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L’imminence d’une nouvelle lutte dont la préparation mystérieuse avait quelque chose d’implacable, la continuation de la guerre d’Espagne et de Portugal, où l’Angleterre employait à profusion ses trésors, ses armées et ses flottes, avaient, paraît-il, absorbé toutes les forces militaires de la France.
Il fallait donc pourvoir au remplacement de ces troupes. En conséquence, le 10 mars, l’Empereur soumit à la sanction du Sénat un projet de sénatus-consulte qui divisait en trois bans la levée nationale : le premier comprenait les hommes de vingt à vingt-six ans, le second ceux de vingt-six à quarante, le troisième les hommes de quarante à soixante.
Nous quittâmes notre caserne et fûmes dirigés d’abord sur Mayence, où nous devions, paraît-il, établir nos cantonnements. Les dures étapes que nous eûmes à fournir, les privations, la fatigue nous avaient considérablement déprimés, et notre bel enthousiasme du départ avait bientôt fait place à un mécontentement général.
Les aides de camp, les estafettes, les ordonnances à cheval se croisaient en tous sens pour faire hâter les détachements qu’ils rencontraient. Beaucoup de femmes suivaient leurs maris à l’armée, soit que, par tendresse conjugale, elles ne voulussent point se séparer d’eux, soit que leur modeste fortune ne leur permît point de vivre chez elles. Cependant quand nous entrions en campagne elles restaient au dépôt. Ces dames voyageaient en cabriolet, en calèche, et marchaient avec les équipages. On doit se douter que leurs chastes oreilles en entendaient de raides, et que leurs yeux voyaient souvent des spectacles assez indécents. Elles étaient, ainsi que nous, exposées aux surprises, mais certaines d’entre elles se montraient très braves ; j’en ai vu qui ne craignaient pas de s’emparer du fusil d’un blessé, et de faire le coup de feu avec nous.
La femme d’un colonel de hussards, tombée un jour dans une embuscade, défendit le convoi avec cinquante hommes, et bien qu’elle eût été blessée continua de tenir jusqu’à l’arrivée de renforts. D’autres, il est vrai, se montraient moins belliqueuses, et poussaient des cris de terreur dès qu’elles entendaient siffler les balles.
Nous appelions ces équipages de femmes, les « chars d’amour », car certaines d’entre elles n’étaient pas insensibles aux œillades de quelque beau sous-officier…
Quand nous les retrouvions dans un cantonnement, elles venaient causer avec nous et ne dédaignaient pas d’accepter un verre de gros vin. Elles avaient presque toutes adopté des costumes moitié civils, moitié militaires, qui se rapprochaient autant que possible de ceux de leurs maris. On disait que la concorde ne régnait pas toujours entre elles. Cela était fatal, car il arrivait fréquemment que les femmes légitimes se rencontrassent avec les maîtresses. Nous eûmes souvent à apaiser des conflits, et à séparer de belles combattantes qui se crêpaient le chignon avec une rage folle et cherchaient à s’arracher les yeux.
Ces dames n’étaient guère aimées des cantinières dont elles réclamaient sans cesse les services, et dont elles eussent voulu faire leurs femmes de chambre.
Napoléon avait un moment interdit ces convois de femmes, mais s’il parvenait à se faire obéir de ses officiers, il ne trouvait pas autant de soumission auprès de leurs épouses ; elles n’avaient tenu aucun compte des ordres impériaux et, comme l’Empereur ne pouvait tout de même pas les faire fusiller, il avait laissé faire. Il voyait cependant d’un mauvais œil cette invasion féminine et évitait de s’approcher de leurs équipages, craignant les reproches et les réclamations.
À Châlons, où nous bivouaquâmes en attendant de nouveaux ordres, car il régnait un peu de confusion dans les armées, nous nous installâmes dans une grande plaine crayeuse, à faible distance de la ville. Malheureusement l’endroit où nous nous trouvions avait été ravagé par les troupes qui y avaient passé avant nous. Il n’offrait plus aucune ressource, et je puis dire qu’il fallait du génie pour se procurer la subsistance de chaque jour, car les voitures de ravitaillement étaient toujours en retard et arrivaient régulièrement cinq ou six heures après que nous avions levé le camp…
La nuit, nous nous répandions dans la campagne et faisions main basse sur tout ce que nous pouvions trouver. C’est dans ces occasions que se distinguaient vraiment les « anciens ». Ils avaient toutes les ruses, péchaient poules et canards au moyen d’hameçons, s’introduisaient même dans les maisons, au grand effroi de l’habitant qu’ils rançonnaient sans vergogne.
Malheur à ceux qui défendaient trop jalousement leur bien, car on ne les ménageait guère.
À vrai dire, nous nous conduisions tous comme de vrais brigands, mais c’était la guerre, et nous estimions que puisque nous défendions les terres des paysans, ils devaient en échange nous approvisionner de pain, de viandes, de volailles et de vin.
L’art de faire vivre une armée en campagne était inconnu à cette époque. Une nuée d’employés avec grand et petit état-major s’occupaient avant tout de faire leur fortune et y réussissaient sans peine. Leur soin principal était de pourvoir la Garde, et le reste s’arrangeait comme il pouvait.
Napoléon, qui a tout prévu, semble cependant s’être désintéressé du service de ravitaillement ; il n’ignorait pas d’ailleurs que ses soldats savaient fort bien se débrouiller eux-mêmes, et fermait les yeux sur leurs rapines et leurs déprédations.
En territoire étranger, le pillage et le vol pouvaient à la rigueur se comprendre, mais en France la conduite des troupiers était un scandale continuel, et les paysans nous redoutaient autant que l’ennemi.
En résumé, pour nous nourrir, nous affamions l’habitant. Moi qui suis fils de cultivateurs et qui sais par expérience combien ces pauvres gens ont de peine à vivre, tout en travaillant beaucoup, je m’insurgeai d’abord contre ces procédés, mais quand j’eus faim et que j’eus compris qu’il fallait voler ou se résigner à mourir, je fis comme les autres et devins un habile « chapardeur ».
Pour notre excuse, nous n’employions jamais le verbe voler ; nous le remplacions par le verbe « trouver »… En effet, un soldat ne vole jamais, il « trouve ».
Un soir, il m’en souvient, il nous arriva à Martinvast et à moi une assez désagréable aventure. Nous nous étions introduits dans la cour d’une petite maison, située en bordure de la route, et nous apprêtions à partir, quand un homme parut, fusil à la main. Il nous invita à abandonner notre prise, mais nous ne tînmes aucun compte de cet ordre…
– Rendez-moi mes lapins, cria-t-il, ou je vous envoie une charge de plomb.
Et il fit comme il disait, mais nous manqua à cause de l’obscurité. Nous feignîmes d’avoir été atteints, et nous nous mîmes à geindre de façon pitoyable. Le paysan s’approcha, nous nous jetâmes sur lui, et après l’avoir étourdi de coups, et lui avoir enlevé son fusil dont nous brisâmes la crosse sur le sol, nous pénétrâmes dans la maison. Elle était assez bien pourvue, et nous y trouvâmes de nombreuses bouteilles rangées dans un petit cellier. Comme la course de la nuit nous avait fort altérés, nous bûmes sans doute plus que de raison, car lorsque nous voulûmes repasser le mur, cela nous fut impossible. Nous goûtâmes encore au petit vin du bonhomme, et nous ne tardâmes pas à perdre la notion des choses. Quand nous nous éveillâmes, nous nous trouvions étendus dans une charrette remplie de paille qui cheminait en grinçant sur ses essieux derrière notre compagnie.
De temps à autre la toile de la voiture s’écartait, et la figure joviale du sergent Rebattel se montrait dans l’ouverture :
– Ah ! mes cochons, disait-il, c’est comme ça que vous buvez seuls… vous ne pouviez donc pas faire signe à votre sergent… Vous apprendrez, fils de Bacchus, que lorsqu’on trouve un bon endroit, faut toujours avertir son supérieur.
Nous étions un peu honteux, mais nous ne tardâmes point à nous apercevoir que cette aventure nous avait fait monter dans l’estime du sergent et des hommes de la compagnie. Tous nous enviaient et nous fûmes promus au rang de gaillards délurés.
Comme on le voit, petit à petit, je devenais un « dur à cuire », et ceux qui m’avaient pris pour un niais reconnaissaient maintenant que j’avais toutes les qualités requises pour faire un bon soldat, c’est-à-dire un habile chapardeur.
Nous ne savions pas au juste où nous allions. Nous avions cru tout d’abord que l’on nous dirigeait sur Mayence, mais des camarades bien informés (il y en a toujours dans une compagnie) soutenaient que nous étions désignés pour garder la frontière, explication bien vague, car il eût été difficile de dire où commençait et finissait la frontière… La France était partout, nous le croyions du moins.
Jusqu’à présent nous n’avions pas encore vu l’Empereur dont on nous annonçait l’arrivée à chaque instant. Nous marchions toujours ; nos étapes étaient longues, et plus nous avancions plus nous trouvions le pays dévasté. Les portes des villages se fermaient à notre approche, et nous avions beau cogner, personne ne consentait à nous ouvrir. Avec nos uniformes poussiéreux, nos mines défaites, nous avions l’air de véritables bandits, et nous avions beau crier : « Vive l’Empereur », nos voix demeuraient sans écho.
Le beau soldat de France, naguère popularisé par l’image, n’inspirait plus confiance ; seule la Garde qui n’était point, comme nous, obligée de piller pour vivre, conservait encore quelque prestige.