Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VIII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VIII

XIII LES MANGEURS DE PUCERONS

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XIII

LES MANGEURS DE PUCERONS

Assembler les éléments chimiques en matière nutritive, transmissibles sans grandes retouches du mangé au mangeur, est œuvre délicate qui demande une succession de collaborateurs, sélectionnant et affinant chacun à sa manière. Cela débute dans la plante, officine de cellules où, travaillés par le soleil, les principes minéraux du sol et de l’atmosphère se groupent en composés, entrepôts de chaleur. L’énergie solaire s’y condense pour se transmettre au foyer de la vie animale qui la dépensera en activité.

 

Cela se continue chez les amasseurs d’atomes, qui patiemment perfectionnent parcelle à parcelle et du médiocre font l’excellent. De leurs minimes bouchées s’élaborent la proie de l’insecte, la becquée de l’oiseau, et, d’un consommateur à l’autre, la nourriture des grands, la nôtre même.

 

Parmi ces thésauriseurs de molécules prennent rang les pucerons. Ils sont petits, il est vrai, très petits ; mais combien nombreux, et tendres, et dodus ! Leur panse est une ampoule de jus, une buvette d’extrait. S’il en faut des cents et des mille pour faire une goutte, les accourus au banquet ont du loisir, et l’amas de poux est inépuisable. Par sa fougueuse méthode génésique, le puceron défie la consommation. Ses colonies sont des usines où très rapidement et en abondance se prépare l’aliment d’une foule d’estomacs d’ordre plus élevé.

 

Voyons-le à l’ouvrage sur le térébinthe. L’arbuste s’est implanté dans les fentes d’un roc calciné par le soleil. Il y vit, sobre et résigné ; il y prospère même, par un miracle d’économie. Dans cet avare milieu, que trouvent ses racines ? Quelques sels minéraux, ruines de la roche, quelques traces de fraîcheur fournies de loin en loin par les pluies. Cela lui suffit : il se couvre de feuillage, il permute la pierre en chose mangeable.

 

Mais pour utiliser cette verdure tout imprégnée de térébenthine, il faut des consommateurs spéciaux que ne rebute pas le relent de droguerie. Les insectes enclins à la brouter semblent rares, du moins je n’en connais pas. N’importe : l’arbuste suant le vernis ne sera pas exempté de fournir sa quote-part au pique-nique général. Ce que les autres insectes refusent, l’un des plus humbles, le puceron, l’accepte, le trouve exquis, ne désire pas mieux. De sa lancette doucement il saigne la feuille, qui se gonfle en cabine. Là-dedans il pullule et se fait dodu.

 

Il alambique la matière venue du roc et dégrossie par le végétal ; il en extrait la quintessence, il la travaille en produit supérieur. Un jour, le contenu de son bidon, transmis par des intermédiaires, fournira peut-être son atome de graisse au croupion de l’oiseau.

 

Ces premiers exploiteurs des trésors du pou, je tiendrais à les connaître, surtout à les voir en action. Le hasard me sert bien. Derrière la muraille de leur château fort, ampoule, corne ou repli tuméfié, les colons du térébinthe mènent douce vie tant qu’une brèche ne donne pas accès à des envahisseurs passionnés de chair tendre. Mais cette brèche est inévitable dans la galle distendue par la dessiccation ; elle est d’ailleurs indispensable aux reclus à l’époque de la migration. C’est le moment du butin pour qui ne sait ouvrir lui-même la boîte à conserves.

 

La plus belle et la plus précoce des galles globuleuses de mon térébinthe commence à se gercer vers la fin d’août. Quelques jours après, par un soleil ardent, je surviens au moment où elle s’ouvre de trois brèches étoilées, pleurant des larmes visqueuses. Les pucerons ailés sortent lentement, un par un ; ils stationnent sur le seuil des ouvertures ; ils y essayent gauchement l’essor avant de s’envoler. À l’intérieur grouille la multitude, en préparatifs pour le grand voyage.

 

Or, à la bourriche ouverte s’empresse d’accourir un petit hyménoptère giboyeur, fluet et noir. C’est le Psen (Psen atratus Panz.), dont j’ai souvent trouvé les cellules dans les tiges sèches de la ronce, avec provision tantôt de Cicadelles et tantôt de Pucerons noirs. Ils sont huit qui, insoucieux des viscosités où ils pourraient s’engluer, franchissent les pleurs du térébinthe et plongent dans la sacoche.

 

Tout aussitôt ils en sortent un puceron aux dents. À la hâte, ils s’éloignent pour emmagasiner leur prise dans le garde-manger des larves ; à la hâte ils reviennent, happent une autre pièce. Ils s’en vont encore, vite ils reparaissent. La cueillette se fait avec une exquise prestesse. L’occasion est superbe ; il convient d’en profiter du mieux avant que l’essaim ne soit parti.

 

Parfois ils ne pénètrent pas dans la galle. Trouvant à leur convenance sur la brèche, ils capturent les sortants. C’est plus tôt fait et moins périlleux. La déprédation se continue ainsi avec la même étourdissante activité tant que la galle n’est pas vide. Comment les huit dévaliseurs ont-ils eu connaissance de la boîte ouverte ? Plus tôt, ils n’auraient pu l’exploiter, incapables qu’ils sont d’en rompre eux-mêmes la paroi ; plus tard, ils l’auraient trouvée vide. Ils ont su l’instant précis de la rupture, et ils sont accourus. Enfin, la bourriche épuisée, ils sont partis, probablement à la recherche d’une autre galle éclatée.

 

Beaucoup de pucerons échappent au massacre : ils ont des ailes, et le Psen, pendant ses absences, laisse le temps de fuir. Avec le consommateur suivant, l’extermination est totale. C’est une petite chenille bariolée de rose ou de brun, qui sait trouver les galles intactes, bourrées de pucerons encore sans ailes. Elle exploite de préférence les galles globuleuses. Insoucieuse du vernis acerbe que font sourdre ses morsures, elle attaque de la dent la paroi charnue de l’habitacle. Les matériaux enlevés par petites bouchées sont déposés à mesure autour de l’excavation. Je suis avec intérêt les manœuvres de la bête, qui plonge les mandibules dans la fossette, extirpe, mâche, puis infléchit la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour mettre en place les déblais visqueux. Ainsi s’amasse autour de l’excavation un bourrelet de pâte où les débris ligneux sont noyés dans un flot de térébenthine.

 

En moins d’une demi-heure, la paroi est percée d’un orifice rond, juste du calibre de la tête. Où le crâne a passé, le reste doit passer. La chenille, non sans efforts, s’étire, se passe à la filière dans l’étroit pertuis. Elle entre. Tout aussitôt elle se retourne et file sur la lucarne un rideau de soie à larges mailles. Plus rien n’est entrepris pour clore la brèche. Des pleurs de vernis, découlant de la blessure, s’amassent sur l’appui de ce réseau et s’y concrètent en un solide tampon. Désormais, sécurité parfaite dans un gîte où les vivres abondent. Il n’en faut pas davantage pour une vie de liesse.

 

Les pucerons sont jugulés un par un, taris de leur suc et rejetés à mesure en arrière, d’un mouvement de nuque. Leurs dépouilles ne tardent pas à devenir encombrantes. Alors la chenille les assemble, les feutre avec un peu de soie et s’en fait un tabernacle qui maintient à distance le remuant troupeau, tout en permettant à l’égorgeur de happer autour de lui et de festoyer à son aise.

 

Avec un peu d’économie, les vivres largement suffiraient jusqu’à la fin ; mais la chenille est une prodigue ; elle gaspille son bien ; elle tue beaucoup plus de pucerons qu’elle n’en consomme. C’est passe-temps pour elle que de les éventrer pour les adjoindre aussitôt à sa draperie de cadavres. Aussi le massacre est-il prompt. Pas un n’y échappe.

 

Quand plus rien ne bouge, bien avant que l’ogre ait fini sa croissance, l’effraction d’autres ampoules est nécessaire. La chenille quitte donc sa galle, soit en désobstruant la lucarne d’entrée, soit en pratiquant un nouvel orifice, travail facile à ses bonnes mandibules. Dans une nouvelle ampoule, dans une troisième et d’autres si l’appétit le demande, la même tuerie recommence. Il faut bien songer à la venue du papillon. Au sein de la galle même, devenue robuste coffret par la dessiccation, la chenille s’entoure d’une vaste tente en pucerons moisis ; puis, au centre de cette enveloppe, elle se tisse une chemise en belle soie blanche. C’est là qu’elle doit passer l’hiver et devenir papillon.

 

La chenille aisément pénètre dans la galle, aisément elle en sort, douée qu’elle est d’outils de perforation ; mais, dans pareil coffre, comment s’y prendra le papillon pour s’en aller ? Comme les autres lépidoptères, c’est un débile, privé d’industrie. Remarquons aussi que la chambre natale ne se crevasse pas d’elle-même. La mort des pucerons arrêtant sa croissance, la galle ne parvient pas au degré d’expansion qui la ferait éclater. Sans se déformer, elle reste close et durcit au point d’équivaloir en résistance à une coquille de noix. Si la demeure est excellente pour hiverner sous un édredon de pucerons secs, elle doit être aussi pénible geôle quand l’heure est venue des fêtes au grand air. Je ne vois pas du tout comment un frêle papillon pourra sortir de là.

 

De son côté, la chenille le prévoit très bien. Au printemps, avant la torpeur de la transformation, elle débouche l’ouverture d’entrée, close depuis longtemps d’une perle résineuse ; ou bien, si le massif est d’extraction trop pénible, elle fore un nouveau pertuis rond, d’étroit calibre ainsi que le premier et juste suffisant au passage de la tête. Comme la galle est maintenant aride, l’exsudation de vernis ne se fait plus et la petite lucarne reste libre. Cette précaution prise, la chenille se retire sous son feutre de pucerons morts et s’y prépare à la métamorphose.

 

Plus rien d’autre n’est entrepris concernant la délivrance. C’est par ce trou de filière que le papillon doit sortir sans se friper le costume, délicat problème dont je ne devine pas la solution. En juillet, l’insecte sort de sa boîte, et tout s’explique. Le trou ménagé par la chenille suffit très bien, grâce à la disposition des ailes, qui, loin de s’étaler, s’incurvent en rigole, cernent étroitement les flancs et le dos. Pour glisser dans le défilé, le papillon a roulé ses atours en demi-cylindre, il s’en est fait un étui.

 

Tel il est sorti de la galle, tel il rentrera jusqu’à la fin. Ce n’est pas un papillon que l’on a sous les yeux, avec la forme qui nous est familière ; c’est un rouleau de soierie, très économe de l’espace. Soierie exquise d’ailleurs, tiquetée de blanc, de brun et de sombre amarante. Un trait blanc, précédé d’une zone cramoisie, fait ceinture au travers du dos. Un second trait blanc, moins net, décrit un arc ogival sur l’étui alaire, vers le tiers postérieur. Une large frange grise borde en arrière le costume. Les antennes sont longues, filiformes, se couchant sur le dos. Enfin les palpes se redressent en une sorte de cimier pointu. Ah ! le superbe brigand, exterminateur de pucerons ! Sa longueur mesure une douzaine de millimètres.

 

D’autres, impuissants à trouer, prennent possession des galles formées d’un simple repli de la foliole, repli tantôt plat et vert, tantôt coloré et renflé soit en fuseau, soit en lunule noueuse. Où notre regard non prévenu verrait continuité, tant l’assemblage est précis, eux savent très bien qu’il y a jointure et précisément contre le joint ils plaquent un œuf, un seul, car les vivres ne suffiraient pas à plusieurs. Par l’extension de la pièce en travail de croissance, le pli vient-il à bâiller, si peu que ce soit, le vermisseau, patient observateur des événements, tout aussitôt s’insinue dans la fissure et pénètre en aidant lui-même, du bec et de la croupe, un descellement du bord.

 

Il entre, il est chez lui, dans la chambre des poux, chambre bien close, car la fissure rapidement se referme. Ayant tout dévoré, il en sortira, sous la forme d’un joli moucheron, lorsque la maturité fera bâiller la galle. Renvoyons à plus tard les exploits de sa fringale. Il appartient à la série des Syrphides, dont quelques-uns, travaillant à l’air libre, se prêtent mieux à l’observation.

 

Le même motif me fait négliger les autres égorgeurs travaillant sur le térébinthe. Nous allons les retrouver opérant à la vue de tous sur d’autres végétaux. Passons outre en nous rappelant le vermisseau qui se glisse sous la trappe, le Psen qui fait sa battue au gibier dans les galles éclatées, la chenille qui perfore les sacoches ampullaires.

 

N’y aurait-il que ces trois sujets, l’alchimie des transmutations vitales tourne à l’évidence. Le Psen donnera famille ailée comme lui ; l’asticot deviendra moucheron, la chenille se fera teigne, et tous évoluant au soleil seront facile becquée pour l’oiseau passant au vol. Travaillée d’abord dans l’officine du térébinthe, puis dans la cucurbite du puceron, puis encore dans l’estomac de l’insecte mangeur de poux, la matière venue du roc fournira des moellons à l’un des plus gracieux ouvrages de la vie, à l’hirondelle.

 

Que serait-ce avec un bilan plus complet des entrées en magasin et des sorties ! Un arbuste peuplé de pucerons est un monde, à la fois vacherie, parc à gibier, champ d’équarrissage, sucrerie, boucherie, atelier de conserves. Toutes les industries, toutes les méthodes y sont à l’œuvre pour exploiter le banc de matière animalisée. Arrêtons-nous devant l’une de ces usines, aussi tumultueuses que les nôtres, plus variées en corps de métier, souvent fécondes en originales ingéniosités.

 

Mon examen se portera de préférence sur un grand genêt (Spartium junceum) qui effile ses rameaux en baguettes semblables à des joncs. En juin, il embaume mon arpent de cailloux. C’est l’arbre saint de la Fête-Dieu. De ses pétales jaunes, associés à l’écarlate du coquelicot, il remplit les petites corbeilles à dentellespuisent les fleuristes pour lancer la naïve offrande dans la fumée des encensoirs que balancent les thuriféraires. En cette solennité, sur les genêts de la montagne se fait récolte inépuisable ; sur ceux de l’enclos, mes familiers de tous les jours se glanent quelques idées, fleurettes du savoir.

 

Si l’été se tempère d’un peu de fraîcheur, ils se peuplent à l’infini de pucerons noirs qui, serrés l’un contre l’autre, enveloppent les rameaux verts d’une écorce animale continue. Ainsi que leurs congénères vivant à découvert, les poux du genêt portent vers le bout du ventre deux cornicules creux, deux tubes à sirop, friandise des fourmis. Remarquons que les pucerons du térébinthe, emmurés dans leurs galles, sont dépourvus de ces appareils. Isolés du monde, séquestrés, ils ne se mettent pas en frais de sucreries dont nul ne profiterait. Mais les autres, ceux du plein air, exposés à toutes les convoitises, ne manquent jamais d’en produire.

 

Ils sont les vaches des fourmis, qui viennent les traire, c’est-à-dire provoquer par des chatouillements l’émission de la liqueur sucrée. Aussitôt parue au bout des tubes, la gouttelette est bue par la laitière. Il est des fourmis à mœurs pastorales qui parquent un troupeau de pucerons dans un chalet construit en parcelles de terre autour d’une touffe d’herbages. Sans sortir de chez elles, elles peuvent traire et se remplir le bidon. Bien des touffes de thym, au pied de mes genêts, sont converties en semblables bergeries.

 

Les non versées dans l’art pastoral exploitent les stabulations naturelles. En procession sans fin, je les vois, très affairées, escalader les genêts ; en d’autres processions je les vois redescendre, repues et se pourléchant. Leur ventre distendu est devenue perle translucide.

 

Toutes nombreuses et zélées qu’elles sont, ces laitières ne peuvent suffire aux produits d’un tel troupeau. Alors les pis corniculaires expulsent d’eux-mêmes le trop-plein et le laissent négligemment tomber. Au-dessous, branches, rameaux et feuillage reçoivent l’exquise rosée et se vernissent d’un enduit visqueux. C’est le miellat.

 

Or, à ce caramel cuit par le soleil accourent en foule les gourmets qui ne savent pas traire : Guêpes et Sphex, Coccinelles et Cétoines, mouches et moucherons surtout, de toute taille, de toute coloration. La mouche des cadavres, d’un vert doré, abonde. Après la sanie de la putréfaction elle vient laper le sirop. Et cette multitude sans nombre, grouillante et bourdonnante, incessamment renouvelée, à qui mieux mieux suce, lèche, ratisse. Le puceron est le confiseur attitré des insectes ; à sa sucrerie généreusement il convie tous les altérés des mois caniculaires.

 

Son mérite est encore plus grand comme bétail de consommation. La sucrerie est luxe, la boucherie est nécessité. Des tribus entières n’ont pas d’autre nourriture. Rappelons les plus célèbres.

 

Des pucerons noirs, enfarinés de glauque à l’imitation des fruits du prunier, forment, disons-nous, gaine continue autour des rameaux effilés du genêt. Serrés l’un contre l’autre et le croupion en l’air, ils sont stratifiés en deux couches : les vieux, bedonnants, occupent le dehors ; la marmaille est dessous. D’un mouvement glutineux de sangsue, un ver bariolé de blanc, de rouge et de noir rampe sur le troupeau. Il se fixe sur la large base de son arrière ; il dresse son avant pointu, le projette d’un élan brusque, le brandit, le contorsionne, le rabat sur la couche de poux, au hasard. Que le harpon mandibulaire retombe ici ou ailleurs, le coup fait toujours prise, car la proie est partout. L’ogre aveugle pique à l’aventure, certain de happer dans n’importe quel sens autour de lui.

 

Un puceron est enlevé à la pointe de la fourchette buccale, qui aussitôt se retire. Un piston guttural avance et recule ; un jeu de pompe vide la pièce. L’appréhendé un moment gigote. C’est fait. Le puceron est tari. D’un brusque mouvement de tête, le ver rejette de côté la peau chiffonnée. Tout de suite à un autre, puis à d’autres encore, jusqu’à satiété. Enfin le goulu, pour le moment, en a assez. Il se contracte, il somnole, il digère. Dans quelques instants il va recommencer.

 

Or que fait le troupeau pendant le massacre ? Nul ne bouge, sauf l’extirpé du banc des poux ; nul parmi les voisins du saisi ne donne signe d’inquiétude. La vie n’est pas chose tellement sérieuse qu’un puceron s’émeuve pour la conserver. Tant que le suçoir est implanté au bon endroit, à quoi bon se laisser troubler la digestion par l’imminence de la mort ? Autour de lui, flanc contre flanc, les compagnons disparaissent, cueillis un à un par le monstre, et l’impassible suceur n’a pas un trémoussement d’inquiétude. C’est l’indifférence du brin de gazon au sort de ses pareils lorsque le mouton passe, broutant la pelouse.

 

Cependant la gluante reptation du ver arrache, de çà, de là, quelques poux de la couche. Ces délogés trottinent, cherchant vite une place où s’installer de nouveau. Parfois ils montent sur le dos de l’ennemi, se laissent voiturer par le monstre dont ils méconnaissent le terrible appétit. D’autres, lorsque l’un d’eux est harponné, sont englués par l’humeur s’écoulant de l’éventré et pendent en grappes aux babines du ver. Ceux-là, encore intacts et sur le seuil de la machine à engloutir, font-ils du moins quelques efforts pour se mettre à l’écart ? Point : ils attendent d’être vidés à la bouchée suivante.

 

Le massacreur va vite en besogne, d’autant plus qu’il n’est guère économe des vivres. Quand il n’y en aura plus, il y en aura encore. Saisi par la bedaine, un puceron est éventré. Le morceau ne convient pas. La pièce dédaignée est jetée de côté, tout aussitôt remplacée par une seconde. Rejetée elle aussi. D’autres suivent, parfois nombreuses, avant que le ver ait trouvé à son goût. Or, autant de pincés, autant d’agonisants, car les crocs font chaque fois blessure mortelle. Aussi par le passage du ver reste un charnier de peaux vidées à fond, de morts et de mourants, sillage de l’exterminateur.

 

La curiosité m’est venue d’évaluer par à peu près le nombre des victimes. J’ai mis le massacreur en tube de verre avec un rameau de genêt tout couvert de pucerons. En une nuit, le ver a dénudé le rameau de son écorce animale sur une longueur de seize centimètres, ce qui représente trois cents poux environ. Ce chiffre affirme quelques milliers pour la consommation totale en deux à trois semaines, durée du ver.

 

L’entomologie appelle Syrphe l’élégant diptère qui provient de ce passionné éventreur. Le terme n’a rien de caractéristique : il signifie tout simplement moucheron. Dans son langage imagé, Réaumur appelait le ver lui-même le Lion des pucerons.

 

À proximité des troupeaux noirs parqués sur le genêt, se dressent de mignonnes aigrettes dont les fils soyeux portent chacun au bout un corpuscule vert, un œuf. Ce sont les pontes de l’Hémerobe, autre consommateur de pucerons, pontes originales, oscillantes, éveillant le souvenir des filaments suspenseurs en usage chez les Eumènes. Celles-ci, pour mettre la larve naissante à l’abri d’un gibier remuant, disposent l’œuf à l’extrémité d’un fil qui descend du haut de la cellule. L’Hémerobe fait l’inverse : au lieu de suspendre, elle dresse. Un faisceau de frêles colonnettes exhausse les œufs au-dessus du support. C’est une ponte sur pilotis. Dans quel but ce dispositif singulier ? Comme mes prédécesseurs, j’admire la gracieuse gerbe, qui pour épis porte des œufs, sans pouvoir me rendre compte de son utilité. Le beau a sa raison d’être tout autant que l’utile, et c’est peut-être là l’unique explication.

 

Il ne manque à la larve de l’Hémerobe qu’une taille plus grande pour être effroyable animal. Hérissé de sauvages bouquets de poils, haut de pattes, presque d’allure, l’affreux ver se fait béquille du bout de l’intestin. C’est un cul-de-jatte monté sur des échasses. Les mandibules sont de puissantes pinces recourbées et creuses qui plongent dans la bedaine du puceron et la tarissent sans autre manœuvre de la bouche. Ainsi fonctionnent les crocs tubulaires du Fourmi-Lion et du Dytique à l’état de larve.

 

Le ver d’une seconde Hémerobe dépasse le précédent en féroce tiédeur. De même que le Huron se nouait autour des reins les chevelures des ennemis scalpés, de même il se couvre l’échine de pucerons vidés. En ce costume de guerre, il choisit et picore sur la couche. Chaque puceron tari est un haillon de plus qui s’ajoute à la casaque.

 

Voici maintenant l’élégante tribu des Coccinelles. La plus commune est la Coccinelle à sept points, qui pare sa rouge carapace de sept cocardes noires. C’est la vulgaire Bête à bon Dieu, la Catarineto du paysan provençal. Elle a gracieux renom. La jeune villageoise la dépose sur son doigt dressé, la laisse libre et lui chante :

 

Digo-me, Catarineto,

Ounte passarai

Quand me maridarai.

 

La Coccinelle prend l’essor. Envolée du côté de l’église, elle signifie le couvent ; envolée dans une direction contraire, elle annonce le mariage. Souvenir peut-être des antiques croyances sur le vol des oiseaux, le naïf augure de la Catarineto en vaut, certes, bien d’autres consultés par nos illusions.

 

Il est fâcheux que la pacifique réputation de l’insecte soit en désaccord avec ses mœurs. Ici, comme toujours, la réalité tue la poésie. À vrai dire, la Bête à bon Dieu est une bête de carnage, un massacreur de haut titre comme il n’y en a guère de plus acharné. Elle broute les bancs de pucerons, à petits pas et laissant place nette. Où elle a pâturé, pêle-mêle avec ses larves qui ont même régime carnivore, rien ne reste de vivant sur le rameau pouilleux.

 

Regardons maintenant au pied des genêts. Parmi les débris tombés et desséchés, se trouve une larve comme je n’en connais pas de mieux habillée. Avec une cire de superbe blancheur, exsudation de la peau, elle se fait une toison répartie en mèches frisées, qui lui donnent l’aspect d’un minuscule caniche. Rien de gracieux comme la blanche bestiole, goutte de lait qui prestement trottine et court se blottir derrière un grain de sable quand on veut la saisir. Les anciens naturalistes l’ont célébrée sous le nom significatif de Barbet. Servons-nous de ce terme.

 

Le Barbet est, lui aussi, fervent consommateur de pucerons ; mais d’équilibre délicat à cause de sa houppelande, il préfère rester à terre, où il cueille ce que laissent tomber la Coccinelle et ses larves, exploiteurs du compact troupeau des cimes. Il fait la chasse à courre parmi les culbutés des hauteurs. Si la manne pouilleuse ne descend pas assez drue, il se risque à grimper et pâture avec les autres.

 

Vers le milieu de juin, les Barbets élevés en captivité se sont blottis dans les plis de feuilles mortes et se sont transformés en nymphes d’un roux ferrugineux, émergeant à demi de la casaque en mèches cotonneuses. Deux semaines plus tard paraît l’insecte adulte. C’est une Coccinelle, toute noire, un peu pubescente avec une grosse tache rouge sur chaque élytre. Je crois y reconnaître la Coccinella interrupta d’Olivier.

 

Gloutons consommateurs, Syrphes, Coccinelles, Hémerobes, massacrent brutalement. Passons à d’autres, non moins meurtriers, mais qui savent opérer avec une extrême délicatesse. Ils ne font pas eux-mêmes régal de pucerons ; ils leur confient la ponte, œuf par œuf, dans le ventre. J’en observe deux : l’un du rosier, l’autre de l’Euphorbe characias. Ils appartiennent à la série des Chalcidiens, minimes hyménoptères porteurs de sonde inoculatrice.

 

Une sommité de la grande Euphorbe, bien peuplée de pucerons colorés de roux bruni, est mise dans une éprouvette avec une demi-douzaine de sondeurs, que n’ont pas dérangés de leur travail mes manœuvres de transport et d’installation. Voilà de quoi suivre à l’aise, sous le verre de la loupe au besoin, l’art des petits fouilleurs d’entrailles.

 

En voici un qui, tout guilleret, va et vient sur le dos du troupeau. Il choisit du regard une pièce à sa convenance. Elle est trouvée. Faute d’appui direct sur la tige, tant la couche de poux est compacte, l’insecte s’assied, c’est le mot, sur l’un des pucerons entourant la victime choisie ; puis il ramène en avant le ventre de façon que la pointe de l’outil soit sous les yeux de l’opérateur. Ainsi se verra manœuvrer la machine, ainsi sera mieux dirigée la sonde vers le point mathématique qu’il s’agit d’atteindre sans tuer le patient.

 

La lardoire est dégainée, courte et fine. Sans hésitation appréciable, elle plonge dans la panse, molle vésicule de beurre. Le puceron atteint nullement ne proteste, l’affaire est conduite en douceur. Za ! Ça y est : un œuf est en place dans la bedaine dodue.

 

Le chalcidien rengaine son bistouri. Il se frotte les pattes postérieures l’une contre l’autre ; il se lustre les ailes avec les tarses mouillés de salive. À n’en pas douter, c’est là marque de satisfaction : le coup de sonde a réussi. Vite à d’autres. Un second choix est fait, un troisième, un quatrième, séparés par de courts intervalles de repos. Et cela dure des jours et des jours, tant que les ovaires ne sont pas épuisés.

 

Confiant dans sa sveltesse et son exiguïté, l’exterminateur nain travaille sous une loupe, quand je tiens le rameau d’une main et le verre grossissant de l’autre. Que suis-je pour lui ? Rien. Mon énormité l’empêche de m’apercevoir du fond de son néant. Il mesure au plus deux millimètres de longueur. Il a longues antennes filiformes, abdomen pédiculé, teinté de rouge sur le pédicule et à la base. Tout le reste du corps est d’un beau noir luisant.

 

Celui des pucerons verts du rosier est plus grand. Le dessous de la poitrine et les pattes sont rougeâtres chez la femelle. Le mâle, plus petit, est tout noir. Peut-être y a-t-il pour chaque espèce de puceron un inoculateur spécial dans la gent chalcidienne.

 

Se sentant pris de coliques lorsque le vermisseau parasite leur ronge les entrailles, les pucerons du rosier quittent le rameau où ils s’abreuvaient, ils s’isolent de la congrégation des poux et vont un par un se fixer sur les feuilles voisines, où ils se dessèchent en coques vésiculaires. Ceux de l’Euphorbe, au contraire, n’abandonnent pas les rangs, de manière que la strate de poux, tout en gardant sa densité, petit à petit se transforme en amas d’utricules secs.

 

Pour sortir de son puceron tari et devenu coffret, le chalcidien perce la dépouille d’un trou rond, dans la région dorsale. La peau reste en place, pâle, aride, non déformée, plus bedonnante même qu’à l’état vivant. Cette relique du pou dévoré adhère si bien à la feuille du rosier que le balai d’un pinceau ne suffit pas toujours à la détacher ; il faut recourir au levier d’une aiguille. Cette adhérence m’étonne. Elle ne peut résulter des griffettes du mort implantées dans la feuille. Autre chose est en jeu.

 

Détachons le puceron sec et regardons-le à la face inférieure. La bête est fendue d’une ample boutonnière, suivant toute la longueur du ventre, et dans cette boutonnière une pièce est intercalée, comme nous en mettons à nos vêtements devenus trop étroits. Or cette pièce est une étoffe, un tissu qui, par sa texture, nettement se distingue de la peau durcie en parchemin. C’est une soierie, et non un cuir.

 

Le vermisseau inclus, sentant son heure venir, a sommairement tapissé de soie la carapace épuisée ; puis il a fendu son hôte à la face ventrale, d’un bout à l’autre, ou plutôt la déchirure s’est opérée d’elle-même par le seul fait de la poussée croissante du contenu. En cette fente, le ver a filé plus abondamment qu’ailleurs, de façon à produire, au contact direct de la feuille, un large ruban d’adhérence. Cette pièce est un appareil d’encollement qui brave la pluie, le vent, l’agitation du feuillage, pour donner le repos aux transformations accomplies dans le tabernacle d’une peau de puceron.

 

Terminons là ce relevé, tout abrégé qu’il est, et concluons en disant : le puceron est un des premiers préparateurs, dans l’officine du manger. De sa patiente sonde, l’amasseur d’atomes extrait, déjà dégrossi, l’essentiel de ce que la roche fournit au végétal. Dans sa rondelette cucurbite, il affine l’avare brouet et le transmute en chair, aliment supérieur. Il cède son produit à des légions de consommateurs, qui le transmettent à d’autres d’ordre plus élevé, jusqu’à ce que la matière, fermant le cycle de ses migrations, rentre dans l’amas général, ruines de ce qui a vécu et moellon de ce qui doit vivre.

 

Sur la planète des premiers âges admettons une plante pour défricher le roc, un puceron pour exploiter la plante. Cela suffit : l’alchimie vitale est fondée, les créatures de haut rang sont possibles. L’insecte et l’oiseau peuvent venir : ils trouveront banquet servi.

 


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