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Laissons les bras longs ou courts s’escrimer amoureusement à leur guise, et arrivons à l’œuf, but principal de mes éducations. La Clythre taxicorne est la plus précoce ; je la vois à l’œuvre dans les derniers jours de mai. Ah ! la singulière ponte, capable de dérouter ! Est-ce bien un groupe d’œufs ? Ne serait-ce pas plutôt un bouquet de plantules cryptogamiques ? J’hésite jusqu’au moment où je surprends la mère s’aidant des pattes postérieures pour achever d’extraire de l’oviducte l’étrange germe, lent et peut-être pénible à venir.
C’est bien la ponte de la Clythre taxicorne. Assemblés par faisceaux d’une à trois douzaines, et fixés chacun au moyen d’un menu filament hyalin qui les dépasse un peu en longueur, les œufs forment une sorte d’ombelle renversée, qui pendille tantôt au treillis de la cloche, tantôt au feuillage des rameaux nourriciers. Au moindre souffle, le graineux bouquet tremblote.
On connaît la ponte de l’Hémérobe, objet de tant de méprises pour les regards non exercés. Le petit névroptère aux yeux d’or dresse sur une feuille un ensemble de longues colonnettes aussi subtiles qu’un fil d’araignée et portant chacune un œuf en guise de chapiteau. Le tout figure assez bien une houppe de quelque moisissure longuement pédiculée. Rappelons aussi chez les Eumènes l’œuf pendulaire qui oscille au bout d’un filament, sauvegarde du ver en ses premières bouchées dans le tas d’un gibier périlleux. La Clythre taxicorne nous fournit un troisième exemple d’œufs à fil suspenseur, mais rien jusqu’ici ne peut me faire soupçonner le rôle, l’utilité de ce cordon. Si les intentions de la pondeuse m’échappent, je peux du moins décrire son ouvrage avec quelques détails.
Les œufs, d’un brun-café et lisses, ont la configuration d’un dé à coudre. Par transparence, on voit dans l’épaisseur de leur enveloppe cinq zones circulaires plus foncées que le reste et donnant à peu près l’image des cerceaux d’un tonnelet. Le bout rattaché au fil suspenseur est légèrement conique ; l’autre est brusquement tronqué, et la section s’y creuse en embouchure circulaire. Une bonne loupe distingue à l’intérieur, un peu au delà de la margelle, une fine membrane blanche, tondue ainsi que la peau d’un tambour.
De plus, du bord de l’orifice s’élève un large onglet membraneux, délicat et blanchâtre, que l’on prendrait pour un couvercle soulevé. Il n’y a pas néanmoins de soulèvement d’opercule effectué après la ponte. J’ai assisté à la sortie de l’œuf hors de l’oviducte ; il est en ce moment-là ce qu’il sera plus tard, avec une coloration moins foncée cependant. N’importe : je ne peux croire qu’une machine aussi compliquée puisse progresser, toutes voiles déployées, dans les détroits maternels. Je me figure que l’appendice operculaire reste abaissé et clôt l’embouchure jusqu’au moment de la venue au jour. Alors seulement il se soulève.
Guidé par la structure un peu moins complexe de l’œuf des autres Clythres et des Cryptocéphales, je me suis avisé d’énucléer l’étrange germe. Tant bien que mal, j’y suis parvenu. Sous l’étui d’un brun-café, formant barillet cinq fois cerclé, se trouve une membrane blanche. C’est elle que l’on voit par l’embouchure et que j’ai comparée à une peau de tambour. J’y reconnais la tunique réglementaire, l’enveloppe habituelle de tout œuf d’insecte. Le reste, le tonnelet brun, défoncé par un bout et porteur d’un couvercle soulevé, serait donc un tégument accessoire, une sorte de coquille exceptionnelle, dont je ne connais encore d’autre exemple.
La Clythre à longs
pieds et la Clythre à quatre points ne connaissent pas le groupement de la
ponte par faisceaux pédicellés. En juin, du haut de la ramée où elles pâturent,
l’une et l’autre laissent négligemment tomber leurs œufs à terre, un par un, de-çà, de-là, à l’aventure et à longs
intervalles, sans le moindre souci de leur installation. On dirait des granules excrémentiels, indignes d’intérêt et rejetés
au hasard. L’officine à germes et l’officine à crottins sèment leurs produits
avec la même indifférence.
Portons néanmoins la loupe sur le corpuscule outrageusement traité. C’est une merveille d’élégance. Pour les deux espèces de Clythres, les œufs ont la forme d’ellipsoïdes tronqués, mesurant un millimètre de longueur environ. Ceux de la Clythre à longs pieds sont d’un brun très foncé et rappellent un dé à coudre, comparaison d’autant plus juste qu’ils sont criblés de fossettes quadrangulaires, rangées en séries spirales se croisant avec une exquise précision.
Ceux de la Clythre à quatre points ont une teinte pâle. Ils sont couverts d’écailles convexes, imbriquées en séries obliques, terminées en pointe à leur extrémité inférieure, qui est libre et plus ou moins divergente. Cet assemblage écailleux a quelque peu l’aspect d’un cône de houblon. Œuf bien étrange, en vérité, peu fait pour glisser doucement dans les défilés des ovaires. À coup sûr, ce n’est pas hérissé de la sorte qu’ils descendent des gaines natales, si délicates : c’est au voisinage de la terminaison de l’oviducte qu’ils reçoivent leur revêtement d’écailles.
Pour les trois Cryptocéphales élevés dans mes volières, la ponte est plus tardive ; l’époque en est fin juin et juillet. Comme chez les Clythres, même défaut de soins maternels, même semis au hasard du haut des capitules de la centaurée et des rameaux de l’yeuse. La forme générale de l’œuf est toujours celle d’un ellipsoïde tronqué. Les ornements varient. Ils consistent en huit côtes lamelleuses, lobées, tournant en tire-bouchon pour les œufs du Cryptocéphale doré et pour ceux du Cryptocéphale de l’yeuse, en séries spirales de fossettes pour ceux du Cryptocéphale à deux points.
Que peut bien être cette enveloppe, si remarquable d’élégance, avec ses lames hélicoïdales, ses fossettes de dé à coudre, ses écailles de cône de houblon ? Quelques menus faits accidentels me mettent sur la voie. D’abord j’acquiers la certitude que l’œuf ne descend pas des ovaires tel que je le recueille à terre. Son ornementation, incompatible avec de doux glissements, me l’affirmait déjà ; maintenant j’en ai la preuve évidente.
Pêle-mêle avec les œufs normaux soit du Cryptocéphale doré, soit de la Clythre à longs pieds, j’en trouve d’autres ne différant en rien de ce que nous montrent habituellement les œufs d’insecte. Ce sont des œufs parfaitement lisses, à tunique molle, d’un jaune pâle : Aucun autre insecte que la Clythre étudiée ou le Cryptocéphale ne se trouvant sous la même cloche, je ne peux me méprendre sur l’origine de mes trouvailles.
D’ailleurs, si des doutes restaient, ils seraient dissipés par les documents que voici. Outre les œufs jaunes et nus, il s’en trouve dont la base est enchâssée dans une cupule brune à fossettes, œuvre évidente, suivant la cloche, soit du Cryptocéphale à deux points, soit de la Clythre à longs pieds, mais œuvre inachevée, qui a revêtu à demi l’œuf, tel qu’il est venu des ovaires, puis, la matière enveloppante manquant ou l’outillage fonctionnant mal, l’a laissé franchir le seuil terminal sous l’aspect d’un gland implanté dans sa cupule.
Rien de gracieux comme cet œuf jaune que supporte un artistique coquetier. Rien de plus concluant aussi pour nous renseigner sur le point où se travaille le bijou. C’est dans le cloaque, carrefour commun de l’oviducte et de l’intestin, que l’oiseau enveloppe son œuf d’une coque calcaire et l’embellit souvent de teintes magnifiques, le vert-d’olive pour le rossignol, le bleu-de-ciel pour le motteux, le rose tendre pour l’hypolaïs. C’est aussi dans le cloaque que la Clythre et le Cryptocéphale élaborent l’élégante armure de leurs œufs.
Reste à déterminer la matière employée. D’après l’aspect corné, il est à croire que le tonnelet de la Clythre taxicorne et les écailles de la Clythre à quatre points proviennent d’une sécrétion spéciale dont, à mon vif regret maintenant qu’il est trop tard, j’ai négligé de rechercher l’appareil au voisinage du cloaque. Quant à la chose si joliment travaillée par la Clythre à longs pieds et par les Cryptocéphales, avouons-le sans fausse honte : c’est de la matière fécale.
La preuve en est donnée par certaines pièces, peu rares chez le Cryptocéphale doré, où l’habituelle coloration brune est remplacée par une franche coloration verte, signe d’une pulpe végétale. Avec le temps, ces œufs verts brunissent et deviennent semblables aux autres, sans doute par le fait d’une oxydation qui achève de dénaturer le produit du travail digestif. Arrivé mou et tout nu dans le cloaque, l’œuf s’y prâline artistement dans les scories de l’intestin, de même que l’œuf de la poule s’y recouvre d’une coquille avec des exsudations calcaires.
Materiem superabat opus, nam Mulciber illic
disait Ovide, dans sa description du palais du soleil. Le poète disposait des métaux précieux et des gemmes pour édifier son imaginaire merveille. De quoi dispose la Clythre pour obtenir son idéal bijou ? Elle dispose de cette matière honteuse dont le nom est banni du langage décent. Et quel est le Mulciber, le Vulcain, l’artiste ciseleur qui burine avec tant d’élégance le revêtement de l’œuf ? C’est l’égout terminal. Le cloaque lamine, gaufre, tord en spirales, grave en mailles de fossettes, assemble en armure écailleuse, tant la nature se rit de nos mesquines appréciations et sait convertir le sordide en gracieux.
Pour l’oiseau, la coquille de l’œuf est cellule défensive temporaire qui, à l’éclosion, se rompt, s’abandonne, désormais inutile. Faite de matière cornée ou de pâle stercorale, la coque de la Clythre et du Cryptocéphale est, au contraire, abri permanent, que l’insecte ne quittera jamais tant qu’il restera larve. Ici le ver naît avec un vêtement tout confectionné, d’une rare élégance et juste à sa taille, vêtement qu’il lui suffira d’agrandir petit à petit d’après l’originale méthode exposée plus haut. En avant, la coque, configurée en tonnelet ou bien en dé à coudre, est ouverte. Donc rien à fracturer, rien à rejeter lors de l’éclosion, si ce n’est l’enveloppe proprement dite de l’œuf. Aussitôt cette membrane rompue, l’animalcule est au jour, avec une belle casaque ciselée, héritage de la mère.
Faisons un rêve insensé, imaginons des oiselets qui garderaient intacte la coquille de l’œuf, moins une ouverture pour le passage de la tête, et qui, leur vie durant, en resteraient vêtus, à la condition de l’agrandir eux-mêmes proportionnellement à leur croissance. Ce rêve absurde, notre ver le réalise : il est habillé de la coque de son œuf, amplifiée par degrés à mesure qu’il grandit lui-même.
En juillet, toutes mes récoltes sont écloses, isolées chacune dans une ample tasse recouverte d’une lame de verre qui modérera l’évaporation. Quelle intéressante famille j’ai là ! Ma vermine grouille parmi les débris végétaux variés dont j’ai meublé le local. Tout cela chemine à pas menus, traîne sa coque obliquement relevée, en sort à demi, brusquement y rentre ; tout cela culbute rien que pour escalader une feuille de mousse, se relève, se remet en marche et cherche à l’aventure.
La faim, à n’en plus douter, est cause de cette agitation. Que donner à mes affamés ? Ils sont végétariens. Là-dessus, l’incertitude n’est pas permise, mais cela ne suffit pas à régler le menu. Dans les conditions naturelles, que doit-il se passer ? Les éducations en volière me montrent les œufs disséminés au hasard sur le sol. La mère les laisse tomber négligemment, de-çà et de-là, du haut des rameaux où elle se restaure en échancrant avec sobriété quelque feuille tendre. La Clythre taxicorne prolonge les siens d’un pédicelle et les fixe par bouquets sur le feuillage. Sans que je puisse décider encore, faute d’observations directes, si le nouveau-né tronque lui-même le fil suspenseur, ou bien si la rupture de ce fil est le simple résultat de la dessiccation, tôt ou tard ces œufs gisent à terre comme les autres.
Hors de mes cloches, les mêmes choses doivent se passer : œufs de Clythres et de Cryptocéphales sont disséminés à terre, au-dessous de l’arbre ou de la plante qui nourrit l’adulte.
Or que trouve-t-on sous le couvert d’un chêne ? Du gazon, des feuilles mortes, plus ou moins marinées par la pourriture, des brindilles sèches engainées de lichens, des pierrailles à coussinets de mousse, enfin du terreau, ultime résidu des matières végétales travaillées par les ans. Sous les touffes de la centaurée où paît le Cryptocéphale doré, noir matelas des divers débris de la plante. J’essaye un peu de tout, mais rien ne répond de façon bien nette à mes espérances. Je constate néanmoins, un peu de-ci, un peu de-là, quelques bouchées dédaigneuses, qui suffisent à me renseigner sur les premières assises ajoutées par le ver à son étui natal. Sauf la Clythre taxicorne, dont l’œuf à pédicelle suspenseur semble, dénoter des mœurs un peu à part, je vois mes divers pensionnaires commencer le prolongement de leur coque avec une pâte brune, pareille d’aspect à celle dont la fabrication et l’usage nous sont déjà connus. Rebutés par un aliment non à leur convenance, éprouvés peut-être aussi par une saison d’exceptionnelle aridité, mes jeunes potiers renoncent bientôt à l’ouvrage ; ils périssent après avoir mis légère bordure à leur pot.
Seule, la Clythre à longs pieds prospère et me dédommage largement de mes tracas de nourricier. Je lui sers des écailles de vieilles écorces, cueillies sur le premier arbre venu, le chêne, l’olivier, le figuier, et bien d’autres, écailles que je fais ramollir par un court séjour dans l’eau. Les croûtons subéreux ne sont pas cependant ce que consomment mes pensionnaires. Le véritable aliment, le beurre de la tartine, est à la surface. Il y a là un peu de tout ce que valent aux vieux troncs les ébauches de la vie végétale, de tout ce qui défriche la décrépitude pour en faire le perpétuel rajeunissement.
Il y a des rosettes de mousse, à peine hautes d’une ligne, qui sommeillaient arides sous l’implacable soleil de la canicule, et que le bain dans un verre d’eau a sur-le-champ réveillées. Elles étalent maintenant leur cycle de folioles vertes, lustrées, rendues à la vie pour quelques heures. Il y a des efflorescences lépreuses, à farine blanche ou jaune ; de menus lichens qui rayonnent en lanières cendrées et se couvrent de scutelles glauques cerclées de blanc, grands yeux ronds qui semblent regarder du fond des limbes où la matière morte se revivifie. Il y a des collema, qu’une ondée gonfle en sombres boursouflures, tremblotantes comme de la gélatine ; des sphéries dont les pustules font saillie en mamelles d’ébène, pleines de myriades de sachets à huit élégantes semences. Un coup de microscope donné au contenu de l’une de ces mamelles, point tout juste perceptible, nous découvre un monde stupéfiant : l’infini des richesses procréatrices dans un atome. Ah ! que la vie est belle, même sur un éclat d’écorce pourrie, pas plus grand que l’ongle ! Quel jardin ! quel trésor !
Voilà le meilleur des pâturages essayés. Mes Clythres y paissent, groupées en troupeaux denses lorsque des points sont trouvés plus plantureux que les autres. On prendrait cet amas pour des pincées de certaines graines brunes et sculptées, telles qu’en fournit le muflier par exemple ; mais ces graines s’ébranlent, oscillent ; pour peu qu’une remue, les coques s’entre-choquent. D’autres errent, à la recherche d’une bonne place, titubant et culbutant sous le poids de la casaque ; elles vagabondent à l’aventure dans ce monde si grand, si spacieux, le fond de ma tasse.
Deux semaines ne sont pas écoulées qu’un liséré, dressé sur la margelle, double déjà la coquille de la Clythre à longs pieds, afin de maintenir la capacité de la poterie en rapport avec la taille du ver, de jour en jour grandi. La partie récente, ouvrage de la larve, très nettement se distingue de la coque initiale, produit de la pondeuse : elle est lisse dans toute son étendue, tandis que le reste est orné de fossettes en rangées spirales.
Rabotée à l’intérieur à mesure qu’elle devient trop étroite, la jarre à la fois s’amplifie et s’allonge. La poussière extraite, de nouveau pétrie en mortier, est reportée à l’extérieur, un peu de partout, et forme un crépi sous lequel disparaissent, à la longue, les élégances du début. Le chef-d’œuvre à fossettes est noyé sous une couche de badigeon ; non toujours en plein cependant, même lorsque l’ouvrage arrive à ses finales dimensions. En promenant une loupe attentive entre les deux bosselures du fond, il n’est pas rare d’y voir, incrustés dans la masse terreuse, les restes de la coque de l’œuf. C’est la marque de fabrique du potier. L’arrangement des crêtes hélicoïdales, le nombre et la forme des fossettes, permettent d’y lire à peu près le nom du fabricant, Clythre ou Cryptocéphale.
Au début, je ne pouvais concevoir le manipulateur de pâte céramique fonder lui-même sa poterie, en ouvrager les premiers linéaments. Mes doutes avaient raison. Ver de Clythre et ver de Cryptocéphale ont en héritage maternel une coquille, un vêtement qu’il leur suffit d’agrandir. De naissance, ils sont riches d’une layette, base de leur trousseau. Ils l’amplifient, mais sans en imiter l’artistique élégance. L’âge fort renonce aux dentelles dont la mère se complaît à vêtir le nouveau-né.