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Rebattel qui nous précédait ouvrit l’une de ces portes d’un coup de talon, et nous nous trouvâmes dans une vaste salle à manger où le couvert était mis. Sur une nappe damassée, éblouissante de blancheur, il y avait des assiettes, des verres de cristal, des cuillers, des fourchettes en argent, et une énorme bouilloire en cuivre qui contenait un liquide encore chaud. C’était ce que les Russes appellent un samovar.
Le sergent souleva le couvercle, renifla bruyamment, puis dit d’un ton méprisant :
– Pouah ! du thé ! c’est bon pour les malades… laissons ça… nous allons trouver mieux, je suppose. Il ouvrit un placard, et nous vîmes, rangées sur une tablette, de grosses bouteilles ventrues, d’autres longues et minces, et des flacons de grès portant des étiquettes bizarres.
– Voilà de quoi, dit Rebattel.
Et avec le pommeau de son sabre il brisa le goulot d’un de ces flacons. Il goûta et déclara, en faisant claquer sa langue :
– Ça, mes enfants, c’est du nectar…
– Attention ! lui dis-je… voyez-vous que les habitants de cette maison aient empoisonné ces fioles…
Rebattel eut un haussement d’épaules :
– On voit bien, dit-il, que ces flacons n’ont jamais été débouchés…
Et il ingurgita une large régalade. Quelques-uns d’entre nous qui s’étaient répandus dans les autres pièces, revenaient bientôt, rapportant des jambons, et de grandes galettes plates que les Russes appellent « trilkas »…
– Parbleu ! fit Rebattel, je me doutais bien que les particuliers qui habitaient ici devaient avoir des réserves… À table, les enfants !… pour une fois, nous allons nous remplir à en éclater…
Il s’assit au milieu de la table, à la place d’honneur, posa à côté de lui son shako, dégrafa son hausse-col, déboutonna sa capote, et, avec son sabre, se mit à partager un énorme jambon dont il nous jetait les tranches, en agrémentant chaque geste d’une grossière plaisanterie.
Vers le milieu du repas, il voulut nous faire un discours, mais il bredouillait déjà affreusement et mangeait la moitié des mots…
– Je crois… dit-il pour terminer… que c’est… le moment… le moment… de… de boire… à la santé de… de l’Empereur.
Il se leva, s’appuya d’une main à la table, et de l’autre, leva son verre en hurlant d’une voix cassée :
Nous répétâmes tous ce cri, en frappant le parquet de nos bottes, et en lançant dans les vitres les bouteilles vides et les assiettes. Nous nous excitions de plus en plus, et nous continuions de boire… Plusieurs d’entre nous avaient déjà roulé sous la table, d’autres, rendus fous furieux par l’eau-de-vie, brisaient tout à coups de crosse…
Rebattel qui supportait merveilleusement la boisson, conservait encore toute sa lucidité…
Soudain, il se leva, et martelant la table de son énorme poing :
– La fête a assez duré… dit-il… partagez-vous les fourchettes et les cuillers… fouillez partout, liberté de pillage… Je prends tout sur moi.
Ces paroles nous dégrisèrent. Nous explorâmes la maison de fond en comble, et fîmes main basse sur tout ce qui nous semblait avoir quelque valeur. J’eus pour ma part un splendide manteau doublé de fourrure, un bonnet de poil, un sabre recourbé dont la poignée devait être en or, et que j’échangeai bientôt contre une paire de bottes fourrées en assez mauvais état d’ailleurs. Rebattel avait déniché dans une armoire une paire de pistolets qu’il passa gravement dans son ceinturon et une sorte de colback qu’il coiffa aussitôt pour remplacer son shako sans fond et sans visière.
D’autres s’étaient emparés d’effets bizarres : vestes à brandebourgs, culottes de cheval, talpacks, gilets de velours, vestes de peau, etc.… Les armoires à linge furent vidées en un clin d’œil. Depuis longtemps nous n’avions plus de chemises, aussi fut-ce avec une réelle volupté que nous enfilâmes des chemises blanches, sans nous soucier si c’étaient des chemises d’homme ou de femme. Nous déchirâmes des draps de lit pour nous entourer les pieds, et certains se firent de larges ceintures en découpant avec leurs sabres des tentures de velours.
Quand il s’agit de se partager une dizaine de bottes et de guêtres de cuir, qu’un de nous venait de découvrir dans une armoire, des contestations s’élevèrent, et quelques-uns en vinrent aux mains. Rebattel rétablit l’ordre en faisant lui-même la distribution.
Nous croyions trouver de l’argent, mais après avoir brisé cassettes et coffrets, nous ne recueillîmes en tout et pour tout qu’une vingtaine de pièces d’or que Rebattel s’adjugea en sa qualité de sergent, ce qui souleva, on se l’imagine, de vives protestations.
– Je verserai ça à la caisse de la compagnie, dit-il, pour calmer les mécontents. Mais il faut croire qu’il manquait de mémoire, car nous n’entendîmes plus jamais parler de cette somme.
Le pillage terminé, nous retournâmes dans la salle à manger, pour nous rafraîchir encore un peu, car nous étions toujours fort altérés, et nous nous mîmes en mesure de vider les flacons qui restaient.
Nous n’avions aucune idée de l’heure qu’il pouvait être, car nous vivions dans une sorte de rêve.
– Allons, les enfants, dit Rebattel… en route !…
Nous descendîmes le grand escalier de marbre, traversâmes l’antichambre où nous avions tout brisé, quand, à notre grande surprise, nous trouvâmes fermée la porte par laquelle nous étions entrés…
– Quel est l’enfant de salaud, grommela le sergent, qui nous a joué ce vilain tour ?…
Cette porte était énorme et toute bardée de fer. Nous l’attaquâmes à coups de crosse, mais elle ne bougea même pas.
Cependant, nous nous obstinions à frapper avec rage.
Rebattel tira deux coups de pistolet dans les serrures, mais sans résultat.
– Tiens, s’écria tout à coup un soldat, quelqu’un a allumé, là-haut…
En effet, une lueur rouge qui semblait provenir de la salle à manger, éclairait maintenant les marches de l’escalier.
La maison était donc habitée ?
Pourtant, nous n’avions rencontré personne, au cours de notre perquisition. Il est vrai que nous n’avions pas visité les sous-sols. Nous remontâmes tous en trombe le grand escalier de marbre, décidés à empoigner les gens qui se tenaient là-haut, et à nous faire ouvrir, en employant au besoin la force. Parvenus dans la salle à manger, nous reconnûmes que la lueur venait du dehors.
En face, dans la rue, une maison brûlait, et les flammes venaient lécher les murailles de la pièce où nous nous trouvions… Une vive chaleur arrivait jusqu’à nous, et déjà nous entendions crépiter et craquer les vitres…
– Si nous restons ici dix minutes de plus, dit Rebattel maintenant complètement dégrisé, nous allons être rôtis comme des volailles… Y a pas à hésiter, puisque la porte d’en bas est fermée, passons par les fenêtres !
Nous nous trouvions au premier étage, mais cet étage était situé à quinze pieds au moins du pavé de la rue. Au moyen de la nappe de la salle à manger, des tentures et des rideaux nous confectionnâmes une sorte de corde le long de laquelle nous nous laissâmes glisser.
Il était temps, les flammes commençaient à atteindre l’endroit que nous venions de quitter.
– Ça flambe dur, dit Rebattel… Y a donc personne dans ce sacré N. de D. de pays pour éteindre les incendies ?
À peine avions-nous tourné le coin de la rue que nous aperçûmes devant nous d’autres maisons qui brûlaient…
– Ah ! j’comprends, s’écria le sergent, ces salauds de Russes, avant de partir, ont foutu le feu aux quatre coins de la ville…
Partout, c’était un effroyable tumulte. On entendait, à la fois, le pétillement des flammes, l’affaissement des bâtiments, les cris des animaux qui y avaient été abandonnés, les imprécations des soldats disputant au feu le butin qu’ils avaient découvert.
Le pillage et l’incendie marchaient de front. Une clarté sinistre se répandait maintenant sur la ville des tsars.
De tous les spectacles qu’offrit le sinistre de Moscou, le plus horrible fut certainement celui de l’incendie des hôpitaux russes. Il n’y était resté que des soldats grièvement blessés, tous ceux qui pouvaient marcher ayant fui à l’approche de l’armée française.
Aussitôt que le feu eût atteint les salles où ils étaient entassés, on les vit se traîner le long des créneaux ou se précipiter par les fenêtres. Nous parvînmes, non sans danger, à en sauver quelques-uns.
Pendant trois jours, l’incendie continua ses ravages avec la même violence.
Des magasins d’habillement, d’équipement et de vivres, qui auraient été si utiles à notre armée, furent la proie des flammes.
L’Empereur avait cru, tout d’abord, que ces incendies résultaient d’accidents. Dès le 15, il s’était rendu au Kremlin et s’y était installé avec sa suite. L’infanterie de la vieille Garde faisait le service près de sa personne.
Cependant, les incendies se multipliaient avec une telle rapidité qu’il n’était plus possible de les considérer comme des accidents ordinaires. Leur véritable cause fut bientôt connue. Des incendiaires furent pris en flagrant délit, et Napoléon institua pour les juger une commission militaire. Ils avouèrent qu’ils avaient agi sur les ordres de Rostopchine. On les condamna à mort et ils furent exécutés sur-le-champ.
J’eus le triste devoir de faire partie d’un peloton d’exécution, et j’avoue que j’éprouvai quelque répugnance à faire feu sur des hommes désarmés, bien qu’ils fussent d’horribles criminels. L’un d’eux fit preuve d’un courage étonnant. Il refusa de se laisser bander les yeux, et jusqu’à ce qu’il tombât chanta un air lugubre qui nous faisait froid dans le dos.
Ces exécutions n’arrêtèrent point les incendies. Dans la nuit du 16, ils redoublèrent d’intensité. Un vent impétueux activait les flammes, et Moscou offrait le terrifiant spectacle d’une mer de flammes en furie. De la terrasse du Kremlin, Napoléon pouvait contempler ce désastre. Il voyait avec douleur la destruction d’une ville sur la possession de laquelle il avait fondé ses espérances, et il paraît (c’est un de nos officiers qui nous rapporta ces paroles) qu’on l’entendit s’écrier : « Moscou ! Moscou !… Moscou n’est plus !… je perds la récompense que j’avais promise à ma brave armée. »
Je ne pourrais garantir l’exactitude de ces paroles, mais il y a de fortes chances pour qu’il les ait en effet prononcées.
Le soldat désirait ardemment la paix, non point pour échapper aux dangers, car on a vu qu’il les bravait gaîment, mais à cause des fatigues et des privations qui excédaient ses forces. Il avait compté trouver des vivres dans Moscou, s’y reposer quelques semaines, et il ne rencontrait devant lui que des débris fumants, des cadavres d’hommes et d’animaux carbonisés, des vivres à demi consumés.
On avait cependant découvert dans les caves des denrées qui n’avaient pas trop souffert : du vin, des liqueurs, du sucre, du café, des poissons secs et des légumes, mais en quantité insuffisante pour nourrir toute l’armée.
L’Empereur, incommodé par la chaleur de l’incendie et une pluie de feu qui tombait continuellement sur les bâtiments du Kremlin, était allé s’installer dans le château impérial de Peterskoë, qui est situé sur la route de Saint-Pétersbourg, à une demi-lieue de Moscou.
Il ne reparut au Kremlin que quatre jours après. On disait déjà que, désespéré de son désastre, il avait regagné la France, en abandonnant son armée, et cette nouvelle donna lieu à des manifestations hostiles que les officiers eurent beaucoup de peine à apaiser.
Les Russes avaient continué leur retraite et sans qu’on eût pu le prévoir s’étaient dirigés vers le sud. Ils passèrent à un moment près de la ville en flammes et la vue de l’incendie les mit dans un état de fureur indescriptible. On leur avait laissé ignorer que c’était Rostopchine qui avait fait mettre le feu à Moscou, et les officiers entretenaient la haine des soldats en leur disant : « Les Français ont porté une main sacrilège sur la Ville Sainte, ils veulent la destruction de notre nation et de notre religion. »