Jean-Henri Fabre
Souvenirs entomologiques - VIII
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SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES - LIVRE VIII

XVI LES SAPRINS. LES DERMESTES

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XVI

LES SAPRINS. LES DERMESTES

Vingt mille, affirme Réaumur, vingt mille embryons dans les flancs de la Mouche grise, vingt mille ! Que veut-elle faire de cette formidable famille ? Avec une descendance qui se répète plusieurs fois dans l’année, aurait-elle la prétention de dominer le monde ? Elle en serait capable. Déjà, au sujet de la Mouche bleue, elle moins prolifique, Linné a pu dire : « Trois mouches dévorent un cadavre de cheval aussi rapidement que le ferait un lion. » Que sera-ce de l’autre ?

 

Réaumur nous rassure. « Malgré une fécondité si étonnante, dit-il, ces sortes de mouches ne sont pas plus communes que d’autres qui leur ressemblent et dans les ovaires desquelles on ne trouve que deux œufs. Les vers des premières sont destinés, apparemment, à nourrir d’autres insectes, auxquels il en échappe très peu. »

 

Or, quels sont les insectes chargés de cet émondage ? Le maître les soupçonne ; il les devine, sans avoir l’occasion de les observer. Mes pourrissoirs me fournissent le moyen de combler cette lacune de l’histoire ; ils me montrent en pleine fonction les consommateurs préposés à l’extermination de l’encombrant asticot. Racontons ces graves affaires.

 

À la faveur du dissolvant bavé par la grouillante vermine, une grosse couleuvre se liquéfie. La terrine devient une jatte de laitage cadavérique d’où émerge, en spire, l’échine du reptile. La gaine des écailles se tuméfie, palpite en molles ondes, comme si de ses flux et reflux une marée intérieure soulevait l’épiderme. Ce sont des équipes de travailleurs qui passent et repassent entre chair et peau, à la recherche d’un bon chantier. Quelques-uns, entre les écailles disjointes, se montrent un instant à découvert. Surpris par la lumière, ils dardent leur tête pointue et aussitôt rentrent. Tout à côté, dans les sillons de la volute, le brouet aux fortes épices s’étale en détroits stagnants. Là, par bancs, la plupart consomment, immobiles, serrés l’un contre l’autre, et la rosette respiratoire épanouie au niveau du liquide. Ils sont l’indéfini, l’immense, qui se refuse à la supputation.

 

Au banquet d’asticots, de nombreux étrangers prennent part. Les premiers accourus sont les Saprins, les insectes de l’infection, comme le dit leur nom. Ils arrivent en même temps que les Lucilies, avant que la pièce ne difflue. Ils prennent position, reconnaissent le morceau, se lutinent au soleil, se blottissent sous le couvert du cadavre. L’heure des franches lippées n’est pas encore venue. Ils attendent.

 

En dépit de leur séjour dans les fétidités, ce sont de jolis insectes que les Saprins. Bien cuirassés, courtauds, trottinant menu par brefs élans, ils reluisent, semblables à des perles de jayet. Ils ont aux épaules des chevrons, des stries obliques dont le classificateur prend note pour se reconnaître au milieu de leur variété spécifique ; ils tempèrent l’éclat de leurs noirs élytres par des espaces pointillés où la lumière se diffuse. Certains, sur un fond de bronze terne, gravé au burin, se ménagent des plaques polies et miroitantes. Parfois le sombre costume d’ébène se pare d’ornements à vive coloration. Le Saprin maculé se décore chaque élytre d’une superbe lunule orangée. Bref, sous le seul rapport des élégances, ces petits employés des pompes funèbres ne sont pas dépourvus de mérite ; ils font bonne figure dans les boîtes de nos collections.

 

Mais c’est surtout à l’ouvrage qu’il convient de les voir. La couleuvre est noyée dans le bouillon de sa chair fluidifiée. Les asticots sont légion. De leurs soupapes à diadème qui mollement s’ouvrent, se ferment, ils font nappe fleurie à la surface de la mare en extrait de viande. Pour les Saprins, l’heure est venue de la ripaille.

 

Très affairés, allant et revenant dans les parties encore à sec, ils escaladent les écueils, les promontoires que forment les plis du reptile, et de ces points, à l’abri de la marée périlleuse, ils pêchent le morceau de leur choix. Un ver est près de la rive, pas trop gros et de la sorte plus tendre. Un des gloutons le voit, prudemment se rapproche du gouffre, happe des mandibules et tire à lui, extirpe. L’andouillette vient, toute frétillante. Aussitôt à sec sur le rivage, la pièce est éventrée et délicieusement grugée. Rien n’en reste. Tirant d’un côté et tirant de l’autre, mais sans rixe, fréquemment deux confrères se partagent le morceau.

 

Sur tous les points du littoral ainsi se pratique la pêche aux asticots, pêche de peu d’abondance, car la majeure partie du fretin se trouve au large, dans les eaux profondes, où les Saprins ne s’aventurent pas. Jamais ils ne risquent une patte dans le liquide. Cependant, par degrés, la marée se retire, bue par le sable, évaporée par le soleil. Les vers font retraite sous le cadavre ; les Saprins les y suivent. Le massacre devient général. Quelques jours après, soulevons la couleuvre. D’asticots, il n’y en a plus. Il n’y en a pas davantage dans le sable, en préparatifs de transformation. La horde a disparu, mangée.

 

L’extermination est telle que, pour obtenir des pupes, il me faut recourir à des éducations secrètes, préservées de l’invasion des Saprins. Les terrines en plein air, librement visitées, ne m’en donnent jamais, si nombreux que soient les vers au début. En mes premières études, sans soupçon encore du massacre, je ne revenais pas de ma surprise lorsque, ayant constaté quelques jours avant vermine abondante sous telle et telle autre pièce, je ne trouvais plus rien, même dans le sable. J’aurais cru à une émigration totale des occupants, s’il eût été permis de supposer l’asticot voyageant au loin à travers l’aride.

 

Les Saprins, amateurs de grasses andouillettes, sont chargés de l’émondage de la Mouche grise, dont les vingt mille fils laisseront à peine quelques survivants, juste de quoi maintenir la race en de convenables limites. Ils s’empressent autour de la taupe et de la couleuvre mortes ; mais, tenus à l’écart par des sanies trop fluides et sustentés d’ailleurs de quelques sobres bouchées, ils attendent que l’œuvre du ver s’accomplisse. Alors, la liquéfaction du cadavre terminée, ils font carnage des liquidateurs. Pour expurger rapidement le sol des déchets de la vie, l’asticot assainisseur exagère donc ses légions ; puis, devenu lui-même un péril à cause de son nombre, il disparaît exterminé, quand est finie sa besogne d’assainissement.

 

Dans mon voisinage, je fais collection de neuf espèces de Saprins, trouvés les uns sous les cadavres, les autres sous les ordures. Je les mentionne en note3. Les quatre premières espèces accourent à mes terrines, mais les plus nombreux et les plus assidus, ceux auxquels revient le gros de l’ouvrage, sont le Saprinus sub-nitidus et le Saprinus detersus. Ils arrivent dès avril, en même temps que les Lucilies, dont ils ravagent la famille avec le même zèle qu’ils le font de celle de la Mouche grise. Tant que le soleil torride de la canicule ne met pas fin à l’invasion du diptère en desséchant trop vite les pièces exposées, ils abondent l’un et l’autre dans mes chantiers à pourriture. Ils reparaissent en septembre, aux premières fraîcheurs de l’automne.

 

Chair et poisson, gibier à poil et reptile, tout leur agrée, parce que l’asticot, leur mets par excellence, en est satisfait lui aussi. En attendant que la vermine grossisse, ils prélèvent quelques lippées sur les sanies ; mais ce n’est guère qu’un apéritif, qui prépare à la grande ripaille, lorsque les vers frétilleront, dodus à point.

 

À les voir si actifs, on se les figure d’abord comme occupés des soins de la famille. Je l’ai cru, et je me trompais. Sous les pièces de mon officine à cadavres, jamais de ponte, jamais de larves leur appartenant. La famille doit s’établir ailleurs, apparemment dans les fumiers et les ordures. En mars, dans le sol d’un poulailler imprégné des fientes de la volaille, j’ai trouvé, en effet, leurs nymphes, aisément reconnaissables. Les adultes ne visitent mes pourrissoirs que pour festoyer aux dépens de l’asticot. Leur mission accomplie, dans l’arrière-saison, ils reviennent apparemment aux ordures sous le couvert desquelles se prépare la génération qui, dès la fin de l’hiver, accourt à la bête morte afin de modérer les excès des Sarcophages et des Lucilies.

 

Le travail du diptère ne suffit pas aux exigences de l’hygiène. Quand le sol a bu l’extrait cadavérique élaboré par les vers, des résidus abondent, non liquéfiables ou racornis par la chaleur. D’autres exploiteurs sont nécessaires qui reprennent la pièce devenue momie et grignotent le tendon, le muscle desséché, jusqu’à ce que la relique se réduise à un monceau d’ossements aussi nets que l’ivoire.

 

Les Dermestes sont chargés de ce long travail de rongeurs. Deux espèces viennent à mes appareils en même temps que les Saprins : le Dermestes undulatus Brahm, et le Dermestes Frischi Kugel. Le premier, zébré de fines ondulations neigeuses sur fond noir, a le corselet roux tigré de points bruns ; le second, supérieur de taille, est en entier noirâtre avec les côtés du corselet poudrés de cendré. Tous les deux sont vêtus en dessous d’une flanelle blanche, qui fait violent contraste avec le reste du costume et semble en contradiction avec le métier.

 

Le Nécrophore, enterreur de morts, nous a déjà montré cette propension aux douces étoffes ainsi qu’au disparate des couleurs heurtées. Il se couvre la poitrine d’un gilet de flanelle nankin, il se décore les élytres de galons rouges, il se met au bout des antennes un pompon orangé. En son humilité, le Dermeste ondulé, portant pèlerine en peau de léopard et justaucorps à zébrures d’hermine, pourrait presque rivaliser d’élégance avec ce grand entrepreneur d’enfouissements.

 

Nombreux l’un et l’autre, les deux Dermestes viennent à mes terrines dans un but commun : disséquer jusqu’à l’os le cadavre et se nourrir de ce qu’ont laissé les asticots. Si le travail de ces derniers n’est pas fini, si le dessous de la pièce suinte encore, ils attendent, assemblés sur les bords du récipient ou bien agrippés par files aux cordons suspenseurs. Dans le tumulte des impatients, des chutes sont fréquentes, qui renversent le maladroit et montrent un instant la blanche flanelle ventrale. Vite l’étourdi se remet sur pied, décampe et remonte aux cordages. Au bon soleil, des pariades se font, et nombreuses, autre manière de tuer le temps. Entre eux pas de démêlés en vue de la meilleure place et du meilleur morceau. Le banquet est copieux ; il y en a pour tous.

 

Enfin la victuaille est au point convenable : les vers ont disparu, saccagés par les Saprins ; ces derniers eux-mêmes se font rares, vont ailleurs à la recherche d’un autre trésor de vermine. Les Dermestes prennent possession de la pièce. Ils y stationnent indéfiniment, même pendant la rude période caniculaire, lorsque l’excès de chaleur et l’aridité a mis en fuite tout le reste. Sous le couvert de la carcasse tarie, à l’ombre de la bourre de taupe qui fait opaque tenture, ils grugent, rongent, cisaillent tant qu’il reste sur l’os une miette mangeable.

 

Et la consommation marche vite, car l’un d’eux, le Dermeste de Frisch, s’entoure de sa famille, douée des mêmes appétits. Parents et progéniture larvaire de tout âge pêle-mêle festoient, insatiables. Quant au Dermeste ondulé, collaborateur de l’autre dans la dissection des cadavres, j’ignore en quels points il dépose ses œufs. Mes terrines ne m’ont rien appris sur ce sujet. Elles me renseignent très bien, au contraire, sur la larve de l’autre Dermeste.

 

Tout le printemps et la majeure partie de l’été, l’adulte abonde sous mes pièces, en compagnie des jeunes bêtes disgracieuses, à farouche hérissement de cils noirâtres. Le dos, couleur de poix, porte galon roux, d’un bout à l’autre, en son milieu. La face inférieure, frottée de céruse, promet déjà la flanelle blanche de l’âge mûr. L’avant-dernier segment est armé au-dessus de deux points courbes. Ce sont des grappins propres à favoriser le prompt glissement de la larve dans les interstices des os.

 

La pièce exploitée semble déserte, tant est grande au dehors la tranquillité. Soulevons-la. À l’instant, quelle animation, quel tumulte ! Surprises par la brusque invasion de la lumière, les larves à échine poilue plongent sous les débris, s’insinuent dans les défilés de la charpente osseuse ; les adultes, à mouvements moins flexibles, trottinent assez embarrassés ; ils se terrent de leur mieux, ils s’envolent. Laissons-les à leurs ténèbres ; ils reprendront le travail interrompu, et dans le courant de juillet nous trouverons leurs nymphes sans autre abri que les ruines du cadavre.

 

Si le Dermeste dédaigne de descendre en terre pour se transformer et trouver protection suffisante sous les restes de la bête rongée, il n’en est pas de même du Silphe, autre exploiteur des morts. Deux espèces visitent mes terrines : le Silpha rugosa Linn., et le Silpha sinuata Fab. Bien que fréquentés assidûment par l’un et l’autre, mes appareils ne me fournissent rien de précis sur l’histoire de ces deux habituels associés du Dermeste et du Saprin. Peut-être m’y suis-je pris trop tard.

 

À la fin de l’hiver, en effet, je trouve sous un crapaud la famille du Silphe rugueux. Elle consiste en une trentaine de larves nues, d’un noir luisant, aplaties et de forme lancéolée. Les segments abdominaux se terminent de chaque côté par une dent dirigée en arrière. L’avant-dernier porte de courts filets ciliés. Blotties dans l’obscur du crapaud évidé, ces larves grignotent l’aride conserve, brunie et longtemps cuite au soleil.

 

Vers la première semaine de mai, elles descendent en terre et s’y creusent chacune une niche ronde. Les nymphes sont en continuel éveil. Au moindre trouble, elles font moulinet de leur ventre pointu ; elles le brandissent en un rapide tournoiement oscillatoire, dans un sens, puis dans l’autre. À la fin du même mois, les adultes sortent de terre. Ce sont apparemment leurs pareils en précocité printanière qui viennent à mes terrines, se repaître et non se reproduire. Les soins de famille sont différés à plus tard, dans l’arrière-saison.

 

Je serai bref sur le Nécrophore (Necrophorus vestigator Hersch.), dont j’ai raconté ailleurs les prouesses. Il vient à mes appareils, bien entendu, mais sans y faire long séjour, les pièces étant en général au-dessus de ses moyens d’inhumation. Du reste, je m’opposerais moi-même à ses entreprises si le morceau lui convenait. Il me faut des exploitations à l’air libre, et non des ensevelissements. Si le fossoyeur insiste, je le dissuade par mes tracasseries.

 

Passons à d’autres. Quel est celui-ci, visiteur assidu, mais par petites équipes, quatre ou cinq à la fois, guère plus ? C’est un hémiptère, une punaise svelte, à ailes rouges, à cuisses postérieures renflées et dentelées ; c’est l’Alyde éperonné (Alydus calcaratus Linn.), un proche voisin du Réduve, si curieux par son œuf à système explosif. Lui aussi fait cas du gibier, mais combien sobre en comparaison de l’autre ! Je le vois errer sur mes pièces, à la recherche d’un os dénudé, blanchi par le soleil. Le point à sa convenance trouvé, il y applique le bout du rostre et de quelque temps ne bouge plus.

 

Avec son rigide outil, délié comme un crin, que peut-il puiser sur cet os ? En vain je me le demande, tant paraît aride la surface exploitée. Peut-être cueille-t-il des traces d’onctuosité laissées par la dent si scrupuleuse du Dermeste. Exploiteur très secondaire, il glane où les autres ont moissonné. J’aurais voulu suivre de plus près les mœurs de ce suceur d’os, obtenir surtout sa ponte dans l’espoir de quelque petit secret de mécanique au moment de l’éclosion. Mes tentatives ont échoué. Captif dans un bocal, avec les vivres requis, l’Alyde se laisse périr de nostalgie du jour au lendemain. Il lui faut le libre essor sur les romarins du voisinage après sa station aux pourrissoirs.

 

Terminons ce relevé de croque-morts par les Staphylins, la gent à courts élytres. Deux espèces, hôtes l’une et l’autre des fumiers, hantent mes terrines : l’Aleochara fuscipes Fab., et le Staphylinus maxillosus Linn. Mon attention est portée de préférence sur ce dernier, géant de la famille.

 

Barré de velours cendré sur fond noir, le Staphylin à fortes mâchoires m’arrive en petit nombre, toujours un par un. Brusquement il accourt au vol, peut-être des écuries voisines. Il met pied à terre, se convolute le ventre, ouvre ses tenailles et plonge fougueux dans la bourre de la taupe. Là, de ses puissantes pinces, il pique la peau bleuie, distendue par les gaz. La sanie suinte. Avidement le goulu s’en repaît, et c’est tout. Bientôt il part, avec la même brusquerie qu’il était venu.

 

Il ne m’a pas été donné d’en voir davantage. Le grand Staphylin n’accourt à mes terrines que pour y faire régal d’un mets très faisandé. Son gîte de famille doit être dans les fumiers, à proximité des écuries du voisinage. Volontiers je l’aurais vu s’établir à domicile dans mes charniers.

 

C’est, en effet, une étrange créature que le Staphylin. Ses élytres abrégés, lui couvrant tout juste le haut des épaules, ses farouches mandibules recourbées en crocs de romaine, son long ventre nu qu’il relève et brandit, en font un être à part, d’aspect inquiétant. Je tiendrais à me renseigner sur sa larve. Ne le pouvant avec le visiteur de mes taupes, je m’adresse à une espèce voisine, de peu s’en faut l’équivalent de l’autre sous le rapport de la taille.

 

En hiver, soulevant les pierres au bord des sentiers, je fais rencontre fréquente de la larve du Staphylin odorant (Staphylinus olens Müll.). La disgracieuse bête, peu différente comme forme de l’adulte, mesure deux centimètres et demi de longueur. La tête et le thorax sont d’un beau noir luisant ; le ventre est brun et se hérisse de cils clairsemés. Crâne aplati ; mandibules noires, très acérées, s’ouvrant en un croissant féroce qui dépasse deux fois le diamètre de la tête. Rien qu’à voir ces poignards courbes, on devine les mœurs du forban.

 

L’outil le plus curieux de la bête est la terminaison de l’intestin, qui se revêt de corne et s’allonge en un tube rigide, dirigé perpendiculairement à l’axe du corps. Cette pièce est un appareil de locomotion, une béquille anale. Quand il progresse, l’animal en appuie l’extrémité contre le sol et fait effort de ce levier en arrière, tandis que les pattes s’escriment à l’avant. Doré, le génial illustrateur des extravagances, a conçu semblable système. Il nous représente quelque part un cul-de-jatte cheminant des mains et assis dans une sébile que supporte un pivot. Le burlesque de l’artiste semble s’être inspiré de celui de la bête.

 

Entre confrères, le béquillard est mauvais voisin. Très rarement, sous la même pierre, je fais trouvaille de deux larves ; et lorsque cette chance m’arrive, l’une des deux est toujours en piteux état : l’autre la dévorait comme gibier d’usage courant. Assistons à la lutte des deux cannibales, qui ont faim l’un de l’autre.

 

Dans le cirque d’un verre à boire garni de sable frais, je mets deux larves d’égale vigueur. Aussitôt tête à tête, les voici qui brusquement se redressent, se rejettent en arrière, les six pattes en l’air, les crocs mandibulaires bâillant en plein, la béquille anale solidement fixée. Elles sont superbes d’audace dans cette posture d’attaque et de défense. Mieux que jamais, c’est le moment de reconnaître la haute utilité du pivot de l’arrière. En ce péril d’être éventrée, puis mangée par son adversaire, la larve n’a d’autre appui que le bout du ventre et le tube terminal. Les six pattes ne prennent part à la sustentation ; elles s’agitent, libres toutes les six et prêtes à l’enlacement.

 

Les deux adversaires sont dressés face à face. Qui des deux mangera l’autre ? La chance en décide. Après les menaces, la prise corps à corps. La lutte ne se prolonge guère. Favorisée par les hasards de la mêlée ou peut-être combinant mieux son coup, l’une happe l’autre par la nuque. C’est fait : toute résistance du vaincu est impossible ; le sang coule ; l’assassinat est perpétré. Quand plus rien ne bouge, le vainqueur fait curée de l’occis, ne laissant que la peau trop coriace.

 

Cette frénésie du meurtre entre semblables, est-ce cannibalisme imposé par la famine ? Il me semble bien que non. Repus au préalable et d’ailleurs riches de victuailles que je leur prodigue, ces mécréants sont aussi dispos que jamais à l’égorgement du prochain. En vain je les comble de morceaux de choix : jeunes larves d’Anoxie, lardons succulents ; Vitrines, petits mollusques que j’écrase à demi pour éviter aux conviés les ennuis du test. Aussitôt mis en présence, les deux forbans, qui viennent de faire ripaille d’une proie les égalant en volume, se redressent, se provoquent, se happent, jusqu’à ce que mort s’ensuive pour l’un ou l’autre. Suit l’odieuse consommation. Manger le confrère égorgé est, paraît-il, de règle.

 

La Mante qui, en captivité, fait proie de ses compagnes, a pour excuse les affolements de la bête en rut. Pour se débarrasser de ses rivales, l’âpre jalouse n’a rien de mieux à faire que de les manger, si elle est la plus forte. Cette dépravation génésique remonte bien plus haut. Le chat et le lapin notamment sont enclins à dévorer la jeune famille qui gênerait leurs passions inassouvies.

 

En mes bocaux et sous la pierre plate des champs, le Staphylin odorant n’a pas cette excuse. De par son état de larve, il est d’une profonde indifférence aux troubles de la pariade. Le semblable rencontré n’est en rien un rival amoureux. Et cependant, sans plus, on s’appréhende, on se jugule. Une lutte à mort décide qui sera le mangé, qui sera le mangeur.

 

Notre langue a le terme d’anthropophagie pour désigner l’horrible consommation de l’homme par l’homme ; elle n’a rien pour signifier l’acte similaire entre animaux de même espèce. Une locution proverbiale semblerait même dire que pareil terme est inutile hors de l’homme, mélange énigmatique de grandeur et de turpitude. Les loups ne se mangent pas entre eux, dit la sagesse des nations. Eh bien, voici la larve du Staphylin odorant qui fait mentir le proverbe.

 

Quelles mœurs ! J’aurais à ce sujet désiré l’avis du Staphylin à fortes mâchoires quand il venait visiter mes taupes faisandées, mes couleuvres pourries. Il m’a refusé ses secrets, se retirant toujours du charnier une fois repu.

 





3 Sous les cadavres : Saprinus sub-nitidus De Mars. ; Saprinus detersus Illig. ; Saprinus maculatus Rossi ; Saprinus œneus Fab.

Sous les ordures : Saprinus speculifer Latr. ; Saprinus virescens Payk. ; Saprinus metallescens Erichs. ; Saprinus furvus Erichs. ; Saprinus rotundatus Kug.



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