IntraText Index | Mots: Alphabétique - Fréquence - Inversions - Longueur - Statistiques | Aide | Bibliothèque IntraText | Recherche |
Link to concordances are always highlighted on mouse hover
L’armée russe se retirait toujours devant nous.
Le 8 août, après un vif combat à Inkowo, Napoléon qui conservait encore une grande supériorité sur son adversaire, devait pourtant considérer que s’il continuait à faire aux Russes le même genre de guerre, l’avantage du nombre qu’il avait encore s’évanouirait bientôt, car ses pertes en hommes et en chevaux étaient infiniment plus fortes que les secours qui lui arrivaient, tandis que chez les Russes, c’était tout le contraire. Il avait laissé en arrière les troupes autrichiennes et prussiennes dont il se défiait en cas de revers.
Pendant que nous nous avancions sur Moscou, Poniatowski et le prince Eugène suivaient la même direction par des chemins de traverse. Napoléon avait appris, paraît-il, que Barklay avait pris position avec la totalité de son armée et fait construire des retranchements en avant de Dorogobuj, et l’Empereur avait conçu l’espoir d’obtenir enfin la grande bataille qu’il désirait. Il avait à la hâte fait partir sa Garde dans la nuit avec ordre de se rendre aux avant-postes.
L’armée avec laquelle il allait combattre Barklay comptait cent cinquante mille hommes environ. Mais il était dit que les Russes, par une tactique que nous devions bientôt comprendre, éviteraient d’en venir à une affaire générale ; ils fuyaient continuellement devant nous. Nous trouvâmes la ville de Dorogobuj abandonnée ; tous ses habitants avaient disparu, en ne laissant presque rien dans leurs maisons.
Où nous croyions nous ravitailler, nous ne trouvâmes que du bois et de l’eau. Nous nous mîmes alors à explorer toutes les habitations.
Avec Martinvast, je partis en reconnaissance. Après avoir erré pendant près de quatre heures, nous ne rapportâmes qu’un quartier de cheval. Beaucoup de chevaux, épuisés par la fatigue et les privations mouraient en cours de route. Ils étaient immédiatement découpés à coups de sabre, et l’on se battait parfois pour obtenir un morceau de la pauvre bête.
Cabassou, notre cuisinier, nous attendait avec impatience. Il avait déjà allumé du feu et installé ses marmites dans une vieille maison de bois d’une saleté repoussante.
– Je voudrais bien savoir, grognait le sergent Rebattel, quels sont les cochons qui habitaient ici.
Et tout en disant cela il se grattait furieusement. Nous fîmes bientôt comme lui ; nous eûmes beau nous déshabiller, secouer nos effets, la vermine revenait continuellement à l’assaut.
Les villages russes sont d’une malpropreté dont rien ne peut donner idée ; dès qu’on y pénètre on est tout de suite incommodé par une odeur de charogne écœurante. Des fumiers à demi liquides stagnent devant les portes, et il n’est pas rare de trouver des excréments jusque dans les chambres.
Nous étions, depuis longtemps, habitués à vivre dans la malpropreté, mais j’avoue que cette fois nous éprouvâmes des nausées en pénétrant dans ces demeures que les Russes appellent « izbas » et où vivent des gens à demi-sauvages.
Quand la soupe au cheval fut prête, Cabassou nous annonça que nous pouvions nous mettre à table.
Nous nous assîmes en cercle autour de la marmite, et commençâmes à plonger nos cuillers de bois dans le liquide fumant.
– Pas trop mauvais le bouillon, dit Rebattel, en faisant claquer sa langue… ça manque de sel et de poivre, mais enfin, ça peut aller… n’est-ce pas, les enfants ?
Même si le bouillon eût été détestable, du moment que le sergent le déclarait mangeable, nous devions être de son avis. Il avait cependant un goût bizarre de chair faisandée, et pourtant le quartier de cheval que nous avions apporté était frais. J’attribuai ce mauvais goût à l’eau dont s’était servi Cabassou et qui devait être corrompue. Pour attraper un morceau de viande dans la marmite, nous piquions au hasard avec nos baïonnettes.
Le cuisinier avait eu soin de partager en tranches le morceau de viande, afin que chacun en eût sa part. Celui qui avait ramené une languette s’en tenait là, et ne devait pas piquer une seconde fois, mais Rebattel, en sa qualité de sergent, avait droit à double part. Il venait de plonger pour la deuxième fois sa baïonnette dans la marmite, quand il poussa un effroyable juron.
Tous les regards se tournèrent vers lui et nous vîmes qu’il agitait au bout de son « aiguille à tricoter » quelque chose de grisâtre avec deux oreilles, quatre pattes et une queue.
C’était un rat !
– Pouah ! hurla Rebattel rouge de colère, en empoignant Cabassou par la manche de sa capote, c’est toi qui as fait ça, cochon, salaud, dégoûtant ! Tu as cru faire une bonne plaisanterie, mais ça va te coûter cher, je t’en réponds… À partir de demain, au lieu de te vautrer dans ta voiture, tu marcheras avec la colonne, sac au dos, chargement complet… Si tu en crèves, tant pis !… ça t’apprendra à f… des rats dans la soupe, histoire de t’amuser.
– Sergent ! sergent ! un autre rat, s’écria un homme qui venait de piquer dans le bouillon.
Nous étions tous écœurés et certains ne tardèrent pas à restituer ce qu’ils avaient ingurgité l’instant d’avant… On a beau ne pas être délicat, il y a quand même des cas où le cœur se révolte.
– Salaud !… Cosaque !… ne cessait de répéter le sergent Rebattel en secouant l’infortuné Cabassou… Ah ! tu t’en souviendras… c’est un cas de conseil. Attends voir que j’en réfère au capitaine… Ton compte est bon… va… tentative d’empoisonnement… faudra que ça se règle bientôt.
Cabassou protestait avec énergie, jurant ses grands dieux qu’il n’avait pas mis de rats dans la soupe… Il pleurait, se frappait la poitrine, menaçant même de se passer sa baïonnette au travers du corps si on s’obstinait à le croire coupable…
C’était un brave garçon que Cabassou, et je le croyais incapable d’une si répugnante action.
– Où as-tu pris l’eau pour faire la soupe, demandai-je.
– Là, répondit le malheureux en m’indiquant un gros tonneau posé sur deux traverses le long du mur de la maison… J’ai puché là-dedans avec un seau… y faisait à moitié nuit… j’ai rien vu.
Nous basculâmes le tonneau et y trouvâmes quatre rats morts…
Dans beaucoup de fermes, en Russie, pour se débarrasser des rats qui sont fort nombreux, surtout aux environs des plaines, on se sert d’une cuve à demi remplie d’eau ; quelques petites planches sont placées au-dessus. On y met du lard, de la farine ou un appât quelconque. Dès que les rats s’aventurent sur les planchettes, elles basculent, et les rongeurs se noient.
L’innocence de Cabassou fut reconnue. Toutefois, Rebattel, estimant qu’une telle négligence de la part d’un cuisinier exigeait une punition, fit attacher un des rats dans le dos du pauvre garçon, avec défense de le lui enlever avant qu’il en eût donné l’ordre…
Bientôt toute la compagnie était au courant de l’incident, et Cabassou en vit de dures pendant vingt-quatre heures.
À partir de ce jour, dès que nous apercevions un rat, nous appelions Cabassou et l’invitions à se mettre à la poursuite de l’animal pour le jeter dans sa marmite. Nous ne l’appelions plus que Cabassou-le-Rat, et ce surnom le suivit durant toute la campagne.
Jusqu’alors, nous n’avions aperçu que quelques rats de temps à autre. Bientôt, une véritable armée de ces rongeurs devait nous suivre. Malheur à celui qui s’abattait vaincu par la fatigue ! Il ne tardait pas à devenir la proie de ces affreuses bêtes, qui ne trouvant plus rien à manger dans les villes et les villages dévastés par l’incendie, glissaient en noirs bataillons sur les traces des armées.
Souvent, nous voyions pâlir un camarade qui, se sentant à bout de forces, s’accrochait à nous désespérément, car il savait bien que s’il tombait, il était perdu.
Les rats, je dois le reconnaître, furent, en maintes circonstances, les auxiliaires de l’Empereur et empêchèrent bien des défaillances et aussi bien des désertions. L’ennemi que nous avions devant nous, nous le redoutions certes moins que celui qui nous suivait trottant menu, dans les grandes plaines désertes…
Nous poursuivions toujours les Russes. L’armée continuait de marcher sur trois colonnes. Celle du centre, qui était la plus forte, suivait les routes praticables ; elle était composée de la cavalerie de Murat, qui formait l’avant-garde, et des corps de Davout et de Ney.
Poniatowski et le prince Eugène marchaient dans l’intérieur des terres, le premier sur la droite, le second sur la gauche. Ils se tenaient, autant que possible, à hauteur de l’avant-garde.
Nous avancions à grandes journées vers Moscou. Le 2 septembre au matin (je me rappelle parfaitement la date) notre capitaine nous apprit qu’une grande bataille allait enfin se livrer, mais elle n’eut pas lieu, et nous continuâmes d’aller de l’avant.
Les soldats murmuraient.
On leur avait si souvent répété que lorsque l’on serait à Moscou, la campagne serait terminée, qu’ils avaient hâte d’atteindre cette ville où ils croyaient trouver des vivres en abondance, et un repos bien gagné.
Jusqu’à présent, ma compagnie n’avait donné que trois fois, et n’avait point pris part à la fameuse bataille de la Moskowa.
Enfin le 14 septembre à une heure de l’après-midi, nous arrivions à la suite de Murat sur une éminence appelée « la Butte des Moineaux ». De là, on découvrait Moscou à une demi-lieue devant soi.
– Regardez, les enfants, nous dit le sergent Rebattel, nous y sommes !
Et de son sabre tendu, il menaçait l’horizon.
Le spectacle était féerique. Nous apercevions des palais, des églises avec des dômes de différentes couleurs… C’était Moscou ! Cette ville nous parut immense ; elle s’étendait à l’infini coupée par un fleuve aux eaux bleues où se jouait un soleil magnifique.
Rebattel souriait en hochant lentement la tête, et nous l’entourions ivres de joie, comme des marins qui, après un long et périlleux voyage, aperçoivent enfin le port.
– Y en a là-dedans, murmura Rebattel… y en a de quoi se remplir le ventre et les poches… nous allons enfin être payés de nos peines…
– Et après ? demanda un homme.
– Après, mon fils, nous reprendrons la route de France.
Nous étions persuadés que nous allions le jour même pénétrer dans Moscou, mais l’Empereur, sans doute pour éviter le pillage, fit établir par deux brigades de cavalerie légère, une chaîne de postes le long de la Moskowa, afin de fermer l’entrée de la ville. De l’antre côté du fleuve, une nombreuse cavalerie ennemie semblait vouloir nous barrer le passage, mais bientôt nous vîmes fuir des convois, des troupes et des chevaux.
Les Russes continuaient toujours leur mouvement de retraite.
– Ils se voient perdus, et ils f… le camp, dit Rebattel… ah ! les salauds… ils doivent joliment regretter d’avoir attaqué l’Empereur… Ils auraient cependant dû se douter que rien ne lui résiste… Il sait faire la guerre celui-là, c’est pas comme leurs généraux de pacotille, les Kutusof, les Barklay, les Milarodowitz, un tas de noms à coucher dehors… C’était bon qu’à parader dans les salons avec des duchesses, mais quand ils ont eu le Petit Caporal au cul, ils ont vivement décampé… Y a que les Cosaques qui ont bien donné, mais j’crois qu’il ne doit plus en rester beaucoup, car on a sérieusement tapé dans l’tas.
Rebattel était comme nous : il ignorait jusqu’où pouvait aller la perfidie des Russes. Nous nous croyions victorieux, et le plus grand des désastres nous menaçait.
À peine l’Empereur eut-il pénétré dans Moscou qu’il fut frappé de la solitude qui y régnait. Il le fut davantage encore en ne voyant point paraître la députation qu’il attendait et qui devait venir implorer sa clémence.
Cet acte de soumission des vaincus flattait toujours son orgueil. Il n’en persista pas moins à exiger que cette députation se présentât, et Murat lui amena une dizaine de marchands et quelques individus de la dernière classe du peuple.
Il apprit bientôt ce qu’il n’aurait jamais soupçonné, que la ville, abandonnée par tous les fonctionnaires publics et par la plus grande partie de ses habitants, était à peu près déserte.
L’Empereur voyait ainsi s’évanouir toutes les espérances qu’il avait fondées. Il pénétra dans le faubourg de Smolensk, et s’arrêta pour voir défiler ses troupes.
Jusqu’alors, nous ne l’avions aperçu que de loin, au milieu de généraux chamarrés d’or. Pour la première fois, nous pûmes le contempler à loisir. Il montait un cheval blanc qui devait être comme nous bien fatigué, car il baissait la tête et semblait dormir. Quant à son maître, il n’avait rien d’imposant. Le visage à demi enfoui dans le col de sa redingote grise, coiffé d’un chapeau qui faisait sur son front une ombre noire, il nous regardait défiler, la main droite dans le revers de son habit. C’est à peine s’il semblait entendre les acclamations que nous poussions en passant devant lui. Il me parut petit, étriqué ; Murat, qui se tenait à côté de lui, énorme, la poitrine bombant sous son dolman à brandebourgs, l’écrasait de toute sa taille.
Ainsi, c’était ce petit homme au teint jaune, aux membres grêles, tassé sur son cheval qui paraissait trop grand pour lui, c’était ce petit homme qui avait lancé un défi à l’Europe entière, et qui entraînait à travers les villes des milliers de soldats.
J’éprouvai, je l’avoue, une vive désillusion, et l’idée que je m’étais faite de l’Empereur se trouva du coup modifiée. C’était ridicule, je l’avoue, mais nous nous étions habitués à voir grand, et nous nous figurions que seul un géant pouvait nous conduire à la victoire.
Plus tard, cette impression s’effaça, tant il est vrai que l’on ne doit jamais se fier à son premier sentiment.
L’Empereur croyait signer la paix à Moscou, mais cette paix ne dépendait plus maintenant du tsar Alexandre, ni de son chancelier Romanzoff… La Russie entière était debout ; les Cosaques s’armaient au fond de l’Ukraine… une fièvre patriotique s’était emparée de la nation…
Presque toute la population avait fui Moscou, et les Russes, résolus à tout sacrifier pour ôter à l’ennemi la possibilité d’une retraite qui lui permît de s’organiser et d’établir ses quartiers d’hiver, s’apprêtaient à se protéger par tous les moyens.
Jusqu’à la nuit, on parvint à maintenir l’ordre parmi les troupes ; plus tard, cela devint impossible.
On ne put empêcher des hommes qui mouraient de faim et de fatigue de se procurer des secours qu’ils avaient sous la main ; les officiers eux-mêmes donnaient l’exemple de la désobéissance.
Nous nous répandîmes dans Moscou pour y chercher des aliments, et cela donna lieu à des scènes sanglantes.
Avec Rebattel, Martinvast et une vingtaine d’hommes de notre compagnie, nous nous étions introduits dans une superbe maison qui semblait inhabitée. Les portes étaient grandes ouvertes et nous espérions trouver là quelques vivres. La faim nous tenaillait l’estomac, et nous étions prêts à tout.
– Puisqu’on nous oublie, dit le sergent Rebattel, servons-nous nous-mêmes.
Nous étions dans une vaste antichambre ornée de statues de marbre et de tableaux représentant les traits de personnage inconnus, tous en grand uniforme, la poitrine constellée de décorations.
– Qu’est-ce que c’est que tous ces Cosaques-là ? s’écria Rebattel… en crevant les tableaux à coups de sabre…
Excités par son exemple, nous saccagions tout. Un besoin, une folie de destruction s’étaient emparés de nous. Nous passions sur des tableaux et des objets d’art la rage qui nous tenait au cœur… nous étions heureux de tout briser, de tout démolir.
Quand l’antichambre eut été dévastée, nous montâmes un grand escalier de marbre en haut duquel on voyait trois portes garnies de vitraux.