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Les Russes fuyaient maintenant devant nous.
L’intention de l’Empereur était, paraît-il, de continuer à les poursuivre, mais la pluie, la fatigue d’une marche rapide, le forcèrent à s’arrêter. Peu de soldats auraient pu suivre leurs drapeaux et il était, de plus, nécessaire de compléter l’attelage des batteries.
Le repos fut très court, et les opérations recommencèrent bientôt avec une nouvelle vigueur.
Cependant, Napoléon se retira à Vilna. Il avait avec lui Maret, duc de Bassano, son ministre des relations extérieures, et le comte Daru, son secrétaire d’État. Il ordonna de construire un camp retranché sur la rive droite de la Wilia, en face de Vilna, mais ces travaux furent vite abandonnés pour mettre Kovno à l’abri d’un coup de main. Cette ville était son principal entrepôt de vivres ; ils y arrivaient par eau, mais parvenaient rarement jusqu’à nous. Nous étions souvent oubliés et devions chercher notre nourriture où nous pouvions.
Nous vivions dans un état d’énervement tel que nous souhaitions plus que jamais de marcher au feu.
Ce ne fut que le 27 juillet que nous pûmes enfin nous rendre compte de ce qu’est une bataille. Nous avions d’ailleurs le pressentiment que ça « allait chauffer », car le sergent Rebattel était d’une gaîté folle, et ne cessait de répéter :
– Nous allons les voir à l’œuvre les conscrits… et nous saurons bientôt ce qu’ils ont dans le ventre.
Pour nous exciter, sans doute, il nous racontait les diverses batailles auxquelles il avait assisté, et son récit se terminait invariablement par cette phrase qu’il semblait affectionner : « Alors, nous fonçons sur eux à la baïonnette, et je crois bien qu’il n’en est pas resté un seul. » Eux, c’étaient tour à tour les Autrichiens, les Anglais, les Espagnols ou les Turcs, des « sacrés cochons » comme il disait, qui se mettaient toujours dix contre un.
Et il fallait le voir, son sabre à la main, mimant une charge en hurlant comme un possédé. Les yeux lui sortaient de la tête, et sa longue moustache se hérissait jusqu’à son nez. La nuit, nous rêvions de charges à la baïonnette, de tueries et de victoires.
C’était vraiment un rude entraîneur d’hommes que ce sergent, et avec lui nous nous sentions en confiance. Il nous semblait qu’en marchant à ses côtés nous n’aurions rien à redouter.
« La mort ne veut pas de moi », affirmait-il.
Et comme quelqu’un lui faisait remarquer qu’il pourrait bien la rencontrer un jour, il répondit en riant : « Ce jour-là, nous serons deux ».
Que pouvait craindre un tel homme ?
Je ne puis oublier que si, plus tard, je suis devenu ce qu’on appelle un « flambard », c’est à Rebattel que je le dois.
Pour l’instant, je n’étais qu’un pauvre conscrit, qui saluait encore les boulets et les balles.
Un matin, nous apprîmes que les Russes étaient embusqués près d’un bois, à une lieue environ de Vitebsk, mais, pour les atteindre, il fallait traverser un ravin sur lequel on avait jeté un petit pont.
Dès que nous approchâmes, la mitraille se mit à pleuvoir sur nous, et à peine le pont était-il franchi que des lanciers russes sortant de derrière le bois nous chargeaient en fourrageurs. Nous avions avec nous comme soutien deux cents voltigeurs parisiens du 9e de ligne, des soldats aguerris qui nous communiquaient leur entrain.
Il me serait bien difficile aujourd’hui de décrire cette bataille. Tout ce que je puis dire c’est qu’une sorte de folie s’était emparée de moi (et de mes camarades aussi probablement). Grisé par l’odeur de la poudre, par le bruit des coups de feu, les hurlements gutturaux de l’ennemi, je me lançais en avant, enfonçais ma baïonnette dans des corps d’hommes ou de chevaux, en poussant des cris furieux. Mon front ruisselait, mes mains aussi, mais ce n’était pas de sueur, c’était de sang. Je fus renversé deux fois, j’entendis au-dessus de moi un galop furieux, et je ne sais comment je me retrouvai debout, le fusil à la main, piquant avec frénésie tout ce qui était devant moi, autour de moi, tout ce que je sentais au bout de ma pointe.
Les Russes avaient fui, et je frappais toujours dans le vide, croyant encore faire face à l’ennemi.
– Bravo, conscrit, me dit une voix que je reconnus pour celle du sergent Rebattel… Pour un début tu t’es bien comporté… nous reparlerons de ça…
Dégrisé, je regardai autour de moi, et ne vis que des cadavres ou des corps qui s’agitaient désespérément…
Rebattel, rouge de sang, pareil à un démon, se tenait droit, son sabre fiché en terre… Une trentaine de fusiliers l’entouraient, les yeux brillants, les dents serrées, l’uniforme en lambeaux… Le capitaine Cassoulet, tête nue, sans hausse-col, l’habit sans boutons, s’appuyait sur un homme, en riant d’un air farouche.
C’était tout ce qui restait de notre compagnie. Je cherchai Martinvast et l’aperçus enfin à quelques pas. Il était assis par terre et s’entourait la main d’un lambeau d’étoffe.
Je lui touchai l’épaule, mais il ne me reconnut pas tout d’abord.
– Ah ! c’est toi, dit-il enfin… tu en es revenu, t’as de la chance et moi aussi… N… de D… quelle suée !
– Tu es blessé ?
– J’sais pas… ma main m’fait mal… un coup de sabre probablement…
Et avisant un voltigeur qui semblait le regarder :
– Qu’est-ce qu’il a celui-là, grogna-t-il… C’est-y qu’il voudrait que j’lui f… un coup de baïonnette à lui aussi…
L’homme à qui il en avait était debout, adossé à une pile de cadavres, tenant à la main un fusil brisé. Il ne bougeait point et son regard fixe, sa face crispée avaient quelque chose de narquois et d’effrayant.
– Tu vois donc pas qu’il est mort, dit un camarade.
– Tant mieux pour lui, murmura Martinvast, car je lui aurais appris comment que je m’appelle…
Une sorte de folie s’était emparée des rares survivants de notre compagnie… ce n’étaient plus des hommes, mais des fauves qui, pour un mot, se seraient entre-tués.
– Allons, les enfants, dit le capitaine Cassoulet qui venait de bourrer son éternelle pipe, par quatre et en avant !…
Et d’une voix fausse, horriblement enrouée, il entonna sur le rythme d’une marche de tambour cette chanson traditionnelle que j’avais entendue tant de fois sur les routes :
Il ne faut pas vaincre à demi.
Entraînés par ce chant, les débris de la 3e du 2 s’en allèrent, au pas, dans la grande plaine jonchée de cadavres d’hommes et de chevaux.
Bientôt nous nous mêlions aux autres soldats et regagnions la réserve du 48e.
Notre exaltation était tombée : une grande lassitude s’était emparée de nous… Seuls le capitaine et le sergent Rebattel tenaient toujours bon, en vieux briscards rompus à ces sortes d’affaires.
Le père Cassoulet tirait énergiquement sur sa pipe et le sergent, de ses doigts rouges de sang, roulait calmement les pointes de ses moustaches.
Il paraît que le courage et l’énergie dont nous avions fait preuve n’avaient pas échappé à l’Empereur qui, sa lorgnette aux yeux, avait suivi du haut d’un monticule toutes les phases du combat.
Le lendemain soir, Rebattel, que nous n’avions pas vu de la journée, vint nous retrouver dans la maison en ruines où nous nous étions réfugiés, avant de reprendre notre marche en avant.
Il était à moitié ivre, et dès son entrée, s’écria d’une voix de tonnerre :
– Ça y est, les enfants, j’ai le « brimborion »…
Et comme nous le regardions, surpris :
– Ben quoi, ça vous étonne… c’est-y que vous seriez jaloux de votre sergent, par hasard ? Vous voudriez tout de même pas qu’après quatre mois de service, on vous récompense comme les vieux briscards… Vous n’étiez pas à Fleuras, j’suppose, ni à Lodi, ni à Hohenlinden, ni à Marengo, ni à Austerlitz… moi, j’y étais, et ça chauffait quasiment plus dur qu’hier… Alors quoi ?… est-ce que vous supposeriez que j’ai pas mérité le brimborion… Allons, debout, conscrits, et rendez les honneurs à votre sergent !
Il s’était adossé à la muraille, la main gauche sur le pommeau de son sabre, tandis que de la droite, il caressait en souriant une belle croix de la Légion d’honneur qui pendait au bout d’un ruban rouge sur le côté gauche de sa poitrine.
C’était cette croix qu’il appelait le brimborion.
Nous ignorions ce terme militaire, et jamais il ne nous serait venu à l’esprit que l’on pût donner un tel nom à une récompense si enviée. Mais il était de tradition dans l’armée de désigner la croix sous ce vocable assez ridicule… et presque méprisant.
Cela venait de ce qu’à l’origine, les croix de la Légion d’honneur étaient distribuées avec parcimonie. Ceux qui ne l’avaient pas obtenue, semblaient en faire fi comme d’un objet sans valeur et riaient, jusqu’à ce qu’ils l’eussent obtenu, de ce « brimborion » qu’ils brûlaient cependant de décrocher.
Il en est toujours ainsi. Les choses ne prennent réellement de valeur que lorsqu’on les possède enfin, après les avoir longtemps convoitées. D’année en année le mot s’était propagé, mais on n’y attachait plus maintenant le sens péjoratif du début. Brimborion avait dévié de son vrai sens, et était devenu un terme courant qui n’avait rien d’irrespectueux…
L’Empereur lui-même n’hésitait pas à l’employer et il lui arrivait souvent de dire à un homme décoré, en lui pinçant l’oreille, suivant son habitude :
– Où as-tu gagné ton brimborion ?
Le sergent Rebattel attendait la croix depuis longtemps. Il l’avait méritée autant que bien d’autres qui, plus heureux, l’avaient obtenue assez vite.
La première fois qu’il avait été blessé, il croyait bien l’avoir, la deuxième fois, il y comptait, mais à la troisième blessure, il avait abandonné tout espoir.
Il était furieux au fond, mais n’en laissait rien paraître et se moquait de ceux qui l’arboraient sur leur poitrine. « Encore un qui a su « manœuvrer », disait-il. Une fois cependant il avait eu une émotion. À une revue, l’Empereur s’était arrêté devant lui. Rebattel avait vu trouble. Il croyait déjà sentir la main du « Petit Caporal » épinglant le « brimborion » sur sa capote, mais Napoléon lui avait dit simplement :
– Je te reconnais, toi… tu étais à Marengo… Et il avait passé, raide dans sa redingote grise, les mains au dos.
Rebattel avait éprouvé une vive déception, et avait fini par croire que quelque officier l’avait desservi auprès de l’Empereur. Ses soupçons s’étaient d’abord portés sur un commandant qui s’appelait de Boigneville, et ensuite sur un colonel qui l’avait, un jour, pris en faute : « C’est ce chameau-là qui me nuit », ne cessait-il de répéter. Cependant, à Eylau, ce colonel avait été tué, et Rebattel attendait toujours le « brimborion ».
Après l’affaire de Vitebsk l’Empereur, entouré de son état-major, avait décerné de nombreuses récompenses pour apaiser un peu l’armée qui commençait à murmurer, et, cette fois, Rebattel avait obtenu la croix des braves :
– Voyez-vous, nous dit-il, vaut mieux tard que jamais… le mérite finit toujours par être récompensé car le Petit Tondu a l’œil à tout, et il voit tout ce qui se passe sur le champ de bataille. (La veille encore, il accusait l’Empereur de se f… de ses soldats comme de sa première culotte). Faut croire qu’il m’avait remarqué, car il m’a dit en épinglant le brimborion : « Tu es un brave ». Pour ça, je crois qu’il ne se trompait pas… Il a même ajouté « et tes hommes aussi sont des lapins ». Quand il a appris par un grand type qui se tenait à côté de lui et dont j’ignore le nom, que vous n’étiez que des conscrits, il a dit comme ça : « Faut les récompenser, eux aussi »… Oh ! croyez pas qu’il va vous f… la croix, non… vous êtes encore trop jeunes, mais il va s’occuper de vous quand même… On m’a demandé les noms des plus méritants et, ma foi, j’ai répondu que vous l’étiez tous les uns autant que les autres… j’pouvais pas dire autrement, s’pas ?… Cependant, j’ai donné ton nom, Bucaille, parce que c’est toi qui as occis le plus de Russes… J’étais à côté de toi, et j’ai bien vu, N… de D… comment que tu les houspillais ; J’ai cité également Boivin et Martinvast… Vous désolez pas les autres, vous aurez votre tour aussi, car les occasions ne vont pas manquer… Paraît que l’Empereur va tenter un grand coup… Je l’sais, mais motus, ça ne regarde personne… Allons, c’est pas tout ça, si quelques-uns d’entre vous ont de l’argent de reste, je pense qu’ils ne vont pas lésiner pour arroser la décoration de leur sergent… c’est dans l’ordre… et la maman Gertrude ne demandera pas mieux que de recevoir vos sit nomen. Allons… par le flanc droit, en avant… arrche !…
Et Rebattel, plus crâne que jamais, nous entraîna vers la voiture de notre cantinière.