Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VIII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VIII

XIV LES LUCILIES

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XIV

LES LUCILIES

En ma vie, j’ai fait quelques souhaits, tous incapables de troubler la fortune publique. J’ai désiré la possession d’une mare, soustraite aux indiscrétions des passants, voisine de ma demeure, avec touffes de jonc et nappes de lentilles d’eau. À l’ombre d’un saule, aux heures de loisir, là j’aurais médité sur la vie aquatique, vie primitive, plus facile que la nôtre, naïve dans ses tendresses et ses brutalités.

 

J’aurais épié la béatitude du mollusque, les allégresses du Gyrin tournoyeur, les patinages de l’Hydromètre, les plongeons du Dytique, les bordées du Notonecte qui, couché sur le dos, rame avec deux longs avirons, tandis que les courtes pattes de l’avant, repliées sur la poitrine, attendent, pour la happer, la proie qui va venir. J’aurais étudié la ponte du Planorbe, nébuleuse de glaire où se condensent des foyers de vie comme dans les nébuleuses du ciel se condensent des soleils. J’aurais admiré la créature naissante qui vire, doucement vire dans l’orbe de son œuf et décrit une volute, tracé peut-être de la future coquille. Avec plus de science géométrique ne circule une planète autour de son centre d’attraction.

 

De mes fréquentes visites à la mare, j’aurais rapporté quelques idées. Le sort en a décidé autrement : la pièce d’eau m’a été refusée. J’ai essayé la mare artificielle entre quatre carreaux de vitre. Pauvre ressource. Nos aquariums de laboratoire ne valent pas l’empreinte laissée dans l’argile par le sabot d’un mulet, lorsqu’une ondée a rempli l’humble cuvette et que la vie l’a peuplée de ses merveilles.

 

Au printemps, en saison d’aubépines fleuries et de grillons concertants, un deuxième souhait bien des fois m’est venu. Sur le chemin se fait rencontre d’une taupe morte, d’une couleuvre lapidée, victime l’une et l’autre de la sottise humaine. La taupe drainait le sol et l’expurgeait de sa vermine. La rencontrant sous la bêche, le paysan lui a cassé les reins et l’a rejetée au loin. La couleuvre, réveillée par la douce chaleur d’avril, venait au soleil s’excorier, faire peau neuve. L’homme l’aperçoit : « Ah ! méchante, dit-il, je m’en vais faire une œuvre agréable à tout l’univers. » Et l’innocente bête, notre auxiliaire dans la terrible bataille agricole contre l’insecte, périt, la tête fracassée.

 

Les deux cadavres, déjà délabrés, sentent mauvais. Qui survient, aveugle au spectacle des choses, se détourne et passe outre. L’observateur s’arrête, et soulève du pied les reliques, il regarde. Un monde grouillait là-dessous ; une vie ardente consumait le trépassé. Remettons les affaires en place, laissons à leur ouvrage les ouvriers de la mort. Ils accomplissent besogne très méritoire.

 

Connaître les mœurs de ces préposés à la disparition des cadavres, les voir fonctionner affairés d’émiettement, suivre en détail le travail de transmutation qui fait rentrer à la hâte dans les trésors de la vie les ruines de ce qui a vécu, m’a depuis longtemps hanté l’esprit. Je quittais à regret la taupe gisant dans la poussière du chemin. Un coup d’œil donné à la défunte et à ses exploiteurs, il fallait s’en aller. Ce n’était pas le lieu de philosopher devant une infection. Que diraient les passants !

 

Et que dira le lecteur lui-même si je le convie à ce spectacle ? Se préoccuper de ces abjects croque-morts, n’est-ce pas souiller le regard et encanailler la pensée ? Non pas, s’il vous plaît. Dans le domaine de notre inquiète curiosité, deux questions font cime : celle du commencement et celle de la fin. Comment s’agrège la matière pour prendre vie ? Comment se désagrège-t-elle dans son retour à l’inerte ? La mare, avec ses œufs de Planorbe en douce gyration, nous aurait fourni quelques données sur le premier problème ; la taupe, faisandée en des conditions non trop rebutantes, nous renseignera sur le second ; elle nous montrera le fonctionnement du creuset où tout se remet en fusion pour recommencer. Silence à nos petites délicatesses ! Odi profanum vulgus et arceo ; hors d’ici le profane : il ne comprendrait pas la haute leçon du pourrissoir.

 

Me voici en mesure de réaliser mon deuxième souhait. J’ai du large, de l’air, de la tranquillité dans la solitude de l’enclos. Nul n’y viendra me troubler, sourire et se scandaliser de mes recherches. Jusqu’ici tout est bien ; mais voyez la malice des choses : si je suis délivré des passants, j’ai à craindre mes chats, rôdeurs assidus qui, trouvant mes préparations, ne manqueront pas de les ravager et disperser. En prévision de leurs méfaits, j’établis des ateliers aériens, où seuls pourront venir au vol les véritables entrepreneurs de pourriture.

 

En divers points de l’enclos, j’implante, trois par trois, des roseaux qui, liés au bout libre, forment solide trépied. À chacun de ces appuis je suspends, à hauteur d’homme, une terrine pleine de sable fin et percée au fond d’un trou par où s’écoulera l’humidité s’il vient à pleuvoir. Je garnis mes appareils de cadavres. La couleuvre, le lézard, le crapaud sont les préférés, à cause de leur peau nue, permettant mieux de suivre l’invasion et le travail des accourus. La bête à poil, la bête à plume alternent avec le reptile, le batracien, le poisson. Quelques enfants du voisinage, alléchés par la pièce de deux sous, sont mes habituels fournisseurs.

 

Toute la bonne saison, ils accourent à ma porte triomphants, avec un serpent au bout d’un bâton, un lézard dans une feuille de chou. Ils m’apportent le surmulot pris à la ratière, le poulet mort de la pépie, la taupe occise par le jardinier, le petit chat victime d’un accident, le lapineau qu’une mauvaise herbe a tué. Le commerce marche à la satisfaction commune du trafiquant et de l’acquéreur. Jamais, dans le village, ne s’était vu et ne se verra plus semblable négoce.

 

Avril finit, et les terrines rapidement se peuplent. Une fourmi, toute petite, est la première accourue. Je croyais tenir l’importune à l’écart en suspendant mes appareils loin du sol : elle se rit de mes précautions. Quelques heures après le dépôt de la pièce, fraîche encore, sans odeur appréciable, elle arrive, l’âpre amasseuse, elle escalade par processions les tiges du trépied et commence la dissection. Si le morceau lui convient, elle s’installe même à demeure dans le sable de la terrine, elle s’y creuse des stations temporaires pour exploiter mieux à l’aise la riche trouvaille.

 

Du commencement à la fin de la saison, elle sera toujours la plus empressée, toujours la première à découvrir la bête morte, toujours la dernière à faire retraite, quand il ne restera plus qu’un monceau d’osselets blanchis par le soleil. Comment la vagabonde, passant à distance, reconnaît-elle qu’il y a là-haut, invisible, à la cime de la potence, quelque chose de fructueuse exploitation ? Les autres, les vrais équarrisseurs, attendent que le sujet se faisande ; ils sont avertis par la violence des effluves. Mieux douée en olfaction, la Fourmi s’empresse avant toute puanteur.

 

Mais quand la pièce, vieille d’une paire de jours et mûrie par le soleil, exhale son fumet, vite surviennent les maîtres croque-morts. Dermestes et Saprins, Silphes et Nécrophores, Mouches et Staphylins, qui attaquent le cadavre, le consomment, le réduisent presque à rien. Avec la Fourmi seule, n’emportant chaque fois qu’un atome, l’opération hygiénique traînerait trop en longueur ; avec eux la besogne est prompte, d’autant mieux que certains connaissent la méthode des dissolvants chimiques.

 

À ces derniers, assainisseurs de haut titre, revient de droit la première mention. Ce sont des mouches, d’espèces fort variées. Si le loisir le permettait, chacune de ces vaillantes mériterait examen spécial ; mais ce serait lasser la patience tant du lecteur que de l’observateur. Les mœurs des unes nous diront en gros les mœurs des autres. Bornons-nous donc aux sujets principaux, savoir les Lucilies et les Sarcophages.

 

Les Lucilies, mouches qui luisent, sont de superbes diptères connus de tous. Leur éclat métallique, d’un vert doré généralement, rivalise avec celui de nos plus beaux coléoptères, les Cétoines, les Buprestes, les Chrysomèles. On éprouve quelque surprise à voir si riche costume orner ces ouvriers de la putréfaction. Trois espèces fréquentent mes terrines : Lucilia Cœsar Linn., Lucilia cadaverina Linn, et Lucilia cuprea Rob. Les deux premières, l’une et l’autre d’un vert doré, sont abondantes ; la troisième, d’un éclat cuivreux, ne fait pas nombre. Toutes les trois ont les yeux rouges, encadrés d’un liseré d’argent.

 

Supérieure de taille à la Lucilie des cadavres, la Lucilie César semble aussi plus précoce en ses affaires. Le 23 avril, je la surprends en gésine. Elle s’est établie dans le canal vertébral d’un col de mouton. Elle pond sur la moelle épinière. Plus d’une heure, immobile au fond de l’antre ténébreux, elle encaque ses œufs. J’entrevois ses yeux rouges et sa face argentée. Enfin elle sort. Je cueille sa ponte, chose aisée, car elle repose en entier sur la moelle, que j’extrais sans toucher aux œufs.

 

Un dénombrement s’imposait. Le faire à l’instant est impraticable : les germes forment un amas compact d’évaluation malaisée. Le mieux est d’élever en bocal la famille et de compter après les pupes enfouies dans le sable. J’en trouve cent cinquante-sept. Ce n’est évidemment qu’un minimum, car la Lucilie César et les autres, les observations suivantes me l’apprendront, pondent à diverses reprises, par paquets partiels. Superbe famille qui promet, pour l’avenir, fabuleuse légion.

 

Les Lucilies, dis-je, fractionnent leur ponte. La scène qui suit en témoigne. Une taupe déprimée par l’évaporation de quelques jours s’étale à plat sur le sable de la terrine. En un point, le bord du ventre se relève et fait voûte profonde. Remarquons que les Lucilies, ainsi du reste que les autres diptères cadavériques, ne confient pas leurs œufs aux surfaces découvertes, où la violence de l’insolation compromettrait les délicatesses des germes. Il leur faut des cachettes obscures. L’endroit préféré est le dessous de la bête morte, quand il est accessible.

 

Dans le cas actuel, le seul point d’accès est le pli formé par le bord du ventre. C’est là, uniquement là, que travaillent les pondeuses d’aujourdhui. Elles sont huit. La pièce explorée et reconnue de bonne qualité, elles disparaissent sous la voûte, maintenant l’une, maintenant l’autre, ou bien plusieurs à la fois. La station sous la taupe est de quelque durée. Celles du dehors attendent. À nombreuses reprises, elles viennent sur le seuil de la caverne donner un regard à ce qui se passe à l’intérieur et s’informer si les précédentes ont fini. Celles-ci sortent enfin, se campent sur la bête, attendent à leur tour. Sur-le-champ d’autres les remplacent au fond de la loge. Quelque temps elles y restent, puis, les affaires terminées, elles font place à de nouvelles pondeuses et viennent au soleil. Ce manège d’entrantes et de sortantes ne cesse de toute la matinée.

 

Nous apprenons ainsi que la ponte se fait par émissions périodiques, entrecoupées de repos. Tant qu’elle ne sent pas des œufs mûrs venir à l’oviducte, la Lucilie reste au soleil, voletant par courts essors et cueillant sur le cadavre de sobres lampées. Mais dès que des ovaires descend nouveau flux, au plus vite elle gagne emplacement propice pour y déposer son faix. Ouvrage apparemment de plusieurs journées, ainsi se fractionne la ponte totale, disséminée en des points variés.

 

Je soulève avec ménagement la bête sous laquelle ces choses se passent. Les pondeuses ne se dérangent pas, tant elles sont occupées. L’oviducte étiré en tube de lunette, elles entassent œuf sur œuf. De la pointe de leur instrument qui hésite, tâtonne, elles cherchent à loger plus avant dans l’amas chaque germe, à mesure qu’il arrive. Autour des graves matrones aux yeux rouges, circulent des fourmis occupées de pillage.

 

Beaucoup se retirent ayant aux dents un œuf de Lucilie. Je vois les audacieuses qui viennent faire butin jusque sous l’oviducte. Les pondeuses ne se dérangent pas, laissent faire, impassibles. Elles se savent les flancs assez riches pour compenser pareils larcins.

 

Et, en effet, ce qui échappe aux déprédations des fourmis promet populeuse nitée. Revenons quelques jours plus tard, soulevons de nouveau la pièce. Là-dessous, dans une purée de sanie, c’est une houle de croupes grouillantes, de têtes pointues, qui émergent, frétillent, replongent. On dirait un flot en ébullition. Le cœur se soulève. C’est plus affreux que l’affreux. Aguerrissons-nous ; ailleurs le spectacle sera pire.

 

Voici maintenant une grosse couleuvre. Roulée en volute serrée, elle remplit toute la terrine. Les Lucilies sont nombreuses. À tout instant il en arrive de nouvelles qui, sans noise, prennent place parmi les autres, occupées de leur ponte. Le sillon spiral laissé par les tours du reptile est l’endroit préféré. Là seulement, dans l’étroit intervalle des replis, se trouvent des abris contre les ardeurs du soleil. Les mouches dorées s’y rangent en série, flanc contre flanc ; elles s’efforcent d’insinuer le ventre et l’oviducte aussi avant que possible, dussent les ailes se froisser, se retrousser vers la tête. Les soucis de toilette s’oublient en ces graves affaires. Placides, les yeux rouges braqués au dehors, elles forment cordon continu. D’ici, de là, par moments, la série se rompt ; des pondeuses quittent leur poste, viennent se promener sur la couleuvre en attendant que les ovaires aient mûri une autre émission, puis accourent s’intercaler dans la série et reprennent le flux de germes.

 

Malgré ces interruptions, le peuplement marche vite. En une matinée, les profondeurs du sillon spiral sont tapissées d’une écorce blanche continue, amas des œufs. Cela se détache par larges plaques, nettes de toute souillure ; cela se cueille à la pelle, c’est-à-dire avec une spatule de papier. Le moment est propice si l’on désire suivre l’évolution de près. Je cueille donc à profusion cette blanche manne, que je loge en tubes de verre, en éprouvettes, en bocaux, avec les vivres nécessaires.

 

Les œufs, d’un millimètre environ de longueur, sont des cylindres lisses, arrondis aux deux bouts. Ils éclosent dans les vingt-quatre heures. La première question qui se pose est celle-ci : comment s’alimentent les vers de Lucilie ? Je sais très bien ce que je dois leur donner, mais je ne vois pas du tout de quelle façon ils consomment. Mangent-ils, dans la rigoureuse signification du terme ? J’ai des raisons d’en douter.

 

Considérons, en effet, le ver suffisamment grandi. C’est l’habituelle larve des muscides, le vulgaire asticot configuré en cône allongé, pointu en avant, tronqué en arrière, où se voient, à fleur de peau, deux petits points roux, orifices respiratoires. L’avant, nommé la tête par extension de langage, car ce n’est guère plus que l’entrée d’un intestin, l’avant, dis-je, est armé de deux crochets noirs, qui glissent dans une gaine translucide, font un peu saillie au dehors et rentrent tour à tour. Faut-il y voir des mandibules ? Nullement, car au lieu d’opposer l’une à l’autre leurs pointes, comme l’exigerait un véritable appareil mandibulaire, ces deux crocs fonctionnent dans des directions parallèles, jamais ne se rencontrent.

 

Ce sont des organes ambulatoires, des grappins de locomotion, qui prennent appui sur le plan et permettent à l’animal de progresser par contractions répétées. L’asticot chemine à l’aide de ce qu’un examen superficiel ferait prendre pour une machine à manger. Il a dans le gosier l’équivalent du bâton de l’alpiniste.

 

Tenons-le, sur un morceau de chair, au foyer de notre loupe. Nous le verrons déambuler, relevant la tête, l’abaissant, et chaque fois harponnant la viande de son double crochet. S’il stationne, la croupe en repos, d’une continuelle flexion de l’avant il sonde l’étendue ; sa tête pointue fouille, avance, recule, exhibant et rentrant sa noire mécanique. C’est un perpétuel jeu de piston. Eh bien, tous mes scrupules de vision ne parviennent pas à me montrer une seule fois l’armature buccale aux prises avec une parcelle de chair arrachée et déglutie. À tout instant les crocs s’abattent sur la viande, jamais ils n’en retirent bouchée visible.

 

Cependant le ver se fait gros et gras. De quelle manière s’y prend donc ce singulier consommateur qui s’alimente sans manger ? S’il ne mange pas, il doit boire ; son régime est le bouillon. Comme la viande est matière compacte, qui d’elle-même ne se liquéfie pas, il faut alors certaine recette de cuisine pour la résoudre en consommé fluide. Essayons de surprendre le secret de l’asticot.

 

Dans un tube de verre scellé d’un bout, j’introduis un morceau de chair musculaire de la grosseur d’une noix et tari de son suc par la pression dans du papier buvard. Au-dessus de ces vivres, je dépose quelques plaques d’œufs de Lucilie cueillies à l’instant même sur la couleuvre de ma terrine. Le nombre des germes est approximativement d’une paire de centaines. Je ferme le tube avec un tampon de coton, je le mets dans la position verticale, et je laisse faire en un coin de mon cabinet, à l’abri du soleil. Un tube témoin, préparé comme le premier, mais non peuplé, est placé à côté.

 

Deux ou trois jours après l’éclosion, le résultat est déjà frappant. La viande, qu’avait tari le papier buvard, s’est humectée au point que la jeune vermine laisse après elle traînée fluide quand elle rampe sur le verre. La bande grouillante croise et recroise de ses sillages une sorte de buée. Le tube témoin se maintient sec, au contraire, preuve que l’humeur où se meuvent les vers ne provient pas d’une simple exsudation de la viande.

 

D’ailleurs le travail de l’asticot s’affirme de plus en plus nettement. Petit à petit la chair difflue comme un glaçon devant le feu. Bientôt la liquéfaction est totale. Ce n’est plus de la viande, c’est de l’extrait Liebig coulant. Il n’en resterait pas une goutte si je renversais le tube.

 

Ôtons-nous de l’esprit toute idée de dissolution par la pourriture, car dans le tube témoin un morceau de la même viande et de même volume s’est conservé, moins la coloration et l’odeur, ce qu’il était au début. Il formait bloc, il forme encore bloc, tandis que le morceau travaillé par les vers coule comme beurre fondu. C’est ici chimie d’asticots, à rendre jaloux les physiologistes lorsqu’ils étudient l’action du suc gastrique.

 

J’obtiens mieux encore avec le blanc d’œuf durci à l’eau bouillante. Coupée en morceaux de la grosseur d’une noisette et soumise au travail des vers de la Lucilie, l’albumine cuite se résout en un liquide incolore que le regard confondrait avec de l’eau. La fluidité devient telle que, l’appui leur manquant, les vers périssent noyés dans le bouillon ; ils sont asphyxiés par l’immersion de l’arrière, où bâillent les orifices respiratoires. Sur un liquide plus dense, ils se seraient maintenus à la surface ; sur celui-ci, ils ne le peuvent.

 

Un tube témoin, garni de la même façon, mais non peuplé, accompagne celui où se passe l’étrange liquéfaction. Le blanc d’œuf cuit s’y conserve avec son aspect et sa consistance. À la longue, il se racornit, si la moisissure ne l’envahit pas, et c’est tout.

 

Les autres composés quaternaires, homologues de l’albumine, le gluten des céréales, la fibrine du sang, la caséine du fromage, la légumine des pois chiches, subissent, à des degrés variables, semblable modification. Nourris, à partir de l’œuf, de l’une ou de l’autre de ces substances, les vers prospèrent fort bien, à la condition d’éviter la noyade si le brouet devient trop clair ; ils ne se développeraient pas mieux sur un cadavre. Du reste, le plongeon le plus souvent n’est pas à craindre : la matière ne se fluidifie qu’à demi ; elle devient une purée coulante plutôt qu’un vrai liquide.

 

Même dans ce cas imparfait, il saute aux yeux que les larves de Lucilie liquéfient au préalable leurs aliments. Incapables de prendre une nourriture solide, elles transforment d’abord en matière coulante le morceau exploité ; puis, la tête plongée dans le produit, à longs traits elles hument, elles s’abreuvent. Leur dissolvant, comparable dans ses effets au suc gastrique des animaux supérieurs, est, à n’en pas douter, déversé par la bouche. Le piston des crochets, en mouvement continuel, ne cesse de l’expectorer par doses infinitésimales. Tout point touché reçoit une trace de quelque subtile pepsine, et cela suffit pour que ce point bientôt difflue. Puisque digérer n’est, en somme, que liquéfier, on peut dire sans paradoxe que l’asticot digère sa nourriture avant de l’avaler.

 

Ces expériences en tubes, odieux de souillure et d’infection, m’ont valu quelques délicieux moments. L’excellent abbé Spallanzani dut en avoir de pareils quand il vit des morceaux de chair crue devenir coulants sous l’action du suc gastrique qu’il puisait, au moyen de pilules d’éponge, dans l’estomac des corneilles. Il trouvait les secrets de la digestion ; il réalisait dans un tube de verre le travail, alors inconnu, de la chimie stomacale. Lointain disciple, je revois, sous un aspect bien inattendu, ce qui tant frappa le savant italien. Des vers remplacent les corneilles. Ils bavent sur la viande, le gluten, le blanc d’œuf cuit, et ces matières se liquéfient. Ce que notre estomac fait dans les mystères de la cucurbite, l’asticot l’accomplit au dehors, à l’air libre. Il digère, et puis ingurgite.

 

À le voir plongé dans le bouillon cadavérique, on se demande même s’il ne s’alimenterait pas, du moins en partie, d’une façon plus directe. Pourquoi sa peau, fine comme pas une, ne serait-elle pas capable d’absorber ? J’ai bien vu l’œuf du Scarabée sacré et des autres bousiers considérablement grossir, volontiers je dirais se nourrir, dans la grasse atmosphère de la chambre d’éclosion. Rien ne dit que le ver de la Lucilie ne pratique ce mode de croissance. Je me le figure capable de se nourrir par toute la surface du corps. Au brouet que la bouche absorbe il ajoute l’appoint de ce que la peau cueille et tamise. Ainsi s’expliquerait la nécessité de vivres liquéfiés au préalable.

 

Donnons une dernière preuve de cette liquéfaction préparatoire. Si le cadavre, taupe, couleuvre ou autre, laissé en plein air dans une terrine, est recouvert d’une cloche en toile métallique qui prévient l’invasion des diptères, la pièce, sous un soleil ardent, se dessèche, se racornit sans humecter, de façon appréciable, le sable qu’elle recouvre. Il s’en dégage, certes, des fluides, car tout corps organisé est une éponge gonflée d’eau ; mais l’évacuation aqueuse est si lente, si modérée, que l’aridité de l’air et la chaleur la dissipent à mesure, si bien que le sable sous-jacent se maintient sec ou de peu s’en faut. Le cadavre devient une momie aride à l’égal d’un lambeau de cuir.

 

Au contraire, ne faisons pas usage de la cloche, laissons les diptères librement intervenir. Les choses aussitôt changent d’aspect. En trois ou quatre jours, apparaît sous la bête une sueur de sanie qui largement imbibe le sable. C’est la liquéfaction qui commence.

 

Je verrai toujours, tant il me frappa, le spectacle par lequel je termine. La pièce, cette fois, est une superbe couleuvre d’Esculape, longue d’un mètre et demi, et grosse comme un fort col de bouteille. À cause de sa taille qui excède les dimensions de ma terrine, j’enroule le serpent en double volute ou double étage. Quand le copieux morceau est en plein travail de dissolution, la terrine devient une marebarbotent, innombrables, les vers de la Lucilie et ceux du Sarcophaga carnaria, liquéfacteurs encore plus puissants.

 

Tout le sable de l’appareil s’imbibe, devient boue comme s’il avait reçu une averse. Par le trou du fond, que protège un galet plat, le bouillon suinte goutte à goutte. C’est un alambic qui fonctionne, un alambic mortuaire où se distille la couleuvre. Attendons une semaine ou deux, et tout aura disparu, bu par le sol ; il ne restera sur la nappe boueuse que les écailles et les os.

 

Concluons : l’asticot est une puissance en ce monde. Pour restituer à la vie, dans le moindre détail, la dépouille de ce qui a vécu, il alambique les cadavres ; il les résout en un extrait dont s’abreuve et se fertilise la terre, nourrice de la plante.

 


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