Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VIII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VIII

XV LES SARCOPHAGES

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XV

LES SARCOPHAGES

Ici le costume change, non la façon de vivre. C’est toujours la même fréquentation des cadavres, la même aptitude à la prompte liquéfaction des chairs. Il s’agit d’un diptère gris cendré, supérieur de taille aux Lucilies, rayé de brun sur le dos, marqué sur le ventre de miroitements argentés. Notons aussi les yeux rouges, sanguinolents, au dur regard d’équarrisseur. Le langage savant l’appelle Sarcophaga, mangeur de chair ; le vulgaire le nomme Mouche grise de la viande.

 

Que ces deux expressions, quoique justes, ne nous égarent point. Les Sarcophages ne sont nullement les audacieux entrepreneurs de pourriture qui fréquentent nos habitations, en automne surtout, et peuplent de vermine les viandes mal surveillées. L’auteur de ces méfaits est le Calliphora vomitoria, la Mouche bleue de la viande, plus corpulente et d’un bleu sombre. Celle-ci bourdonne contre nos vitres, elle assiège, astucieuse, le garde-manger ; elle épie dans l’ombre l’occasion de déjouer notre vigilance.

 

L’autre, la Mouche grise, collabore avec les Lucilies, qui ne s’aventurent pas dans nos demeures et travaillent en plein soleil. Moins craintive cependant, si la matière exploitable fait défaut au dehors, elle vient parfois dans les maisons tenter ses mauvais coups. Ses affaires terminées, au plus vite elle décampe, ne se sentant pas chez elle.

 

En ce moment, mon cabinet, succursale très modérée de mes établissements au grand air, est devenu quelque peu charnier. La Mouche grise me rend visite. Si j’expose sur la fenêtre un morceau de viande de boucherie, elle accourt, exploite la pièce et se retire. Nulle cachette ne lui échappe parmi les bocaux, les tasses, les verres, les récipients de toute nature qui encombrent mes étagères.

 

En vue de certaines recherches, j’ai fait amas de larves de Guêpes, asphyxiées sous terre dans leur nid. Furtivement elle arrive, découvre le gras monceau, et jugeant bonne trouvaille la provende dont sa race n’a peut-être jamais fait usage, elle lui confie une fraction de sa famille. J’ai laissé au fond d’un verre la majeure part d’un œuf durci d’où j’ai prélevé quelques morceaux de blanc destinés aux larves des Lucilies. La Mouche grise prend possession de ces restes, ne tient compte de leur nouveauté et les peuple. Tout lui est bon dans la série des matières albuminoïdes ; tout, jusqu’aux vers à soie morts, rebuts de la magnanerie ; tout, jusqu’à la purée de haricots et de pois chiches.

 

Ses préférences sont néanmoins pour le cadavre, bête à poils et bête à plumes, reptile et poisson indifféremment. En compagnie des Lucilies, elle est assidue à mes terrines. Journellement elle visite mes couleuvres ; elle s’informe de la maturité des pièces, les déguste de la trompe, s’en va, revient, prend son temps, enfin procède à ses affaires. Toutefois, ce n’est pas là, dans le tumulte des accourus, que je suivrai ses manœuvres. Un morceau de viande de boucherie exposé sur la fenêtre, devant ma table de travail, sera moins offensant pour la vue et l’odorat et me permettra observation plus aisée.

 

Deux diptères du genre Sarcophaga fréquentent mon pourrissoir, le Sarcophaga carnaria et le Sarcophaga hœmorrhoidalis, dont le ventre se termine par un point rouge. La première espèce, un peu plus forte que la seconde, domine en nombre et fait la majeure part du travail au chantier des terrines. C’est elle aussi qui, de loin en loin, et presque toujours isolée, accourt à l’appât déposé sur la fenêtre.

 

À l’improviste, elle survient, farouche. Bientôt elle se calme, ne songe plus à fuir si je m’approche, car le morceau lui convient. En sa besogne, elle est d’une promptitude surprenante. À deux reprises, za ! za ! le bout du ventre touche la viande, et c’est fait : un groupe de vermine frétille, se dégage et se disperse avec tant de prestesse que je n’ai pas le temps de prendre ma loupe pour faire un dénombrement exact. À vue d’œil, ils étaient une douzaine. Que sont-ils devenus ?

 

On les dirait entrés dans la chair, au point même de leur dépôt, tant ils ont disparu vite. Tel plongeon dans une matière de quelque résistance est impossible à ces débiles nouveau-nés. Où sont-ils ? Je les trouve un peu partout dans les replis de la viande, isolés et fouillant déjà du bec. Les rassembler pour les compter est impraticable, car je tiens à ne pas les endommager. Bornons-nous à l’évaluation fournie par un rapide coup d’œil : ils sont une douzaine environ, mis au monde en un jet de durée presque inappréciable.

 

Ces larves vivantes, substituées aux œufs habituels, sont depuis longtemps connues. On sait que les Sarcophages enfantent au lieu de pondre. Ils ont tant à faire, et leur travail est de telle urgence ! Pour eux, agents de la transformation des choses mortes, un jour est un jour, long espace de temps qu’il importe d’utiliser. Les œufs des Lucilies, bien hâtifs cependant, tardent vingt-quatre heures à donner leurs vermisseaux. Les Sarcophages font économie de cette durée. De leur matrice il flue immédiatement des travailleurs qui, aussitôt nés, se mettent à l’ouvrage. Avec ces ardents pionniers de l’hygiène générale, pas de chômage concernant l’éclosion, pas de minute perdue.

 

L’équipe n’est guère nombreuse, il est vrai ; mais combien de fois ne peut-elle se répéter ! Lisons dans Réaumur la description de l’admirable machine à procréer que possèdent les Sarcophages. C’est un ruban spiral, une volute de velours qui, pour toison, porte des vermisseaux assemblés l’un contre l’autre et engainés chacun dans un fourreau. Le patient historien a dénombré la légion. Ils sont, dit-il, près de vingt mille. La stupeur vous saisit devant cette affirmation de l’anatomie.

 

Comment la Mouche grise trouve-t-elle le temps d’établir pareille famille, surtout par petits paquets comme elle vient de le faire sur ma fenêtre ? Que de chiens crevés, de taupes, de couleuvres, n’a-t-elle pas à visiter avant d’épuiser sa matrice ! Les trouvera-t-elle ? Les cadavres de quelque volume n’abondent pas à ce point dans la campagne. Puisque tout lui est bon, elle se rabattra sur d’autres reliques de moindre importance. Si la pièce est riche, elle y reviendra demain, après-demain, plus tard encore, à nombreuses reprises.

 

Dans le courant de la saison, à force de paquets déposés un peu partout, peut-être finira-t-elle par caser sa portée entière. Mais alors, si tout prospère, quel encombrement ; car il y a plusieurs générations dans l’année ! On le pressent : il doit y avoir un frein à ces exagérations génésiques.

 

Informons-nous d’abord du ver. C’est un robuste asticot, facile à distinguer de celui des Lucilies par sa taille plus grande et surtout par la façon dont le corps se termine en arrière. Il y a là une brusque troncature, excavée en coupe profonde. Au fond de ce cratère s’ouvrent deux soupiraux respiratoires, deux stigmates à lèvres d’un roux ambré. Le bord de la cavité se frange d’une dizaine de festons anguleux et charnus, irradiés en manière de diadème.

 

À la volonté de l’animal, cette couronne se clôt par le rapprochement de ses dentelures, ou bien s’ouvre par leur épanouissement. Ainsi se protègent les orifices respiratoires menacés de s’engorger quand le ver disparaît dans la purée ambiante. L’asphyxie surviendrait si les deux soupiraux de l’arrière venaient à s’obstruer. Pendant l’immersion, le diadème à festons se ferme ainsi qu’une fleur rapprochant ses pétales, et le liquide n’a pas accès dans le cratère.

 

Suit l’émersion. L’arrière reparaît à l’air, mais seul, juste au niveau du liquide. Alors la couronne s’épanouit de nouveau, la coupe bâille, et prend l’aspect d’une fleurette qui pour corolle aurait les dentelures blanches de la margelle, et pour étamines les deux points d’un roux vif, les stigmates du fond. Lorsque les vers, serrés l’un contre l’autre, la tête en bas dans le bouillon fétide, forment banc continu, le spectacle de ces godets respiratoires, sans cesse ouverts et refermés avec un petit clappement de soupape, fait presque oublier les horreurs du pourrissoir. On dirait un tapis de mignonnes anémones de mer. L’asticot a ses grâces.

 

Il est visible, si les choses ont une logique, qu’une larve si bien précautionnée contre l’asphyxie par noyade doit fréquenter un milieu fluide. On ne se couronne pas l’arrière-train d’un diadème pour la seule satisfaction de l’épanouir. Avec son appareil à rayons, le ver de la Mouche grise nous dit sa fonction périlleuse : en exploitant un cadavre, il court le risque de se noyer. Comment cela ? Rappelons-nous les vers de la Lucilie, nourris de blanc d’œuf cuit. Le mets leur agrée ; seulement, par le travail de leur pepsine, il devient si fluide qu’ils y périssent submergés. À cause de leurs stigmates postérieurs, à fleur de peau, sans nul système défensif, ils sont perdus quand leur manque tout appui hors du liquide.

 

Bien que liquéfacteurs incomparables, les asticots des Sarcophages ignorent ce péril, même dans une mare de brouet cadavérique. Leur arrière pansu fait office de flotteur et maintient au dehors les soupiraux de la respiration. Si l’immersion est nécessaire pour fouiller plus profondément, l’anémone de derrière se clôt et protège les stigmates. Les vers de la Mouche grise sont doués d’un appareil de scaphandrier parce qu’ils sont d’éminents liquéfacteurs, exposés à des plongeons.

 

Au sec, sur une feuille de carton où je viens de les déposer pour les observer à l’aise, activement ils cheminent, la rosette respiratoire épanouie, l’armature buccale s’élevant, s’abaissant comme appui. Le carton est sur ma table, à trois pas d’une fenêtre ouverte, uniquement éclairée à cette heure par la douce illumination du ciel. Or tous les vers, tant qu’il y en a, se dirigent à l’opposé de la fenêtre ; ils fuient à la hâte, éperdus.

 

Je retourne le carton d’avant en arrière, sans toucher aux fuyards. Cette manœuvre remet les bêtes en face de la lumière. À l’instant halte, hésitation et demi-tour de la troupe, qui de nouveau fait retraite vers l’obscur. Avant que l’extrémité du champ de course soit atteinte, autre retournement du carton. Une seconde fois les asticots virent et rétrogradent. En vain l’épreuve se renouvelle, chaque fois l’escouade fait volte-face à l’opposé de la fenêtre ; obstinément elle déjoue les embûches du carton retourné.

 

La piste est ici de peu d’étendue : le carton mesure trois pans de longueur. Donnons de l’espace. Je range les vers sur le parquet de l’appartement ; avec un pinceau je les oriente la tête tournée vers l’ouverture éclairée. Aussitôt libres, ils virent, se dérobent à la clarté. De toute la vitesse que leur permet une locomotion de cul-de-jatte, ils arpentent le carrelage du cabinet et vont se buter, à six pas de distance, contre le mur, qu’ils longent après, les uns à gauche, les autres à droite. Ils ne se sentent jamais assez loin de cette odieuse baie pleine d’illumination.

 

Ce qu’ils fuient, c’est évidemment la lumière ; car si je fais ombre avec un écran, la troupe ne change pas de direction au moment où je retourne le carton. Elle progresse alors très bien vers la fenêtre ; mais l’écran enlevé, aussitôt elle rétrograde.

 

Qu’un ver destiné à vivre dans l’obscur, sous le couvert d’un cadavre, évite la lumière, il n’y a rien là que de très naturel ; l’étrange est la perception lumineuse elle-même. L’asticot est aveugle. Sur son avant pointu, qu’on hésite à qualifier de tête, absolument aucun vestige d’appareil optique ; sur le reste du corps, pas davantage. C’est partout la même peau, nue, blanche et lisse.

 

Et cet aveugle, ce privé de toute innervation spéciale desservie par des points oculaires, est d’une extrême sensibilité à la lumière. Sa peau entière est une sorte de rétine, incapable de vision, cela va sans dire, mais enfin apte à distinguer l’éclairé de l’obscur. Sous les rayons directs du soleil, chauds et mordants, l’inquiétude du ver aurait explication facile. Nous-mêmes, avec notre épiderme si grossier par rapport à celui de l’asticot, nous distinguons, sans le secours des yeux, l’insolation et l’ombre.

 

Ici le problème singulièrement se complique. Mes expérimentés ne reçoivent que la lueur diffuse du ciel, pénétrant dans mon cabinet par une fenêtre ouverte, et cette lueur si modérée les met en émoi, les affole. Ils fuient la pénible apparition ; ils veulent s’en aller coûte que coûte.

 

Or qu’éprouvent les fuyards ? Sont-ils endoloris par les radiations chimiques ? Sont-ils exaspérés par d’autres radiations connues ou inconnues ? La lumière nous garde encore bien des secrets, et notre optique consultant l’asticot cueillerait peut-être quelques précieux documents ; aussi aurais-je bien volontiers fouillé plus avant la question si j’avais en mains l’outillage nécessaire. Mais je n’ai pas aujourdhui, je n’ai jamais eu, bien entendu, je n’aurai jamais les ressources qui tant viendraient en aide au chercheur. Seuls en sont pourvus les habiles, plus soucieux de postes lucratifs que de belles vérités. Continuons cependant dans la mesure que permet l’inanité de mes moyens.

 

Grossies à point, les larves des Sarcophages descendent en terre pour s’y transformer en pupes. L’ensevelissement a pour objet, cela saute aux yeux, de donner au ver la tranquillité que réclame la métamorphose. Ajoutons que la descente a pour but aussi d’éviter les importunités de la lumière. L’asticot s’isole de son mieux, se soustrait au tumulte du jour avant de se contracter en tonnelet.

 

Dans les conditions habituelles, si le terrain est meuble, il ne descend guère au-delà d’un travers de main, car sont à prévoir les difficultés du retour à la surface quand l’insecte, devenu adulte, sera gêné par ses délicates ailes de mouche. À une profondeur médiocre, le ver se trouve donc convenablement isolé. Sur les côtés, la couche qui le garantit de la lumière est d’épaisseur indéfinie ; supérieurement elle est d’un décimètre environ. Derrière cet écran, obscurité profonde, délices de l’enfoui. Voilà qui est bien.

 

Qu’adviendrait-il si, par artifice, la couche latérale se maintenait, à toute profondeur, non assez épaisse pour satisfaire le ver ? Cette fois, j’ai de quoi résoudre la question. C’est un gros tube de verre, ouvert aux deux bouts, long d’environ un mètre et large de deux centimètres et demi. Il me sert à faire chanter la flamme de l’hydrogène dans les petites leçons de chimie que je donne à mes enfants.

 

Je le ferme d’un bout avec un bouchon de liège et je le remplis de sable sec et fin, passé au tamis. À la surface de cette longue colonne, suspendue suivant la verticale dans un coin de mon cabinet, j’installe une vingtaine de larves de sarcophage, que je nourris avec de la viande. Semblable préparation se répète dans un ample bocal, d’un empan d’ouverture. Devenus assez forts, dans l’un et l’autre appareil les vers descendront à telle profondeur qui leur conviendra. Il n’y a plus qu’à laisser faire.

 

Enfin les vers s’enterrent, se racornissent en pupes. C’est le moment de consulter les deux appareils. Le bocal me donne la réponse que j’aurais obtenue dans la liberté des champs. À un décimètre plus ou moins de profondeur, les vers ont trouvé gîte tranquille, défendu dans le haut par la couche traversée et sur les côtés par l’épais contenu du vase. Satisfaits de l’emplacement, ils se sont arrêtés là.

 

Dans le tube, c’est une tout autre affaire. Les pupes les moins enterrées sont à un demi-mètre de profondeur. D’autres se trouvent plus bas ; la plupart même ont atteint le fond du canal et sont en contact avec le bouchon de liège, barrière infranchissable. Ces dernières, cela se voit, seraient descendues plus profondément encore si l’appareil l’avait permis. Pas une, sur la vingtaine de larves, ne s’est fixée dans la station habituelle ; toutes ont pénétré plus avant dans la colonne de terre, jusqu’à épuisement de forces. Inquiètes, elles ont fui en un plongeon illimité.

 

Que fuyaient-elles ? La lumière. En dessus, la couche traversée forme abri plus que suffisant ; mais sur les côtés l’impression désagréable se fait toujours ressentir à travers une enveloppe de terre d’une douzaine de millimètres d’épaisseur si la descente se fait suivant l’axe. Pour se dérober à l’irritante impression, le ver continue donc la descente, espérant obtenir plus avant le repos qui lui est refusé en arrière. Il ne s’immobilise qu’exténué d’efforts ou bien arrêté par un obstacle.

 

Or, dans une douce clarté diffuse, quelles peuvent être les radiations capables d’agir sur ce passionné de l’obscur ? Ce ne sont certainement pas les simples rayons lumineux : un écran de fine terre tassée, d’un centimètre et plus d’épaisseur, est d’une opacité complète. Alors pour mettre en émoi le ver, l’avertir de l’extérieur trop voisin et lui faire chercher l’isolement à des profondeurs insensées, il faut d’autres radiations, connues ou inconnues, capables de traverser un écran que ne peuvent franchir les radiations ordinaires. Qui sait à quels aperçus nous conduirait la physique de l’asticot ? Faute d’outillage, je me borne à des soupçons.

 

Descendre dans la terre à un mètre de profondeur, et plus encore si l’engin l’avait permis, est pour le ver de la Mouche grise une aberration qu’ont provoquée les malices de l’expérimentation ; jamais, livré à sa propre sagesse, il ne s’enfouirait aussi bas. C’est bien assez d’un travers de main d’épaisseur, c’est même beaucoup lorsque, la transformation accomplie, il devra remonter à la surface, opération laborieuse, vrai travail de puisatier enseveli. Il lui faudra lutter contre le sable qui s’éboule et comble à mesure le peu de vide obtenu ; il lui faudra peut-être, sans levier et sans pic, s’ouvrir une galerie dans l’équivalent du tuf, c’est-à-dire dans une terre qu’une ondée a rendue compacte.

 

Pour la descente, le ver a ses crochets ; pour l’ascension, le diptère n’a rien. Il est faible, éclos du moment, avec des chairs non encore affermies. Comment parvient-il à sortir ? Nous le saurons en surveillant quelques pupes mises au fond d’une éprouvette pleine de terre. La méthode des Sarcophages nous apprendra celle des Lucilies et des autres muscides, qui, tous, font usage des mêmes moyens.

 

Enclos dans sa pupe, le diptère naissant fait d’abord sauter le couvercle de son coffret à l’aide d’une hernie qui lui pousse entre les deux yeux et lui double, lui triple le volume de la tête. Cette vessie céphalique a des palpitations ; elle se gonfle et se dégonfle tour à tour par l’afflux et le retrait alternatifs du sang. C’est un piston de presse hydraulique qui descelle et refoule l’avant du barillet.

 

La tête sort. Le monstrueux hydrocéphale continue son jeu frontal tout en restant immobile. À l’intérieur de la pupe s’accomplit travail délicat : le rejet de la blanche tunique nymphale. Pendant cette opération, la hernie se maintient saillante. La tête n’est pas une tête de mouche ; c’est une mitre bizarre, énorme, renflée à la base en deux calottes rouges, qui sont les yeux. Se fendre le crâne par le milieu, en déjeter de droite et de gauche les deux moitiés et faire sourdre dans l’intervalle une intumescence qui, de sa pression, défonce le tonnelet, voilà l’originale méthode des muscides.

 

Pour quels motifs, une fois le barillet défoncé, la hernie se maintient-elle longtemps gonflée et saillante ? J’y vois une poche de débarras où l’insecte refoule momentanément ses réserves sanguines pour diminuer d’autant le volume du corps et l’extraire plus aisément de la défroque nymphale, puis de l’étroit goulot de la coque. Il relègue au dehors, tant que dure l’opération de la délivrance, tout ce qu’il peut injecter de sa masse d’humeurs ; il se fait petit au dedans de la pupe en se gonflant jusqu’au difforme au dehors. Deux heures et au-delà se passent en cette laborieuse énucléation.

 

Enfin voici la mouche à découvert. Les ailes, parcimonieux moignons, atteignent à peine le milieu du ventre. Elles ont au côté externe une profonde sinuosité pareille aux échancrures d’un violon. Cela diminue d’autant la surface et la longueur, condition excellente pour amoindrir le frottement à travers la colonne terreuse qu’il s’agit de franchir.

 

L’hydrocéphale reprend de plus belle sa manœuvre ; il gonfle et dégonfle la gibbe frontale. Le sable cogné ruisselle le long de l’insecte. Les pattes n’ont qu’un rôle secondaire. Tendues en arrière, immobiles, quand le coup de piston est donné, elles fournissent appui. À mesure que le sable descend, elles le tassent, prestement le refoulent, puis se traînent inertes jusqu’au prochain ruissellement. La tête avance chaque fois d’une longueur égale à celle qu’occupait le sable déplacé. Autant de coups de l’intumescence frontale, autant de pas en avant. Dans un milieu sec et mobile, les choses marchent assez vite. En un petit quart d’heure est franchie une colonne d’un décimètre et demi de hauteur.

 

Aussitôt à la surface, l’insecte, tout poudreux, procède à sa toilette. Il fait saillir une dernière fois sa hernie frontale, il la brosse soigneusement avec les tarses antérieurs. Avant de rentrer la machinette bossue et de s’en faire un front qui ne s’ouvrira plus, il est urgent de l’épousseter à fond, crainte de se loger du gravier dans la tête. Les ailes sont passées et repassées à la brosse ; elles perdent leurs échancrures de violon ; elles s’allongent, elles s’étalent. Puis, immobile à la surface du sable, la mouche achève de se mûrir. Donnons-lui la liberté. Elle ira rejoindre les autres sur les couleuvres de mes terrines.

 


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