IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
À notre arrivée à Paris, nous fûmes logés à la caserne du Champ de Mars située dans les terrains de l’ancienne École royale militaire.
Napoléon, à sa sortie de Brienne, y avait été élève, ainsi que Clarke et Davout, et d’autres encore qu’il devait retrouver plus tard dans ses états-majors.
Les bâtiments n’étaient guère entretenus, depuis que l’on était en guerre, sauf ceux qui abritaient les régiments de la Garde, lesquels devenaient de plus en plus nombreux.
Cette garde formée d’abord de vieux régiments de grenadiers et de chasseurs avait été, depuis peu, renforcée par des recrues de fusiliers auxquels on ajouta bientôt des tirailleurs, des voltigeurs, des flanqueurs et des pupilles.
Nous occupions un vaste rez-de-chaussée voisin du quartier des grenadiers de la Garde que nous voyions passer et repasser devant nous en frac bleu, gilet de basin, culotte de nankin et bas de coton écru.
Ils nous regardaient avec dédain, et l’un de nous s’étant permis d’adresser la parole à un grand grenadier coiffé de son monumental bonnet à poil, s’était vu traiter de « paysan », ce qui était, à l’époque, le terme le plus méprisant qu’un soldat pût donner à un autre.
Les hommes de la Garde faisaient d’ailleurs bande à part, car ils se considéraient comme supérieurs au reste de l’armée, et le soldat, à l’exemple de ses chefs, se croyait, de beaucoup, au-dessus des autres troupiers. L’armée entière redoutait le contact de ce corps gâté par les faveurs, par l’extrême indulgence de l’Empereur. Cependant, pour entrer dans cette garde orgueilleuse, il n’était besoin que d’avoir quelques années de service, une taille avantageuse et, autant que possible, un physique agréable.
En campagne, la Garde était toujours des mieux ravitaillées et obtenait les meilleurs cantonnements. Alors que ses moindres voitures étaient attelées de six chevaux, de maigres haridelles souvent privées de fourrage traînaient pièces et caissons d’artillerie.
Cette partialité de l’Empereur en faveur de ce corps d’élite fut toujours une des causes les plus constantes du mécontentement et du découragement de l’armée.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’avais été incorporé comme fusilier à la 3e du 2e du 48e. On nous équipa le lendemain de notre arrivée.
Quelques mois auparavant, Napoléon, par une idée bizarre, avait adopté l’habit blanc pour l’infanterie. Tous les conscrits étaient vêtus en « Jean-Jean », comme on les appelait, ce qui faisait un contraste assez curieux lorsqu’ils se trouvaient mêlés aux autres soldats habillés de bleu. Bien entendu, les « Jean-Jean » ne tardèrent pas à devenir si sales avec leur uniforme clair que l’Empereur supprima cette tenue.
Je reçus une capote bleue, un shako, une veste, une culotte, des guêtres, d’énormes souliers, une immense giberne et un sac en peau de vache, surmonté d’une couverture roulée et tenue par des courroies. Peu après, on nous donna un fusil et une baïonnette.
Nos uniformes mal taillés, trop larges ou trop étroits étaient fort incommodes, mais ce qui faisait surtout notre désespoir c’était la culotte qui serrait fortement le jarret et empêchait de marcher librement. De plus, le genou recouvert d’une grande guêtre qui se boutonnait par-dessus, était encore serré par une épaisse jarretière. Plus tard, je m’en aperçus, les soldats, pour éviter le supplice que leur infligeaient ces guêtres et ces culottes, les abandonnaient en plein champ, et ne gardaient sous leurs capotes que leur caleçon de toile.
C’est probablement ce qui faisait dire à l’empereur Alexandre « que Napoléon n’avait plus assez d’argent pour acheter des culottes à ses soldats ».
Dès que nous fûmes équipés, on nous répartit par groupes de vingt, et un sergent nous initia au maniement d’armes.
Il n’était guère patient notre instructeur, et ne se gênait point pour nous allonger quelque coup de pied ou quelque taloche lorsque nous avions mal exécuté un mouvement. Quant aux mots dont il se servait pour nous injurier, je ne puis les reproduire ici.
Nous devions être bien ridicules sous notre nouvel accoutrement, car les soldats de la Garde, qui nous regardaient manœuvrer, nous criblaient d’épithètes empruntées au vocabulaire le plus grossier.
Après chaque pause, notre sergent toussait, fronçait le sourcil et répétait invariablement :
– Est-ce que vous ne trouvez pas que les routes sont sèches ?
Nous savions ce que cela voulait dire, et ceux qui avaient quelque argent l’emmenaient à la cantine. À la fin de la manœuvre, comme il avait beaucoup de peine à articuler ses commandements, il nous faisait former les faisceaux, et nous laissait la main dans le rang, immobiles et raides comme des bonshommes en bois, mais dès que se montrait un officier, il nous faisait reprendre nos armes et nous entraînait au pas de charge derrière les bâtiments de la caserne où nous nous trouvions à l’abri des regards.
Là, on reformait de nouveau les faisceaux et le sergent, adossé à la muraille, cuvait béatement son vin, pendant que nous bavardions entre nous.
Un jour, le pauvre sergent qui se croyait bien tranquille avec ses recrues, derrière un baraquement, fut surpris par un général qui lui dit d’un ton furieux :
– C’est ainsi que vous instruisez vos hommes ?
Le sergent, tout penaud, ne savait que répondre. Il était pris en faute et attendait la punition que le général allait lui infliger. Celui-ci nous regarda un instant, puis nous fit mettre sur deux rangs et passa l’inspection.
– Dieu ! que ces hommes sont sales, dit-il…, non seulement leurs uniformes sont pleins de taches et de poussière, mais encore ils sont affreusement crasseux… Et ils sentent mauvais, ces bougres-là, ils puent comme des boucs… Vous me ferez le plaisir, sergent, de les faire laver… Je repasserai demain…
Et, sur ces mots, le général s’en alla, en faisant siffler sa cravache…
C’était le général Dorsenne, le « beau Dorsenne », comme on le surnommait par un juste hommage rendu autant à son souci d’élégance qu’à ses avantages physiques. Il avait été fait colonel de grenadiers de la Garde à son retour d’Égypte, d’où il était revenu couvert de blessures. C’était un superbe soldat auquel on pouvait passer ce travers d’être aussi scrupuleusement soucieux de sa toilette au jour d’un combat que le soir d’un bal aux Tuileries, tant il montrait en campagne d’intrépidité dans l’action et de stoïque courage. Il est des mots de lui qui sont d’une simplicité héroïque. À Austerlitz, un boulet en éclatant le couvrit de terre et le jeta à bas de son cheval ; il se releva, et s’époussetant à coups de chiquenaudes, n’eut que ces mots de dépit : « Goujats !… me voilà propre, maintenant ! »
Le soir même, le sergent nous faisait conduire à la buanderie, et nous pouvions enfin faire un peu de toilette, toilette bien sommaire à la vérité, car nous ne disposions que d’un petit morceau de savon pour vingt hommes…
L’Empereur s’occupait peu de la propreté de ses soldats ; il laissait ce soin à ses officiers qui repassaient la consigne aux sergents lesquels, on a pu le voir, ne se lavaient généralement que le gosier.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Notre instruction se poursuivait avec assez de lenteur ; nous n’avions pas encore fait d’exercices de tir, mais, en revanche, nous nous étions beaucoup exercés à la baïonnette.
Le 48e auquel j’appartenais s’était, dans maintes batailles, signalé à l’arme blanche, et tenait, on le conçoit, à conserver sa réputation.
On se répétait, d’homme à homme, cette phrase que l’on attribuait à l’Empereur : « Ça va mal, faites donner le 48e ».
Et nous étions fiers d’appartenir à ce régiment d’élite ; déjà l’orgueil militaire s’emparait de nous. Nous soignions davantage notre tenue, et tenions dans les cabarets des propos de vieux grognards. Certains régiments (on ne sait pourquoi) se détestaient entre eux, mais nos grands ennemis étaient les cavaliers. Ils affectaient de nous traiter avec mépris, quand ils nous rencontraient, et leur grand plaisir était de nous heurter avec leurs sabres pour nous faire tomber… Cela donnait lieu, bien entendu, à des rixes, dans lesquelles les « royal crottin » n’avaient pas toujours le dessus.
Il y avait aux environs de notre caserne des établissements louches où nous nous rencontrions quelquefois, et c’étaient alors des batailles après lesquelles on comptait de nombreux blessés. Il est juste de reconnaître que les officiers entretenaient d’ailleurs cette haine entre cavaliers et fantassins. De là venait sans doute cette émulation qui fit en maintes circonstances accomplir des merveilles à certains régiments.
La vie de caserne que nous menions était loin d’être gaie, mais nous ne devions pas tarder à la regretter.
Quand nous n’étions pas à la manœuvre ou que nous étions consignés, nous lisions des livres à demi déchirés qui traînaient dans les chambres. Souvent l’un de nous faisait la lecture à haute voix et nous écoutions avec plaisir les merveilleux récits de Cartouche, de Mandrin ou de La Ramée, non que nous éprouvions pour les voleurs une réelle sympathie, mais parce que nous estimions que la vie aventureuse de ces brigands avait néanmoins quelque rapport avec les épisodes et les dangers de notre carrière.
Chaque jour, un homme mieux renseigné que les autres nous annonçait que nous allions bientôt nous mettre en route. Il tenait toujours la nouvelle d’un officier supérieur qui avait fait des confidences à un lieutenant, lequel avait dit à son ordonnance de préparer sa cantine.
Cependant, les semaines s’écoulaient et nous étions toujours là, vivant dans un complet désœuvrement.
Quelques anciens dont nous avions fait connaissance, et qui ne dédaignaient plus de frayer avec nous à condition que nous les abreuvions copieusement, nous faisaient le récit de leurs exploits et se donnaient toujours des rôles de héros.
Ils nous initiaient aussi aux petites roueries du métier, c’est-à-dire au chapardage, et nous citaient nombre d’officiers réputés pour leur habileté à piller les maisons. Ils nous parlaient aussi de l’Empereur qui les avait tous empaumés. Dire qu’ils lui étaient dévoués, cela serait exagéré. Pour ces hommes irréligieux, habitués à bivouaquer dans les églises, d’esprit frondeur et qui, entre eux, avaient à l’adresse de leurs officiers des sarcasmes et des injures, l’Empereur n’apparaissait pas comme une force obscure ou une divinité lointaine. C’était un génie bienveillant qui les séduisait tour à tour par des gestes épiques et une familiarité bourrue, dont les colères s’abattaient sur les chefs, alors qu’il tutoyait le soldat en lui pinçant l’oreille. Génie tutélaire aussi et qu’ils savaient de taille à contraindre la victoire. Quand, à la veille d’une bataille, Napoléon se promenait dans les rangs, l’armée entière sentait grandir sa force. Lorsque le jour baissait, les soldats tournaient les yeux d’instinct vers le feu de bivouac de l’Empereur dont la flamme montait dans l’ombre, petite lumière obstinée qui brillait dans la nuit. Mais, en dehors du péril et des bombances, ces soldats reprenaient vite leur libre allure, grognaient contre la solde en retard, les gratifications promises et rarement données, les distributions incertaines ou nulles, la faim, la soif, tous les tourments supportés.
Au reste, pour plus de sûreté, Napoléon, sachant leur goût des victuailles et des interminables beuveries, les mettait dans la nécessité de vaincre.
Le soldat savait qu’il devait vivre sur le pays, que la guerre devait nourrir la guerre… Et les armées ravageaient tout, comme un fléau. Par un accord tacite, rapts, pillages, tout était toléré ; c’était une suite d’orgies coupées de marches et de combats d’avant-garde.
Bientôt, tassées sur un étroit espace, les troupes ne trouvaient plus à vivre sur le pays épuisé. C’est alors que l’Empereur leur présentait la bataille, les soulevait d’un élan d’enthousiasme par des proclamations d’un lyrisme éperdu, leur montrait la gloire toute proche et la ripaille qui les attendait dans les villes conquises.
Ils admiraient cet homme qui les grisait de paroles aux heures tragiques, mais quand la voix du canon s’était tue, ils recommençaient à grogner, et se montraient furieux contre celui qui, après leur avoir promis un prompt retour au foyer, les lançait de nouveau à travers les plaines d’Europe.