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Connaissez-vous les Halictes ? Peut-être non. Le mal n’est pas grand : on peut très bien goûter les quelques douceurs de la vie sans connaître les Halictes. Cependant, interrogés avec persistance, ces humbles, sans histoire, nous racontent des choses bien singulières, et leur fréquentation n’est pas à dédaigner si nous sommes désireux d’élargir un peu nos idées sur la troublante cohue de ce monde. Puisque nous sommes de loisir, informons-nous des Halictes. Ils en valent la peine.
Comment les reconnaître ? Ce sont des fabricants de miel, plus fluets en général, plus élancés que l’Abeille de nos ruches. Ils constituent un groupe nombreux, très varié de taille et de coloration. Il en est qui dépassent en grosseur la Guêpe ordinaire ; d’autres peuvent se comparer à la Mouche domestique, ou même lui sont inférieurs. Au milieu de cette variété, désespoir du novice, un caractère persiste invariable. Tout Halicte porte, nettement visible, le certificat de sa corporation.
Regardez le dernier anneau, au bout du ventre, à la face dorsale. Si votre capture est un Halicte, il y a là un trait lisse et luisant, une fine rainure suivant laquelle glisse et remonte le dard lorsque l’insecte est sur la défensive. Cette glissière de l’arme dégainée affirme un membre quelconque de la gent Halicte, sans distinction de couleur ni de taille. Nulle autre part, dans la série porte-aiguillon, l’originale rainure n’est en usage. C’est la marque distinctive, le blason de la famille.
Trois Halictes comparaîtront en ce fragment d’histoire. Deux sont mes voisins, mes familiers ; rarement ils manquent, chaque année, de s’établir aux bons endroits de l’enclos. Ils occupaient le terrain avant moi, et je me garde bien de les exproprier, persuadé qu’ils me dédommageront de ma tolérance. Leur voisinage, permettant à loisir visites quotidiennes, est une bonne fortune. Profitons-en.
En tête de mes trois sujets est l’Halicte zèbre (Halictus zebrus Walck.), élégamment zoné sur son long ventre d’écharpes alternatives noires et d’un roux pâle. Sa svelte tournure, sa taille équivalant à celle de la Guêpe, son costume simple et gracieux en font ici le principal représentant de la série.
Il établit ses galeries en terrain ferme, où ne soient pas à craindre les éboulements qui troubleraient le travail à l’époque des nids. Dans mon enclos, le sol battu des allées, mélange de menus cailloux et de terre argileuse rouge, lui convient à merveille. Tous les printemps il en prend possession, jamais isolé, mais par équipes dont la population, très variable, atteint parfois la centaine. Ainsi se fondent, bien délimitées et distantes l’une de l’autre, des sortes de bourgades où la communauté de l’emplacement n’entraîne en rien la communauté de l’ouvrage.
Chacun a son domicile, manoir inviolable où nul autre que le propriétaire n’a le droit de pénétrer. De chaudes bourrades rappelleraient à l’ordre l’audacieux qui s’aventurerait à pénétrer chez autrui. De telles indiscrétions ne sont pas tolérées entre Halictes. Chacun chez soi, chacun pour soi, et la paix régnera parfaite en ce commencement de société, faite de voisins et non de collaborateurs.
En avril, les travaux commencent, discrets et trahis seulement par des monticules de terre fraîche. Aucune animation sur les chantiers. Il est rare que les ouvriers se montrent, tant ils sont affairés au fond de leurs puits. Par moments, d’ici, de là, le sommet d’une taupinée s’ébranle et s’écroule sur les pentes du cône : c’est un travailleur qui remonte avec sa brassée de déblais et la refoule au dehors sans se montrer à découvert. Rien d’autre pour le moment.
Une précaution est à prendre : il convient de protéger les bourgades contre les passants qui pourraient, inattentifs, les fouler aux pieds. Je les entoure, chacune, d’une palissade en bouts de roseau. Au centre est implanté un signal d’avertissement, un piquet avec banderole de papier. Les points des allées ainsi marquées sont défendus : nul de la maisonnée n’y passera.
Mai arrive, joyeux de fleurs et de soleil. Les terrassiers d’avril se sont faits récolteurs. À tout moment, au sommet des taupinées devenues cratères, je les vois se poser, enfarinés de jaune. Tout d’abord informons-nous de la demeure. La disposition du logis nous fournira d’utiles renseignements. La bêche et le luchet à trois pointes mettent sous les yeux les cryptes de l’insecte.
Un puits, rapproché de la verticale autant que possible, droit ou sinueux suivant les exigences d’un sol riche en débris caillouteux, descend à la profondeur de deux ou trois décimètres. Simple couloir où l’Halicte, passant et repassant, doit trouver appui facile, ce long vestibule est raboteux. La régularité des formes et le poli des surfaces ne sont pas ici de mise. Ces délicatesses de l’art sont réservées pour les chambres des fils. Aisément descendre et remonter, à la hâte escalader et replonger, c’est tout ce qu’il faut à la mère Halicte. Aussi laisse-t-elle fruste la galerie de service, dont le diamètre est à peu près celui d’un fort crayon.
Étagées une par une à des hauteurs diverses et dans le sens horizontal, les cellules occupent le fond de la demeure. Ce sont des cavités ovalaires, d’une paire de centimètres de longueur, creusées dans la masse terreuse. Elles se terminent par un bref goulot qui s’évase en gracieuse embouchure d’amphore. On dirait de mignonnes fioles homéopathiques couchées sur le ventre. Toutes s’ouvrent dans la galerie de service.
L’intérieur de ces logettes a le luisant et le poli d’un stuc qu’envierait le savoir-faire de nos plâtriers. Il est moiré de subtiles empreintes losangiques à direction longitudinale. Ce sont les traces du polissoir qui a donné à l’ouvrage le dernier fini. Ce polissoir, quel peut-il être ? Rien d’autre que la langue, c’est évident. De sa langue, l’Halicte a fait truelle ; à petits coups bien réguliers, il a léché la muraille pour la polir.
Ce glacis final, d’exquise perfection, est précédé d’un travail de dégrossissement. Dans les cellules où manquent encore les provisions, la paroi est piquetée de menues fossettes rappelant celles d’un dé à coudre. Ici se reconnaît l’ouvrage des mandibules qui, de leur pointe, compriment l’argile, la refoulent, l’expurgent de tout granule sablonneux. Le résultat est un grènetis où la couche polie trouvera solide base d’adhésion. Cette dernière est obtenue avec une fine argile, minutieusement choisie par l’insecte, épurée, malaxée, puis appliquée parcelle à parcelle. Alors intervient la truelle de la langue, qui moire et polit, tandis que des humeurs salivaires dégorgées donnent du liant à la pâte et se dessèchent finalement en vernis hydrofuge.
L’humidité du sous-sol, lors des ondées printanières, ferait tomber en bouillie la petite alcôve terreuse. Contre ce péril, l’enduit salivaire est préservatif excellent. On le devine plutôt qu’on ne le voit, tant il est délicat. Son efficacité n’en est pas moins évidente. Je remplis d’eau une cellule. Le liquide s’y conserve très bien, sans trace aucune d’infiltration.
La mignonne cruche semble vernie à l’alquifoux. L’imperméabilité que le potier obtient par la brutale fusion de ses ingrédients minéraux, l’Halicte la réalise avec le doux polissoir de sa langue humectée de salive. Ainsi défendue, la larve jouira de l’hygiène du sec, même dans un terrain détrempé par les pluies.
Si le désir nous en vient, il est aisé d’isoler, au moins par lambeaux, la pellicule hydrofuge. Mettons tremper par la base le petit bloc informe où se trouve creusée une cellule. L’eau doucement imbibe la masse terreuse et la réduit en une bouillie qu’il nous est loisible de balayer avec la pointe d’un pinceau. Ayons patience, conduisons délicatement nos coups de balai, et nous parviendrons à dégager de leur gangue les fragments d’une espèce de satin d’extrême finesse. Voilà, transparente, incolore, la tapisserie qui défend de l’humide. Seul, le tissu de l’araignée, s’il formait étoffe et non réseau, pourrait lui être comparé.
Les chambres de l’Halicte sont, on le voit, des ouvrages dispendieux en temps. L’insecte creuse d’abord dans la terre argileuse une niche à courbure ovalaire. Comme pic, il a les mandibules ; comme râteaux, les tarses armés de griffettes. Tout fruste qu’il est, ce premier travail doit avoir des difficultés, car il se fait à travers un goulot étroit, juste suffisant au passage de l’excavateur.
Les déblais ne tardent pas à devenir encombrants. L’insecte les rassemble ; puis, à reculons, les pattes d’avant fermées sur la brassée, il les hisse là-haut par la galerie de service et les refoule au dehors, dans la taupinée qui s’exhausse d’autant sur le seuil du terrier. Viennent après les fines retouches : le grènetis de la paroi, l’application du stuc en argile de qualité supérieure, le polissage à coups de langue patiemment distribués, l’enduit hydrofuge, l’embouchure d’amphore, chef-d’œuvre de céramique où doit être enchâssé le tampon de clôture quand l’heure viendra de mettre les scellés à la porte de la loge. Et tout cela doit être fait avec une précision géométrique.
Non, à cause de leur perfection, les chambres des larves ne sauraient être ouvrage qui s’improvise au jour le jour, à mesure que les œufs mûrs descendent des ovaires. On s’en occupe longtemps à l’avance, dans la saison morte, en fin mars et avril, alors que les fleurs sont rares et que la température a de brusques revirements. Cette période ingrate, froide souvent, sujette à giboulées, se dépense à préparer la demeure. Solitaire au fond de son puits, d’où rarement elle sort, la mère travaille aux chambres des fils, en leur prodiguant les retouches que permet le loisir.
Elles sont terminées, de bien peu s’en faut, quand éclatent le soleil radieux et les richesses florales de mai. Ces longs préparatifs sont affirmés par les terriers que l’on visite avant l’apport des provisions. Tous nous montrent des cellules, la douzaine environ, en entier parachevées, mais vides encore. Établir d’abord les cabines au complet est précaution judicieuse : la mère n’aura plus à se détourner des délicatesses de la récolte et de la ponte pour la grossière besogne du terrassier.
Mai venu, tout est prêt. L’air est tiède ; la pelouse sourit, égayée de mille fleurettes, pissenlits, hélianthèmes, potentilles, pâquerettes, où l’apiaire en récolte délicieusement se roule et se jaunit de pollen. Le jabot gonflé de miel et les pinceaux des pattes enfarinés, l’Halicte revient à sa bourgade. Son vol est très bas, presque à fleur de terre, hésite en coudes brusques, en oscillations désorientées. Il semble que l’insecte, faible de vue, se retrouve difficilement au milieu des huttes de son hameau.
Quelle est sa taupinée parmi tant d’autres qui l’avoisinent, pareilles d’aspect ? Il ne le sait au juste qu’à l’enseigne de certains détails connus de lui seul. Donc, toujours à l’essor, louvoyant par bordées oscillantes, il examine les lieux. Enfin la demeure est trouvée : l’Halicte met pied à terre sur le seuil de son logis, et vite il y plonge.
Ce qui se passe au fond du puits ne doit pas différer de ce que pratiquent les autres apiaires. La récolteuse pénètre à reculons dans une cellule ; elle s’y brosse et fait tomber sa charge pollinique ; puis, se retournant, elle expectore sur l’amas poudreux le miel du jabot. Cela fait, l’infatigable quitte le terrier, s’envole, revient aux fleurs. Après bien des voyages, le monceau de vivres est suffisant dans la cellule. C’est le moment de boulanger le gâteau.
La mère pétrit sa farine : sobrement elle la mélange avec du miel. De cette mixture se fait un pain rond, de la grosseur d’un pois. À l’inverse des nôtres, ce pain a la croûte à l’intérieur et la mie à l’extérieur. La partie centrale du globule, ration qui sera consommée la dernière, lorsque le ver aura pris des forces, ne se compose guère que de pollen aride. Le jabot réserve ses friandises pour le dehors de la miche, où le débile vermisseau doit prendre ses premières bouchées. Là c’est tendre mie, c’est délicieuse tartine où le miel abonde. La pilule alimentaire coordonne les qualités de ses couches d’après les progrès du nourrisson. Au début, la bouillie miellée de la surface ; à la fin, l’aride farinette de l’intérieur. Ainsi le veut l’économie de l’Halicte.
Un œuf courbé en arc est couché sur le globule. D’après les règles d’usage général, il resterait à fermer la cabine. Les récolteurs de miel, Anthophores, Osmies, Chalicodomes et tant d’autres, font d’abord amas de pâtée suffisante ; puis, l’œuf pondu, ils clôturent solidement la cellule, dont ils n’ont plus à s’occuper.
Pour les Halictes, la méthode est différente. Les loges, approvisionnées d’un pain rond et peuplées d’un œuf, sont laissées librement ouvertes. Comme elles débouchent toutes dans le corridor commun du terrier, il est loisible à la mère, sans trop se détourner de ses autres occupations, de les visiter journellement et de s’informer des progrès de la famille. Je me figure, sans en avoir la preuve certaine, que de temps à autre elle fait aux larves nouvelles distributions de vivres, car la miche du début me semble ration bien sobre en comparaison de ce que servent les autres apiaires.
Certains hyménoptères giboyeurs, les Bembex par exemple, sont coutumiers de l’approvisionnement fractionné ; afin de servir venaison fraîche, quoique morte, ils garnissent au jour le jour la bourriche de leur nourrisson. Sans être soumise à de telles exigences domestiques, vu la nature des vivres, de conservation plus facile, la mère Halicte pourrait bien, lorsque le gros de l’appétit est venu, distribuer aux larves un complément de farine. Je ne vois rien d’autre qui puisse expliquer le libre accès des cellules tant que dure la période d’alimentation.
Enfin les vers, surveillés de près, nourris à satiété, ont acquis l’embonpoint voulu ; ils sont à la veille de se transformer en nymphes. Alors, et seulement alors, les loges se ferment. Un grossier tampon d’argile est maçonné par la mère dans l’évasement de l’embouchure. Désormais cessent les soins maternels. Le reste se fera tout seul.
Nous n’avons assisté jusqu’ici qu’aux paisibles soins du ménage ; revenons un peu en arrière, et nous serons témoins d’un brigandage effréné. En mai, vers les dix heures du matin, lorsque les travaux d’approvisionnement sont en pleine activité, je visite chaque jour ma bourgade la plus populeuse. Assis sur une chaise basse au soleil, le dos courbé, les bras sur les genoux, jusqu’au dîner, je regarde immobile. Ce qui m’attire, c’est un parasite, un moucheron de rien, audacieux tyran de l’Halicte.
A-t-il un nom, le scélérat ? J’aime à le croire, sans trop me soucier d’ailleurs de perdre mon temps à des informations de peu d’intérêt pour le lecteur. Aux arides minuties de la nomenclature sont préférables les faits clairement racontés. Qu’il me suffise de donner un bref signalement du coupable. C’est un diptère de cinq millimètres de longueur. Yeux d’un rouge sombre, face blanche. Corselet gris cendré, avec cinq rangées de subtils points noirs qui sont les bases d’âpres cils dirigés en arrière. Ventre grisâtre, pâle en dessous. Pattes noires.
Il abonde dans la colonie en observation. Tapi au soleil, à proximité d’un terrier, il attend. Dès que l’Halicte arrive de la récolte, les pattes jaunies de pollen, il s’élance ; il le poursuit, toujours à l’arrière, dans les tours et détours de son oscillant essor. Enfin l’hyménoptère brusquement plonge chez lui. Non moins brusquement, l’autre s’abat sur la taupinée, tout près de l’entrée. Immobile et la tête tournée vers la porte du logis, il attend que l’abeille ait terminé ses affaires. Celle-ci reparaît enfin, et quelques instants elle stationne sur le seuil de sa demeure, la tête et le thorax hors du trou. Le moucheron, de son côté, ne bouge.
Fréquemment ils sont face à face, séparés par un intervalle moindre qu’un travers de doigt. Ni l’un ni l’autre ne s’émeut. L’Halicte – sa tranquillité, du moins, le ferait croire – ne prend pas garde au parasite qui le guette ; le parasite, de son côté, ne manifeste aucune crainte d’être châtié de son audace. Il reste imperturbable, lui, le nain, devant le géant qui l’accablerait d’un coup de patte.
En vain j’épie chez l’un et chez l’autre quelque signe d’appréhension : rien ne dénote de la part de l’Halicte la connaissance du danger couru par sa famille ; rien non plus, de la part du diptère, ne trahit la crainte d’une sévère correction. Dévaliseur et dévalisé un moment se regardent, sans plus.
S’il le voulait, le débonnaire pourrait de sa griffe éventrer le petit bandit qui ruine sa maison ; il pourrait le broyer de ses mandibules, le larder de son stylet. Il n’en fait rien, il laisse tranquille le brigand qui est là tout près de lui, immobile, ses yeux rouges braqués sur le seuil du logis. Pourquoi cette imbécile mansuétude ?
L’abeille part. Tout aussitôt le moucheron entre, sans plus de façon que s’il pénétrait chez lui. À son aise, maintenant, il choisit parmi les cellules approvisionnées, car toutes, nous l’avons dit, sont ouvertes ; à loisir il établit sa ponte. Nul ne le dérangera jusqu’au retour de l’abeille. Se poudrer les pattes de pollen, se gonfler le jabot de sirop est travail de quelque durée ; aussi l’envahisseur a-t-il, pour son méfait, largement le temps nécessaire. Son chronomètre est d’ailleurs bien réglé et donne mesure exacte de la durée de l’absence. Lorsque l’Halicte revient des champs, le moucheron a déguerpi. En bonne place, non loin du terrier, il guette l’occasion d’un autre mauvais coup.
Qu’adviendrait-il si le parasite était surpris dans sa besogne par l’abeille ? Rien de grave. Je vois des audacieux qui suivent l’Halicte au fond de l’antre et quelque temps y séjournent tandis que se prépare la mixture de pollen et de miel. Ne pouvant disposer de la pâtée tandis que la récolteuse la malaxe, ils remontent à l’air libre et attendent sur le seuil du logis la sortie de l’abeille. Ils reviennent au soleil, non effarouchés, à pas tranquilles, preuve évidente qu’ils n’ont rien éprouvé de fâcheux dans les profondeurs où travaille l’Halicte.
Une tape sur la nuque du moustique s’il devient trop entreprenant autour du gâteau, c’est tout ce que doit se permettre le propriétaire pour chasser l’importun. Pas de rixe sérieuse entre le voleur et le volé. Cela se reconnaît à l’allure très assurée, à l’état parfaitement indemne du nain qui remonte de chez le géant en affaires au fond du terrier.
Lorsqu’elle regagne son domicile, chargée de provisions ou non, l’abeille, avons-nous dit, quelque temps hésite ; en lacets rapides, elle avance et recule, elle va et revient à faible distance du sol. Cet essor embrouillé donne tout d’abord l’idée que l’hyménoptère cherche à dérouter son persécuteur au moyen d’un inextricable réseau de marches et de contremarches. Ce serait prudent à lui, en effet ; mais ce degré de sagesse lui semble refusé.
Sa préoccupation n’est pas l’ennemi, mais bien la difficulté de trouver sa demeure, dans la confusion des taupinées empiétant l’une sur l’autre, et dans le désordre des ruelles de la bourgade, changeant d’aspect d’un jour à l’autre par l’éboulis de nouveaux déblais. Son hésitation est manifeste, car fréquemment il se trompe, il s’abat à l’entrée d’un terrier qui n’est pas le sien. Aux menus détails de la porte, l’erreur est tout aussitôt reconnue.
L’investigation recommence du même essor en courbes d’escarpolette, mêlé de brusques fugues à distance. Enfin le terrier est reconnu. Fougueusement l’Halicte y plonge ; mais, si prompte que soit la disparition sous terre, le moucheron est là qui se campe sur le seuil du logis et attend, tourné vers l’entrée, la sortie de l’abeille pour visiter à son tour les jarres à miel.
Quand la propriétaire remonte, l’autre recule un peu, juste de quoi laisser passage libre, et c’est tout. Pourquoi se dérangerait-il ? La rencontre est si paisible que, sans autres renseignements, on ne se douterait pas d’un exterminé face à face avec son exterminateur. Loin d’être terrorisé par l’arrivée soudaine de l’Halicte, le moucheron y prend à peine garde ; de même l’Halicte ignore son persécuteur, à moins que le bandit ne le poursuive, ne le harcèle au vol. Alors, d’un brusque crochet, l’hyménoptère s’éloigne.
Ainsi se comportent le Philanthe apivore et les autres giboyeurs lorsque le Tachinaire les talonne pour déposer son œuf sur la pièce qui va s’emmagasiner. Sans rudoyer le parasite surpris devant le terrier, ils rentrent chez eux très paisibles ; mais au vol, les sentant à leurs trousses, ils fuient d’un essor éperdu. Le Tachinaire toutefois n’ose descendre jusqu’aux cellules où le chasseur empile ses proies ; prudemment il attend sur la porte l’arrivée du Philanthe. Le mauvais coup, le dépôt de l’œuf, se fait juste au moment où le gibier va disparaître sous terre.
Le parasite de l’Halicte est dans des conditions bien autrement difficultueuses. L’abeille qui rentre a son butin de miel dans le jabot, sa récolte de farine sur les pinceaux des pattes, le premier inaccessible au larron, la seconde poudreuse, sans appui stable. Et puis, c’est très insuffisant encore. Pour amasser de quoi pétrir le pain rond, les voyages doivent se répéter. La masse nécessaire acquise, l’Halicte la malaxera de la pointe des mandibules, la façonnera de la patte en un globule. S’il se trouvait parmi les matériaux, l’œuf du diptère serait certes en péril pendant cette manipulation.
Donc l’œuf étranger se déposera sur la miche toute faite ; et comme la préparation a lieu sous terre, le parasite est dans la formelle nécessité de descendre chez l’Halicte. Avec une inconcevable audace, il y descend en effet, même lorsque l’abeille est présente. Soit couardise, soit imbécile tolérance, l’expropriée laisse faire.
Le but du moucheron, en son tenace guet et ses téméraires violations de domicile, n’est pas de s’alimenter lui-même aux dépens de la récolteuse ; sur les fleurs, avec bien moins de peine que ne lui vaut son métier de larron, il trouverait de quoi vivre. Dans les caveaux de l’Halicte, qu’il déguste sobrement les victuailles pour en savoir la qualité, voilà, je pense, tout ce qu’il peut se permettre. Sa grande, son unique affaire, c’est d’établir sa famille. Les biens volés ne sont pas pour lui, mais pour ses fils.
Exhumons les pains de pollen. Nous les trouverons le plus souvent émiettés sans économie, livrés au gaspillage. Dans la farine jaune dispersée sur le plancher de la cellule, nous verrons se mouvoir deux ou trois asticots, à bouche pointue. C’est la progéniture du diptère. Avec eux parfois se trouve le vrai propriétaire, le vermisseau de l’Halicte, mais chétif, émacié par le jeûne. Les goulus commensaux, sans le molester autrement, lui prennent le meilleur. Le misérable affamé dépérit, se ratatine et disparaît à bref délai. Son cadavre, un atome, confondu avec les vivres restants, fournit aux asticots une bouchée de plus.
Et la mère Halicte, que fait-elle en ce désastre ? À tout instant, il lui est loisible de visiter ses vers ; rien qu’en mettant la tête au goulot de la loge, elle ne peut manquer d’être avertie de leur misère. La miche gaspillée, le désordre d’une vermine grouillante, sont des événements d’une constatation aisée. Que ne saisit-elle les intrus par la peau du ventre ! Les écraser d’un coup de mandibules, les jeter à la porte, serait l’affaire d’un instant. Et la sotte n’y songe, laisse en paix les affameurs.
Elle fait pire. L’époque de la nymphose venue, la mère Halicte ferme d’un tampon de terre les cellules dévalisées par le parasite avec le même soin qu’elle clôture les autres. Cette barricade finale, précaution excellente lorsque la loge est occupée par un Halicte en voie de métamorphose, devient absurdité criante quand le diptère a passé par là. Devant pareille inconséquence, l’instinct n’hésite pas : il appose les scellés sur le vide. Je dis le vide, car l’asticot malin, aussitôt les vivres consommés, se hâte de déguerpir, comme s’il prévoyait un obstacle infranchissable pour la future mouche ; il quitte la cellule avant que l’hyménoptère la ferme.
À la ruse scélérate, le parasite adjoint la prudence. Tous, tant qu’il y en a, abandonnent les logis d’argile qui deviendraient leur perte une fois le goulot tamponné. L’alcôve de pisé, clémente aux délicatesses de l’épiderme par son crépi de moire, exempte de l’humide par son enduit hydrofuge, serait, semble-t-il, excellent manoir d’attente. Les asticots n’en veulent pas. Crainte de se trouver emmurés lorsqu’ils seront devenus débiles moucherons, ils s’en vont, ils se dispersent au voisinage des puits d’ascension.
Mes fouilles, en effet, rencontrent les pupes toujours hors des cellules, jamais à l’intérieur. Je les trouve enchâssées, une par une, au sein de la terre argileuse, dans une étroite niche que le ver émigrant s’est ménagée. Lorsque, au printemps suivant, l’heure viendra de la sortie, l’insecte adulte n’aura qu’à s’insinuer à travers des éboulis, travail facile.
Un autre motif, non moins impérieux, nécessite ce déménagement du parasite. En juillet se procrée une seconde génération de l’Halicte. De son côté, le diptère, réduit à une seule, reste à l’état de pupe et attend pour se transformer le renouveau de l’année suivante. L’amasseuse de miel reprend les travaux dans la bourgade natale ; elle met à profit – grande économie de temps ! – les puits et les cellules, ouvrage printanier. Le tout, de construction soignée, s’est maintenu en bon état. Il suffit de quelques retouches pour utiliser la vieille demeure.
Or qu’adviendrait-il si l’abeille, tant soucieuse de propreté, rencontrait une pupe dans la loge qu’elle nettoie ? Elle traiterait l’objet encombrant à la façon d’un plâtras. Ce serait pour elle une ruine, un gravier qui, saisi des mandibules, écrasé peut-être, s’en irait rejoindre au dehors le monceau de déblais. Hors du sol, exposée aux intempéries, la pupe immanquablement périrait.
J’admire cette lucide prévision de l’asticot, qui déserte le bien-être du moment pour la sécurité de l’avenir. Deux dangers le menacent : être claquemuré dans un coffret d’où la mouche ne pourra sortir, ou bien périr au dehors, aux injures de l’air, lorsque l’abeille donnera son coup de balai aux loges restaurées. Pour éviter ce double péril, il déguerpit avant que la porte ne soit close, avant que l’Halicte de juillet ne remette en ordre la demeure.
Voyons maintenant les résultats du parasite. Dans le courant de juin, lorsque le repos s’est fait chez l’Halicte, je fouille au complet ma plus forte bourgade, comprenant une cinquantaine de terriers. Rien ne m’échappera des misères du sous-sol. Nous sommes quatre à tamiser entre les doigts la terre de l’excavation. Ce que l’un a examiné, un second le reprend, l’examine à son tour, puis un autre et un autre encore. Le relevé est navrant. Nous ne parvenons pas à trouver une nymphe de l’Halicte, pas une seule. La populeuse cité en entier a péri, remplacée par le diptère. Ce dernier surabonde à l’état de pupes, que je recueille pour en suivre l’évolution.
L’année s’achève, et les petits barillets roux, en lesquels se sont contractés et durcis les asticots du début, se maintiennent stationnaires. Ce sont des semences à vie latente. Les feux de juillet ne les éveillent pas de leur torpeur. En ce mois, époque de la seconde génération des Halictes, il y a comme une trêve de Dieu : le parasite chôme, et l’abeille travaille en paix. Si les hostilités reprenaient coup sur coup, aussi meurtrières en été qu’elles viennent de l’être au printemps, la race de l’Halicte, trop compromise, disparaîtrait peut-être. L’accalmie de la seconde nitée remet les choses en ordre.
En avril, quand l’Halicte zèbre, en recherche d’un bon endroit pour ses terriers, erre d’un vol oscillant dans les allées de l’enclos, le parasite, de son côté, s’empresse d’éclore. Ah ! la précise, la terrible concordance entre les deux calendriers, celui du persécuteur et celui du persécuté ! Juste au moment où l’abeille débute, le voilà prêt, le moucheron : son œuvre d’extermination par la famine va recommencer.
Si c’était là cas isolé, la pensée ne s’y arrêterait pas : un Halicte de plus ou de moins importe peu à l’équilibre du monde. Mais, hélas ! le brigandage sous toutes ses formes fait loi dans la mêlée des vivants. Du moindre au plus élevé, tout producteur est exploité par l’improductif. L’homme lui-même, qui, par son rang exceptionnel, devrait être en dehors de ces misères, excelle dans ces âpretés de fauve. Il se dit : « Les affaires, c’est l’argent des autres », comme le moucheron se dit : « Les affaires, c’est le miel de l’Halicte ». Et pour mieux brigander, il invente la guerre, l’art de tuer en grand et de faire avec gloire ce qui, fait en petit, conduirait à la potence.
Ne verrons-nous jamais la réalisation de ce sublime rêve qui se chante le dimanche dans la moindre église de village : Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis ! Si la guerre concernait l’humanité seule, peut-être l’avenir nous réserverait-il la paix, tant les généreux esprits y travaillent ; mais le fléau sévit aussi chez la bête, qui, la têtue, n’entendra jamais raison. Du moment qu’il est imposé comme condition générale, le mal est peut-être incurable. La vie dans l’avenir, c’est à craindre, sera ce qu’elle est aujourd’hui, un perpétuel massacre.
Alors, d’un effort d’imagination désespéré, on en vient à se figurer un géant capable de jongler avec les planètes. Il est la force irrésistible ; il est aussi la justice, le droit. Il sait nos batailles, nos égorgements, nos incendies, nos triomphes de brutes ; il sait nos explosifs, nos obus, nos torpilleurs, nos cuirassés et tous nos engins de mort ; il connaît non moins bien l’effroyable concurrence des appétits jusque chez les moindres créatures. Eh bien ! ce juste, ce puissant, s’il tenait la terre sous son pouce, hésiterait-il à l’écraser ?
Il n’hésiterait pas… Il laisserait les choses suivre leur cours. Il se dirait : « L’antique croyance a raison ; la terre est une noix véreuse, mordue par la vermine du mal. C’est une ébauche barbare, une étape, vers des destinées plus clémentes. Laissons faire : l’ordre et la justice sont au bout. »