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Jusqu’alors le temps avait été assez beau mais il se gâta vite, et nous fûmes assaillis par une pluie maussade qui ne cessait ni jour ni nuit.
Nous avions pu, de temps à autre, nous abriter dans des granges ou dans des hangars mais, à présent, nous nous trouvions sur une grand’route où l’on ne rencontrait pour ainsi dire plus d’habitations. Il nous fallait parcourir des lieues avant de dénicher un abri, et nous étions, souvent obligés de camper en pleins champs, sur la terre mouillée, ou dans la boue. Nous n’avions pas de tentes, car nos armées marchaient d’un tel train qu’elles n’auraient pu emporter tout le bagage nécessaire sans nuire à la vitesse de leurs mouvements.
Ah ! où étaient-ils ces anciens camps, ces villes de bois et de paille bien alignées, avec leurs rues grandes ou petites, le tout maintenu dans une excessive propreté. À présent nous ne connaîtrions plus que les nuits à la belle étoile, sous un froid qui était souvent assez vif, bien que nous fussions en mai.
Le découragement commençait à se mettre dans nos rangs, et quelques désertions ne tardèrent pas à se produire.
Nos officiers nous réunirent un beau matin, et l’un d’eux nous lut un ordre du jour dans lequel il était dit que : « tout soldat qui abandonnerait la colonne serait recherché aussitôt et passé par les armes ».
La discipline devenait de jour en jour plus sévère, car on craignait les défections en masse comme cela s’était déjà produit en 1811.
Les soldats ne demandaient qu’à livrer bataille, et l’inaction dans laquelle ils étaient tenus les énervait à tel point qu’ils étaient de plus en plus difficiles à conduire.
Certains régiments dont les officiers étaient justes et bienveillants obéissaient encore, mais d’autres, menés par des sabreurs qui traitaient leurs hommes comme des chiens, commençaient à murmurer.
Nous voulions tous savoir où nous allions, et personne ne pouvait nous renseigner. J’ai su plus tard qu’au moment où nous nous dirigions vers l’est, une conférence avait lieu à Dresde entre Napoléon, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse.
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Nous avancions toujours.
Maintenant nous étions en Allemagne. L’Empereur nous précédait. De Dresde, il avait traversé l’Oder à Glogau, et avait gagné Dantzig, ville dont il avait fait augmenter les fortifications et qui devait lui servir de principal dépôt pour l’expédition qu’il allait entreprendre. Les différents corps qui composaient l’armée avaient reçu l’ordre de se porter vers la frontière de Russie.
La vieille Prusse où passa la plus grande partie de l’armée fut aussi durement traitée qu’un pays ennemi. Indépendamment des réquisitions qu’on y leva, le manque de magasins força les corps d’armée, qui tous maintenant marchaient en masse, à vivre en partie de maraude, dont on sait que le pillage est une suite ordinaire.
Avant d’atteindre le Niémen, chaque régiment s’était procuré par violence des troupeaux et des voitures chargées de vivres.
L’Empereur était déjà au hameau de Nogarisky situé à droite de la route de Kovno, à une lieue et demie de cette ville. Les hostilités allaient commencer. Les corps de Davout, Oudinot et Murat étaient campés à peu de distance du Niémen, de manière toutefois à ne pas être aperçus de la rive droite. C’était Davout qui devait le premier passer le fleuve ; la Garde occupait les hauteurs de Nogarisky ; Ney celles de Pilony.
Napoléon avait gardé un secret si profond sur ses desseins, et avait marché avec une telle rapidité que les habitants des rives du Niémen furent surpris de son arrivée. Les Russes n’étaient pas mieux informés. La guerre leur semblait inévitable, mais ils croyaient que l’Empereur la déclarerait avant de commencer les hostilités.
Nous appartenions au corps Delzons et nous nous dirigions à marches forcées sur Vilna.
La route que nous suivions depuis Kovno est très sauvage, et bordée de bois. Les chemins généralement mauvais dans un pays marécageux suffisent aux besoins des habitants parce que l’hiver on y voyage en traîneau et l’été sur des voitures légères ; mais pendant le dégel ils sont à peu près impraticables. Tous les corps en marche eurent beaucoup à souffrir du mauvais état du terrain. Quantité de chevaux périrent. Quelques soldats succombèrent aussi. Nous souhaitions tous le combat, espérant que si la victoire nous était favorable, nous pourrions enfin nous ravitailler et nous reposer dans quelque ville.
Un matin, après une marche épuisante, le sergent Rebattel nous dit en faisant pirouetter son sabre :
– Conscrits, le moment est arrivé. Vous allez bientôt entendre bourdonner les abeilles et sentir au-dessus de vos têtes le vent des boulets… Tâchez de vous distinguer, car l’Empereur aura l’œil sur vous…
L’Empereur !… on nous annonçait toujours qu’il était dans les parages où nous nous trouvions, et jamais on ne le voyait. Nous avions déjà aperçu les généraux Murat, Davout, Macdonald, mais l’Empereur ne s’était pas encore montré, et cela étonnait beaucoup d’entre nous qui se figuraient qu’à l’heure de la bataille il devait se tenir à la tête de ses troupes.
Le soir, les deux armées, séparées par la Luczissa, bivouaquèrent en présence. Eugène et Ney étaient en première ligne. On s’attendait à une sanglante bataille, mais au matin les Russes avaient disparu.
Ce ne fut que le 13 juillet, aux environs de Kliastitza que mon régiment reçut le baptême du feu.
Le grand calme de la campagne fut soudain troublé par des grondements qui ressemblaient à des coups de tonnerre, et l’air s’emplit de fumée.
L’action commençait.
Je remarquai que le bruit du canon provoquait chez certains de mes camarades un mal étrange se traduisant par une violente colique qui les forçait à s’accroupir un moment dans la plaine…
Jusqu’alors le tir de l’artillerie, beaucoup trop court, n’arrivait pas jusqu’à nous, mais bientôt il s’allongea et ce fut un épouvantable concert.
Les boulets passaient parfois au-dessus de nous, et instinctivement nous courbions la tête.
– J’en vois qui saluent, s’écria Rebattel… Retenez bien, bougres de trembleurs, que le soldat doit toujours regarder le feu le front haut…
Et ce disant, il se dressait de toute sa hauteur, aussi calme que s’il eût été dans la cour de la caserne, en train de faire manœuvrer les recrues.
C’était un rude homme que le sergent Rebattel, et si nous l’avions parfois trouvé un peu ridicule, aujourd’hui il nous émerveillait, et nous nous efforcions de régler notre attitude sur la sienne.
Jusqu’alors aucun projectile ne s’était abattu sur nous, quand, tout à coup, il y eut un sifflement suivi d’une vive confusion dans nos rangs. Trois soldats avaient roulé sur le sol où ils se débattaient en hurlant… Un autre, près de moi, se tenait le bras et nous regardait, avec de grands yeux vagues où il y avait de la douleur et de l’effroi…
Plusieurs d’entre nous étaient pâles, mais faisaient malgré tout bonne contenance…
On a beau être courageux, quand on voit pour la première fois tomber autour de soi des camarades, qu’on les entend se plaindre en se traînant dans une mare sanglante, on sent un frisson vous courir le long des reins, et on se serre instinctivement l’un contre l’autre, comme si l’on espérait, en faisant masse, mieux résister à la mitraille… On ne se dit pas que ce groupement offre plus de prise au boulet qui arrive déjà peut-être, et l’on continue à se « tasser » comme des moutons qu’effraie l’orage.
Ce qui rendait notre situation terrible, c’est que nous demeurions là, l’arme au pied, attendant des ordres qui ne venaient pas… Au loin on se battait ; la cavalerie de Murat chargeait les Russes sur la droite ; à gauche, deux régiments étaient toujours engagés, mais notre compagnie que l’on réservait sans doute pour une action décisive marquait le pas dans la boue, à côté d’un bataillon de voltigeurs dont nous apercevions les shakos derrière un long remblai que les projectiles émiettaient par instants.
– Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda un homme.
– On se repose, répondit Rebattel… De quoi donc que tu te plains, conscrit ?…
Un nouveau boulet faucha de flanc toute une ligne d’hommes. Un lieutenant eut les deux jambes emportées. À côté de lui notre capitaine, qui venait tranquillement d’allumer sa pipe, fronça le sourcil et, menaçant du poing les lignes ennemies, laissa tomber ces mots :
– Salauds ! vous allez voir ça tout à l’heure !
Il se pencha vers le lieutenant et, aidé d’un soldat, le porta jusqu’au remblai où il l’adossa.
– J’en étais sûr, balbutia le blessé d’une voix éteinte… J’étais marqué… adieu, camarades !…
Sa tête retomba en avant, et il ne bougea plus…
– Qu’on le porte à l’ambulance, dit le capitaine…
Comme deux hommes s’apprêtaient à le soulever, le pauvre lieutenant murmura :
– Inutile… c’est fini !… Je veux rester avec vous.
Le sang coulait à flots de ses blessures, mais l’officier ne laissait échapper aucune plainte… Il s’appelait Postel… c’était un vieux de la vieille qui se battait depuis Fleuras. Nous l’aimions, car il était très doux et ne nous tracassait jamais. Au repos, on le voyait toujours un livre à la main, et certains disaient qu’il s’instruisait pour obtenir un jour un haut grade.
Quant à notre capitaine, le père « Cassoulet », comme on l’appelait – je ne sais pourquoi – c’était le type de l’officier bon vivant, dont les misères et les privations n’arrivaient point à altérer la belle humeur. Il plaisantait sans cesse, traitait ses hommes en égaux, mais savait cependant « garder ses distances ».
Rebattel, qui avait assez mauvaise langue, prétendait que le père « Cassoulet » avait toujours dans sa cantine un flacon de schnaps, mais qu’il buvait seul, et se cachait pour « s’humecter la plaque de four ». C’était, en tous cas, un fumeur enragé. On ne le voyait jamais que la pipe à la bouche, une petite pipe en bois qu’il avait baptisée « Adélaïde ». Il y tenait comme à sa croix, et ne la quittait que pour dormir.
Les projectiles continuaient de pleuvoir, mais ils passaient maintenant au-dessus de nous. Les Russes avaient allongé leur tir, et contrebattaient avec vigueur notre artillerie installée à un quart de lieue, devant un ravin.
Là-bas, la bataille faisait rage ; mais la fumée qui formait dans la plaine un épais brouillard nous masquait le mouvement des troupes. L’ennemi défendait ses positions avec vigueur ; il paraît qu’on cherchait à l’entourer, mais deux charges conduites par Murat n’avaient pas réussi, et bientôt on fit appel aux cavaliers polonais. Pendant ce temps, Davout envoyait l’ordre à deux régiments, qui étaient en échelons, de venir le joindre et forçait enfin les Russes à abandonner leur position.
Notre régiment demeurait toujours en réserve. Ce ne fut qu’à la nuit que nous avançâmes. Devant nous, le terrain était déblayé.
Les Russes battaient en retraite.
– Ça sera pas encore pour ce coup-ci, conscrits, nous dit le sergent Rebattel… mais consolez-vous. Avant peu vous pourrez piquer dans le tas…
Notre pauvre lieutenant vivait toujours malgré ses horribles blessures. Des brancardiers le relevèrent et le transportèrent à l’ambulance, pendant que nous allions de l’avant. Les autres blessés furent aussi emportés. Ils étaient au nombre de trente-deux… Quant aux morts, nous en comptâmes vingt-trois… Notre pauvre compagnie avait été, on le voit, assez éprouvée, bien qu’elle n’eût pas pris part à l’action.
Nous avions reçu le baptême du feu et je mentirais en disant que mon cœur n’avait pas battu plus fort que d’habitude.