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Chasque toupin trobo sa cubercello ;
Eh ! oui : chaque pot trouve son couvercle ; chaque particulier, sa particulière. Bossus, borgnes, bancals, difformes de corps, avariés de morale, tous ont, pour certains yeux, des attraits qui les font accepter.
Non moins que l’homme et le toupin, l’insecte, lui aussi, trouve toujours son complément, dût-il associer l’incorrect et le correct. Le Minotaure Typhée m’en fournit un superbe exemple. Le hasard des fouilles me vaut un étrange couple, en affaires de ménage au fond d’un terrier. De la femelle, rien à dire : c’est une belle matrone. Mais le mâle, quel mesquin, quel avorton ! Son trident a la corne médiane réduite à un simple granule pointu ; les latérales arrivent tout juste en face des yeux tandis qu’elles atteignent l’extrémité de la tête dans les sujets normaux. Je mesure le gringalet. Il a douze millimètres de longueur au lieu de dix-huit, dimension ordinaire. D’après ces nombres, le nain n’a guère que le quart du volume réglementaire.
Dans le troisième chapitre du présent volume, mention a été faite d’un magnifique mâle Minotaure obstinément refusé de la compagne que mes expérimentations lui avaient donnée. Le beau cornu ne quittait pas le terrier ; l’autre, malgré mes fréquentes interventions pour rétablir la concorde dans le ménage, abandonnait chaque soir le domicile et cherchait à s’établir ailleurs. Il me fallut lui donner un autre collaborateur ; celui que je lui avais imposé ne lui convenait pas. Si le bien doué de taille et de trident est parfois refusé, comment l’avorton d’aujourd’hui a-t-il séduit la puissante ? Ces associations entre dissemblables s’expliquent, sans doute, chez les Bousiers comme chez nous : l’amour est aveugle.
Le couple disparate aurait-il fait souche ? La famille aurait-elle, pour une partie, hérité de la taille avantageuse de la mère, et pour l’autre de la taille réduite du père ? N’ayant pas en ce moment un appareil convenable, c’est-à-dire une haute colonne de terre entre quatre planches, j’ai logé mes bêtes dans la plus profonde éprouvette de ma vaisselle entomologique, avec sable frais et vivres disponibles.
Les choses se sont passées d’abord d’après les règles, la mère fouissant, le père déblayant. Quelques crottins ont été emmagasinés ; puis, arrivé au fond de l’éprouvette, le couple s’est laissé périr de nostalgie. La couche sablonneuse n’était pas assez profonde. Avant d’empiler sur un œuf la saucisse alimentaire, il fallait au ménage un puits d’un mètre au moins de profondeur, et il ne disposait, pour le creuser, que d’une paire d’empans.
Cet insuccès ne met pas fin au questionnaire. D’où provenait ce pygmée ? Résultait-il d’une prédisposition spéciale, transmise par hérédité ? Descendait-il d’un autre nain, précédé lui-même de semblable avorton ? Était-ce simplement chez lui un accident dont la filiation ne tient compte ? Une réduction individuelle non transmissible de père en fils ? J’incline pour l’accident. Mais lequel ? Je n’en vois qu’un propre à diminuer la taille sans compromettre l’effigie. C’est le manque de vivres en quantité suffisante.
On se dit : l’animal prend forme ainsi que dans un moule virtuel, à capacité extensible suivant la quantité de fonte que le creuset y verse. Si ce moule ne reçoit en substance que le strict nécessaire, le résultat est un nain. Au-dessous de ce minimum, c’est la mort par famine ; au-dessus, avec des doses croissantes, mais bientôt limitées, c’est la vie prospère, c’est la taille normale ou légèrement accrue. Le plus et le moins en fait d’alimentation décident du volume.
Si la logique n’est pas un vain leurre, il est alors loisible d’obtenir des nains à volonté. Il suffira de diminuer les vivres jusqu’aux limites compatibles avec le maintien de la vie. D’autre part, l’espoir est nul de faire des géants en forçant la ration, car un moment arrive où l’estomac refuse tout surcroît de nourriture. Les besoins sont comparables à une série d’échelons dont il est impossible de dépasser le plus élevé, tandis qu’il est praticable de stationner plus haut ou plus bas sur les inférieurs.
La ration réglementaire est tout d’abord à connaître. La plupart des insectes n’en ont pas. La larve se développe au sein de vivres indéfinis ; elle mange à sa guise, tant qu’elle veut, sans autre frein que son appétit. D’autres, les mieux doués sous le rapport des qualités maternelles, le Bousier et l’Hyménoptère, préparent, pour chaque œuf, des conserves dosées, ni trop abondantes ni trop mesquines. Le Mellifère amasse en des récipients d’argile, de pisé, de résine, de cotonnade, de feuillage, la quantité de miel juste nécessaire au bien-être d’une larve ; et comme les sexes futurs lui sont connus, il en met un peu plus au service des vers qui deviendront des femelles, légèrement supérieures de taille ; un peu moins au service des vers qui deviendront des mâles, de moindre dimension. Pareillement les Hyménoptères prédateurs dosent le gibier d’après le sexe des nourrissons.
Il y a bien longtemps déjà, je me suis évertué à bouleverser les sages prévisions de la mère, à puiser chez le ver riche pour augmenter l’avoir du ver pauvre. J’obtenais ainsi de légères modifications de taille où ne pouvaient s’employer les termes de géant et de nain ; encore moins je n’arrivais à changer le sexe, dont la détermination n’a rien qui dépende de la quantité de nourriture. Aujourd’hui, l’Hyménoptère, qu’il soit mellifère ou prédateur, ne convient pas à mes projets. Son ver est de constitution trop délicate. Il me faut des estomacs robustes, capables de résister à de rudes épreuves. Je les trouverai chez les Bousiers, notamment chez le Scarabée sacré, qui, par sa prestance, rendra facile l’appréciation du changement survenu au volume.
Le grand rouleur de pilules dose exactement le manger de ses larves : à chaque ver son pain, pétri en forme de poire. Tous ces pains ne sont pas de rigoureuse parité ; il y en a de plus gros, il y en a de plus petits, mais la différence est minime. Peut-être ces légères inégalités ont-elles pour motif le sexe du nourrisson, comme cela se passe chez les Hyménoptères ; aux femelles reviendraient les fortes rations, et aux mâles les faibles. Je n’ai rien entrepris de nature à vérifier ce soupçon. N’importe : toujours est-il que la poire du Scarabée est la ration individuelle opportune, telle qu’en a jugé la mère. Il m’est facultatif, quant à moi, de retoucher le gâteau, de le diminuer ou de l’augmenter à mon gré. Occupons-nous d’abord de la diminution.
En mai, je me procure quatre poires récentes, contenant l’œuf dans la chambre du mamelon terminal. Par une section suivant l’équateur, je retranche la moitié d’arrière, sous forme de large calotte sphérique ; je garde la moitié d’avant, surmontée de son col, et je loge les quatre tronçons ovigères dans autant de petits bocaux où ne soient à craindre ni la dessiccation, ni l’excès d’humidité.
Avec ces vivres diminués de moitié, l’évolution s’accomplit comme d’ordinaire ; puis deux vers périssent, victimes apparemment d’une hygiène défectueuse ; mes récipients ne valent pas les terriers à douce moiteur. Les deux autres se maintiennent en bon état, toujours prêts à boucher d’un tampon de fiente la lucarne que je pratique à travers la paroi de la cellule lorsque le désir me vient de les visiter. Sur la fin de la période active, je les trouve remarquablement petits en comparaison de leurs confrères à qui serait laissée la poire entière. L’effet des vivres insuffisants est déjà manifeste. Que sera-ce avec l’insecte parfait ?
En septembre, il sort des coques des adultes comme jamais, à la campagne, mes chasses ne m’en ont valu de pareils, des nains guère plus grands que l’ongle du pouce et conformés d’ailleurs en tout de façon très correcte.
Citons des nombres afin de préciser. Du bord du chaperon à l’extrémité du ventre, ils mesurent l’un et l’autre dix-neuf millimètres. Le moindre dans mes boîtes, tel que l’a fait la liberté des champs, en mesure vingt-six. Les produits de mes articles, les sujets à demi-ration sont donc, en volume, la moitié du Scarabée normal choisi parmi les plus petits. C’est aussi approximativement le rapport des vivres complets et des vivres réduits. Le moule extensible de l’organisme a répété la proportion de la substance disponible.
Mes malices viennent de créer des nains ; le traitement par la famine m’a valu des avortons. Je n’en suis pas fier outre mesure, tout en étant satisfait d’avoir appris par l’expérience que le nanisme, du moins chez les insectes, n’est pas une affaire de prédisposition et d’hérédité, mais un simple accident déterminé par une alimentation incomplète.
Qu’était-il donc arrivé au petit Minotaure qui m’a suggéré ces recherches d’affameur ? À coup sûr, un déficit dans les vivres. Quoique experte dans l’art du dosage, la mère n’avait pu parachever la saucisse au-dessus de l’œuf, les matériaux peut-être lui manquaient, de fâcheux événements avaient arrêté le travail ; et, maigrement nourri, le ver, assez robuste pour résister à une diète non trop rigoureuse, n’avait pas acquis de quoi munir l’adulte de la somme de substance nécessaire à la taille normale. Tout le secret du mignon Minotaure apparemment est là. C’était un fils de la misère.
Si la privation réduit la taille, ce n’est pas à dire que l’abondance illimitée puisse l’augmenter de façon bien notable. En vain je fournis aux vers du Scarabée sacré un supplément de vivres qui double et triple la ration servie par la mère, mes pensionnaires n’acquièrent pas un accroissement digne d’être mentionné. Tels ils sortent des poires maternelles, tels ils sortent des gros pâtés que ma spatule leur a pétris. Et cela doit être : l’appétit a ses limites qui, une fois atteintes, laissent le consommateur indifférent aux somptuosités de table. Faire des géants à la faveur d’une surabondance de victuailles n’est pas dans nos moyens. Quand il s’est gavé au degré requis, le ver cesse de manger.
Le Scarabée sacré a néanmoins des géants. J’en possède qui, venus d’Ajaccio et de l’Algérie, mesurent trente-quatre millimètres de longueur. En rapprochant ce nombre des précédents, on voit que, le volume des nains obtenus par le jeûne étant représenté par un, celui du Scarabée de la campagne sérignanaise est formulé par deux, et celui des Scarabées de la Corse et de l’Afrique par cinq.
Pour donner ces derniers, ces géants, il faut, la chose est évidente, alimentation plus copieuse. D’où vient ce surcroît d’appétit ? Nous aiguisons le nôtre avec des épices. L’insecte pourrait bien avoir les siennes, par exemple, en ce qui concerne le Scarabée sacré, le poivre du voisinage de la mer, la moutarde d’un soleil généreux. Telles sont, me semble-t-il, les raisons qui exaltent les dimensions du Scarabée africain et modèrent celles de son confrère sérignanais. N’ayant pas à ma disposition ces deux apéritifs, la mer et le soleil, je renonce à faire des géants par un excès de vivres.
Essayons maintenant les larves qui, n’étant pas rationnées par la mère, disposent d’une abondance illimitée. De ce nombre sont les larves de la Cétoine floricole (Cetonia floricola Herbst.), hôtes des amas de feuilles en décomposition. De celles-là certainement je n’obtiendrai jamais des géantes par l’artifice d’une copieuse nourriture. En un recoin de mon jardin, elles grouillent dans un entassement de feuilles pourries où elles trouvent à satiété et sans recherches de quoi satisfaire leur gloutonnerie ; et cependant je ne vois jamais d’adulte avec des dimensions tant soit peu exagérées. Pour lui faire dépasser la taille habituelle, sont nécessaires probablement, comme au sujet du Scarabée, des conditions climatériques meilleures, conditions que j’ignore et que je serais d’ailleurs dans l’impuissance de réaliser. Un seul essai m’est permis, celui de la famine.
Au commencement d’avril, je fais trois lots de larves de Cétoine floricole, choisies parmi les mieux développées et de la sorte aptes à se transformer dans le courant de l’été. À cette époque d’avril commence la grande fringale qui double le volume du ver et amasse les économies nécessaires à l’élaboration de l’adulte. Les trois lots sont établis dans de grandes boîtes en fer-blanc, bien closes, où ne soit pas à craindre trop rapide dessiccation.
Le premier lot se compose de douze larves, avec provende abondante, renouvelée à mesure que besoin en est. Dans le tas de terreau, leur lieu de délices, mes claustrées ne seraient pas mieux.
À côté de ce paradis des ventres, une seconde boîte, famélique enfer, reçoit douze larves privées absolument de toute nourriture. Elle est meublée, comme les autres du reste, d’une litière de crottins où les affamées pourront déambuler ou s’enfouir à leur guise.
Enfin, le troisième lot, d’une douzaine pareillement, reçoit, de loin en loin, une maigre pincée de feuilles pourries, de quoi amuser un moment les mandibules, tout au plus.
Trois à quatre mois se passent, et quand viennent les torridités de juillet, la première boîte me donne l’insecte parfait. Très correctement l’évolution s’est accomplie : aux douze vers ont succédé douze magnifiques Cétoines, pareilles de tout point à celles qui, le printemps venu, sirotent et sommeillent sur les roses. Ce résultat m’affirme que les défectuosités d’une éducation en récipients sont hors de cause dans ce qui me reste à dire.
La seconde boîte, à rigoureuse abstinence, me fournit deux coques, dont les dimensions amoindries indiquent des nains. J’attends le milieu de septembre pour ouvrir ces coffrets, restés clos alors que, depuis une paire de mois, ceux de la première boîte sont rompus. Leur persistante indéhiscence s’explique : ils ne contiennent l’un et l’autre qu’une larve morte. La disette absolue a dépassé l’endurance des vers. De douze qu’ils étaient sans nourriture, dix se sont ratatinés et finalement ont péri ; deux seulement sont parvenus à s’envelopper d’une coque, en agglutinant, suivant l’usage, les crottins d’alentour. Cet effort a été le dernier. Les deux vers ont succombé à leur tour, incapables du profond travail de la nymphose.
Enfin, dans la troisième boîte, à vivres très parcimonieusement servis, onze larves sur douze sont mortes, exténuées de maigreur. Une seule s’est enclose dans une coque, correcte de structure, mais bien amoindrie. S’il y a là-dedans insecte en vie, ce ne peut être qu’un nain. Vers le milieu de septembre, j’ouvre moi-même la cabine, car rien encore, à cette époque tardive, n’annonce une effraction naturelle.
Le contenu me comble de joie. C’est une Cétoine bel et bien en vie, toute ruisselante d’éclat métallique et rayée de quelques traits blancs, à l’image de celles de son espèce développées en liberté dans le grand amas de terreau. La configuration et le costume ne sont en rien modifiés. Quant à la taille, c’est une autre affaire. J’ai sous les yeux un pygmée, un mignon bijou comme jamais collectionneur n’en a trouvé sur les aubépines fleuries. Du bord du chaperon à l’extrémité des élytres, la créature de mes artifices mesure treize millimètres, pas davantage. L’insecte en mesurerait vingt si le ver s’était nourri à sa convenance, hors de mes faméliques boîtes. De ces nombres, on déduit que le nain est, en volume, à peu près le quart de ce qu’il serait normalement devenu sans mon intervention.
De vingt-quatre larves soumises, pendant trois à quatre mois, les unes au jeûne absolu, les autres au régime de maigres bouchées servies de loin en loin, une seule est parvenue à la forme adulte. Le trouble de l’abstinence est profond, le pygmée s’en ressent encore. Bien que l’époque de la rupture des coffrets soit passée depuis longtemps, il n’avait rien entrepris pour se libérer. Peut-être n’en avait-il pas la force. J’ai dû moi-même effractionner la cellule.
Maintenant qu’il est libre, aux félicités de la lumière, il gesticule, il chemine pour peu que je le tracasse ; mais il préfère se reposer. On le dirait accablé d’une insurmontable lassitude. Je sais avec quelle gloutonnerie, en cette saison chaude, les Cétoines attaquent les fruits et se gorgent de pulpe sucrée. Je donne à mon nain un morceau de figue fondante. Il n’y touche pas, préférant somnoler. L’heure du manger ne serait-elle pas venue, à la suite d’une libération forcée ? Le reclus était-il destiné à passer l’hiver dans sa coque avant de venir aux joies, mais aussi aux périls du dehors ? Peut-être bien.
Dans tous les cas, ma curieuse bestiole, la petite Cétoine réduite au quart de la grosseur réglementaire, répète ce que le Scarabée sacré nous apprenait tantôt d’une façon moins probante : chez les insectes, et très probablement ailleurs, le nanisme est la conséquence d’une nutrition incomplète, et nullement l’effet d’une prédisposition.
Supposons l’impossible, ou, du moins, le très difficultueux ; admettons qu’ayant obtenu par la méthode famélique quelques couples de Cétoines, nous puissions les élever dans de bonnes conditions. Feront-ils souche et que sera la progéniture ? La réponse que l’insecte ne donnerait probablement pas, même sollicité par une longue persévérance, la plante aisément nous la donne.
Sur les sentiers de mon arpent de cailloux, en des points où persiste un peu de fraîcheur, croît en avril une plante triviale, la Drave printanière (Draba verna Lin.). En ce sol ingrat, piétiné, durci de graviers, la nourriture manque, et la Drave y devient l’équivalent de mes Cétoines affamées. D’une rosette de feuilles souffreteuses monte une tige unique, mince, comme un cheveu, haute à peine d’un pouce, peu ou point ramifiée, qui mûrit tout de même ses silicules, réduites souvent à une seule. J’ai là, en somme, un jardinet de plantes naines, filles de la misère. Mes expériences d’affameur étaient fort loin d’obtenir aussi bien avec le Scarabée et la Cétoine.
Je récolte les semences des pieds les plus malingres et je fais un semis en terre excellente. Du coup, le printemps d’après, le nanisme a disparu ; la descendance directe des avortons reprend les amples rosettes, les tiges multiples hautes d’un décimètre et davantage, les ramifications nombreuses, riches de silicules. L’état normal est revenu.
S’ils avaient assez de vigueur pour procréer, ainsi feraient les insectes nains, venus de mes artifices ou d’un concours fortuit de circonstances débilitantes. Ils nous répéteraient ce que nous affirme la Drave ; le nanisme est un accident que la filiation ne transmet pas, de même qu’elle ne transmet la gibbe du bossu, les jambes tortes du cagneux, le moignon du manchot.