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L’Halicte nous parle d’une autre question, relative à l’un des problèmes les plus obscurs de la vie. Rétrogradons de vingt-cinq ans. J’habite Orange. Ma demeure est isolée au milieu des prairies. Au pied du mur d’enceinte de la cour, à l’exposition du midi, est un étroit sentier gazonné de chiendent. Le soleil y donne en plein, et ses rayons, répercutés par le crépi du mur, en font un petit coin sénégalien, exempt des brutales bouffées du mistral.
Là viennent faire la sieste les chats, la paupière à demi close ; là viennent jouer les enfants, en compagnie de Bull, le chien de la maison ; là s’installent les faucheurs à l’heure la plus chaude de la journée, pour y prendre leur repas et repiquer leur faux à l’ombre des platanes ; là passent et repassent les râteleuses qui viennent, après la fenaison, glaner sur l’avare tapis de la prairie tondue. C’est donc un passage très fréquenté, ne serait-ce que par le va-et-vient de la maisonnée : passage peu propre, ce semble, aux paisibles travaux d’une abeille ; et néanmoins l’exposition y est si chaude, l’air si calme, le sol si favorable que je vois chaque année l’Halicte cylindrique (Halictus cylindricus Fab.) se transmettre cet emplacement d’une génération à l’autre. Il est vrai qu’un travail très matinal, en partie même nocturne, diminue pour l’insecte les inconvénients d’un sol trop souvent piétiné.
Les terriers y occupent une étendue d’une dizaine de mètres carrés, et leurs taupinées, rapprochées fréquemment jusqu’à se toucher, sont en moyenne distantes l’une de l’autre d’un décimètre au plus. Le nombre en est donc environ d’un millier. Le terrain y est fort grossier, mélange de débris de maçonnerie et d’un peu de terre végétale, que consolide un épais réseau de racines de chiendent. Mais, par le fait de sa nature, il est soumis à un énergique drainage, condition toujours recherchée par les hyménoptères à cellules souterraines.
Oublions un moment ce que viennent de nous apprendre l’Halicte zèbre et l’Halicte précoce. Au risque de se répéter un peu, racontons les faits tels que me les ont fournis les observations du début.
L’Halicte cylindrique travaille en mai. Les espèces sociales écartées, telles que Guêpes, Bourdons, Fourmis, Abeilles, il est de règle que chaque hyménoptère approvisionnant ses nids, soit de miel, soit de proie, travaille seul au domicile de ses larves. Fréquemment il y a voisinage entre pareils, mais l’œuvre est individuelle et non le résultat du concours de plusieurs. Les chasseurs de Grillons, par exemple, les Sphex à ailes jaunes, établis par équipes au pied d’une falaise de grès tendre, creusent chacun leur clapier et ne supporteraient pas qu’un voisin vînt collaborer au percement de la demeure.
Les Anthophores, exploitant en innombrables essaims un escarpement de terre calcinée, forent chacune leur couloir et excluent de leur trou de sonde, avec une jalouse ardeur, quiconque oserait s’y présenter. L’Osmie tridentée, quand elle travaille dans un bout de ronce la galerie où doivent s’empiler ses loges, accueille par des bourrades toute Osmie qui se risquerait à prendre pied sur la propriété.
Qu’aucune des Odynères ayant fait élection de domicile sur la berge d’un chemin ne se trompe de porte et ne pénètre chez sa voisine ! Elle y serait mal accueillie. Qu’aucune Mégachile, revenant avec sa rondelle de feuille entre les pattes, ne fasse erreur de souterrain ! Elle en serait bien vite délogée. Ainsi des autres. À chacun son logis, où nul autre n’a le droit de pénétrer. C’est la règle, même entre hyménoptères établis en populeuse colonie sur un emplacement commun. L’étroit voisinage n’entraîne en rien l’intimité des relations.
Aussi ma surprise est vive devant les manœuvres de l’Halicte cylindrique. Il n’y a pas chez lui société, dans le sens entomologique du mot : la famille n’y est pas commune, et les soins de tous n’ont pas en vue l’intérêt de l’ensemble. Chaque mère ne s’occupe que de sa ponte, ne construit des cellules et ne récolte que pour ses larves, sans intervenir en rien dans l’éducation des larves d’autrui. Elles ont seulement en commun la porte d’entrée et la galerie de service, qui se ramifie dans le sol et conduit aux divers groupes de cellules, propriété chacun d’une seule mère. De même, dans nos habitations urbaines, une seule porte, un seul vestibule, un seul escalier conduisent à divers étages, à diverses parties d’étage où chaque famille rentre dans son isolement et son indépendance.
Cette communauté de passage est des plus faciles à constater lors de l’approvisionnement des nids. Portons quelque temps notre attention sur le même orifice d’entrée, ouvert au sommet d’un monticule de terre fraîchement remuée, pareil à celui qu’amoncellent les fourmis dans leurs travaux. Tôt ou tard nous verrons arriver les Halictes, avec leur charge de pollen, récoltée sur les chicoracées du voisinage.
Habituellement ils surviennent un à un ; mais il n’est pas rare d’en voir trois, quatre et davantage qui se présentent à la fois à l’embouchure du même terrier. Ils se posent au sommet du monticule, et sans aucune hâte pour se devancer mutuellement, sans aucun signe de rivalité jalouse, ils plongent dans le couloir, chacun à son tour. Il suffit d’assister à leur paisible attente, à leurs tranquilles plongeons, pour reconnaître que c’est bien ici passage commun, dont chacun a le droit d’user aux mêmes titres que les autres. D’après le relevé des groupes de cellules desservies par la même galerie, et d’après mes statistiques des entrants simultanés, j’évalue à cinq ou six en moyenne le nombre des Halictes copropriétaires.
Lorsque le sol est exploité pour la première fois et que le puits lentement se creuse de l’extérieur à l’intérieur, plusieurs Halictes cylindriques, se relayant l’un l’autre, prennent-ils part au travail dont ils doivent tous également profiter après ? Je n’en crois rien. Comme devaient me l’apprendre plus tard l’Halicte zèbre et l’Halicte précoce, chaque mineur se livre solitaire à l’ouvrage et se fait un couloir qui sera sa propriété exclusive. La communauté du vestibule vient plus tard, lorsque l’emplacement, éprouvé par l’expérience, se transmet d’une génération à l’autre.
Un premier groupe de cellules est établi, supposons, au fond d’une galerie creusée dans un sol vierge ; le tout, cellules et galerie, est le travail d’un seul. Quand viendra le moment de quitter la demeure souterraine, les hyménoptères issus de ce nid trouveront devant eux un chemin tout ouvert, ou du moins obstrué de matériaux pulvérulents, de moindre résistance que les matériaux voisins, non encore remués. La voie de sortie sera donc la voie primitive, pratiquée par la mère lors de la construction du nid. Tous s’y engagent sans hésitation aucune, car les cellules y débouchent directement. Tous aussi, allant et revenant des cellules à la base du puits, et des puits aux cellules, prendront part au déblai, sous le stimulant d’une prochaine délivrance.
Supposer chez ces prisonniers sous terre un concours d’efforts pour se libérer plus aisément au moyen d’un travail d’ensemble, est ici parfaitement inutile : chacun ne se préoccupe que de lui-même, et revient invariablement, après repos, travailler à la voie qui s’impose d’elle-même, à la voie de moindre résistance, enfin au passage autrefois creusé par la mère et aujourd’hui plus ou moins comblé.
Chez l’Halicte cylindrique sort qui veut de sa loge et à son heure, sans attendre la sortie des autres, parce que les cellules, groupées en petit amas, ont toutes leur issue spéciale et débouchent dans la galerie commune. De cette disposition il résulte que tous les habitants d’un même terrier peuvent concourir, chacun pour sa part, au déblai du puits de sortie. Si la fatigue vient, le travailleur se retire dans sa loge intacte, et un autre lui succède, impatient de sortir, et non de venir en aide. Finalement la voie est libre, et les Halictes sortent. Ils se dispersent sur les fleurs du voisinage tant que le soleil est vif ; dès que la température fraîchit, ils rentrent aux terriers pour y passer la nuit.
Peu de jours s’écoulent, et déjà les soins de la ponte s’imposent. Les galeries n’ont jamais été abandonnées. Les hyménoptères sont venus s’y réfugier pendant les journées pluvieuses ou de vent trop fort ; pour la plupart, sinon tous, ils y sont rentrés chaque soir au déclin du soleil, chacun regagnant sans doute la cellule natale, toujours intacte et dont il est gardé souvenir précis. En un mot, l’Halicte cylindrique ne mène pas vie errante ; il est domicilié.
Une conséquence forcée résulte de ces habitudes casanières : pour sa ponte, l’Hyménoptère adoptera le terrier même où il est né. La galerie d’entrée est ainsi toute prête. S’il faut la conduire plus profondément, la diriger dans des couches nouvelles, il suffira de la prolonger au gré du constructeur. Les vieilles cellules, légèrement restaurées, peuvent même servir.
Reprenant ainsi possession du terrier natal en vue de sa descendance, l’Hyménoptère, malgré ses instincts de travailleur isolé, réalise une ébauche de société, puisqu’il y a porte d’entrée unique et vestibule unique à l’usage de toutes les mères qui reviennent au domicile originel. Sans collaboration dans un but d’utilité commune, s’établit de la sorte une apparence de communauté. Tout se réduit à un héritage de famille, à parts égales entre les ayants droit.
Le nombre des copartageants doit avoir bientôt des limites, car un va-et-vient trop tumultueux dans la galerie de service serait obstacle à la rapidité du travail. Alors de nouvelles voies sont ouvertes à l’intérieur, très fréquemment en communication avec les profondeurs déjà fouillées, de manière que le sol se trouve à la fin perforé dans tous les sens de couloirs sinueux, formant inextricable labyrinthe.
C’est de nuit surtout que se font les travaux de fouille pour l’excavation des cellules et le percement de nouvelles galeries. Un cône de terre fraîche élevé sur le seuil du clapier atteste chaque matin l’activité nocturne. Il démontre aussi par son volume que plusieurs terrassiers ont pris part à l’ouvrage, car il serait impossible à un seul Halicte d’extraire du sol, d’amener à la surface et d’amonceler en aussi peu de temps un pareil tas de déblais.
Dès le soleil levé, alors que les prairies voisines sont encore humides de rosée, l’Halicte cylindrique quitte ses souterrains et travaille à l’approvisionnement. Cela se fait sans animation, peut-être à cause de la fraîcheur matinale. Nul joyeux entrain, nul bourdonnement au-dessus des terriers. D’un vol bas, mou, silencieux, les abeilles arrivent, les jambes postérieures jaunies de pollen ; elles prennent pied sur le cône de déblais, et aussitôt plongent dans la cheminée verticale. D’autres remontent le conduit et partent pour la récolte.
Ce va-et-vient pour les provisions se continue jusque vers les huit ou neuf heures du matin. Alors la chaleur commence à devenir forte, réfléchie par le mur ; alors aussi reprend la fréquentation du sentier. À tout instant des passants surviennent, venus de la maison ou d’ailleurs. Sur ce sol trop foulé, les monticules de déblais surmontant chaque couloir ne tardent pas à disparaître, dispersés sous les pieds, et l’emplacement perd tout signe d’habitations souterraines.
De tout le jour, les Halictes ne se montrent plus. Retirés au fond de leurs galeries, ils s’y occupent probablement de la confection et du polissage des cellules. Le lendemain, de nouveaux cônes de déblais se montrent, résultat du travail de la nuit, et la récolte du pollen recommence pour quelques heures ; puis tout cesse encore. Ainsi se poursuit l’ouvrage, suspendu de jour, repris de nuit et aux heures matinales, jusqu’à complet achèvement.
Les couloirs de l’Halicte cylindrique descendent à une paire de décimètres de profondeur et se ramifient en corridors secondaires, donnant chacun accès dans un groupe de cellules. Celles-ci, au nombre de six à huit pour chaque groupe, sont rangées à côté l’une de l’autre, parallèlement à leur grand axe, dont la direction se rapproche de l’horizontale. Elles sont ovalaires à la base et rétrécies au goulot. Leur longueur mesure près de vingt millimètres, et leur plus grande largeur huit. Elles ne consistent pas simplement en une cavité dans le sol ; elles ont, au contraire, leur paroi propre, de manière que le groupe s’enlève tout d’une pièce avec un peu de précaution et se détache nettement de la terre qui l’enveloppe.
La paroi en est formée de matériaux assez fins, qui doivent avoir été choisis dans la masse grossière environnante et pétris avec de la salive. L’intérieur est soigneusement poli et tapissé d’une subtile pellicule hydrofuge. Abrégeons ces détails cellulaires : l’Halicte zèbre nous les a déjà montrés, avec plus de perfection. Laissons le domicile et arrivons au trait le plus saillant de l’histoire des Halictes.
Dès les premiers jours de mai, l’Halicte cylindrique est à l’ouvrage. Il est de règle chez les hyménoptères que les mâles ne prennent jamais part aux fatigues de la nidification. Construire des cellules, amasser des vivres, leur sont occupations totalement étrangères. Cette loi ne paraît pas avoir d’exceptions, et les Halictes s’y conforment comme les autres. Il est alors tout naturel de ne pas voir les mâles poussant hors des galeries les déblais souterrains. Ce ne sont pas là leurs affaires.
Mais ce qui ne manque pas d’étonner, lorsque l’attention est portée sur ce point, c’est l’absence absolue de tout mâle au voisinage des terriers. Si la règle est que les mâles soient oisifs, la règle est aussi que ces désœuvrés se tiennent à proximité des galeries en construction, allant et venant d’une porte à l’autre, voltigeant au-dessus des chantiers pour saisir l’instant où les femelles non fécondées cèdent enfin à leurs instances.
Or ici, malgré une population énorme, malgré un examen attentif à tout instant renouvelé, découvrir un mâle, un seul, m’est impossible. La distinction des sexes est cependant des plus faciles. Même à distance, sans être saisi, le mâle se reconnaît à sa forme plus fluette, à son abdomen étroit et allongé, à son écharpe rouge. On dirait deux espèces différentes. La femelle est d’un roux pâle ; le mâle est noir avec quelques anneaux du ventre rougis. Eh bien, pendant les travaux de mai, aucun hyménoptère à costume noir, à ventre fluet annelé de rouge, enfin aucun mâle.
S’ils ne viennent pas visiter les alentours des terriers, les mâles pourraient être ailleurs, notamment sur les fleurs où vont butiner les femelles. Je n’ai pas manqué d’explorer les champs, le filet à insectes à la main. Mes recherches n’ont pas abouti. Plus tard, au contraire, en septembre, ces mâles, maintenant introuvables, abondent au bord des sentiers, sur les capitules du panicaut.
Cette singulière colonie, exclusivement réduite à des mères, me fit soupçonner plusieurs générations par an, dont l’une au moins devait posséder l’autre sexe. Les travaux finis, je continuai donc la surveillance quotidienne de l’établissement de l’Halicte cylindrique, afin de saisir l’instant favorable qui viendrait vérifier mes soupçons. Pendant six semaines, la solitude se fit au-dessus des terriers : aucun Halicte ne parut, et le sentier, foulé par les passants, perdit ses monticules de déblais, seuls indices des profondeurs fouillées. Au dehors, rien n’eût dit que les tiédeurs du sous-sol couvaient populeux essaims.
Juillet arrive, et déjà quelques taupinées de terre fraîche dénotent des travaux intérieurs pour une prochaine sortie. Comme les mâles, chez les hyménoptères, sont en général plus précoces que les femelles et les devancent dans l’abandon des cellules natales, il importait d’assister aux premières sorties, afin de dissiper jusqu’à l’ombre d’un doute. L’exhumation violente avait sur la sortie naturelle un très grand avantage ; elle me mettait immédiatement sous les yeux la population des terriers, avant le départ de l’un comme de l’autre sexe. Ainsi rien ne m’échappait, et je m’exemptais d’une surveillance dont je n’aurais pu toujours répondre, si attentive qu’elle fût. Une reconnaissance avec la bêche est donc résolue.
De larges mottes de terre sont extraites jusqu’à la profondeur extrême où conduisent les galeries ; je les brise avec soin entre les mains pour examiner toutes les parties où peuvent se trouver des cellules. Les Halictes à l’état parfait dominent en nombre, la plupart encore renfermés dans leurs loges intactes. Les nymphes abondent aussi, quoique un peu moins nombreuses. J’en recueille à tous les degrés de coloration, depuis le blanc mat, indice d’une transformation récente, jusqu’au brun enfumé, signe d’une prochaine métamorphose. Des larves, en petite quantité, complètent la récolte. Elles sont dans cet état de torpeur qui précède l’apparition de la nymphe.
Des boîtes, avec lit de terre fine et fraîche, reçoivent les larves et les nymphes, que je loge, chacune, dans une sorte de demi-cellule formée par l’empreinte du doigt. J’attendrai la transformation pour décider à quel sexe elles appartiennent. Quant aux insectes parfaits, ils sont reconnus, dénombrés et aussitôt relâchés.
Dans la supposition, bien peu probable, que la répartition des sexes pourrait varier d’un point à l’autre de la colonie, une seconde fouille est faite, distante de l’autre de quelques mètres ; elle me fournit une autre série, tant d’insectes parfaits que de nymphes et de larves.
La métamorphose des retardataires accomplie, ce qui demande peu de jours, je procède au recensement général, qui me fournit deux cent cinquante Halictes. Or, sur ce nombre d’hyménoptères, recueillis dans le terrier avant tout départ, je ne constate que des femelles, absolument que des femelles ; ou, pour rester dans la rigueur mathématique, je ne trouve qu’un mâle, un seul, et encore est-il si malingre, si petit, qu’il périt sans parvenir à dépouiller en entier ses langes de nymphe. Ce mâle unique est certainement accidentel. Une population féminine de deux cent quarante-neuf Halictes suppose d’autres mâles que cet avorton, ou pour mieux dire n’en suppose pas du tout. Je l’élimine donc comme accident sans valeur, et je conclus que, chez l’Halicte cylindrique, la génération de juillet ne se compose que de femelles.
Les travaux recommencent dans la seconde semaine de juillet. Les galeries sont restaurées et prolongées ; de nouvelles cellules sont façonnées, les anciennes sont remises en état. Suivent l’approvisionnement, la ponte, la clôture des loges ; et le mois de juillet n’est pas fini que, pour la seconde fois, la solitude se fait. Ajoutons que, pendant la durée des travaux, aucun mâle n’apparaît, ce qui ajoute une surabondance de preuves à celles que m’ont données les fouilles.
Avec la haute température de cette époque de l’année, l’évolution des larves rapidement progresse : un mois suffit aux diverses étapes de la métamorphose. Dès le 24 août, l’animation renaît au-dessus des terriers de l’Halicte cylindrique, mais dans des conditions bien différentes. Pour la première fois les deux sexes sont présents. Des mâles, si reconnaissables à leur livrée noire, à leur ventre fluet orné d’un anneau rouge, voltigent d’un essor oscillant, presque à fleur de terre. Ils vont et viennent, affairés, d’un terrier à l’autre. Quelques rares femelles sortent un moment, puis rentrent.
Je procède à une fouille avec la bêche ; je cueille indistinctement tout ce qui me tombe sous la main. Les larves sont très rares, les nymphes abondent, ainsi que les insectes adultes. Le relevé de mes captures se résume en quatre-vingts mâles et cinquante-huit femelles. Ainsi les mâles, jusqu’à ce moment impossibles à trouver, tant sur les fleurs du voisinage qu’aux alentours des terriers, se récolteraient aujourd’hui par centaines si je le désirais. Ils sont plus nombreux que les femelles, à peu près dans le rapport de quatre à trois ; ils sont aussi plus précoces, suivant la loi générale, car la majeure partie des nymphes en retard ne me donne que des femelles.
Une fois les deux sexes parus, je m’attendais à une troisième génération qui passerait l’hiver à l’état de larves et recommencerait en mai le cycle annuel que je viens d’exposer. Ma prévision s’est trouvée en défaut. Pendant tout le mois de septembre, lorsque le soleil donne sur les terriers, je vois les mâles voltiger fort nombreux d’un puits à l’autre. Parfois quelque femelle survient, revenant des champs, mais sans pollen aux pattes. Elle cherche sa galerie, la trouve, y plonge et disparaît.
Les mâles, comme indifférents à sa venue, ne lui font pas accueil, ne la harcèlent pas de leurs poursuites amoureuses ; ils continuent à visiter de leur vol oscillant et sinueux, les portes des terriers. Pendant deux mois, je suis leurs évolutions. S’ils mettent pied à terre, c’est pour descendre à l’instant dans quelque galerie à leur convenance.
Il n’est pas rare d’en voir plusieurs sur le seuil du même clapier. Alors chacun attend son tour pour entrer, aussi pacifiques dans leurs relations que le sont les femelles propriétaires d’un même terrier. D’autre fois, l’un veut entrer tandis qu’un second sort. Ce subit tête-à-tête n’amène aucun démêlé. Le sortant se range un peu de côté pour faire place à deux, l’autre s’insinue de son mieux. Ces paisibles rencontres sont des plus frappantes, si l’on considère l’habituelle rivalité entre mâles de la même espèce.
Aucun monticule de déblais ne s’élève sur l’embouchure des puits, signe de la non-reprise des travaux ; tout au plus quelques miettes de terre sont amassées au dehors. Et par qui, s’il vous plaît ? Par les mâles, et par eux seuls. Le sexe oisif s’avise de travailler. Il se fait terrassier, il rejette dehors les granules terreux qui gêneraient ses continuelles entrées et ses continuelles sorties. Pour la première fois, trait de mœurs qu’aucun autre hyménoptère ne m’avait encore montré, je vois les mâles fréquenter l’intérieur des terriers avec une assiduité comme n’en déploient pas de plus grande les mères occupées à la nidification.
La cause de ces manœuvres insolites ne tarde pas à se révéler. Les femelles que l’on voit voler au-dessus des terriers sont très rares ; la majorité de la population féminine reste recluse sous terre, ne sort peut-être pas une seule fois de toute l’arrière-saison. Celles qui s’aventurent au dehors rentrent bientôt, sans récolte bien entendu, et toujours sans agaceries amoureuses de la part des mâles, dont un grand nombre voltige au-dessus des terriers.
D’autre part, toute mon attention ne peut surprendre un seul accouplement à l’extérieur du domicile. Les noces sont donc clandestines, elles se passent sous terre. Ainsi s’expliquent les visites affairées des mâles aux portes des galeries pendant les heures les plus chaudes de la journée, leurs continuelles descentes dans les profondeurs et leurs continuelles réapparitions. Ils sont à la recherche des femelles, recluses dans le secret des loges.
Quelques coups de bêche ont bientôt fait de soupçon certitude. J’exhume des couples assez nombreux pour me prouver que la rencontre des sexes s’accomplit sous terre. Les noces terminées, le ceinturé de rouge quitte les lieux et va périr hors du terrier, après avoir traîné d’une fleur à l’autre le peu de vie qui lui reste. L’autre s’enferme dans sa loge, où elle attend le retour du mois de mai.
Septembre est dépensé par l’Halicte uniquement en fêtes nuptiales. Toutes les fois que le ciel est beau, j’assiste aux évolutions des mâles au-dessus des terriers, à leurs entrées et à leurs sorties continuelles ; si le soleil est voilé, ils se réfugient au fond des couloirs. Les plus impatients, à demi plongés dans le puits, montrent au dehors leur petite tête noire, comme pour épier la première éclaircie qui leur permette d’aller un peu sur les fleurs du voisinage. C’est encore dans les terriers qu’ils passent la nuit. Le matin, je suis témoin de leur petit lever ; je les vois mettre la tête à la lucarne, s’informer du temps, et puis rentrer jusqu’à ce que le soleil donne sur l’établissement.
Pendant tout le mois d’octobre, le même genre de vie se poursuit, mais les mâles deviennent de jour en jour moins nombreux, à mesure que la mauvaise saison s’approche et qu’il reste moins de femelles à courtiser. Quand viennent les premiers froids, en novembre, la solitude est complète au-dessus des terriers. Encore une fois, j’ai recours à la bêche. Je trouve uniquement des femelles dans leurs loges. Il n’y a plus un seul mâle. Tous ont disparu ; tous sont morts, victimes de leur vie de liesse et des intempéries. Ainsi se termine le cycle de l’année pour l’Halicte cylindrique.
Au mois de février, après une saison rigoureuse, la neige venant de couvrir le sol pendant une quinzaine de jours, je désirai m’informer encore une fois de mes Halictes. J’étais alors cloué au lit par une pneumonie et sur le point de trépasser, toutes les apparences le disaient. Peu ou point de douleur, Dieu merci, mais une extrême difficulté à vivre. Avec le peu de lucidité qui me restait, ne pouvant faire autre chose comme observateur, je m’observais mourir ; je suivais en curieux le détraquement graduel de ma pauvre machine. N’étaient les affres de laisser les miens, encore jeunes, volontiers je serais parti. L’au-delà doit avoir à nous apprendre tant de choses, et plus hautes, et plus sereines ! – Mon heure n’était pas encore venue.
Lorsque le lumignon de la pensée commença d’émerger, tout vacillant, des ténèbres de l’inconscience, je voulus faire mes adieux à l’Halicte, mes plus douces joies, et en premier lieu à l’Halicte, mon voisin. Mon fils Émile prit la bêche et alla fouiller le sol glacé. Aucun mâle ne fut rencontré, bien entendu ; mais les femelles abondaient, engourdies par le froid dans leurs cellules.
Quelques-unes me furent apportées. Dans leurs chambrettes, aucune efflorescence de givre, dont la terre enveloppante était tout imprégnée. Le vernis hydrofuge avait été d’une efficacité admirable. Quant aux recluses, tirées de leur torpeur par la douce température de l’appartement, elles se mirent à errer sur mon lit, où les suivait mon vague regard de moribond.
Vint le mois de mai, attendu impatiemment aussi bien du malade que des Halictes. Je quittai Orange pour Sérignan, ma dernière étape, je le pense. Pendant que je déménageais, mes voisines les abeilles recommençaient leurs travaux. Un coup d’œil leur fut donné, coup d’œil de regret, car j’avais encore beaucoup à apprendre en leur compagnie. Jamais plus, depuis lors, je n’ai rencontré pareille peuplade.
À ces vieilles observations sur les mœurs de l’Halicte cylindrique, faisons maintenant succéder une vue d’ensemble où interviendront les données récentes fournies par l’Halicte précoce.
Les femelles de l’Halicte cylindrique que j’exhume à partir du mois de novembre sont évidemment fécondées, comme le prouve l’assiduité des mâles pendant les deux mois qui précèdent, comme l’affirment, de la manière la plus formelle, les couples rencontrés dans mes fouilles. Ces femelles passent l’hiver dans leurs cellules, ainsi que le font du reste beaucoup de mellifères à évolution précoce, Anthophores et Chalicodomes, qui, nidifiant au printemps, parviennent en été à l’état parfait et restent néanmoins enclos dans leurs loges jusqu’au mois de mai suivant.
Mais il y a, pour l’Halicte cylindrique, cette différence profonde qu’en automne les femelles sortent temporairement de leurs cellules pour recevoir les mâles sous terre. L’accouplement se fait, et les mâles périssent. Restées seules, les femelles rentrent dans leurs loges, où elles passent la mauvaise saison.
L’Halicte zèbre, interrogé d’abord à Orange, puis en de meilleures conditions à Sérignan, dans mon enclos même, n’a pas ces habitudes souterraines ; c’est dans les joies de la lumière, du soleil et des fleurs qu’il célèbre ses noces. Vers le milieu de septembre, sur les centaurées, je vois paraître les premiers mâles. D’ordinaire ils sont plusieurs courtisant la même nubile. Tantôt l’un, tantôt l’autre, ils s’abattent brusquement sur elle, l’enlacent, la quittent, la reprennent. Des rixes décident qui la possédera. Un est agréé, les autres décampent. D’un essor anguleux et rapide, ils vont d’une fleur à l’autre, sans s’y poser. Ils planent, ils inspectent, plus affairés de pariade que de nourriture.
L’Halicte précoce ne m’a pas fourni de renseignements précis, un peu par ma faute, un peu par les difficultés des fouilles dans un sol pierreux, réclamant le pic plutôt que la bêche. Je lui soupçonne les mœurs nuptiales de l’Halicte cylindrique.
Autre différence, cause de certaines variations dans le détail des mœurs. En automne, les femelles de l’Halicte cylindrique quittent peu ou point leurs terriers. Celles qui sortent ne manquent pas de rentrer après brève station sur les fleurs. Toutes passent l’hiver dans les cellules natales. Au contraire, celles de l’Halicte zèbre déménagent, font au dehors rencontre des mâles et ne reviennent plus aux terriers, que mes fouilles de l’arrière-saison trouvent toujours déserts. Elles hivernent dans les premières cachettes venues.
Au printemps, les femelles, fécondées depuis l’automne, sortent, celles de l’Halicte cylindrique de leurs cellules, celles de l’Halicte zèbre de leurs abris variés, celles de l’Halicte précoce de leurs loges apparemment comme les premières. Elles travaillent aux nids en l’absence de tout mâle, ainsi que le font d’ailleurs les Guêpes, dont toute la race a péri à l’exception de quelques mères fécondées également en automne. Dans l’un comme dans l’autre cas, le concours des mâles n’en est pas moins réel, seulement il a devancé la ponte d’à peu près six mois. Jusque-là, rien de nouveau dans la vie des Halictes ; mais voici où l’inattendu apparaît.
En juillet, une seconde génération a lieu, et cette fois sans mâles. Le défaut du concours masculin n’est plus ici une simple apparence provenant d’une fécondation précoce, mais bien une réalité mise hors de doute par la continuité de mes observations et par mes fouilles en saison estivale, avant l’issue des nouvelles abeilles. À cette époque, un peu avant juillet, si ma bêche exhume les cellules de l’un ou de l’autre de mes trois Halictes, le résultat est toujours des femelles, rien que des femelles, à de très rares exceptions près.
On pourrait dire, il est vrai, que la seconde lignée est due aux mères qui ont connu les mâles en automne et seraient aptes à nidifier deux fois dans l’année. Ce n’est pas admissible. L’Halicte zèbre nous le certifie. Il nous montre les vieilles mères ne sortant plus de chez elles et montant la garde à l’entrée des terriers. Avec ces fonctions de concierge, fonctions si absorbantes, nul travail de récolte et de céramique n’est possible. Donc pas de nouvelle famille, en admettant même que les mères ne soient pas épuisées.
J’ignore si pareille raison peut s’invoquer concernant l’Halicte cylindrique. Y a-t-il chez lui des surveillantes générales ? Mon attention n’étant pas encore éveillée sur ce point lorsque j’avais autrefois l’insecte devant ma porte, les documents me font défaut. Malgré tout, je serais d’avis que la concierge de l’Halicte zèbre est ici inconnue. Cette absence aurait pour cause le nombre des travailleuses au début.
En mai, la mère Halicte zèbre, venue isolée de sa retraite d’hivernage, fonde seule sa maison. Lorsque ses filles lui succèdent, en juillet, elle est dans le logis l’unique aïeule, et le poste de gardienne lui revient. Chez l’Halicte cylindrique, les conditions sont différentes. Ici les travailleuses de mai sont plusieurs dans le même terrier, leur séjour commun pendant l’hiver. Dans la supposition qu’elles survivent quand sont terminées les affaires de la maisonnée, à qui reviendra le rôle de surveillante ? Leur trop grand nombre et leur rivalité de zèle seraient une cause de désordre. Mais, jusqu’à plus ample informé, laissons ce détail dans le doute.
Toujours est-il que des femelles, exclusivement des femelles, sont issues des œufs pondus en mai. Elles font lignée, aucun doute n’est permis à cet égard ; elles procréent, bien qu’en leur temps les mâles manquent. De cette génération par un seul sexe, proviennent, deux mois plus tard, des mâles et des femelles. La pariade s’accomplit, et le même ordre de choses recommence.
En somme, d’après les trois espèces objet de mes recherches, les Halictes ont deux générations par an : l’une printanière, issue de mères qui, fécondées en automne, ont passé l’hiver ; l’autre estivale, fruit de la parthénogénèse, c’est-à-dire de la procréation par les seules virtualités maternelles. Du concours des deux sexes naissent uniquement des femelles ; de la parthénogénèse naissent à la fois des femelles et des mâles.
Lorsque la mère, primordiale genitrix, a pu se passer une première fois d’un coadjuteur, qu’en a-t-elle besoin plus tard ? Que vient faire ici, le chétif désœuvré ? Il était inutile. Pour quel motif devient-il maintenant nécessaire ? À cette question, aurons-nous jamais satisfaisante réponse ? C’est douteux. Sans espoir d’aboutir, interrogeons cependant le Puceron, mieux versé que pas un dans l’inextricable problème des sexes.