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Dans la rude saison, lorsque l’insecte chôme en ses quartiers d’hiver, l’observateur met à profit la clémence des abris ensoleillés et gratte le sable, soulève les pierres, sonde les broussailles, et bien des fois il est remué d’une douce émotion devant tel ou tel ouvrage d’art ingénu, découvert à l’improviste. Heureux les simples à qui suffit l’ambition de pareilles trouvailles ! Je leur souhaite les joies qu’elles m’ont values et qu’elles continuent à me valoir en dépit des misères de la vie, toujours plus âpres à mesure que se descend la rapide pente des années.
S’ils fouillent les gramens dans les oseraies et les taillis, je leur souhaite le merveilleux objet que j’ai maintenant sous les yeux. C’est l’ouvrage d’une araignée, le nid de l’Épeire fasciée (Epeira fasciata Latr.).
Une araignée n’est pas un insecte, comme l’entend la classification, et comme telle l’Épeire semble ici déplacée. Foin de la systématique ! Que la bête ait huit pattes au lieu de six, des pochettes pulmonaires au lieu de tubes trachéens, l’étude de l’instinct n’en tient compte. Du reste, les aranéides appartiennent au groupe des animaux sectionnés, organisés par tronçons mis bout à bout, structure à laquelle font allusion les termes d’insecte et d’entomologie.
Pour désigner ce groupe, on disait autrefois les animaux articulés, expression qui avait le tort de ne pas effaroucher l’oreille et d’être comprise de tous. C’est de la vieille école. Aujourd’hui on fait usage du délicieux vocable arthropode. Et il se trouve des gens qui mettent en doute le progrès ! Ah ! mécréants ! prononcez d’abord articulé, puis faites ronfler arthropode, et vous verrez si la science des bêtes ne progresse pas.
Comme prestance et comme coloration, l’Épeire fasciée est la plus belle des aranéides du Midi. Sur son gros ventre, puissant entrepôt de soie presque du volume d’une noisette, alternent les écharpes jaunes, argentées et noires qui lui ont valu la dénomination de fasciée. Autour de cet opulent abdomen, longuement rayonnent les huit pattes, annelées de pâle et de brun.
Toute menue proie lui est bonne. Aussi, à la seule condition de trouver des appuis pour son filet, s’établit-elle partout où bondit le Criquet, où voltige le papillon, où plane le diptère, où danse la Libellule. D’habitude, à cause de l’abondance du gibier, c’est en travers d’un ruisselet, d’une rive à l’autre, parmi les joncs, qu’elle ourdit sa toile. Elle la tend aussi, mais avec moins d’assiduité, dans les taillis de chênes verts, sur les coteaux à maigres pelouses, aimées des acridiens.
Son engin de chasse est une grande nappe verticale dont le périmètre, variable suivant la disposition des lieux, se rattache aux rameaux du voisinage par de multiples amarres. La structure en est celle qu’adoptent les autres aranéides manufacturières de toiles. D’un point central rayonnent des fils rectilignes, équidistants. Sur cette charpente court, en manière de croisillons, un fil spiral continu qui va du centre à la circonférence. C’est magnifique d’ampleur et de régularité.
Dans la partie inférieure de la nappe descend, à partir du centre, un large ruban opaque, disposé en zigzag à travers les rayons. C’est la marque de fabrique de l’Épeire. On dirait le paraphe d’un artiste signant son ouvrage. Fecit une telle, semble dire l’aranéide en donnant le dernier coup de navette à sa toile.
Que l’araignée soit satisfaite lorsque, passant et repassant d’un rayon à l’autre, elle a terminé sa spire, c’est indubitable : le travail fait assure le manger pour quelques jours. Mais ici la gloriole de la filandière est certainement hors de cause : le robuste zigzag de soie est apposé pour donner au réseau solidité plus grande.
Un surcroît de résistance n’est pas de trop, car parfois le filet est soumis à de rudes épreuves. L’Épeire n’a pas le choix de ses captures. Immobile au centre de sa toile et les huit pattes étalées afin de percevoir dans toutes les directions l’ébranlement du réseau, elle attend ce que le hasard lui amène, tantôt débile étourdi non maître de son essor, tantôt robuste pièce s’élançant d’un bond inconsidéré.
Le Criquet en particulier, le fougueux Criquet, qui détend à l’aventure le ressort de ses gigues, tombe fréquemment dans le piège. Sa vigueur semblerait devoir en imposer à l’aranéide ; les ruades de ses leviers éperonnés le feraient croire capable de trouer à l’instant la toile et de passer outre. Rien de pareil. S’il ne se dégage du premier effort, le Criquet est perdu.
Tournant le dos au gibier, l’Épeire fait fonctionner à la fois l’ensemble des filières percées en pommes d’arrosoir. Le jet soyeux est cueilli par les pattes postérieures, qui, plus longues que les autres, amplement s’ouvrent en arc pour épanouir l’émission. À l’aide de cette manœuvre, ce n’est plus un fil qu’obtient l’Épeire : c’est une nappe chatoyante, un éventail nuageux où les fils élémentaires se conservent presque indépendants. À mesure, par rapides brassées alternatives, les deux pattes d’arrière projettent ce linceul, en même temps qu’elles tournent et retournent la proie pour l’emmailloter sur toutes les faces.
Le rétiaire antique, ayant à lutter contre un puissant fauve, paraissait dans l’arène avec un filet de cordage plié sur son épaule gauche. La bête bondissait. L’homme, d’un brusque élan de sa droite, développait le réseau comme le font les pêcheurs à l’épervier ; il couvrait l’animal, l’empêtrait dans les mailles. Un coup de trident achevait le vaincu.
De façon pareille agit l’Épeire, avec cet avantage de pouvoir renouveler ses brassées de liens. Si la première ne suffit pas, une seconde à l’instant suit, puis une autre et une autre encore, jusqu’à épuisement des réservoirs à soie.
Quand plus rien ne bouge sous le blanc suaire, l’araignée s’approche du ligoté. Elle a mieux que le trident du belluaire : elle a ses crocs venimeux. Sans bien insister, elle mordille l’acridien, puis elle se retire, laissant le patient s’affaiblir de torpeur.
Bientôt elle revient à sa pièce immobile ; elle la suce, elle la tarit, en changeant de point d’attaque à diverses reprises. Enfin la relique, saignée à blanc, est rejetée hors du filet, et l’araignée reprend son poste d’attente, au centre de la toile.
Ce n’est pas un cadavre que suce l’Épeire, c’est un engourdi. Si je retire le Criquet immédiatement après la morsure et si je le dépouille du fourreau de soie, l’opéré reprend si bien vigueur qu’il semble d’abord n’avoir rien éprouvé. L’araignée ne tue donc pas sa capture avant d’en humer les sucs ; elle se borne à l’immobiliser par la torpeur. Avec cette bénignité de la morsure, peut-être obtient-elle facilité plus grande dans le jeu de sa pompe. Stagnantes dans un cadavre, les humeurs viendraient moins bien à l’appel du suçoir ; l’extraction en est plus aisée dans un vivant, où elles se meuvent.
L’Épeire, buveur de sang, modère donc la virulence de sa piqûre, même avec des proies monstrueuses, tant elle est confiante dans son art de rétiaire. Le Truxale aux longues échasses, le corpulent Criquet cendré, le plus gros de nos acridiens, sont acceptés sans hésitation et sucés à peine engourdis. Ces géants, capables de trouer le filet et de passer à travers, dans l’impétuosité de leur essor, doivent bien rarement se prendre. Je les dépose moi-même sur la toile. L’araignée fait le reste. Prodiguant ses jets soyeux, elle les emmaillote, puis à son aise les tarit. Avec une plus forte dépense des filières, l’énorme venaison est domptée non moins bien que le gibier habituel.
J’ai vu même mieux que cela. Cette fois, mon sujet est l’Épeire soyeuse (Epeira soricea Oliv.) à large ventre festonné et argenté. Comme celle de l’autre aranéide, sa toile est grande, verticale et paraphée d’un ruban en zigzag. J’y dépose une Mante religieuse, de la plus belle taille, capable de changer les rôles si les circonstances s’y prêtent et de faire elle-même gibier de son assaillante. Ce n’est plus le pacifique acridien qu’il s’agit de capturer : c’est l’ogre puissant, féroce, qui, d’un coup de ses harpons, découdrait la panse de l’Épeire.
L’aranéide osera-t-elle ? Pas tout de suite. Immobile au centre du filet, elle consulte ses forces avant d’attaquer la formidable pièce ; elle attend que le gibier en se démenant ait les griffes mieux empêtrées. Enfin elle accourt. La Mante se convolute le ventre, elle relève les ailes en voilure verticale, elle ouvre ses brassards à dents de scie, en un mot elle prend la posture spectrale usitée dans les grandes batailles.
L’araignée ne tient compte de ces menaces. Les filières largement divergentes, elle éjacule des nappes de soie que les pattes d’arrière, alternant leurs brassées, étirent, dilatent et lancent à profusion. Sous cette averse de fils, rapidement disparaissent les terribles scies de la Mante, les pattes ravisseuses ; disparaissent aussi les ailes, toujours dressées dans la pose spectrale.
Cependant l’enveloppée a des soubresauts qui font choir l’araignée hors de sa toile. La chute est accident prévu. Un cordon de sûreté, émis à l’instant par les filières, maintient l’Épeire suspendue, oscillant dans le vide. Le calme fait, elle empaquette son cordon et remonte. Maintenant se ligotent la lourde panse et les pattes d’arrière. Le flux s’épuise, la soie ne vient plus que par maigres nappes. Heureusement c’est fini. Sous l’épaisseur du suaire, la proie ne se voit plus.
L’araignée se retire sans donner de morsure. Pour maîtriser le terrible gibier, elle a dépensé l’entière provision de sa filature, de quoi tisser plusieurs toiles de belle étendue. Avec cet amoncellement d’entraves, d’autres précautions sont inutiles.
Après un bref repos au centre du filet, elle s’attable. En divers points de la capture de légères entailles sont faites, maintenant l’une, maintenant l’autre. Là s’abouche l’aranéide pour humer le sang de sa proie. Le repas traîne en longueur, tant la proie est opulente. Pendant dix heures je surveille l’insatiable, qui change de point d’attaque à mesure que se tarit la blessure sucée. La nuit me dérobe la fin de l’effrénée soûlerie. Le lendemain, la Mante épuisée gît à terre. Les fourmis font curée des reliefs.
Dans l’industrie maternelle, encore mieux que dans l’art de la chasse, éclatent les hauts talents des Épeires. La sacoche de soie, le nid, où l’Épeire fasciée loge ses œufs, est une merveille bien supérieure au nid de l’oiseau. Comme forme, c’est un aérostat renversé, du volume à peu près d’un œuf de pigeon. Le haut s’atténue en col de poire, se tronque et se couronne d’une marge dentelée, dont les angles se prolongent par des amarres fixant l’objet aux ramilles du voisinage. Le reste, gracieusement ovoïde, descend d’aplomb au milieu de quelques fils qui donnent de la stabilité.
Le sommet s’excave en un cratère clôturé de feutre soyeux. Partout ailleurs est l’enveloppe générale, formée d’un satin blanc, épais, dense, difficile à rompre et non perméable à l’humide. De la soie brune, noire même, déposée en larges rubans, en fuseaux, en capricieux méridiens, orne dans le haut l’extérieur du ballon. Le rôle de ce tissu est évident : c’est un couvert hydrofuge que ne pourront traverser ni les rosées ni les pluies.
Exposée à toutes les intempéries, parmi les herbages morts, à proximité du sol, la sacoche de l’Épeire doit en outre défendre son contenu des froids de l’hiver. Avec des ciseaux fendons l’enveloppe. Au-dessous nous trouvons une épaisse couche de soie rousse, non travaillée en tissu cette fois, mais gonflée en ouate extra-fine. C’est une moelleuse nuée, un édredon incomparable comme n’en fournirait pas le poil follet du cygne. Telle est la barrière opposée à la déperdition de la chaleur.
Et que protège-t-il, ce doux amas ? Voici : au centre de l’édredon est suspendu un sachet cylindrique, rond au bout inférieur, tronqué au bout supérieur et clos d’un opercule en feutre. Il est fait d’un satin d’une extrême finesse ; il contient les œufs de l’Épeire, jolies perles orangées qui, agglutinées entre elles, forment un globule de la grosseur d’un pois. Voilà le trésor à défendre contre les rudesses de l’hiver.
Maintenant que la structure de l’ouvrage nous est connue, essayons de voir de quelle façon s’y prend la filandière. Ce ne sera pas d’observation commode, car l’Épeire fasciée travaille de nuit. Il lui faut le calme nocturne pour ne pas s’égarer dans les règles complexes de son industrie. À des heures matinales, il m’arrive de temps à autre de la surprendre en sa besogne, ce qui me permet de résumer comme il suit la marche des opérations.
Mes sujets travaillent sous cloche, vers le milieu du mois d’août. Dans le haut du dôme, un échafaudage est d’abord pratiqué, consistant en quelques fils tendus. Le treillis représente les brins de gazon et les broussailles dont l’araignée libre aurait fait usage comme points d’attache. Sur ce branlant appui, le métier fonctionne, l’Épeire ne voit pas ce qu’elle fait, elle tourne le dos à l’ouvrage. Cela marche tout seul, tant le mécanisme est bien monté.
L’extrémité du ventre oscille, un peu à droite, un peu à gauche, se relève, s’abaisse, tandis que l’aranéide doucement se déplace en rond. Le fil émis est simple. Les pattes d’arrière l’étirent, le mettent en place sur ce qui est déjà fait. Ainsi prend forme une cuvette de satin qui petit à petit exhausse sa marge et finalement devient un sac d’un centimètre environ de hauteur. Le tissu en est des plus délicats. Pour le maintenir tendu, surtout à l’embouchure, des amarres le relient aux fils du voisinage.
Puis les filières se reposent. C’est le tour des ovaires. La ponte, en un flux continu, descend dans le sac, qui s’emplit jusqu’à l’orifice. La capacité du récipient a été calculée de manière qu’il y a place pour tous les œufs, sans excédent d’espace inoccupé. Lorsque l’araignée a fini et se retire, j’entrevois un moment le conglomérat ovulaire orangé ; mais aussitôt reprend le travail des filières.
Il s’agit de clore le sac. Le fonctionnement de l’outillage change un peu. Le bout du ventre n’oscille plus. Il s’abaisse et touche un point ; il se retire, s’abaisse encore et touche un autre point, ici, puis ailleurs, en décrivant d’inextricables lacets. En même temps les pattes d’arrière foulent la matière émise. Le résultat n’est plus une étoffe, mais un feutre, un molleton.
Autour de la capsule de satin, récipient des œufs, est l’édredon destiné à défendre du froid. Dans ce moelleux refuge, quelque temps stationneront les jeunes pour s’affermir les jointures et se préparer à l’ultime exode. La fabrication en est rapide. Brusquement la filature change de matière première : elle émettait de la soie blanche ; maintenant elle en fournit de la rousse, plus fine que la précédente et issue par nuages que les pattes d’arrière, prestes cardeuses, font en quelque sorte mousser. Le sac aux œufs disparaît, noyé dans cette exquise ouate.
La forme d’aérostat déjà se dessine ; le haut de l’ouvrage s’atténue en col. Montant et descendant, obliquant d’un côté, puis de l’autre, l’araignée, du premier jet, détermine la gracieuse forme comme si elle avait un compas au bout de l’abdomen.
Puis, encore une fois, avec la même brusquerie, la matière change. La soie blanche reparaît, ouvrée en fil. C’est le moment de tisser l’enveloppe générale. À cause de l’épaisseur de l’étoffe et de sa dense contexture, l’opération est la plus longue de toutes.
D’abord, de-çà, de-là, quelques fils sont jetés qui maintiennent la couche d’ouate. L’Épeire insiste surtout au bord du col, où se façonne un liseré dentelé, dont les angles, prolongés par des cordages, sont le principal soutien de l’édifice. Les filières n’atteignent pas cette région sans y donner chaque fois, jusqu’à la fin du travail, un supplément de solidité, nécessaire à l’équilibre stable du ballon. Les dentelures de suspension délimitent bientôt un cratère qu’il faut obstruer. L’araignée ferme la pièce avec un obturateur feutré analogue à celui dont elle a clos le sachet aux œufs.
Ces dispositions prises, commence le vrai travail de l’enveloppe. L’Épeire avance et recule, vire et revire. Les filières ne touchent pas le tissu. Alternant leur manœuvre rythmée, les pattes postérieures, unique outillage, tirent le fil, le saisissent de leurs peignes et l’appliquent sur l’ouvrage, tandis que le bout du ventre méthodiquement oscille.
De cette façon, le brin de soie se distribue en un zigzag régulier, d’une précision presque géométrique, comparable à celle du fil de coton que les machines de nos filatures enroulent si joliment en pelotes. Et cela se répète sur toute la surface de l’ouvrage, car à chaque instant l’araignée se déplace un peu.
Par intervalles assez rapprochés, l’extrémité du ventre remonte vers l’embouchure de l’aérostat, et alors les filières touchent réellement le bord frangé. Le contact est même de durée très appréciable. Dans cette frange étoilée, base de la construction et nœud gordien de la pièce, il y a donc encollement du fil ; partout ailleurs il y a simple superposition déterminée par la manœuvre des pattes postérieures. S’il fallait dévider l’ouvrage, le fil casserait à la marge ; aux autres points il se déroulerait.
L’Épeire termine sa toile par un anguleux paraphe d’un blanc mat ; elle termine son nid par des bandelettes brunes qui descendent, irrégulières, depuis la marge d’attache jusque vers le milieu de la panse. À cet effet, pour la troisième fois, elle fait usage d’une soie différente ; elle en produit maintenant d’une teinte sombre, variant du roussâtre au noir. D’une ample oscillation longitudinale, dirigée d’un pôle vers l’autre, les filières distribuent la matière, et les pattes postérieures l’appliquent en capricieux rubans. Cela fait, l’ouvrage est terminé. Sans donner un coup d’œil à la sacoche, l’araignée s’en va par lentes enjambées. Le reste ne la concerne plus : le temps et le soleil le feront.
Sentant son heure venir, elle est descendue de sa toile. À proximité, parmi les gramens coriaces, elle a tissé le tabernacle de ses fils ; à cette œuvre elle a tari ses burettes. Reprendre son poste de chasse, remonter à sa toile, lui serait inutile : elle n’a plus de quoi ligoter le gibier. D’ailleurs, le bel appétit d’autrefois a disparu. Languissante et fanée, elle traîne quelques jours, enfin elle périt. Ainsi se passent les choses sous le couvert de mes cloches ; ainsi doivent-elles se passer sous le couvert des broussailles.
Supérieure à l’Épeire fasciée dans l’art des vastes réseaux de chasse, l’Épeire soyeuse (Epeira sericea Oliv.) est d’un talent moindre dans la confection du nid. Elle lui donne la forme sans grâce d’un cône obtus. Très large, l’ouverture de cette poche se festonne de saillies rayonnantes qui sont les points de suspension. Elle est fermée d’un grand couvercle, moitié satin et moitié molleton. Le reste est une blanche et robuste étoffe sur laquelle fréquemment courent sans ordre des traits rembrunis.
La différence du travail des deux Épeires ne va pas plus loin que l’enveloppe, d’une part cône obtus et de l’autre aérostat. Derrière cette façade se retrouve la même distribution intérieure : d’abord édredon de bourre et puis barillet où les œufs sont encaqués. Si les deux aranéides édifient chacune l’enceinte suivant une architecture spéciale, elles font usage l’une l’autre des mêmes moyens pour défendre du froid.
Le sac aux œufs des Épeires, en particulier celui de l’Épeire fasciée, est, on le voit, ouvrage de haute et complexe industrie. Il y entre des matériaux divers, soie blanche, soie rousse, soie brune ; de plus, ces matériaux sont travaillés en produits dissemblables, solide étoffe, moelleux édredon, délicate satinette, feutre perméable. Et le tout provient du même atelier qui tisse le réseau de chasse, ourdit en zigzag le ruban de consolidation et jette sur la proie les entraves d’un suaire.
Ah ! la merveilleuse fabrique de soieries ! Avec un outillage très simple, toujours le même, pattes postérieures et filière, il s’y fait tour à tour œuvre de cordier, de filateur, de tisserand, de rubanier, de fouleur. Comment l’aranéide dirige-t-elle pareille usine ? Comment à sa guise obtient-elle des écheveaux variables de finesse et de coloration ? Comment les travaille-t-elle d’une façon, puis d’une autre ? Je vois les résultats ; je ne comprends pas l’outillage, et encore moins sa mise en action. Je m’y perds.
L’aranéide, elle aussi, parfois s’égare en son difficile métier, lorsqu’un trouble survient dans le recueillement de son travail nocturne. Ce trouble, je ne le provoque pas moi-même : je suis absent à ces heures indues. Il résulte de la simple disposition de ma ménagerie.
Dans la liberté des champs, les Épeires s’établissent isolées, à de larges distances l’une de l’autre. Chacune a son cantonnement de chasse, où n’est pas à craindre la concurrence qu’amènerait le voisinage des filets. Dans mes cloches, au contraire, il y a cohabitation. Afin d’économiser l’espace, je loge à la fois deux ou trois Épeires sous le même treillis.
D’humeur débonnaire, mes captives y vivent en paix. Pas de noise entre elles, pas d’empiètement sur la propriété des voisines. Chacune se file, aussi à l’écart que possible, une ébauche de toile, et là, recueillie, comme indifférente à ce que font les autres, elle attend le bondissement du Criquet.
L’étroitesse du logis a néanmoins des inconvénients lorsque arrive la ponte. Les fils d’attache des divers établissements se croisent, s’emmêlent en réseau confus. Que l’un s’ébranle, et les autres sont plus ou moins ébranlés. Il n’en faut pas davantage pour distraire la pondeuse de ses occupations et lui faire commettre des absurdités. En voici une paire d’exemples.
Pendant la nuit, une sacoche vient d’être tissée. Ma visite du matin la trouve parachevée et suspendue au treillis. Elle est parfaite de structure, elle est ornée des méridiens noirs réglementaires. Rien n’y manque, rien si ce n’est l’essentiel : les œufs, pour lesquels la filandière s’est mise en si grands frais de soieries. Où sont-ils, ces œufs ? Ils ne sont pas dans le sachet central, que j’ouvre et que je trouve vide. Ils sont à terre, un peu plus bas, sur le sable de la terrine, sans protection aucune.
Troublée au moment de leur émission, la mère a manqué l’embouchure du petit sac et les a laissés choir à terre. Peut-être encore, dans son émoi, est-elle descendue de là-haut, et pressée par les exigences des ovaires, a-t-elle déposé sa ponte sur le premier appui venu. N’importe, s’il y a dans sa cervelle d’araignée la moindre éclaircie judicieuse, elle connaît le désastre et doit en conséquence renoncer désormais à la minutieuse confection d’un nid devenu inutile.
Pas du tout : aussi correcte de forme, aussi soignée de structure que dans les conditions normales, la sacoche se tisse autour du néant. Sans que j’intervienne le moins du monde, se répète ici l’absurde persistance de certains hyménoptères auxquels j’enlevais autrefois l’œuf et les provisions. Les dévalisés clôturaient scrupuleusement leurs cellules vides. De même l’Épeire met l’enceinte d’édredon et l’enveloppe de taffetas autour d’une capsule ne contenant rien.
Cette autre, distraite de son travail par une trépidation insolite, a quitté son nid au moment où se terminait la couche d’ouate rousse. Elle a fui sur le dôme, à quelques pouces de son ouvrage inachevé, et là, contre le treillis nu, elle a dépensé en un matelas informe, d’utilité nulle, toute la soie dont elle aurait tissé l’enveloppe générale si rien n’était venu la troubler.
Pauvre sotte ! Tu tapisses de molleton les fils de fer de ta cage, et tu laisses les œufs incomplètement défendus. L’absence de l’ouvrage déjà fait et les rudesses du métal ne t’avertissent pas que tu fais maintenant besogne insensée ! Tu me rappelles le Pélopée qui jadis crépissait de boue, sur la muraille, l’emplacement de son nid enlevé. Tu me parles, à ta manière, d’une étrange psychique capable d’associer les merveilles d’une haute industrie avec les errements d’une insondable stupidité.
Comparons l’ouvrage de l’Épeire fasciée avec celui de la Mésange penduline, le plus habile de nos oiselets dans l’art des nids. Cette Mésange fréquente les oseraies du Rhône, dans le cours inférieur du fleuve. Mollement bercé par la brise des eaux, son nid se balance au-dessus des nappes tranquilles engagées dans les terres, à quelque distance du courant principal, trop tumultueux. Il est suspendu à l’extrémité retombante d’un rameau de peuplier, d’un vieux saule ou d’un verne, tous arbres élevés, amis des rives.
Il consiste en une sacoche de coton, fermée de partout, sauf un étroit orifice latéral, juste suffisant au passage de la mère. Pour la forme, c’est la cucurbite du chimiste, la cornue qui porterait sur le flanc un bref goulot.
Mieux encore : c’est le pied d’un bas dont on aurait assemblé les bords en ménageant de côté une petite ouverture ronde. L’aspect de l’extérieur accentue la ressemblance : on croirait y voir les traces d’une aiguille à tricoter travaillant par grossières mailles. Aussi, frappé de cette structure, le paysan provençal, dans son langage expressif, appelle-t-il la Penduline lou Debassaire, l’oiseau qui tricote des bas.
Les petites coques, à maturité précoce, des saules et des peupliers fournissent les matériaux de l’ouvrage. Il s’en échappe en mai une sorte de neige printanière, une fine ouate que les remous de l’air amassent dans les plis du terrain. C’est un coton semblable à celui de nos manufactures, mais à brins très courts. L’entrepôt en est inépuisable : l’arbre est généreux et la brise des oseraies rassemble les menus flocons à mesure qu’ils s’épanchent des coques. La cueillette en est aisée.
Le difficile est la mise en œuvre. Comment s’y prend l’oiseau pour tricoter son bas ? Comment, avec le simple outillage du bec et des griffettes, fabrique-t-il un tissu que n’obtiendrait pas l’adresse de nos doigts ? L’examen du nid nous l’apprend en partie.
À lui seul le coton du peuplier ne peut donner une poche suspendue, capable de supporter le poids de la nichée et de résister aux secousses du vent. Tassés l’un contre l’autre, emmêlés et feutrés, les flocons, semblables à ce que donnerait l’ouate ordinaire hachée très menu, ne produiraient qu’un assemblage sans cohérence, promptement dissipé par les agitations de l’air. Il leur faut un canevas, une trame qui les maintienne en place.
De menues tiges mortes, à écorce fibreuse, bien rouies par l’action de l’air et de l’humidité, fournissent à la Penduline une grossière filasse comparable à celle du chanvre. Avec ces ligaments, expurgés de toute parcelle ligneuse et soumis à l’épreuve comme souplesse et ténacité, elle enveloppe de tours nombreux l’extrémité du rameau qu’elle a choisi pour support de sa construction.
Ce n’est pas bien correct. Les anses gauchement chevauchent à l’aventure, les unes plus lâches et les autres plus serrées ; mais enfin c’est solide, condition essentielle. En outre, cette gaine fibreuse, clef de voûte de l’édifice, s’étend sur une assez grande longueur de rameau, ce qui permet de multiplier les points d’attache du nid.
Les diverses lanières, après un certain nombre de tours, s’effilochent à leurs extrémités, restent libres et pendantes. À leur suite s’entremêlent des fils plus fins et plus nombreux. Dans l’assemblage confus et tiraillé, il se fait même par à peu près des nœuds de raccordement. Autant qu’on peut en juger d’après l’ouvrage seul, sans avoir vu travailler l’oiseau, ainsi doit s’obtenir le canevas, soutien de la paroi en coton.
Cette trame, charpente intime, n’est pas évidemment ouvragée en entier dès le début ; elle se prolonge petit à petit à mesure que l’oiseau a bourré de coton la partie supérieure. Cueillie à terre becquée par becquée, l’ouate se carde de la patte et s’introduit, toute floconneuse, dans les mailles du canevas. Le bec la cogne, la poitrine la foule, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le résultat est un feutre moelleux de l’épaisseur d’une paire de pouces.
Vers le haut de la bourse et de côté est ménagé un étroit orifice qui se prolonge en court goulot. C’est la porte de service. Pour franchir ce passage, la Penduline, toute petite qu’elle est, doit forcer la paroi élastique, qui cède un peu, puis se rétrécit. Enfin la demeure est meublée d’un matelas en coton première qualité. Là reposent six à huit œufs blancs, de la grosseur d’un noyau de cerise.
Or, cet admirable nid est casemate barbare en comparaison de celui de l’Épeire fasciée. Comme forme, ce fond de chaussette ne vaut certes pas le gracieux ballon de l’araignée, l’aérostat de courbure impeccable. L’étoffe de coton emmêlé de filasse est bure rustique à côté du satin de la filandière ; les liens suspenseurs sont des câbles, comparés aux subtiles amarres de soie. Où trouver dans le matelas de la Penduline l’équivalent de l’édredon de l’Épeire, fumée rousse cardée ? En son ouvrage, sous tous les rapports, l’aranéide est de beaucoup supérieure à l’oiseau.
Mais, de son côté, la Penduline est mère plus dévouée. Des semaines durant, accroupie au fond de sa bourse, elle presse sur son cœur les œufs, petits cailloux blancs où sa chaleur doit éveiller la vie. L’Épeire ne connaît pas ces tendresses. Sans plus le regarder, elle abandonne son nid aux chances de la bonne et de la mauvaise fortune.