valait faucher le tout et convertir la récolte en tisane.

 

Pourquoi ces brutalités ? Tu es donc bien terrible aux récoltes, mignonne cigalette ? On t’accuse d’épuiser la plante attaquée. Ma foi, c’est vrai : tu l’épuises à peu près comme la puce le fait du chien. Mais toucher à l’herbe d’autrui, tu le sais bien, le fabuliste l’a dit : c’est crime abominable ; c’est forfait que seul peut expier le supplice de l’eau bouillante.

 

Laissons l’entomologie agricole et ses propos d’extermination ; à l’écouter, l’insecte n’aurait pas le droit de vivre. Incapable d’agir en propriétaire féroce, qui rêve massacre pour un pruneau véreux, je livre, bénévole, à la Cicadelle mes quelques rangées de fèves et de pois ; elle me laissera ma part, j’en suis persuadé.

 

Et puis, les humbles ne sont pas les moins riches en talents, en inventions originales propres à nous renseigner sur l’inépuisable variété des instincts. La Cicadelle, en particulier, a ses recettes de limonadière. Demandons-lui par quels procédés elle parvient à si bien faire mousser son produit, car les livres à marmite bouillante et salive de coucou se taisent sur ce sujet, le seul digne de l’histoire.

 

L’amas écumeux, sans forme bien précise, ne dépasse guère le volume d’une noisette. Il est remarquable par sa persistance alors même que l’insecte n’y travaille plus. Privé de son fabricant, qui ne manquerait pas de l’entretenir, et déposé dans un verre de montre, il se conserve sans évaporation, sans ruine des bulles, au delà de vingt-quatre heures. Cette stabilité est frappante, en comparaison de la promptitude avec laquelle se dissipe, par exemple, la mousse de savon.

 

Pareille durée est nécessaire à la Cicadelle, qui s’épuiserait en produits continuellement renouvelés si son ouvrage était de la vulgaire écume. Une fois la couverture huileuse obtenue, il convient que l’insecte quelque temps se repose sans autre souci que de s’abreuver et grandir. Aussi l’humeur convertie en mousse a-t-elle certaine viscosité, propice à la longue conservation. C’est légèrement onctueux, cela file sous le doigt à la manière d’une faible dissolution de gomme.

 

Les bulles sont petites, régulières, toutes d’égal calibre. On voit qu’elles ont été scrupuleusement jaugées une à une ; on soupçonne une burette chargée d’en mesurer le volume. À la façon de nos officines de pharmacopée, l’insecte doit avoir son compte-gouttes.

 

Invisible au sein de l’écume, est ordinairement blottie une seule Cicadelle ; parfois il s’y en trouve deux, trois et davantage. C’est alors société fortuite, résultat d’un voisinage qui fusionne en édifice commun les travaux individuels.

 

Assistons au début de l’ouvrage ; aidés d’une loupe, suivons le procédé de la bête. Le suçoir implanté jusqu’à la base et les six courtes pattes bien ancrées, la Cicadelle est immobile, le ventre à plat sur la feuille exploitée.

 

On s’attend à voir sourdre de la margelle du puits un suintement spumeux, rendu tel par le jeu de l’outil dont les lancettes, montant et descendant tour à tour, frottant l’une contre l’autre à l’exemple de celles de la Cigale, feraient mousser la sève extravasée. L’écume, semble-t-il, doit sortir toute faite de la piqûre. C’est ainsi que l’admet l’histoire courante de la Cicadelle ; c’est ainsi que je me le figurais moi-même sur la foi des auteurs.

 

Grossière erreur que tout cela : la réalité est bien autrement ingénieuse. Ce qui monte du puits est un liquide très limpide, sans plus trace d’écume que dans une larme de rosée. Pareillement, la Cigale, outillée de même manière, fait sourdre du point où elle s’abreuve une humeur claire, sans vestige aucun de mousse. Malgré sa dextérité à siphonner les liqueurs, l’appareil buccal de la Cicadelle est donc étranger à la confection du matelas bulleux. Il fournit la matière première, un autre outil le travaille. Lequel ? Patientons, et nous allons le savoir.

 

Le liquide clair insensiblement monte et se glisse sous l’insecte, qui se trouve enfin à demi noyé. Sans retard, le travail commence. Pour faire mousser le blanc d’œuf, nous avons deux méthodes : le battage, qui divise l’humeur visqueuse en minces lames et lui fait enclore de l’air dans un réseau de cellules ; l’insufflation, qui injecte de l’air par bulles au sein de la masse. De ces deux moyens, c’est le second, plus doux et plus élégant, que la Cicadelle met en œuvre. Elle souille son écume.

 

Mais comment souffler ? L’insecte en paraît incapable, dépourvu qu’il est de tout mécanisme aérifère analogue à celui des poumons. Respirer avec des trachées et fonctionner comme soufflet sont actes incompatibles.

 

D’accord, mais croyons bien que si, pour exercer son industrie, l’insecte a besoin d’un jet d’air, la machine soufflante ne manquera pas, très ingénieusement conçue. Cette machine, la Cicadelle la possède au bout du ventre, à la terminaison de l’intestin. Là, fendue longuement en forme d’Y, bâille et se ferme tour à tour une pochette dont les deux lèvres rapprochées font clôture hermétique.

 

Cela dit, suivons la manœuvre. L’insecte relève le bout du ventre hors du bain où il est noyé. La poche s’ouvre, hume l’air atmosphérique, s’emplit, se referme et plonge, riche de sa prise. Au sein du liquide, une contraction se fait dans l’appareil. L’air captif jaillit comme d’une tuyère et donne une première bulle d’écume. Aussitôt la poche aérifère remonte à l’air libre, bâille, se charge de nouveau et redescend fermée, pour s’immerger de nouveau et insuffler son gaz. Nouvel orbe d’écume.

 

Avec une régularité de chronomètre, de seconde en seconde, ainsi la machine soufflante oscille de bas en haut pour ouvrir sa soupape et s’emplir d’air, de haut en bas pour replonger dans le liquide et y lancer son contenu aérien. Telle est la burette à mesurer le gaz, le compte-gouttes qui nous rend compte de l’égalité des orbes écumeux.

 

Ulysse, aimé des dieux, avait reçu d’Éole, dispensateur des tempêtes, des outres où les vents étaient prisonniers. L’indiscrétion de l’équipage, qui dénoua les outres pour en connaître le contenu, déchaîna une tourmente où la flotte périt. Ces outres mythologiques, gonflées de vent, je les ai vues en mon jeune âge.

 

Un métallurgiste ambulant, fils de la Calabre, avait établi entre deux pierres le creusetdevaient se refondre une soupière et des assiettes en étain. Éole soufflait, Éole représenté par un garçonnet brun qui, assis sur les talons et manœuvrant d’une poussée alternative, l’une à droite et l’autre à gauche, deux outres en peau de bouc, lançait l’air sur le foyer. Ainsi devaient procéder les antiques fondeurs de bronze antérieurs à l’histoire, dont je trouve les ateliers et les scories cuivreuses sur les collines voisines de ma demeure : ils activaient leurs fourneaux avec des peaux soufflantes.

 

La machine de mon Éole est d’une naïve simplicité. La dépouille d’un bouc, toute velue encore, en fait les frais. C’est un sac noué en bas sur une tuyère, ouvert en haut et garni, pour lèvres, de deux planchettes qui, se rapprochant, ferment la capacité. Ces deux lèvres rigides sont munies chacune d’une anse de cuir où s’engagent d’une part le pouce, et d’autre part les quatre doigts restants.

 

La main remonte et s’ouvre ; le sac entre-bâille ses lèvres et s’emplit d’air. La main baisse et se ferme en rapprochant les planchettes ; le sac refoulé se clôt et lance son contenu par la tuyère. Du jeu alternatif des deux outres résulte un souffle continu.

 

À part la continuité, condition défavorable quand il faut débiter le gaz par petites bulles, la soufflerie de la Cicadelle fonctionne comme celle du métallurgiste calabrais. C’est une pochette souple, à lèvres rigides, qui tour à tour s’écartent et se rapprochent, bâillent pour laisser l’air entrer, se ferment pour le tenir captif. La contraction des parois remplace le refoulement de l’outre et fait du contenu gazeux un souffle lorsque la pochette est immergée.

 

Celui-là certes eut heureuse inspiration qui le premier s’avisa d’enfermer le vent dans un sac comme la mythologie le raconte d’Éole. La peau de bique devenue soufflerie nous valut les métaux, matière par excellence de l’outil.

 

Dans cet art de lancer de l’air, source énorme de progrès, la Cicadelle nous a devancés. Elle soufflait son écume avant que Tubalcaïn s’avisât d’activer le feu de sa forge avec une poche de cuir. Elle est la première en date dans l’invention des machines soufflantes.

 

Lorsque, bulle à bulle, l’enveloppe écumeuse couvre l’insecte sous une épaisseur que le bout du ventre, se relevant, ne peut plus atteindre, la prise d’air devient impossible, et le travail de la mousse s’arrête. Cependant le poinçon extracteur de sève continue de fonctionner comme l’exige l’alimentation. D’habitude alors, dans la partie déclive, le liquide surabondant, non converti en écume, s’amasse et forme une larme de parfaite limpidité.

 

À cette humeur claire que manque-t-il pour blanchir et mousser ? Rien que de l’air insufflé, dirait-on. Il m’est loisible de substituer mes artifices à l’appareil injecteur de la Cicadelle. Je mets entre les lèvres un tube de verre très effilé, et par bouffées délicates je lance mon souffle dans l’épaisseur de la goutte. À ma vive surprise, le liquide ne mousse pas. De l’eau pure, venant de la fontaine, me donnerait le même résultat.

 

Au lieu d’une écume abondante, tenace, lente à se dissiper, pareille à celle dont se couvre l’insecte, je n’obtiens qu’un maigre anneau de bulles, crevées aussitôt qu’apparues. Même échec avec le liquide qu’au début de l’installation la Cicadelle s’amasse sous le ventre avant de faire travailler la soufflerie. Que manque-t-il de part et d’autre ? Le produit écumeux et son liquide générateur vont nous le dire.

 

Le premier est onctueux au toucher, mucilagineux et filant comme le serait, par exemple, une faible dissolution d’albumine ; le second a la nette fluidité de l’eau pure. Donc la Cicadelle n’extrait pas de son puits une humeur apte à mousser par le seul effet de la pochette soufflante ; aux exsudations de la piqûre elle adjoint quelque chose, un principe visqueux qui donne adhésion et rend l’écume possible, de même que l’enfant ajoute du savon à l’eau qu’il gonflera en globes diaprés au bout d’une paille.

 

Où donc est la savonnerie de l’insecte, l’usine à principe mousseux ? Évidemment au fond de la pochette soufflante elle-même. Là se termine l’intestin ; là peuvent se déverser, par doses infinitésimales, des produits albuminoïdes, fournis soit par le canal digestif, soit par des glandes spéciales. Chaque bouffée lancée s’accompagne ainsi d’un peu d’adhésif, qui se diffuse dans l’eau et la rend visqueuse, apte à maintenir l’air captif en des orbes permanents. La Cicadelle se couvre d’une mousseline dont l’intestin est en partie le manufacturier.

 

Cette méthode nous ramène à l’industrie de l’habitant du lis, le ver fienteur qui se fait immonde casaque ; mais qu’il y a loin de son monceau d’ordure sur l’échine au matelas gazeux de la Cicadelle !

 

Un autre fait, d’explication plus ardue, attire l’attention. Une foule de plantes basses, herbacées, où travaille en avril la première poussée de la sève, conviennent à l’insecte spumeux, sans distinction d’espèce, ni de genre, ni de famille. Je ferais presque le relevé de toute la végétation non ligneuse de mon voisinage en cataloguant les végétaux où peut se rencontrer, plus ou moins abondante, l’écume de la bestiole. Quelques épreuves nous renseigneront sur l’indifférence de la Cicadelle quant à la nature et aux propriétés de la plante adoptée comme établissement.

 

Du bout d’un pinceau, je cueille l’insecte au sein de son écume et le dépose sur un autre herbage quelconque, de saveur inverse ; au doux je fais succéder le violent, au fade le pimenté, au sucré l’amer. Sans hésitation aucune, le nouveau campement s’accepte et se met à mousser.

 

Venue, par exemple, de la fève, à saveur neutre, la Cicadelle prospère très bien sur les euphorbes gonflés de brûlant laitage, en particulier sur l’Euphorbia serrata, l’une de ses demeures favorites. Pareillement très satisfaite, elle passe des fortes épices de l’euphorbe aux insipidités de la fève.

 

Cette indifférence étonne quand on songe avec quel scrupule les autres insectes sont fidèles à leur plante. Il y a certes des estomacs faits exprès pour boire le corrosif et brouter le toxique. La chenille de l’Achérontie Atropos se repaît du feuillage de la pomme de terre, assaisonné de solanine ; la chenille du Sphinx des tithymales pâture ici la grande euphorbe (Euphorbia characias), dont le lait produit sur la langue à peu près l’effet d’un fer rouge ; mais de ces narcotiques, de ces causticités, ni l’une ni l’autre ne passerait aux fadeurs.

 

Comment fait la Cicadelle pour s’alimenter de tout, car évidemment elle se nourrit, tout en faisant mousser son écume ? Je la vois prospérer, soit d’elle-même, soit par mes artifices, sur le vulgaire bouton d’or des prairies (Ranunculus acris), dont la saveur n’a d’égale que celle du piment rouge ; sur le gouet (Arum italicum), qui brûle les lèvres rien qu’avec une parcelle de son feuillage ; sur la clématite des haies (Clematis vitalba), la fameuse herbe aux gueux, qui rubéfie la peau et produit les ulcères exploités par la cour des Miracles.

 

Après ces poivres de Cayenne, elle accepte, sans transition, le bénin sainfoin, la sarriette parfumée, l’amer pissenlit, le doux panicaut, enfin tout ce que je lui sers de savoureux ou d’insipide.

 

En réalité, cette étrange généralisation de la buvette pourrait bien n’être qu’apparente. Quand elle met en perce telle herbe ou telle autre, d’espèce quelconque, la Cicadelle ne fait sourdre qu’un liquide à peu près neutre, tel que les racines le puisent dans le sol ; elle n’admet pas à sa fontaine les humeurs travaillées en principes essentiels. Ce qui pleure sous le coup de poinçon de l’insecte, ce qui perle au bas de l’amas d’écume est un liquide d’une parfaite limpidité.

 

Je cueille cette goutte sur l’euphorbe, le gouet, la clématite, le bouton d’or. Je m’attendais à une eau de feu, caustique comme le suc de ces diverses plantes. Eh bien, ce n’est pas cela ; toute saveur manque. C’est de l’eau ou guère plus. D’un réservoir de vitriol il est sorti l’insipide.

 

Si je blesse l’euphorbe avec la pointe d’une fine aiguille, ce qui monte de la piqûre est un pleur blanc, laiteux, d’odieuse âcreté. Quand la Cicadelle plonge son trocart, c’est une humeur fade et claire qui suinte. Les deux opérations semblent puiser à des sources différentes.

 

Comment s’y prend la bête pour extraire le limpide et l’inoffensif du même barillet d’où mon aiguille amène le laiteux et le caustique ? Avec son instrument, incomparable alambic, dédoublerait-elle la farouche liqueur, admettant le neutre et refusant le pimenté ? Siphonerait-elle certains vaisseaux où la sève, non encore élaborée, est dépourvue de ses virulences finales ? La fine anatomie végétale est aux abois devant le coup de pompe de la bestiole. Je renonce au problème.

 

Quand elle exploite les euphorbes, cas fréquent, la Cicadelle a grave motif de ne pas admettre à sa fontaine tout ce que fournirait une simple saignée comme en pratique mon aiguille. Le lait de la plante lui serait fatal.

 

Je cueille ce qui dégoutte d’une tige coupée et j’y installe une Cicadelle. L’insecte n’est pas à son aise, cela se voit à ses efforts pour se tirer de là. Mon pinceau ramène le fuyard dans la mare de lait, riche en gomme élastique dissoute. Bientôt le caoutchouc se fige en grumeaux pareils à des miettes de fromage blanc ; les pattes de l’animal se chaussent de guêtres qui semblent faites de caséine ; un enduit gommeux obstrue les soupiraux respiratoires ; peut-être même la peau, d’extrême délicatesse, est-elle endolorie par la causticité du laitage, sorte de vésicatoire. Maintenue quelque temps dans ce milieu, la Cicadelle périt.

 

Ainsi périrait-elle si sa percerette, agissant à la manière d’une simple aiguille, amenait au dehors le lait de l’euphorbe. Un triage est donc fait, qui laisse l’eau presque pure surgir de la source où se puise de quoi faire de l’écume. Un drainage subtil, dont le mécanisme échappe à notre curiosité, un jeu de pompe de délicatesse inouïe, réalise cette merveille épuratoire.

 

Venue de la mare empestée ou du clair ruisseau, d’une liqueur vénéneuse ou d’une bénigne infusion, l’eau est toujours de l’eau, à propriétés identiques, lorsqu’elle est dépouillée de ses impuretés par la distillation. De même, fournie par l’euphorbe ou par la fève, la clématite ou le sainfoin, la renoncule ou la bourrache, la sève est de même nature aqueuse lorsque le siphon de la Cicadelle, par un triage qu’envieraient nos alambics, en a distrait les produits spéciaux, si variables d’une plante à l’autre.

 

Ainsi s’expliquerait comment l’insecte fait mousser son écume sur la première herbe venue. Tout lui est bon, parce que son appareil ramène toute sève à de l’eau claire. L’incomparable puisatier sait faire sourdre le limpide du trouble, et l’inoffensif du toxique.

 

À la rigueur, le puits de la bête ne fournit pas de l’eau pure. Mise évaporer dans un verre de montre, la goutte limpide qui suinte de l’amas d’écume donne un maigre résidu blanc, qui se dissout avec effervescence dans l’acide azotique. Ce résidu pourrait bien être du carbonate de potasse. J’y soupçonne aussi des traces d’albumine.

 

Évidemment, au fond de la piqûre la Cicadelle trouve de quoi s’alimenter. Or que consomme-t-elle ? Suivant toute apparence, quelques lampées à base d’albumine, car la chétive n’est elle-même, pour la majeure part, qu’un granule de semblable matière. Ce principe abonde dans toutes les plantes, et il est à croire que l’insecte en fait largement usage pour suffire à la dépense de l’élément visqueux nécessaire à la formation de l’écume. Perfectionné dans le canal digestif et lancé par l’intestin à mesure que la pochette soufflante expulse sa bulle d’air, quelque produit albuminoïde pourrait bien donner au liquide l’aptitude à se gonfler en mousse de longue conservation.

 

Si l’on se demande quel avantage la Cicadelle retire de son amas d’écume, une réponse aussitôt vient très plausible : sous cette couverture, l’insecte se tient au frais et se dérobe aux regards de ses persécuteurs : il y brave les coups de soleil et les atteintes des parasites.

 

Ainsi fait, sous le manteau de son immondice, le Criocère du lis, qui néanmoins, à son grand détriment, rejette son orde casaque et descend à nu de la plante sur le sol, où il doit s’enterrer pour y baver sa coque. En ce moment critique, le Diptère le guette et lui confie ses œufs, germe d’une vermine qui lui rongera les flancs.

 

Mieux avisée, la Cicadelle ne connaît pas les périls du déménagement. Soumise à des retouches sommaires qui jamais ne suspendent son activité, elle prend la forme adulte au sein même de son bastion, à l’abri d’un rempart visqueux capable de rebuter tout assaillant. Là, parfaite sécurité quand l’heure difficile est venue de s’arracher de sa vieille peau et d’en revêtir une autre, toute neuve et mieux enjolivée ; là, profonde paix pour l’excoriation et pour l’étalage des atours de l’âge mûr.

 

L’insecte n’émerge de sa fraîche mousseline que devenu adulte sous forme d’une mignonne Cigale bariolée de brun. Apte alors à des bonds énormes et brusques, qui la projettent loin de l’agresseur, elle mène vie facile, peu troublée par l’ennemi.

 

En vérité, comme système défensif, le donjon d’écume est magnifique invention, bien supérieure à l’abject ouvrage de l’exploiteur du lis. Chose étrange : ce système n’a pas d’imitateurs parmi les races les plus étroitement apparentées avec la souffleuse d’écume !

 

En sa forme de larve, le Criocère de l’asperge est ravagé par le Diptère, faute de s’habiller de fiente à l’exemple de son congénère du lis. De même sur les herbages, sur les arbres déployant leurs tendres feuilles, abondent d’autres Cicadelles, non moins exposées au péril de la fauvette cherchant tendre becquée pour ses petits, et pas une d’elles, tant qu’il y en a, ne s’avise de faire mousser la sève extravasée par la piqûre du suçoir.

 

Elles ont bien la pompe élévatoire, travaillant chez toutes de façon pareille ; mais elles ne savent faire machine soufflante du bout de l’intestin. Pourquoi ? Parce que les instincts ne s’acquièrent pas. Ce sont des aptitudes originelles, accordées ici et refusées là, sans que le temps, en une lente incubation, puisse les susciter, ni une organisation similaire les imposer.

 


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