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Est anomal ce qui fait exception à la règle, formulée d’après l’ensemble des faits concordants. L’insecte a six pattes, chacune terminée par un doigt. Voilà la règle. Pourquoi six pattes et non un autre nombre ; pourquoi un seul doigt et non plusieurs ? De pareilles questions ne nous viennent même pas à l’esprit, tant leur inanité nous paraît évidente. La règle est parce qu’elle est ; on la constate, et voilà tout. Sa raison d’être nous laisse dans une tranquille ignorance.
L’anomalie, au contraire, nous inquiète, nous tourneboule la pensée. Pourquoi des exceptions, des irrégularités, des démentis au texte de la loi ? La griffe du désordre laisserait-elle, par-ci, par-là, son empreinte ? De folles discordances hurleraient-elles dans le concert général ? Grave question qu’il est bon de sonder un peu sans grand espoir de la résoudre.
Citons d’abord quelques-uns de ces accrocs à la règle. Parmi les plus étranges que la chance des trouvailles a soumis à mon examen, prend rang celui de la larve du Géotrupe. Lorsque, pour la première fois, j’en fis la connaissance, le ver estropié avait acquis à peu près toute sa grosseur. On pouvait se demander si certaines misères subies dans le cours de la vie n’avaient pas graduellement amené la débilité et l’anomale direction des pattes postérieures ; si des entraves quelconques à l’exercice régulier dans un étroit couloir au sein des vivres n’expliquaient pas vaille que vaille la singulière déformation.
Aujourd’hui je suis pleinement renseigné. La larve du Géotrupe ne devient pas petit à petit boiteuse par entorse ; elle est bel et bien estropiée de naissance. J’assiste à son éclosion. Ma loupe surveille le nouveau-né sortant de l’œuf. Les pattes postérieures, dont l’adulte fera de robustes pressoirs pour fouler sa récolte et la comprimer en saucissons, pour le moment se réduisent à de mesquins appendices, contrefaits, d’usage nul. Elles se recroquevillent et s’appliquent sur l’échine. Courbée en croc de romaine, leur délicate extrémité fuit le sol, se tourne vers le dos, sans fournir le moindre appui pour la station. Ce ne sont pas des pattes, mais des projets hésitants, des essais maladroits.
Les antérieures, bien conformées d’ailleurs, sont de faible dimension. La bestiole les tient retirées sous l’avant du corps, où elles travaillent à maintenir en place le morceau grignoté. Celles de la paire moyenne, longues et puissantes, sont, au contraire, bien en évidence. Dressées en manière de fortes béquilles, elles stabilisent la panse, qui, replète et courbe, chavire fréquemment. Vu de dos, le ver éveille l’idée d’une créature hétéroclite, comme il n’y en a pas au monde. C’est une bedaine montée sur deux échasses.
Dans quel but cette organisation étrange ? On comprend la bosse caricaturale du ver de l’Onthophage, la besace en pain de sucre, dont le poids fait à tout instant chavirer la bestiole qui essaye de se déplacer : c’est l’entrepôt à ciment pour la construction de la cabine où se fera la nymphose. On cesse de comprendre les deux pattes atrophiées et contrefaites du ver du Géotrupe, qui, devenus bons grappins, seraient, semble-t-il, fort utiles. Le ver chemine ; il monte et descend à l’intérieur de sa longue colonne de vivres ; il va et vient, en quête des morceaux à sa convenance. Les deux appuis négligés, s’ils étaient en bon état, faciliteraient l’escalade.
De son côté, le ver du Scarabée sacré, enclos dans une étroite niche, n’a guère besoin de locomotion. Un simple mouvement de croupe lui met sous les mandibules une nouvelle couche de victuailles à consommer. L’estropié se déplace, le valide ne bouge ; le boiteux excursionne, l’ingambe ne se meut. Nulle raison acceptable n’expliquerait ce paradoxe.
Sous la forme adulte, le Scarabée sacré et ses congénères, le Scarabée semi-ponctué, le Scarabée à large cou, le Scarabée varioleux, les seuls que je connaisse, sont pareillement des atrophiés : il leur manque à tous les tarses des pattes antérieures. Ces quatre témoins nous affirment que la singulière mutilation est commune au groupe entier.
Les manies d’une nomenclature insensée à force d’être myope ont trouvé bon de remplacer l’antique et vénérable terme de Scarabée par celui d’Ateuchus, signifiant sans armes. L’inventeur de la dénomination n’a pas été des mieux inspirés : d’autres Bousiers ne manquent pas qui sont dépourvus d’armure corniculaire, par exemple les Gymnopleures, si voisins des Scarabées. Puisqu’il se proposait de désigner le genre en rappelant une particularité caractéristique, il devait forger un mot signifiant : privé de tarses aux pattes antérieures. Seuls, dans toute la série entomologique, le Scarabée sacré et ses congénères auraient droit à semblable appellation. On n’y a pas songé ; apparemment ce grave détail était inconnu. On voyait le grain de sable, on ne distinguait pas la montagne, travers fréquent chez les faiseurs de vocables.
Pour quelles raisons les Scarabées sont-ils privés aux pattes antérieures de ce doigt unique, le tarse à cinq articles, qui à lui seul représente la main de l’insecte ? Pourquoi un moignon, un membre tronqué, au lieu d’une extrémité digitée, comme il est de règle partout ailleurs ? Une réponse vient, assez plausible d’abord. Ces fervents rouleurs de pilules poussent le faix à reculons, la tête en bas, l’arrière en haut ; ils prennent appui sur la terminaison des pattes d’avant. Tout l’effort du charroi porte sur le bout de ces deux leviers en continuel contact avec la rudesse du sol.
Un doigt délicat, exposé aux entorses dans de pareilles conditions, serait un embarras ; aussi le pilulaire s’est avisé de le supprimer. Quand et comment s’est faite la mutilation ? Est-ce de nos jours, par accident d’atelier, au cours même du travail ? Non, car on ne voit jamais de Scarabée muni de tarses antérieurs, si novice qu’il soit en son métier ; non, car la nymphe, en parfait repos dans sa coque, a des brassards sans doigt, comme l’adulte.
La mutilation remonte plus haut. Admettons que, dans le recul des âges, à la suite d’un accident quelconque, un Scarabée ait perdu les deux doigts incommodes, presque inutiles. Se trouvant bien de la suppression, il a transmis à sa race, par héritage atavique, l’heureuse troncature. Depuis, les Scarabées font exception à la règle des pattes antérieures digitées comme les autres.
L’explication serait séduisante, si de graves difficultés ne survenaient. On se demande par quel singulier caprice l’organisation aurait jadis façonné des pièces destinées plus tard à disparaître comme trop incommodes. Le devis de la charpente animale serait-il sans logique, sans prévoyance ? Disposerait-il la structure aveuglément, au hasard du conflit des choses ?
Chassons cette sotte idée. Non, le Scarabée n’avait pas autrefois les tarses qui lui manquent aujourd’hui ; non, il ne les a pas perdus par suite de son attelage dans une position renversée lorsqu’il roule sa pilule. Il est maintenant ce qu’il était au début. Qui dit cela ? Des témoins irrécusables, le Gymnopleure et le Sisyphe, eux aussi passionnés de pilules roulantes. Comme le Scarabée, ils les poussent à reculons, la tête en bas ; comme le Scarabée, ils prennent appui, en leur rude labeur, sur l’extrémité des pattes antérieures ; et ces pattes, malgré l’âpre frottement contre le sol, sont digitées non moins bien que les autres ; elles possèdent le tarse délicat que se refuse le Scarabée. Pour quels motifs alors à ce dernier l’exception et aux autres la règle ? Comme j’accueillerais volontiers la parole du clairvoyant capable de donner réponse à mon humble question !
Ma satisfaction ne serait pas moindre de connaître la cause qui met un seul ongle au bout du tarse du Charançon de l’Iris des marais, lorsque les autres insectes en ont deux, rangés côte à côte et courbés en crocs de romaine. Quels motifs ont supprimé l’une des deux griffettes ? Ne lui serait-elle pas utile ? Il semble bien que si. Le petit mutilé est grimpeur ; il escalade les rameaux lisses de l’Iris ; il en explore les fleurs, aussi bien à la face inférieure des pétales qu’à la face supérieure ; il chemine dans une position renversée sur les capsules glissantes. Un harpon de plus lui serait avantageux pour la stabilité, et l’étourdi s’en prive, lorsque le règlement lui donne droit au double croc, d’usage invariable partout ailleurs, même dans sa tribu au long bec. Où donc est le secret de ton ongle manquant, petit mutilé de l’Iris ?
Une griffette supprimée, grave affaire quant au principe, est après tout détail de médiocre valeur matériellement ; il faut la loupe pour s’apercevoir de l’incorrection. Mais voici qui s’impose au regard sans le secours d’un verre grossissant. Un Criquet des pelouses alpines, le Pezotettix pedestris, hôte des croupes les plus élevées du Ventoux, renonce à l’appareil alaire ; il devient adulte tout en conservant la configuration de larve. L’approche des noces l’embellit un peu, lui met du rouge corail aux grosses cuisses, et de l’azur aux tibias, mais là s’arrête le progrès. L’insecte est mûr pour la pariade et pour la ponte sans avoir acquis l’essor que possèdent, outre le bond, les autres Acridiens.
Au milieu des sauteurs, tous munis d’ailes et d’élytres, il reste gauche piéton, comme le dit son prénom latin pedestris. L’impotent a néanmoins sur les épaules de maigres étuis où sont inclus, non aptes à se développer, les organes du vol. Par quel singulier caprice de l’évolution le joli Criquet à jambes azurées est-il privé des ailes et des élytres dont il a le germe en de mesquins paquets ? L’essor lui est promis, et il ne l’obtient pas. Sans motifs appréciables, la machine animale arrête ses rouages.
Plus étrange encore est le cas des Psychés, dont les femelles, impuissantes à devenir les papillons promis par les débuts, restent chenilles ou, pour mieux dire, se changent en sacoches bourrées de germes. Les ailes à riches écailles, suprême attribut du lépidoptère, leur sont refusées. Seuls les mâles parachèvent la forme annoncée ; ils deviennent des mâle élégants empanachés, vêtus de velours noir et propres à l’essor. Pourquoi l’un des sexes, le plus important, reste-t-il misérable andouillette, tandis que l’autre est glorifié par la métamorphose ?
Que dirons-nous maintenant de celui-ci, le Necydalis major, hôte du saule et du peuplier en son état larvaire ? C’est un long cornu, d’assez belle taille comparable à celle du Cerambyx cerdo, le petit Capricorne de l’aubépine. Quand on est coléoptère, et il l’est bel et bien, on se donne des élytres qui, faisant étui, emboîtent le corps, protègent la délicatesse des ailes et la vulnérable mollesse du ventre. Le Necydalis se rit de la règle. Il se met aux épaules, comme élytres, deux brèves pièces, qui lui font une mesquine jaquette. On dirait vraiment que l’étoffe a manqué pour allonger le veston et lui faire des basques capables de couvrir ce qui devrait être couvert.
Au-delà s’étendent, sans protection, de vastes ailes atteignant le bout du ventre. Au premier examen, on se figurerait avoir sous les yeux une sorte de grosse Guêpe extravagante. À quoi bon, chez un réel coléoptère, cette lésinerie élytrale ? La matière manquerait-elle ? Était-il trop coûteux de prolonger l’étui défensif commencé aux épaules ? On est tout surpris de pareille avarice.
Que dirons-nous aussi de cet autre coléoptère, le Myodites subdipterus ? Son ver s’établit, je ne sais comment, dans les cellules de l’Halicte zèbre et se repaît de la nymphe propriétaire du logis. L’adulte fréquente en été les capitules épineux du Panicaut. À première vue, on le prendrait pour un Diptère, pour une Mouche, à cause de ses deux grandes ailes non couvertes d’élytres. Examiné de près, il porte aux épaules deux petites écailles, restes des étuis supprimés. Encore un qui n’a pas su ou plutôt n’a pu parachever les pièces dont il porte les vestiges dérisoires.
Un groupe entier, et des plus nombreux parmi les coléoptères, celui des Staphylins, se tronque les élytres au tiers, au quart des normales dimensions. Par un excès d’économie, l’insecte à long ventre frétillant se fait disgracieux, étriqué.
Ainsi longtemps se poursuivrait l’énumération des estropiés, des incorrects, des exceptionnels ; les pourquoi se succéderaient, et la réponse ne viendrait pas. L’animal est peu communicatif ; la plante, adroitement sollicitée, se prête mieux à l’interrogation. Consultons-la sur le problème des anomalies, peut-être nous renseignera-t-elle.
Le Rosier nous propose cette énigme : nous sommes cinq frères, deux barbus, deux sans barbe et le cinquième à demi barbu.
Cela se dit même en vers latins :
Quinque sumus fratres : unus barbatus et alter,
Imberbesque duo ; sum semi-berbis ego.
Que sont les cinq frères ? Rien autre que les cinq lobes du calice de la Rose, les cinq sépales. Examinons-les un par un. Nous en trouverons deux munis, sur l’un et l’autre bord, de prolongements foliacés ou barbules, qui parfois reprennent la forme originelle et s’étalent en folioles pareilles à celles des véritables feuilles. La botanique nous apprend, en effet, qu’un sépale est une feuille modifiée. Voilà les deux frères barbus.
Nous en verrons deux autres dépourvus totalement d’appendices sur les deux côtés à la fois. Ce sont les deux frères sans barbe. Enfin le dernier nous montrera l’un des côtés dénudé et l’autre porteur de barbules. Il représente le frère à demi barbu.
Ce ne sont pas là des accidents fortuits, variables d’une fleur à l’autre ; toutes les Roses présentent le même dispositif, toutes ont leurs sépales répartis en trois catégories de barbiches. C’est une règle fixe, conséquence d’une loi qui régit l’architecture florale, de même que l’art d’un Vitruve régit nos édifices. Cette loi, d’élégante simplicité, la botanique la formule ainsi : dans l’ordre quinaire, le plus important du monde végétal, la fleur échelonne les cinq pièces d’un verticille sur une spirale serrée, presque l’équivalent d’une circonférence ; et cet arrangement se fait de telle façon que deux tours de spire reçoivent la série des cinq pièces.
Cela dit, il est aisé de construire, en ce qui concerne le calice, le devis de la Rose. Divisons une circonférence en cinq parties égales. Au premier point de division plaçons un sépale. Où mettrons-nous le deuxième ? Ce ne peut être au second point de division, car alors l’ensemble des cinq pièces occuperait la circonférence entière en un seul tour au lieu de l’occuper en deux. Nous le placerons au troisième point, et nous continuerons de la sorte en franchissant chaque fois une division. Cette marche est la seule qui revienne au point de départ après deux tours de spire.
Accordons maintenant aux sépales une base assez large pour donner une enceinte bien close. Nous verrons que les pièces des divisions 1 et 3 sont en plein hors de l’enroulement ; que les pièces de divisions 2 et 4 engagent leurs deux bords sous les sépales voisins ; et qu’enfin la pièce de la division 5 a l’un des bords couvert et l’autre découvert. D’autre part, il est visible que, gênés dans leur expansion par l’obstacle de ce qui leur est superposé, les bords engagés sous les autres ne peuvent émettre leurs délicats appendices. De là résultent aux points 1 et 3 les deux sépales barbus ; aux points 2 et 4, les deux sépales sans barbe ; au point 5, le sépale demi-barbu.
Ainsi s’explique l’énigme de la Rose. La disparité des cinq pièces calicinales, en apparence structure irrationnelle, capricieuse anomalie, est en réalité le corollaire d’une loi mathématique, l’affirmation d’une immanente algèbre. Le désordre parle de l’ordre, l’irrégularité témoigne de la règle.
Continuons notre excursion dans le domaine de la plante. L’ordre quinaire attribue à la fleur cinq pétales disposés en un verticille de parfaite correction. Or, bien des corolles s’écartent du normal assemblage. Telles sont les corolles labiées et les corolles personnées. Dans les premières, cinq lobes composent le limbe épanoui à l’extrémité d’une partie tubuleuse et indiquent les cinq pétales réglementaires. Ils se groupent en deux lèvres largement bâillantes, l’une en haut, l’autre en bas. La lèvre supérieure comprend deux lobes, l’inférieure en comprend trois.
Comme la précédente, la corolle personnée se divise en deux lèvres, la supérieure à deux lobes, l’inférieure à trois ; seulement cette dernière se renfle en une voûte qui forme l’entrée de la fleur. La pression des doigts sur les côtés fait bâiller les deux lèvres, qui se referment dès que la pression cesse. De là une certaine ressemblance avec le mufle, la gueule d’un animal, ressemblance qui a fait donner à la plante où cette forme est le mieux accentuée le nom de Muflier ou Gueule-de-Loup. On a voulu voir encore quelque analogie d’aspect entre les grosses lèvres du Muflier et les traits exagérés du masque dont les acteurs se couvraient la tête sur les théâtres antiques pour représenter le personnage dont ils remplissaient le rôle. C’est de là que provient l’expression de corolle personnée.
L’anomalie de la corolle à deux lèvres entraîne des modifications dans les étamines qui doivent s’accommoder aux exigences de l’enceinte, en ce point plus rétrécie, en cet autre plus spacieuse. Des cinq étamines, une est supprimée, en laissant bien des fois un vestige de sa base, comme certificat de la disparue. Les quatre autres se groupent en deux couples de longueur inégale, avec tendance à la suppression du couple moindre.
La Sauge accomplit cette suppression. Elle n’a que deux étamines, celles du couple le plus long. En outre, à chacun des filets staminaux elle ne conserve que la moitié d’une anthère. D’après la règle de l’immense majorité, une anthère comprend deux loges, adossées l’une à l’autre et séparées par une mince cloison, dite connectif. La Sauge exagère ce connectif, elle en fait un fléau de balance disposé transversalement sur le filet. Au bout de l’un des bras de ce fléau, elle met la moitié d’une anthère, c’est-à-dire un sachet pollinique ; à l’autre bout, elle ne met rien. Sauf le strict nécessaire, tout le verticille staminal est sacrifié aux élégantes étrangetés de la corolle.
Or pourquoi dans les Labiées, les Personnées et autres familles végétales, ces anomalies qui bouleversent à fond la structure réglementaire de la fleur ? Permettons-nous, à ce sujet, une comparaison architecturale. Les premiers qui osèrent équilibrer sur le vide de lourdes pierres de taille et méritèrent le glorieux titre de pontifes ou faiseurs de ponts, prirent pour norme de leurs assemblages l’arc de cercle, la demi-circonférence, enfin le plein cintre, qui appuie sur les reins de voussoirs uniformes la poussée de la charge. C’est robuste, majestueux, mais aussi monotone et dépourvu de sveltesse.
Vint après l’ogive, qui oppose l’un à l’autre deux arcs de centres différents. Avec la nouvelle norme sont possibles les hautes envolées, les sveltes nervures, les superbes couronnements. Le varié, inépuisable en gracieuses combinaisons, remplace le monotone.
Eh bien, la corolle régulière est le plein cintre de la fleur. Campanulée, rotacée, urcéolée, étoilée ou d’autre configuration, elle est toujours l’assemblage de pièces semblables autour d’une circonférence. La corolle irrégulière est l’ogive, à merveilleuses audaces ; elle donne à la poésie de la fleur le beau désordre de toute réelle poésie. Le masque à grosses lèvres du Muflier, la gorge bâillante de la Sauge valent bien la rosette de l’Aubépine et du Prunellier. Ce sont autant de notes chromatiques ajoutées à la gamme, autant de variations gracieuses sur un superbe thème, autant de dissonances qui mettent en relief la valeur des accords. La symphonie florale est meilleure, entrecoupée de solos exceptionnels.
Par des raisons du même ordre, le Criquet pédestre, sautillant parmi les saxifrages des hautes croupes, explique sa privation de l’essor ; le Staphylin, sa jaquette ; le Necydalis, son court veston ; le Myodite, son aspect de diptère. Chacun, à sa manière, fait diversion à la monotonie du thème général ; chacun apporte une note spéciale au concert de l’ensemble. On voit moins bien pourquoi le Scarabée renonce aux tarses antérieurs, pourquoi le Charançon de l’Iris des marais ne met à ses doigts qu’une griffette, pourquoi le ver du Géotrupe naît estropié. Quels sont les motifs de ces minuscules aberrations ? Avant de répondre, prenons encore une fois conseil de la plante.
On cultive dans les serres l’Alstrœmère pélégrine ou Lis des Incas, originaire du Pérou. La curieuse plante nous soumet énigmatique question. Au premier coup d’œil, ses feuilles, configurées à peu près comme celles du Saule, ne présentent rien qui mérite examen attentif ; mais regardons-les de près. Le pétiole, aplati en ruban de quelque longueur, est fortement tordu sur lui-même, et cette torsion se répète sur toutes les feuilles tant qu’il y en a. D’une extrémité à l’autre de la plante, c’est un torticolis très nettement accentué.
Délicatement, du bout des doigts, rétablissons l’ordre des choses ; étalons à plat le ruban pétiolaire tordu. Une surprise nous attend. La feuille détordue, remise dans la position normale, se trouve renversée ; elle présente en haut ce qui devrait être en bas, c’est-à-dire la face pâle, riche de stomates et fortement nervée ; elle présente en bas ce qui devrait être en haut, c’est-à-dire la face verte et lisse, ainsi qu’il est de règle chez toutes les autres plantes.
En somme, le Lis des Incas, rétabli de force dans la disposition correcte par l’effacement de ses torsions, a le feuillage placé à l’envers. Ce qui est fait pour l’ombre se tourne vers la lumière, ce qui est fait pour la lumière se tourne vers l’ombre. En cette disposition à rebours, les fonctions des feuilles sont impossibles ; aussi la plante, pour corriger ce vice d’agencement, tord le col à tout le feuillage au moyen de la déformation spiralée des pétioles.
Les rayons solaires provoquent ce retournement. Si nos artifices interviennent, ils peuvent défaire ce qu’ils ont fait d’abord. À l’aide d’un léger tuteur et de quelques ligatures, je courbe une pousse du Lis et la maintiens la tête en bas. Par l’effet de l’insolation, les pétioles en peu de jours se détordent, redeviennent des rubans plans, ce qui amène du côté de la lumière la face lisse et verte, et du côté de l’ombre la face pâle et nervée. Les torticolis ont disparu, l’orientation normale est reprise, mais la plante est renversée.
Avec le Lis des Incas implantant à l’envers ses feuilles sur la tige, sommes-nous en présence d’une bévue que la plante, aidée par le soleil, corrige de son mieux en se bistournant les pétioles ? Y a-t-il des étourderies organiques, des erreurs, coups de griffe du désordre ? N’est-ce pas plutôt notre ignorance des effets et des causes qui juge mal ce qui réellement est bien ? Si nous savions mieux, que de notes malsonnantes deviendraient harmonie ! Le plus sage est alors le doute.
De tous nos signes graphiques, le mieux conforme à ce qu’il signifie est le point d’interrogation. En bas, un atome rond. C’est la boule du monde. Au-dessus se dresse, énorme et roulé en crosse, le lituus antique, le bâton augural questionnant l’inconnu. Je verrais volontiers dans ce signe l’emblème de la science, en perpétuel colloque avec le comment et le pourquoi des choses.
Or, si haut qu’il se dresse pour mieux voir, ce bâton interrogateur est au centre d’un étroit horizon ténébreux, que les sondages de l’avenir remplaceront par d’autres plus reculés et non moins obscurs. Au-delà de tous ces horizons, péniblement déchirés un à un par le progrès du savoir, au-delà de toutes ces obscurités, qu’y a-t-il ? La pleine clarté sans doute, le pourquoi du pourquoi, la raison des raisons, enfin le grand x de l’équation du monde. Ainsi nous l’affirme notre instinct questionneur, jamais satisfait, jamais lassé ; et l’instinct, infaillible dans le domaine de la bête, ne peut l’être moins dans le domaine de l’esprit.
Du mieux qu’il est en mon pouvoir, je viens de rechercher le motif essentiel des anomalies de l’insecte. La réponse est loin d’être toujours venue, entraînant ferme conviction. Aussi, pour terminer ce chapitre où tant d’aperçus restent doute, je plante ici, bien en évidence au milieu de la page, le lituus de l’augure, le point d’interrogation.
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