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En écrivant les premières lignes de ce chapitre, je songe aux abattoirs de Chicago, les horribles usines à viande où se dépècent dans l’année un million quatre-vingt mille bœufs, un million sept cent cinquante mille porcs, qui, entrés vivants dans la machine, sortent de l’autre bout changés en boîtes de conserves, saindoux, saucisses, jambons roulés ; j’y songe parce que le Carabe va nous montrer, en tuerie, semblable célérité.
Dans une ample volière vitrée, j’ai vingt-cinq Carabes dorés (Carabus auratus Lin.). Maintenant ils sont immobiles, tapis sous une planchette que je leur ai donnée pour abri. Le ventre au frais dans le sable, le dos au chaud contre la planchette que visite le soleil, ils somnolent et digèrent.
La bonne fortune me vaut, à l’improviste, une procession de la chenille du pin qui, descendue de son arbre, cherche un lieu favorable à l’ensevelissement, prélude du cocon souterrain. Voilà un excellent troupeau pour l’abattoir des Carabes.
Je le cueille et le mets dans la volière. Bientôt la procession se reforme ; les chenilles, au nombre de cent cinquante environ, cheminent en série onduleuse. Elles passent à proximité de la planchette, à la queue-leu-leu comme les porcs de Chicago. C’est le bon moment. Je lâche alors mes fauves, c’est-à-dire que j’enlève leur abri.
Les dormeurs aussitôt s’éveillent, sentant la riche proie qui défile à côté. Un accourt ; trois, quatre autres suivent, mettent l’assemblée en émoi ; les enterrés émergent ; toute la bande d’égorgeurs se rue sur le troupeau passant. C’est alors spectacle inoubliable. Coups de mandibules de-ci, de-là, en avant, en arrière, au milieu de la procession, sur le dos, sur le ventre, au hasard. Les peaux hirsutes se déchirent, le contenu s’épanche en coulée d’entrailles verdies par la nourriture, les aiguilles de pin ; les chenilles se convulsent, luttent de la croupe brusquement ouverte ou refermée, se cramponnent des pattes, crachent et mordillent. Les indemnes désespérément piochent pour se réfugier sous terre. Pas une n’y parvient. À peine sont-elles descendues à mi-corps que le Carabe accourt, les extirpe, leur crève le ventre.
Si la tuerie ne s’accomplissait dans un monde muet, nous aurions ici l’épouvantable vacarme de l’égorgement de Chicago. Il faut l’oreille de l’imagination pour entendre les lamentations hurlantes des étripées. Cette oreille, je l’ai, et le remords me gagne d’avoir provoqué telles misères.
Or, de partout, dans le tas des mortes et des mourantes, chacun tiraille, chacun déchire, emporte un morceau qu’il va déglutir à l’écart, loin des envieux. Après cette bouchée, une autre est taillée à la hâte sur la pièce, et puis d’autres encore, tant qu’il reste des éventrées. En quelques minutes, la procession est réduite en charcuterie de loques pantelantes.
Les chenilles étaient cent cinquante ; les tueurs sont vingt-cinq. Cela fait six victimes par Carabe. Si l’insecte n’avait qu’à tuer indéfiniment, comme les ouvriers des usines à viande, et si l’équipe était de cent éventreurs, nombre bien modeste par rapport à celui des manipulateurs de jambons roulés, le total des victimes, dans une journée de dix heures, serait de trente-six mille. Jamais atelier de Chicago n’a obtenu pareil rendement.
La célérité de la mise à mort est plus frappante encore si l’on considère les difficultés de l’attaque. Le Carabe n’a pas la roue tournante qui saisit le porc par une patte, le soulève et le présente au couteau de l’égorgeur ; il n’a pas le plancher mobile qui met le front du bœuf sous le maillet de l’assommeur ; il doit courir sus à la bête, la maîtriser, se garer de ses harpons et de ses crocs. De plus, à mesure qu’il étripe, il consomme sur place. Que serait le massacre si l’insecte n’avait qu’à tuer !
Que nous apprennent les abattoirs de Chicago et les ripailles du Carabe ? Voici. L’homme de haute moralité est, pour le moment, exception assez rare. Sous l’épiderme du civilisé, presque toujours se trouve l’ancêtre, le sauvage contemporain de l’Ours des cavernes. La véritable humanité n’est pas encore ; elle se fait petit à petit, travaillée par le ferment des siècles et les leçons de la conscience ; elle progresse vers le mieux avec une désespérante lenteur.
De nos jours presque, a finalement disparu l’esclavage, base de l’antique société ; on s’est aperçu que l’homme, fût-il de couleur noire, est réellement un homme et mérite comme tel des égards.
Qu’était la femme jadis ? Ce qu’elle est encore en Orient : une gentille bête sans âme. Les docteurs ont longtemps discuté là-dessus. Le grand évêque du dix-septième siècle, Bossuet lui-même, considérait la femme comme le diminutif de l’homme. C’était prouvé par l’origine d’Ève, l’os surnuméraire, la treizième côte qu’Adam avait au début. On a reconnu enfin que la femme possède une âme pareille à la nôtre, supérieure même en tendresse et en dévouement. On lui a permis de s’instruire, ce qu’elle fait avec un zèle au moins égal à celui de son concurrent. Mais le Code, caverne d’où ne sont point encore délogées bien des sauvageries, continue à la regarder comme une incapable, une mineure. Le Code, à son tour, finira par céder à la poussée du vrai.
L’abolition de l’esclavage, l’instruction de la femme, voilà deux pas énormes dans la voie du progrès moral. Nos arrière-neveux iront plus loin. Ils verront d’une claire vision, capable de surmonter tout obstacle, que la guerre est le plus absurde de nos travers ; que les conquérants, entrepreneurs de batailles et détrousseurs de nations, sont d’exécrables fléaux ; que des poignées de mains échangées sont préférables aux coups de fusil ; que le peuple le plus heureux n’est pas celui qui possède le plus de canons, mais celui qui travaille en paix et largement produit ; que les douceurs de l’existence ne réclament pas précisément des frontières, au-delà desquelles vous attendent les vexations du douanier, fouilleur de poches et saccageur de bagages.
Ils verront cela, nos arrière-neveux, et bien d’autres merveilles, aujourd’hui rêveries insensées. Jusqu’où montera cette ascension vers le bleu de l’idéal ? Pas bien haut, c’est à craindre. Nous sommes affligés d’une tare indélébile, d’une sorte de péché originel, si l’on peut appeler péché un état de choses où notre vouloir n’intervient pas. Nous sommes ainsi bâtis et nous n’y pouvons rien. C’est la tare du ventre, inépuisable source de bestialités.
L’intestin gouverne le monde. Du fond de nos plus graves affaires se dresse, impérieuse, une question d’écuelle et de pâtée. Tant qu’il y aura des estomacs pour digérer – et ce n’est pas près de finir – il faudra de quoi les remplir, et le puissant vivra des misères du faible. La vie est un gouffre que la mort seule peut combler. De là des tueries sans fin, où se repaissent l’homme, le Carabe et les autres ; de là ces perpétuels massacres qui font de la terre un abattoir auprès duquel ceux de Chicago comptent à peine.
Mais les convives sont légion de légions, et les victuailles n’abondent pas dans la même mesure. Le dépourvu jalouse le possesseur, l’affamé montre les crocs au repu. Suit la bataille qui décidera de la possession. Alors l’homme lève des armées qui défendront ses récoltes, ses caves, ses greniers ; c’est la guerre. En verra-t-on la fin ? Hélas ! sept fois hélas ! tant qu’il y aura des loups au monde, il faudra des molosses pour défendre la bergerie.
Entraînés par le courant des idées, que nous sommes loin des Carabes ! Revenons-y vite. Pour quel motif ai-je provoqué le massacre des processionnaires qui, tranquillement, allaient s’enterrer lorsque je les ai mises en présence des éventreurs ? Était-ce dans le but de me donner le spectacle d’une tuerie effrénée ? Certes non ; j’ai toujours compati aux souffrances de la bête, et la vie du moindre est digne de respect. Pour me détourner de cette pitié, il fallait les exigences de la recherche scientifique, exigences parfois cruelles.
J’avais en vue les mœurs du Carabe doré, petit garde champêtre des jardins et pour ce motif appelé vulgairement la Jardinière. Ce beau titre d’auxiliaire, à quel point est-il mérité ? Que chasse le Carabe ? De quelle vermine expurge-t-il nos plates-bandes ? Les débuts avec la processionnaire des pins promettent beaucoup. Continuons dans cette voie.
À diverses reprises, en fin avril, l’enclos me vaut des processions, tantôt plus, tantôt moins nombreuses. Je les récolte et les mets dans la volière vitrée. Aussitôt le banquet servi, la ripaille commence. Les chenilles sont éventrées, chacune par un seul consommateur ou par plusieurs à la fois. En moins d’un quart d’heure, l’extermination est complète. Il ne reste du troupeau que des tronçons informes, emportés deçà, delà, pour être consommés sous l’abri de la planchette. Son butin aux dents, le bien nanti décampe, désireux de festoyer tranquille. Des collègues le rencontrent qui, affriandés par le morceau pendillant aux crocs du fuyard, se font audacieux ravisseurs. Ils sont deux, ils sont trois cherchant à détrousser le légitime propriétaire. Chacun happe la pièce, tiraille, ingurgite sans grave contestation. Il n’y a pas de bataille à vrai dire, pas de horions échangés à la façon des dogues se disputant un os. Tout se borne à des tentatives de rapt. Si le propriétaire tient bon, pacifiquement on consomme avec lui, mandibules contre mandibules, jusqu’à ce que, la pièce se déchirant, chacun se retire avec son lopin.
Assaisonnée de cet urticaire qui, dans mes recherches de jadis, me corrodait si violemment la peau, la processionnaire des pins doit être un mets bien pimenté. Mes Carabes en font régal. Autant de processions je leur fournis, autant ils en consomment. Le mets est très apprécié. Cependant, au sein des bourses de soie du Bombyx, nul, que je sache, n’a rencontré le Carabe doré et sa larve. Je n’ai pas le moindre espoir de les y trouver moi-même un jour. Ces bourses ne sont peuplées qu’en hiver, alors que le Carabe, indifférent au manger et pris de torpeur, est cantonné sous terre. Mais en avril, lorsque les chenilles processionnent, en quête d’un bon emplacement pour s’ensevelir et se transformer, s’il a la chance de les rencontrer, le Carabe doit largement profiter de l’aubaine.
La pilosité de ce gibier ne le rebute point ; néanmoins la plus velue de nos chenilles, la Hérissonne, avec sa crinière ondoyante, mi-partie noire et rousse, semble en imposer au glouton. Des jours entiers, dans la volière, elle erre en société des éventreurs. Les Carabes paraissent l’ignorer. De temps à autre quelqu’un d’entre eux s’arrête, vire autour de la bête poilue, l’examine, puis essaye de fouiller dans la farouche toison. Aussitôt rebuté par l’épaisse et longue palissade poilue, il se retire sans mordre au vif. Fière et indemne, la chenille passe outre, ondulant de l’échine.
Cela ne peut durer. En un moment de fringale, enhardi d’ailleurs par la collaboration de collègues, le poltron se décide à sérieuse attaque. Ils sont quatre, très affairés autour de la Hérissonne, qui, harcelée d’avant et d’arrière, finit par succomber. Elle est étripée et gloutonnement grugée comme le serait une chenille sans défense.
Suivant les chances de mes trouvailles, je mets à la disposition de ma ménagerie des chenilles variées, nues ou velues. Toutes sont acceptées avec ferveur extrême, à la seule condition d’une taille moyenne, en rapport avec celle de l’égorgeur. Trop petites, elles sont dédaignées, le morceau ne donnerait pas bouchée suffisante. Trop grosses, elles dépassent les moyens d’action du Carabe. Celles du Sphinx des Euphorbes et du Grand Paon, par exemple, conviendraient au Carabe ; mais à la première morsure l’assaillie, d’une contorsion de sa puissante croupe, projette à distance l’assaillant. Après quelques assauts, tous suivis d’une culbute à distance, l’insecte renonce à l’attaque, par impuissance et à regret. La proie est trop vigoureuse. J’ai gardé des quinze jours les deux fortes chenilles en présence de mes fautes ; rien de bien fâcheux ne leur est survenu. Les brusqueries d’une croupe soudainement détendue imposaient respect aux féroces mandibules.
Premier bon point au Carabe doré, exterminateur de toute chenille non trop puissante. Un défaut dépare ce mérite. L’insecte n’est pas grimpeur ; il chasse à terre, et non dans les hauteurs du feuillage. Je ne l’ai jamais vu explorant la ramée du moindre arbuste. Dans ma volière, il n’accorde aucune attention à la proie la plus alléchante fixée sur une touffe de thym, à un pan d’élévation. C’est grand dommage. Si l’insecte connaissait l’escalade, l’excursion au-dessus du sol, avec quelle rapidité une équipe de trois ou quatre expurgerait le chou de sa vermine, la chenille de la Piéride ! Toujours par quelque endroit le meilleur est vicieux.
Autre bon point au sujet des limaces. Le Carabe se repaît de toutes, même de la plus grosse, la Limace grise, tiquetée de taches brunes. Attaquée par trois ou quatre équarrisseurs, la corpulente bête est rapidement mise à mal. On lui travaille de préférence la partie dorsale que protège une coquille interne, sorte de dalle de nacre qui fait toiture sur la région du cœur et du poumon. Là, mieux qu’ailleurs, abondent les atomes pierreux dont se construit la coquille, et ce condiment minéral paraît agréer au Carabe. De même, dans l’Escargot, le morceau préféré est le manteau, tigré de ponctuations calcaires. De capture facile et de saveur appréciée, la Limace, rampant de nuit vers les tendres salades, doit être, pour le Carabe, une provende de fréquente consommation. Avec la chenille, elle est apparemment son habituelle victuaille.
Il faut y ajouter le ver de terre, le Lombric, rencontré hors de son terrier en temps pluvieux. Les plus gros n’en imposent pas à l’agresseur. Je sers un Lombric de deux pans de longueur et de la grosseur du petit doigt. Aussitôt aperçu, l’énorme annélide est assailli : six Carabes accourent à la fois. Pour toute défense, le patient se contorsionne, avance et recule, se tord, se roule sur lui-même. Le monstrueux boa entraîne avec lui, tantôt dessus, tantôt dessous, les acharnés dépeceurs, qui ne lâchent prise et travaillent tour à tour en position normale ou bien le ventre en l’air. Le continuel roulis de la pièce, l’enfouissement dans le sable, la réapparition à découvert ne parviennent pas à les décourager. C’est un acharnement comme il serait difficile d’en voir de pareils.
Aux points mordus une première fois, ils continuent de mordre ; ils tiennent bon et laissent faire le désespéré, si bien que la peau, cuir tenace, cède finalement. Le contenu s’épanche en une bouillie sanguinolente où plongent les têtes des goulus. D’autres accourent prendre part à la curée, et bientôt le puissant annélide est une ruine odieuse au regard. Je mets fin à l’orgie, crainte que les goinfres, appesantis de nourriture, se refusent longtemps aux épreuves que je médite. Leur frénésie de ripaille dit assez qu’ils achèveraient l’énorme andouillette si je n’intervenais.
En dédommagement, je leur jette un Lombric médiocre. Entaillé en divers points et tiraillé, le ver se partage en segments que chacun emporte à mesure et va consommer à l’écart. Tant que la pièce n’est pas fractionnée, les attablés déglutissent très pacifiques entre eux, souvent front contre front et mandibules engagées dans la même blessure ; mais du moment qu’ils se sentent pourvus d’un lopin à leur convenance, ils se hâtent de déguerpir avec leur butin, loin des jalouses convoitises. Le bloc est à tous, sans rixes ni contestations ; mais la parcelle extraite est propriété individuelle qu’il faut prestement soustraire aux entreprises des pillards.
Varions les vivres autant que me le permettent mes ressources. Des Cétoines (Cetonia floricola) restent une paire de semaines en compagnie des Carabes. Nul ne les moleste ; à peine un coup d’œil donné en passant. Est-ce indifférence pour pareil gibier ? Est-ce difficulté d’attaque ? Nous allons voir. J’enlève les élytres et les ailes. La nouvelle des estropiées est bientôt répandue. Les Carabes accourent et ardemment leur travaillent le ventre. En une brève séance, les Cétoines sont vidées à fond. Le mets est donc trouvé excellent, et c’est la cuirasse des élytres, étroitement assemblés, qui d’abord tenait en respect les carnassiers.
Même résultat avec la grosse Chrysomèle noire (Timarcha tenebricosa). Intact, l’insecte est dédaigné du Carabe, qui fréquemment le rencontre dans la volière et passe outre sans essayer d’ouvrir l’hermétique boîte à vivres. Mais si j’enlève les élytres, il est très bien grugé, malgré ses crachats d’un jaune orangé. De son côté, avec sa peau fine et nue, la larve obèse de la même Chrysomèle est régal pour le Carabe. Sa couleur presque métallique, d’un noir bronzé, ne fait hésiter le vénateur. Aussitôt aperçu, le friand morceau est happé, éventré, consommé. La pilule de bronze est une pièce de choix ; autant je peux en servir, autant sont dévorées.
Sous le toit de leurs élytres, de robuste assemblage, la Cétoine et la Chrysomèle noire sont hors des atteintes du Carabe, inhabile à faire bâiller la cuirasse pour atteindre les mollesses du ventre. Si, au contraire, la fermeture de la boîte est moins précise, le carnassier sait fort bien soulever les étuis défensifs de sa proie et parvenir à ses fins. Après quelques tentatives, il soulève en arrière les élytres du Hanneton, du Cerambyx cerdo et de bien d’autres ; il ouvre son huître, écarte les écailles et met à sec les juteuses friandises du ventre. Tout coléoptère est accepté s’il y a possibilité d’en forcer la boîte.
Servi un Grand Paon, éclos la veille. Le Carabe ne va pas fougueux à la somptueuse pièce. Il se méfie, parfois s’approche, essayant de mordre sur le ventre. Mais au premier contact des mandibules, le patient s’agite, fouette le sol de ses larges ailes, et d’un brusque battement projette l’agresseur à distance. L’attaque est impossible avec pareil gibier, à trépidations continuelles, accompagnées de vigoureux soubresauts. Je tronque les ailes du gros papillon. Les assaillants sont bientôt là. Ils sont sept qui tiraillent, mordent la panse du manchot. La bourre vole en flocons, la peau cède, et les sept bêtes, acharnées à la curée, plongent dans les entrailles. C’est une bande de loups dévorant un cheval. En une brève séance, le Grand Paon est vidé.
Tant qu’il est intact, l’Escargot (Helix aspersa) ne convient guère au Carabe. J’en dépose deux au milieu de mes bêtes, qu’une paire de jours de jeûne doit avoir rendues plus entreprenantes. Les mollusques sont retirés dans leurs coquilles, et celles-ci, enchâssées dans le sable de la volière, ont l’orifice en haut. Les Carabes y viennent, s’y arrêtent un instant, tantôt l’un, tantôt l’autre ; ils dégustent la bave et, rebutés, à l’instant s’en vont sans insister davantage. Légèrement mordillé, l’Escargot écume en chassant le peu d’air contenu dans sa poche pulmonaire. Cette mousse glaireuse est sa défense. Le passant qui en cueille une modique gorgée aussitôt se retire, non désireux de fouiller davantage.
Le couvert spumeux est d’une haute efficacité. Je laisse tout le jour les deux Escargots en présence des affamés. Rien de fâcheux ne leur arrive. Le lendemain, je les retrouve frais et dispos comme la veille. Pour éviter cette mousse odieuse au Carabe, je dénude les deux mollusques sur une étendue de l’ampleur de l’ongle, j’enlève un fragment de la coquille dans la région de la poche pulmonaire. Maintenant l’attaque est prompte et persistante.
Cinq, six Carabes à la fois s’attablent autour de la brèche qui met à nu des chairs non baveuses. S’il y avait place pour un plus grand nombre, les convives augmenteraient, car il arrive des empressés qui cherchent à se glisser parmi les occupants. Au-dessus de la brèche se forme de la sorte une grappe grouillante où les plus rapprochés fouillent, extirpent, tandis que les autres regardent faire ou dérobent un morceau aux lippes du voisin. Dans un après-midi, l’Escargot est vidé presque jusqu’au fond de sa spire.
Le lendemain, en pleine frénésie du carnage, j’enlève la proie et la remplace par un Escargot intact, enchâssé dans le sable, l’ouverture en haut. Excité par l’ablution de quelques gouttes d’eau, l’animal sort de son test, s’épanouit en col de cygne, exhibe longuement ses tubes oculaires, qui semblent regarder sans émotion la terrible sarabande des carnassiers.
L’imminence de l’éventration ne l’empêche pas d’étaler en plein ses tendres chairs, proie facile sur laquelle, semble-t-il, les gloutons, privés de leur charcuterie, vont se jeter pour continuer leur ripaille interrompue. Qu’est ceci cependant ?
Nul des Carabes n’accorde attention à la magnifique pièce, qui doucement ondule, sortie de son fort en majeure partie. Si, plus entreprenant que les autres, l’un des affamés s’avise de porter la dent sur le mollusque, celui-ci se contracte, rentre chez lui et se met à écumer. Cela suffit pour rebuter l’assaillant. Tout un après-midi et toute la nuit, le patient reste ainsi en présence des vingt-cinq éventreurs, et rien de grave ne lui advient.
Répétée à diverses reprises, pareille expérience nous affirme que le Carabe n’attaque pas l’Escargot intact, même lorsque ce dernier, après une ondée, exhibe de la coquille tout son avant et rampe sur les herbages mouillés. Il lui faut des estropiés, des impotents à test cassé ; il lui faut une brèche qui permette de mordre en un point non apte à mousser. En de telles conditions, la Jardinière est de médiocre valeur pour refréner les méfaits de l’Escargot. Compromis par accident, plus ou moins écrasé, le ravageur de l’hortotaille à bref délai périrait sans l’intervention du Carabe.
De loin en loin, pour varier le régime, je sers à mes sujets un morceau de viande de boucherie. Les Carabes volontiers y viennent, assidûment y stationnent, taillant par miettes et consommant. Ce mets, peu connu de leur race si ce n’est peut-être à l’état de Taupe éventrée par la bêche du paysan, leur agrée aussi bien que la chenille. Toute chair leur est bonne, hors celle du poisson. Un jour, le menu consiste en une sardine. Les goinfres accourent, prélèvent sur la pièce quelques bouchées, puis n’y touchent plus, se retirent. C’est trop nouveau pour eux.
N’oublions pas de dire que la volière est munie d’un abreuvoir, c’est-à-dire d’un godet plein d’eau. Fréquemment les Carabes viennent y boire après le repas. Altérés par une nourriture échauffante, et d’ailleurs englués de viscosité après le dépècement d’un escargot, ils s’y rafraîchissent, s’y détergent les babines, s’y lavent les tarses que chaussent des bottines gluantes, appesanties de sable. Après cette ablution, ils gagnent leur abri sous la planchette et tranquillement y font longue sieste.