Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VII

XXI LES PSYCHÉS (LA PONTE)

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XXI

LES PSYCHÉS (LA PONTE)


En saison printanière, les vieilles murailles et les sentiers poudreux ménagent une surprise à qui sait regarder. De mignons fagots, sans motif apparent, s’ébranlent et par soubresauts cheminent. L’inerte s’anime, l’immobile se meut. Comment cela ? Regardons de plus près, et le moteur va se révéler.

 

Dans la pièce en branle est incluse une chenille assez forte, joliment bariolée de noir et de blanc. En quête de vivres ou bien à la recherche d’un point où se fera la transformation, elle se hâte, craintive, enveloppée d’un accoutrement de brindilles d’où rien autre ne sort que la tête et l’avant du corps, muni de six courtes pattes. Au moindre émoi, elle y rentre en plein et plus ne bouge. Voilà tout le secret du petit amas broussailleux en vagabondage.

 

La chenille à fagot appartient au groupe des Psychés, dont le nom fait allusion à l’antique Psyché, symbole de l’âme. Que ce terme n’entraîne pas la pensée plus haut qu’il ne convient. Le nomenclateur, ne voyant guère le monde que par le petit côté, ne s’est préoccupé de l’âme en inventant sa dénomination. Il voulait simplement ici un nom gracieux, et certes il ne pouvait mieux trouver.

 

Pour se mettre à couvert, la frileuse Psyché, à peau nue, se construit un abri portatif, une chaumière ambulante que la propriétaire jamais n’abandonne tant qu’elle n’est pas devenue papillon. C’est mieux que chaumine, mieux que roulotte à toiture de paille ; c’est froc d’ermite, obtenu avec une bure d’usage peu fréquent. Le paysan du Danube portait sayon en poil de chèvre et ceinture de joncs marins. La Psyché a vêtement encore plus rustique. Avec des échalas, elle se façonne un complet. Il est vrai que, sous ce rude assemblage, véritable cilice pour une peau aussi délicate que la sienne, elle met épaisse doublure de soie. La Clythre s’habille d’une poterie, celle-ci s’habille d’un fagot.

 

En avril, contre les murailles de mon observatoire principal, le fameux arpent de cailloux, si riche en bêtes, je trouve appendue la Psyché qui doit me fournir les documents les plus circonstanciés1. Elle est à cette époque dans la torpeur de la prochaine métamorphose. Ne pouvant lui demander autre chose pour le moment, informons-nous de la structure et de la composition de son fagot.

 

C’est un édifice assez régulier, en forme de fuseau, de quatre centimètres à peu près de longueur. Les pièces qui le composent, fixées en avant, libres en arrière, sont largement divergentes et formeraient abri de peu d’efficacité contre le soleil et la pluie, si la recluse n’avait d’autre protection que sa toiture de paille.

 

Le terme de paille me vient dicté par le sommaire examen des apparences, mais ce n’est pas là l’exacte expression. Les chaumes de graminées sont, au contraire, rares, au grand avantage de la future famille qui, nous l’apprendrons plus tard, ne trouverait rien à sa convenance dans des soliveaux fistuleux. Ce qui domine consiste en débris de menues tiges, légères, tendres, riches en moelle, comme en possèdent diverses chicoracées. J’y reconnais en particulier les hampes florales de l’Épervière piloselle et du Plérothèque de Nîmes. Viennent après des tronçons de feuilles de gramen, des ramuscules écailleux fournis par le cyprès, des bûchettes, matériaux grossiers adoptés faute de mieux. Enfin, si les pièces préférées, les cylindriques, viennent à manquer, le manteau se complète parfois avec une ample pèlerine en falbalas, c’est-à-dire en fragments de feuilles sèches d’origine quelconque.

 

Tout incomplet qu’il est, ce relevé nous montre que la chenille, à part sa prédilection pour les morceaux riches en moelle, n’a pas des goûts bien exclusifs. Elle emploie indifféremment tout ce qu’elle rencontre, pourvu que ce soit léger, bien aride, roui par un long séjour à l’air, et de dimension conforme à ses devis. Les trouvailles, à la condition de convenir à peu près, sont utilisées telles quelles, sans retouches, sans coups de scie, pour les ramener à une longueur réglementaire. La Psyché ne taille pas les lattes de sa toiture ; elle les cueille comme elle les trouve. Son travail se borne à les imbriquer les unes à la suite des autres en les fixant par le bout antérieur.

 

Pour se prêter aux mouvements de la chenille en marche, et surtout pour faciliter les manœuvres de la tête et des pattes quand il faut mettre en place une pièce nouvelle, l’avant du fourreau nécessite structure particulière. Là n’est plus licite le revêtement de poutrelles qui, par leur longueur et leur rigidité, gêneraient l’ouvrière, lui rendraient même le travail impossible ; là s’impose un manchon souple, favorable à la flexion dans tous les sens.

 

Et, en effet, l’assemblage de pieux se termine de façon brusque à quelque distance de l’extrémité antérieure, et s’y trouve remplacé par un col où la trame de soie simplement se hérisse de très menues parcelles ligneuses, aptes à consolider l’étoffe sans nuire à sa souplesse. Ce collet, dispensateur des mouvements libres, est de telle importance que les Psychés en font toutes également emploi, si différent que soit le reste de l’ouvrage. Toutes, à l’avant du fagot de bûchettes, possèdent un goulot flexible, de doux contact, formé en dedans d’un tissu de soie pure et velouté au dehors de fins débris que la chenille obtient en concassant des mandibules un fétu quelconque bien sec.

 

Semblable velours, mais fané, décati, apparemment pour cause de vétusté, termine en arrière le fourreau, sous forme d’un assez long appendice nu, bâillant à l’extrémité.

 

Maintenant enlevons, arrachons pièce à pièce le couvert de la paillotte. La démolition fournit un nombre variable de solives ; il m’est arrivé d’en compter quatre-vingts et au delà. La ruine est alors une gaine cylindrique où, d’un bout à l’autre, se retrouve la structure reconnue à l’avant et à l’arrière, parties naturellement dénudées. C’est de partout un tissu de soie très solide, résistant sans rupture à la traction des doigts ; tissu lisse et d’un blanc superbe à l’intérieur, terne et rugueux à l’extérieur, où il se hérisse de parcelles ligneuses incrustées.

 

L’occasion viendra de reconnaître par quels moyens la chenille se façonne vêtement si complexe, où se superposent, dans un ordre précis, le satin d’extrême finesse en contact direct avec la peau ; l’étoffe mixte, sorte de bure poudrée de ligneux, qui économise la soie et donne consistance à l’ouvrage ; enfin le surtout de lattes imbriquées.

 

Tout en conservant cette disposition générale en triple assise, le fourreau présente, d’une espèce à l’autre, des variations notables dans les détails de structure. Voici, par exemple, une seconde Psyché2, la plus tardive des trois que m’ont values les chances des trouvailles. C’est en fin juin que je la rencontre, traversant à la hâte la poussière de quelque sentier, au voisinage des habitations. En volume ainsi qu’en régularité d’assemblage, ses fourreaux dépassent ceux de l’espèce précédente. Ils forment couverture dense, à pièces nombreuses, où je reconnais tantôt des tronçons fistuleux de nature variée, tantôt des morceaux de fines pailles, tantôt encore des lanières provenant de feuilles de gramen. Sur l’avant, jamais de mantille en feuilles mortes, encombrante parure qui, sans devenir d’usage courant, est assez fréquente dans le costume de la première espèce. À l’arrière, pas de long vestibule dénudé. Moins le collet, indispensable à l’embouchure, tout le reste possède revêtement de soliveaux. C’est peu varié, mais en somme non dépourvu de grâce dans sa sévère correction.

 

La moindre pour la taille et la plus simple de costume est la troisième3, très abondante, dès la fin de l’hiver, contre les murailles et dans les anfractuosités des vieilles écorces de l’olivier, de l’yeuse, de l’orme et autres arbres indifféremment. Son fourreau, modeste paquet, ne dépasse guère un centimètre de longueur. Une douzaine de fétus pourris, glanés à l’aventure et fixés l’un contre l’autre dans des directions parallèles, font, avec la gaine de soie, tous les frais de l’habit. Il serait difficile de se vêtir plus économiquement.

 

Cette mesquine, de si peu d’intérêt en apparence, nous fournira les premiers documents sur l’étrange histoire des Psychés. Je la récolte abondante dans les jours d’avril et l’installe sous cloche en toile métallique. Ce qu’elle mange, je ne le sais : ignorance fâcheuse en d’autres conditions ; mais actuellement je n’ai pas à me préoccuper des vivres. Arrachées de leurs murailles et de leurs écorces, où elles s’étaient appendues pour la transformation, la plupart de mes petites Psychés sont à l’état chrysalidaire. Quelques-unes sont encore actives. Elles se hâtent de grimper au sommet du treillis ; elles s’y fixent, suivant la verticale, au moyen d’un petit coussinet de soie, puis tout rentre dans le repos.

 

Juin touche à sa fin, et les papillons mâles éclosent, en laissant l’enveloppe chrysalidaire à demi engagée dans le fourreau, qui reste fixé à son point d’attache et y restera indéfiniment, jusqu’à ce que les intempéries l’aient ruiné. La sortie se fait par le bout postérieur du paquet de bûchettes, et ne peut se faire ailleurs. Ayant scellé pour toujours au support de son choix l’embouchure antérieure, vraie porte de la demeure, la chenille s’est donc retournée de bout en bout, et s’est transformée dans une position renversée, ce qui a permis à l’adulte de gagner le dehors par l’issue ménagée à l’arrière, la seule libre en ce moment.

 

C’est du reste la méthode suivie par toutes les Psychés. Le fourreau a deux ouvertures. Celle d’avant, plus régulière et de structure mieux soignée, est au service de la chenille tant que dure l’activité larvaire. Elle se clôt et se fixe solidement au point de suspension lorsque vient la nymphose. Celle d’arrière, peu correcte, dissimulée même par l’affaissement des parois, est au service du papillon. Elle ne bâille qu’en dernier lieu, sous la poussée de la chrysalide ou de l’adulte.

 

Avec leur modeste costume d’un gris cendré uniforme, avec leur humble envergure dépassant à peine celle d’une mouche ordinaire, nos petits papillons ne manquent pas de grâce. Ils ont pour antennes de superbes panaches plumeux ; pour bordure des ailes, des franges filamenteuses. Ils tourbillonnent très affairés sous la cloche ; ils rasent le sol en battant des ailes ; ils s’empressent autour de certains fourreaux que rien à l’extérieur ne distingue des autres. Ils y prennent pied, les auscultant de leurs panaches.

 

À cette fébrile agitation se reconnaissent les amoureux en recherche de l’épousée. Qui d’ici, qui de là, chacun la trouve. Mais la timide ne sort pas de chez elle. Très discrètement les choses se passent par le judas ouvert à l’extrémité libre du fourreau. Quelque temps le mâle stationne sur le seuil de cette lucarne d’arrière, et c’est fini : les noces sont terminées. Inutile d’en dire plus long sur ces épousailles où les intéressés ne se connaissent pas, ne se voient pas.

 

Je m’empresse de mettre en tube de verre les quelques fourreauxviennent de se passer les mystérieux événements. Quelques jours après, la recluse sort de l’étui et se montre en toute sa misère. Cette petite horreur-là un papillon ! On se fait difficilement à l’idée de pareille indigence. La chenille du début n’était pas plus humble. D’ailes, il n’y en a pas, absolument pas, de fourrure soyeuse non plus. Au bout du ventre, un bourrelet circulaire et touffu, une couronne de velours blanc sale ; sur chaque segment, au milieu du dos, une grande tache rectangulaire, noirâtre, et c’est tout pour l’ornementation. La mère Psyché renonce aux élégances que promettait son titre de papillon.

 

Du centre de la couronne poilue s’élève un long oviducte composé de deux pièces, l’une rigide formant la base de l’outil, l’autre molle et flexible s’engainant dans la première ainsi qu’une lunette rentre dans son étui. La pondeuse se recourbe en crochet, agrippe des six pattes le bout inférieur de son fourreau et plonge sa sonde dans la lucarne d’arrière, lucarne à rôle multiple qui permet la consommation des noces clandestines, la sortie de la fécondée, l’installation des œufs et finalement l’exode de la jeune famille.

 

Toujours immobile, longtemps la mère stationne, accroupie en croc, au bout libre de son étui. Or que fait-elle en cette posture de recueillement ? Elle loge ses œufs dans la demeure qu’elle vient de quitter ; elle lègue en héritage aux siens la chaumière maternelle. Une trentaine d’heures se passent, et l’oviducte est enfin retiré. La ponte est finie.

 

Un peu de bourre, fournie par la couronne du croupion, ferme l’huis et conjure les périls de l’envahissement. Du seul atour qui lui reste en son extrême indigence, la tendre mère fait barricade à sa nichée. Mieux encore : elle fait rempart de son corps. Convulsivement ancrée au seuil du logis, elle périt là, s’y dessèche, dévouée à sa famille même après la mort. Il faut un accident, un souffle d’air, pour la faire tomber de son poste.

 

Ouvrons maintenant le fourreau. Il s’y trouve l’enveloppe chrysalidaire, intacte moins la rupture d’avant par où la Psyché est sortie. Le mâle, à cause de ses ailes et de ses panaches, chose très encombrante au moment de franchir l’étroit défilé, met à profit son état de chrysalide pour s’acheminer vers la porte du logis et sortir à demi. Rompant alors sa tunique d’ambre, le délicat papillon trouve immédiatement devant lui l’espace libre, où l’essor est possible. La mère, dépourvue d’ailes et de panaches, n’est pas assujettie à pareille précaution. Sa forme cylindrique, nue, peu différente de celle de la chenille, lui permet de ramper, de s’insinuer dans l’étroit passage et de sortir sans encombre. Sa dépouille chrysalidaire est donc laissée tout au fond du fourreau, bien à couvert sous la toiture de chaume.

 

Et c’est prudence d’exquise tendresse. Les œufs, en effet, sont encaqués dans le tonnelet, dans la sacoche parcheminée que forme cette dépouille. La pondeuse a plongé son oviducte en télescope au fond de ce récipient, et méthodiquement, par couches, l’a rempli de ses graines. Non satisfaite de léguer à la famille son domicile, sa couronne de velours, pour comble de sacrifice, elle lui lègue sa peau.

 

Désireux de suivre à l’aise les événements qui ne tarderont pas à se passer, j’extrais de son fagot l’un de ces sacs chrysalidaires bourrés d’œufs et le mets isolé dans un tube de verre, à côté de son fourreau. L’attente n’est pas longue. Dans la première semaine de juillet, je me trouve brusquement en possession de nombreuse famille. La promptitude de l’éclosion a déjoué ma surveillance. Les nouveau-nés, environ une quarantaine, ont eu déjà le temps de se vêtir.

 

Ils portent coiffure persane, tiare de mage en superbe ouate blanche. Soyons plus modeste, disons un bonnet de coton sans mèche ; seulement ce bonnet ne se dresse pas sur la tête, il couvre l’arrière-corps. L’animation est grande dans le tube, spacieux séjour pour telle vermine. Allègrement on vagabonde, le bonnet relevé presque perpendiculaire à la surface d’appui. Avec pareille tiare et des vivres, la vie doit être douce.

 

Mais quels sont ces vivres ? J’essaye un peu de tout ce qui végète sur la pierre nue et les vieilles écorces. Rien n’est accepté. Plus pressées de se vêtir que de s’alimenter, les Psychés ne font cas de ce que je leur sers. Mon ignorance d’éleveur sera sans inconvénient, pourvu que je parvienne à voir avec quels matériaux et de quelle façon s’ourdissent les premiers linéaments du bonnet.

 

Cette ambition m’est permise, car l’outre chrysalidaire est loin d’avoir épuisé son contenu. J’y trouve, grouillant, au milieu des enveloppes chiffonnées des œufs, un complément de famille aussi nombreux que l’essaim déjà sorti. La totalité de la ponte est donc de cinq à six douzaines. Je transvase ailleurs le troupeau précoce déjà vêtu, et je garde dans le tube les seuls retardataires, complètement nus. Ils ont la tête d’un roux clair, et le reste du corps d’un blanc sale. Leur longueur mesure à peine un millimètre.

 

Ma patience n’est pas longtemps mise à l’épreuve. Le lendemain, petit à petit, isolés ou par groupes, les vermisseaux en retard quittent le sac chrysalidaire. Ils sortent, sans effraction de l’outre fragile, par la rupture antérieure que la libération de la mère a fait éclater. Nul ne l’exploite comme étoffe, bien que fine et ambrée ainsi qu’une pellicule d’oignon ; nul non plus ne fait emploi d’une subtile ouate qui matelasse l’intérieur du sac et forme pour les œufs couchette de mollesse exquise. Ce duvet, dont nous aurons tantôt à rechercher l’origine, serait, semble-t-il, excellente peluche pour ces frileux, impatients de se couvrir. Aucun ne l’utilise ; il n’y en aurait pas assez pour la nichée entière.

 

Tous vont droit au grossier fagot, que j’ai laissé en contact avec l’outre chrysalidaire. Les choses pressent. Avant de faire son entrée dans le monde et d’aller au pâturage, il faut d’abord se vêtir. Tous, d’égale ardeur, attaquent donc le vieux fourreau, à la hâte s’habillent de la défroque de la mère. Il y en a qui ratissent la couche interne, molle et blanche, des pièces ouvertes accidentellement en rigole ; il y en a qui pénètrent, audacieux, dans le tunnel d’une tige creuse et vont, dans les ténèbres, cueillir leur cotonnade. Alors les matériaux sont de premier choix, et la casaque ourdie est de blancheur éclatante. D’autres mordent en plein dans l’épaisseur de la pièce et se font vêtement bariolé, où des atomes bruns déparent le blanc neigeux du reste.

 

L’outil de récolte consiste dans les mandibules, façonnées en larges cisailles à cinq fortes dents chacune. Par le rapprochement, les deux rabots dentelés forment un engrenage apte à saisir et à couper net toute fibre, si menue qu’elle soit. Vu au microscope, c’est merveilleux de précision mécanique et de puissance. S’il était outillé de la sorte proportionnellement à sa taille, le mouton, au lieu de tondre l’herbe, brouterait les arbres par la base.

 

C’est un bien instructif atelier que celui de la vermine Psyché travaillant à se confectionner un bonnet de coton. Que de choses à remarquer dans le fini de l’ouvrage, dans l’ingéniosité des méthodes suivies ! Afin d’éviter des répétitions, n’en disons rien encore ; attendons, pour y revenir, l’exposé des talents d’une seconde Psyché, de plus grande taille et d’observation plus facile. Les deux ourdisseuses ont exactement les mêmes procédés.

 

Néanmoins, donnons un coup d’œil au fond du coquetier, chantier général où j’installe mes nains à mesure que les fourreaux m’en fournissent. Ils sont là quelques centaines avec les étuis d’où ils sont issus et un assortiment de tigelles tronçonnées, choisies parmi les plus sèches, les plus riches en moelle. Quelle activité ! quelle étourdissante animation !

 

Pour voir l’homme, Micromégas se taillait une lentille avec un diamant de son collier : il retenait son souffle, crainte d’emporter le chétif dans la tempête de ses narines. À mon tour, je suis le bon géant, venu de Sirius ; je mets à l’œil un verre, grossissant, je suspens la respiration pour ne pas culbuter et balayer mes ouvriers en cotonnades. Si j’ai besoin de l’un d’eux pour le soumettre au foyer d’une loupe plus forte, je le prends au gluau, je le happe avec la pointe d’une fine aiguille passée sur le bord des lèvres. Détourné de sa besogne, l’animalcule se démène au bout de l’aiguille, se contracte, se fait petit, lui déjà si petit ; il cherche à rentrer, autant que possible, dans son vêtement, encore incomplet, simple gilet de flanelle ou même étroite écharpe ne lui couvrant que le haut des épaules. Laissons-le compléter son habit. Je souffle, et la bête s’engouffre dans le cratère du coquetier.

 

Et ce point est vivant. Il est industrieux, il est versé dans l’art du molleton. Orphelin, du moment, il sait se tailler dans les nippes de la mère défunte de quoi se nipper à son tour. Bientôt il va devenir charpentier, assembleur de soliveaux, pour mettre couvert défensif à son délicat tissu. Qu’est-ce donc que l’instinct, capable de susciter telles industries dans un atome !

 

C’est également vers la fin de juin que j’obtiens, sous sa forme adulte, la Psyché dont le fourreau se prolonge en bas par un long vestibule nu. Au moyen d’un coussinet de soie, la plupart des étuis sont fixés au treillis de la cloche et pendent verticaux ainsi que des stalactites. Quelques-uns n’ont pas quitté le sol. À demi plongés dans le sable, ils se dressent d’aplomb, l’arrière en l’air, l’avant enseveli et solidement ancré contre la paroi de la terrine à la faveur d’un empâtement de soie.

 

Cette inversion exclut la pesanteur comme guide dans les préparatifs de la chenille, qui, apte à se retourner dans son logis, a soin, avant de s’immobiliser en chrysalide, de tourner la tête tantôt en haut, tantôt en bas, vers la sortie, afin que l’adulte, bien moins libre qu’elle de mouvements, puisse sans obstacle parvenir au dehors.

 

C’est, du reste, la chrysalide elle-même, la chrysalide rigide, incapable de se retourner et se mouvant tout d’une pièce, qui, d’une opiniâtre reptation, achemine le mâle jusqu’au seuil du fourreau. Elle émerge à demi au bout du vestibule soyeux, dépourvu de couvert, et là se rompt en obstruant le pertuis de sa dépouille. Quelque temps, sur le toit de la chaumine le papillon stationne, laisse évaporer sa moiteur, ses ailes s’étaler, s’affermir ; enfin il prend l’essor, à la recherche de celle pour qui le galant s’est fait si beau.

 

Il porte costume d’un noir intense, sauf le bord des ailes, qui, privé d’écailles, reste diaphane. Les antennes, noires aussi, sont d’amples et gracieux panaches. Amplifiées, elles rejetteraient au second rang les élégances de plumage du marabout et de l’autruche. Le bel empanaché, d’un essor tortueux, va d’un fourreau à l’autre, s’informant des secrets de ces alcôves. Si les choses marchent au gré de ses désirs, il se fixe, avec un vif frémissement d’ailes, sur la pointe du vestibule dénudé. Suivent les noces, aussi discrètes que celles de la petite Psyché. Encore un qui ne voit pas, ou tout au plus entrevoit un instant celle pour laquelle il a mis plumets de marabout et manteau de velours noir.

 

De son côté, la recluse n’est pas moins impatiente. Les amants ont la vie courte ; ils périssent sous mes cloches en trois ou quatre jours, de sorte que, par longs intervalles, jusqu’à l’éclosion de quelque retardataire, la population féminine manque d’épouseurs. Alors, quand le soleil déjà chaud visite la cloche dans la matinée, j’ai sous les yeux, à multiples reprises, un spectacle des plus singuliers.

 

L’embouchure du vestibule insensiblement se gonfle, s’ouvre et laisse sourdre un amas floconneux d’extrême délicatesse. La toile de l’araignée, cardée et convertie en ouate, ne donnerait rien d’aussi subtil. C’est une buée nuageuse. Puis, hors de cet incomparable édredon, font saillie la tête et l’avant d’une sorte de chenille bien différente de la primitive assembleuse de pailles.

 

C’est la maîtresse de céans, c’est la bête nubile qui, sentant son heure venir et ne recevant pas la visite attendue, fait elle-même les avances et se porte, autant qu’il lui est possible, à la rencontre de son empanaché. Celui-ci n’accourt pas, et pour cause : il n’y en a plus dans l’établissement. Deux ou trois heures immobile, la pauvre délaissée se penche à la lucarne. Enfin, lasse d’attendre, tout doucement, à reculons, elle rentre chez elle, se remet en cellule.

 

Le lendemain, le surlendemain et au delà, tant que les forces le permettent, elle reparaît à son balcon, toujours dans la matinée, aux rayons d’un soleil caressant, et toujours sur une couchette de cet édredon incomparable, qui se dissipe, se vaporise presque pour peu que je fasse éventail de la main. Nul ne vient encore. Une dernière fois, la bête déçue rentre en son boudoir et n’en sort plus. Elle y meurt, s’y dessèche, inutile. Je rends mes cloches responsables de ce crime de lèse-maternité. Dans la liberté des champs, à n’en pas douter, un peu plus tôt, un peu plus tard, des épouseurs se seraient présentés, venus des quatre points du ciel.

 

Lesdites cloches ont à se reprocher dénouement encore plus lamentable. Trop penchée à sa fenêtre, calculant mal l’équilibre entre l’avant du corps émergé et l’arrière engainé dans le fourreau, la bête se laisse parfois choir à terre. C’en est fait de la précipitée et de sa descendance. Mais à quelque chose malheur est bon. Sans effraction du domicile, tels accidents nous montrent la mère Psyché à découvert.

 

Quelle misère que cette créature, bien plus disgracieuse que la chenille primitive ! Ici la transfiguration est enlaidissement, le progrès est recul. On a sous les yeux une sacoche ridée, une andouillette d’un jaunâtre terreux ; et cette hideur-là, pire qu’un asticot, est un papillon en plein épanouissement de l’âge, un vrai papillon adulte. C’est la promise du gentil Bombyx noir, empanaché de marabout : c’est pour lui la suprême expression de la beauté. Un proverbe dit : « N’est pas beau ce qui est beau, mais bien ce que l’on aime ; » pensée profonde dont la Psyché nous donne éclatante confirmation.

 

Décrivons l’andouillette, le laideron. Tête très petite, mesquin globule qui disparaît presque dans le pli du premier segment. Qu’est-il besoin de crâne et de cerveau pour une poche à germes ! Ainsi la bestiole s’en passe presque, les réduit à l’expression la plus simple. Il y a cependant deux taches oculaires noires. Ces yeux vestigiaires y voient-ils ? Pas bien clair assurément. Les fêtes de la lumière doivent être bien modestes pour cette casanière, n’apparaissant à sa fenêtre qu’en de rares occasions, lorsque le papillon se fait attendre.

 

Les pattes sont bien conformées, mais si courtes et si faibles qu’elles ne sont d’aucune utilité pour la locomotion. Tout le corps est, d’un jaune pâle, translucide en avant, opaque et bourré d’œufs en arrière. En dessous des premiers segments, une sorte de rabat, c’est-à-dire une tache noire, vestige d’un jabot vu par transparence. Un bourrelet de duvet court termine en arrière la partie ovigère. C’est le reste d’une toison, d’un velours subtil dont la bête se dépouille en avançant et reculant dans son étroit logis. Ainsi se forme l’amas floconneux qui blanchit, en temps de noces, la lucarne d’attente ; ainsi pareillement se meuble d’édredon l’intérieur du fourreau. Bref, l’animal n’est guère qu’une outre gonflée d’œufs dans sa majeure partie. Je ne connais rien au-dessous de cette misère.

 

L’outre à germes, se meut, non avec les vestiges de pattes, bien entendu, appuis trop courts et trop débiles ; elle se déplace d’une façon qui lui permet d’avancer sur le dos, sur le ventre, sur le côté indifféremment. Un sillon se creuse au bout postérieur de l’outre, sillon profond qui segmente, étrangle la bête en deux. Il gagne vers l’avant, se propage ainsi qu’une onde et parvient à la tête avec une molle lenteur. Cette ondulation est un pas. Quand elle se termine, l’animal a progressé d’un millimètre environ.

 

Pour aller d’un bout à l’autre d’une boîte de cinq centimètres de longueur et garnie de sable fin, l’andouillette animée met près d’une heure. C’est à la faveur de pareille reptation qu’elle se déplace dans le fourreau, quand elle vient sur le seuil du vestibule à la rencontre de son visiteur et quand elle rentre.

 

Trois ou quatre jours, à découvert parmi les rudesses du sol, l’outre ovigère mène vie misérable, rampe à l’aventure ou plus souvent stationne. Nul papillon n’y prend garde, l’amoureux passe indifférent. Hors de son domicile, la malheureuse n’a plus d’attraits. Cette froideur a sa logique. Pourquoi devenir mère si la famille doit être abandonnée aux inclémences de la voie publique ? Tombée par accident de son étui, qui serait devenu le berceau des jeunes, l’errante se fane donc en peu de jours et périt stérile.

 

Les fécondes, – et ce sont les plus nombreuses, – les prudentes qui se sont préservées de pareille chute en modérant leurs apparitions à la lucarne du fourreau, rentrent chez elles et ne se montrent plus une fois terminée la visite du papillon sur le seuil du logis. Attendons une quinzaine. Avec des ciseaux, ouvrons alors l’étui dans toute sa longueur. Au fond, dans la partie la plus large, à l’opposé du vestibule, est la dépouille chrysalidaire, long sac ambré, fragile, ouvert à l’extrémité céphalique, extrémité qui fait face au couloir de sortie. Dans ce sac, qu’elle remplit ainsi qu’un moule, est maintenant la mère, l’andouillette à œufs ne donnant plus signe de vie.

 

De cette gaine ambrée, où se reconnaissent très bien les caractères habituels d’une chrysalide, la Psyché adulte est sortie, sous les traits d’un papillon informe, à tournure de gros asticot ; à l’heure actuelle, elle est rentrée dans la vieille casaque, elle s’y est moulée de telle façon qu’il devient difficile d’isoler le contenant du contenu. On prendrait le tout pour un corps unique.

 

Il est fort probable que cette dépouille, occupant la plus belle place du logis, était le refuge de la Psyché quand, lassée d’attendre sur le seuil de son vestibule, elle regagnait l’appartement du fond. À nombreuses reprises, elle est donc sortie et rentrée. Ces allées et venues, ces frictions répétées contre les parois d’un couloir étroit, juste suffisant au passage, ont fini par la dépiler. Elle avait au début une toison, très légère il est vrai, clairsemée, mais enfin vestige d’un costume comme en portent les papillons. Ce duvet, elle l’a perdu. Qu’en a-t-elle fait ?

 

L’eider se déplume de son édredon pour faire à sa couvée moelleuse couchette ; les lapins nouveau-nés reposent sur un matelas que la mère leur carde avec le plus doux de son pelage, tondu sur le ventre et le cou, partoutpeuvent atteindre les cisailles des incisives. Cette tendresse, la Psyché la partage. Voyez en effet.

 

En avant du sac chrysalidaire est copieux amas d’une ouate extra-fine, pareille à celle dont quelques flocons s’épanchaient au dehors lorsque la recluse se mettait à la fenêtre. Est-ce de la soie ? est-ce mousseline de filature ? Non, mais quelque chose de délicatesse incomparable. Le microscope y reconnaît la poudre écailleuse, l’impalpable duvet dont s’habille tout papillon. Pour donner chaud abri aux petites chenilles qui prochainement vont grouiller dans l’étui, pour leur créer un refuge où elles puissent prendre leurs ébats et se raffermir avant de faire leur entrée dans le vaste monde, la Psyché s’est dépilée comme la mère lapine.

 

Que la dénudation soit un simple résultat mécanique, un effet non intentionnel de frottements répétés contre des parois surbaissées, rien ne l’affirme. La maternité, jusque chez les plus humbles, a ses prévisions. Je me figure donc l’outre poilue se contorsionnant, allant et revenant dans l’étroite galerie afin de faire tomber sa toison et de préparer une layette à ses fils. Peut-être même de ses lèvres, vestige d’une bouche, parvient-elle à extirper le duvet qui se refuse à se détacher tout seul.

 

N’importe le moyen de tonte, un monceau d’écailles et de poils comble le fourreau en avant du sac chrysalidaire. Pour le moment, c’est une barricade qui défend l’accès de la demeure, ouverte au bout postérieur ; ce sera bientôt un douillet reposoir où, sortant de l’œuf, les petites chenilles quelque temps stationneront. Là, bien au chaud, dans un molleton d’extrême douceur, se fera une halte comme préparation à la sortie et au travail immédiat.

 

Ce n’est pas que la soie manque ; elle abonde, au contraire. En son temps de filandière et d’assembleuse de chaumes, la chenille l’a prodiguée. Toute la paroi du fourreau est capitonnée d’un épais satin blanc. Mais à ce tapis luxueux trop compact, combien est préférable le délicieux édredon, layette des nouveau-nés !

 

Nous connaissons les préparatifs en vue de la famille. Maintenant où sont les œufs ? en quel point sont-ils déposés ? La plus petite de mes trois Psychés, moins informe que les deux autres et plus libre de mouvements, sort en plein de son étui. Elle possède long oviducte qu’elle insinue, par l’orifice de sortie, jusqu’au fond de la dépouille chrysalidaire, laissée en place sous forme de sac. Cette dépouille est le récipient de la ponte. L’opération terminée, le sac aux œufs plein, la mère périt au dehors, accrochée au fourreau.

 

Les deux autres Psychés, dépourvues d’oviducte en télescope et n’ayant pour se déplacer qu’une vague reptation, nous montrent des mœurs plus singulières. À leur égard pourrait se répéter ce qu’on disait des matrones romaines, modèles des mères de famille : Domi mansit, lanam fecit. Oui, lanam fecit. En réalité, la Psyché ne file pas la quenouille garnie de laine, du moins elle lègue à ses fils sa toison convertie en amas d’ouate. Oui, domi mansit ; elle ne quitte jamais sa maison, pas même pour les noces, pas même pour la ponte.

 

On a vu comment, la visite du mâle reçue, l’informe papillonne, la disgracieuse andouillette, recule au fond de son étui et rentre dans sa dépouille de chrysalide, qu’elle remplit exactement, comme si jamais elle n’en était sortie. Du coup, les œufs sont en place ; ils occupent le sac réglementaire, en faveur chez les diverses Psychés. À quoi bon désormais une ponte ? Dans la rigoureuse acception du mot, il n’y en a pas, en effet, c’est-à-dire que les œufs ne quittent pas le sein maternel. L’outre vivante qui les a engendrés les garde en elle-même.

 

Bientôt cette outre se tarit de ses humeurs par l’évaporation ; elle se dessèche tout en restant accolée à l’enveloppe chrysalidaire, rigide soutien. Ouvrons l’objet. Que nous montre la loupe ? Quelques filaments trachéens, de maigres faisceaux musculaires, des ramuscules nerveux, enfin les reliques d’une vitalité réduite à sa plus simple expression. Au total, presque rien. Le reste du contenu est une masse d’œufs, un aggloméré de germes au nombre de près de trois cents. Pour tout dire, l’animal est un ovaire énorme, desservi par le strict nécessaire à son fonctionnement.

 





1 Psyche unicolor, Hufnagel = Psyche graminella, Schiffermüller.



2 Autant qu'on peut en juger d'après le fourreau seul, ce serait la Psyche febretta, Boyer de Fonscolombe.



3 Fumea comitella, Bruand, et Fumea intermediella, Bruand.



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