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L’Empereur, comprenant qu’il lui était impossible de rester à Moscou, qui ne pouvait plus être une base militaire, allait nous ramener entre Smolensk, Mohilow, Minsk et Vitebsk. Il espérait de là, appuyé sur la Pologne, menacer au printemps la ville de Saint-Pétersbourg. Il avait rassemblé six lignes de dépôts et de magasins pourvus d’approvisionnements, et il comptait tenir six mois dans sa nouvelle position.
Qu’on ne s’attende pas à trouver ici des descriptions stratégiques, des renseignements militaires. Comme tous mes camarades, je ne savais rien de ce qui se préparait, et ne cherchais point d’ailleurs à le savoir. On nous disait d’avancer, nous avancions ; on nous ordonnait de reculer, nous reculions sans nous rendre compte de ce qui allait se passer.
Jusque-là nous avions eu confiance en l’Empereur, car nous savions qu’il n’entreprenait rien à la légère. Ses projets nous échappaient, mais nous ne cherchions pas à les pénétrer.
Seul, le sergent Rebattel qui croyait être au courant de tout (je ne sais où il puisait ses informations… dans sa tête, probablement) se livrait de temps à autre à des appréciations qui nous faisaient généralement sourire : « Je crois savoir, disait-il, que l’Empereur a l’intention de frapper un grand coup, mais je ne puis rien dire ».
Quand l’événement s’était produit, il ne manquait jamais de s’écrier : « Voyez, ce que je vous disais l’autre jour. » Nous n’avions garde de le contrarier, et semblions toujours prendre pour argent comptant tout ce qu’il nous annonçait. Depuis qu’il avait obtenu la croix, il ne cessait de faire l’éloge de l’Empereur « un rude homme », « un fier lapin », « une tête solide ».
Auparavant, il en allait autrement et il se plaisait à ravaler le mérite de Napoléon qu’il appelait avec dédain « ce petit lieutenant d’artillerie ».
Pouvait-on lui reprocher ce subit revirement ? Rebattel était comme beaucoup d’autres que l’Empereur avait décorés ; ils étaient fiers de leur croix et reconnaissants envers le maître qui la leur avait donnée.
Pourtant lorsqu’il avait faim ou soif (cela nous arrivait souvent) il grognait comme les autres, mais n’osant plus, comme autrefois, s’en prendre à l’Empereur, il se rattrapait sur le service des subsistances qui, je l’ai dit, laissait fort à désirer, « sur ces saligauds de riz-pain-sel qui commençaient par se servir et laissaient crever les autres ».
Lorsque l’ordre arriva de quitter Moscou, Rebattel qui nous avait annoncé le matin même qu’il allait « y avoir du nouveau », nous dit en frisant sa moustache : « Hein ?… vous voyez que j’étais bien renseigné. »
Nous lui passions volontiers ces petits travers, car, malgré son aspect brutal, c’était un brave homme, et nous l’aimions tous, bien qu’il nous baptisât de noms d’animaux les plus variés. Il semblait avoir pour moi une affection particulière et daignait quelquefois me consulter.
Rebattel ne savait pas lire, aussi, quand arrivait un ordre ou une circulaire, disait-il invariablement en me tendant le papier : « Toi, Bucaille, qui n’as pas eu comme moi les yeux brûlés par la poudre, lis-moi ça. »
Il me faisait généralement lire trois ou quatre fois, car, prétendait-il, il avait l’oreille dure « à force d’avoir entendu siffler les balles », mais je le surprenais quelques instants après, le papier à la main, répétant de mémoire ce que je lui avais appris, et il avait l’air ainsi d’un homme qui sait lire, ce dont il était très fier.
À défaut d’instruction, il pouvait très facilement calculer de tête, et ne se trompait jamais dans ses comptes. Pour tenir sa « comptabilité », il se servait de petits cailloux de différentes couleurs qu’il avait ramassés je ne sais où, et qu’il gardait précieusement dans ses poches.
Au fond, il souffrait beaucoup d’être un « illettré », et jetait sur les livres un regard de convoitise. Où il était amusant, c’était lorsqu’il voulait consulter une carte. Il l’étalait sur le sol, se mettait à plat ventre et, la tête entre les mains, se plongeait dans une profonde méditation.
Un jour, il m’en souvient, il fut surpris dans cette position par un officier d’état-major qui lui demanda en riant pourquoi il tenait sa carte à l’envers.
– C’est, répondit-il, parce que j’étudie la route du retour.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le 5 octobre, à huit heures du matin, nous quittâmes Moscou. On ne peut s’imaginer la joie qui s’était emparée de tous les régiments. Nous supposons que la guerre était finie et que nous regagnions la France.
Nous avions attaché des fleurettes aux canons de nos fusils, et nous chantions le fameux refrain :
En avant, fils de la grenade !
Réellement, nous nous croyions victorieux, mais nous ne tardâmes pas à comprendre que nous nous leurrions. Kutusof tenait toujours, et ce que nous avions pris pour une fuite n’était que ruse de guerre. Les Russes, après un vif combat près de Winwowo, avaient repassé la Nara et occupaient de solides retranchements établis sur la rive droite de cette rivière.
Nous avions l’impression qu’une bataille allait se livrer, mais Rebattel (toujours bien renseigné) affirmait que les Russes n’oseraient pas nous attaquer.
– Vous comprenez, disait-il, l’Empereur les surveille, et vous allez voir comment il va vous les cerner… Avant quarante-huit heures, nous nous serons emparés de tous leurs convois de vivres et de munitions… C’est une « taltique ».
Nous voyions autour de nous de grands mouvements de cavalerie. L’artillerie arrivait avec un train d’enfer.
Un officier qui passait à cheval lança ces mots : « Les Cosaques sont derrière nous ! »
Rebattel eut un geste de mépris… Les Cosaques, est-ce que ça existait maintenant !
Et il répétait, en faisant tournoyer son sabre : « Qu’ils y viennent, et je leur mettrai ma botte au cul aux Cosaques… oui, ma botte au cul, vous entendez ! »
La nuit venue, nous campâmes dans une plaine remplie de chevaux morts qui répandaient une odeur infecte. Il y avait eu à cet endroit, quelques jours auparavant, un combat d’avant-postes. Le sol était encore jonché de cadavres parmi lesquels nous reconnûmes des lanciers polonais. Quand la lune se leva et éclaira ce champ de carnage, nous éprouvâmes tous une vive émotion. Bien peu dormirent cette nuit-là.
Camper sur un champ de bataille, se coucher dans le voisinage des morts, respirer continuellement cette odeur de charogne qui monte des corps en décomposition, cela a quelque chose de terriblement impressionnant. On préfère à un pareil spectacle l’horreur d’une mêlée, la lutte corps à corps, parce qu’alors on est excité, grisé par la poudre, à demi fou ; mais lorsqu’on est de sang-froid on réfléchit, et le soldat en campagne ne doit jamais réfléchir, car alors il germe dans son esprit de trop mauvaises pensées.
Au matin, nous nous remîmes en marche. Un bataillon de voltigeurs était venu nous rejoindre. Ils nous apprirent que les Russes nous avaient tournés et que sur l’arrière ils avaient détruit un régiment de fusiliers. Nous sûmes plus tard qu’il n’y avait rien de vrai dans tout cela.
On ne saurait s’imaginer avec quelle rapidité se propagent les mauvaises nouvelles. Quelqu’un lance une phrase, on la commente, on la dénature, et ce qui n’était souvent qu’une vague supposition devient une certitude.
Pour le moment, nous croyions, dur comme fer, ce que l’on venait de nous annoncer, et nous regardions sans cesse derrière nous, croyant à chaque minute voir apparaître l’ennemi.
Peu s’en fallut que l’on ne prît pour des Cosaques des lanciers polonais qui formaient l’arrière-garde et chassaient devant eux les traînards.
Notre capitaine, son éternelle pipe à la bouche, finit par nous rassurer un peu, mais nous n’en demeurâmes pas moins convaincus que l’on nous cachait quelque chose pour ne pas nous alarmer.
Ah ! nous étions certes moins gais que lorsque nous avions quitté Moscou, car nous prévoyions que nous aurions encore bien des assauts à repousser, avant de revoir la France.
Nous étions en octobre, et le froid commençait déjà à se faire sentir. Il était cependant supportable, surtout pour moi qui avais réussi, on le sait, à m’emparer d’une pelisse et de bottes fourrées, pendant notre séjour à Moscou.
Tant que la température avait été clémente, personne n’avait fait attention à cette pelisse, mais quand ça commença « à piquer », elle devint le point de mire de toute la compagnie.
– Mon garçon, me dit un matin Rebattel, je crois que tu ne conserveras pas longtemps ton manteau de poil… il y a des officiers qui le reluquent, et on finira bien par t’en délester, sous prétexte qu’un soldat n’a pas le droit de faire du « lusque » en campagne… À ta place, sais-tu ce que je ferais ? Eh bien, je le couperais et en ferais des gilets que l’on pourrait facilement glisser sous nos capotes… Ce soir, si tu veux, nous nous occuperons de ça.
Le sergent avait raison. J’étais non seulement ridicule avec cette pelisse qui avait dû appartenir à quelque seigneur russe… mais encore j’avais l’air, aux yeux de nos officiers, de faire le « fanfaron ».
Un lieutenant nommé Hurtu, qui avait remplacé ce pauvre Postel à notre compagnie, ne cessait de répéter, lorsqu’il passait à côté de moi : « Combien ta pelisse ?… je te l’achète le prix qu’elle t’a coûté. »
Je comprenais fort bien ce que cela signifiait…. Un de ces jours, il la « réquisitionnerait » et je n’aurais rien à dire.
Autour de moi, mes camarades ne cessaient de répéter que ma « pelure » faisait scandale et qu’on ne tarderait pas à m’en débarrasser.
Cela n’arriva pas, heureusement, car je suivis le conseil de ce bon Rebattel… La nuit même, tandis que tout le monde dormait, le sergent fit avec son sabre trois parts du manteau et confectionna assez habilement trois gilets sans manches, bien entendu, avec deux trous pour y passer les bras. Nous glissâmes chacun un gilet sous notre capote que nous fermâmes au moyen d’une courroie de sac. Nous étions bien un peu gênés dans cette nouvelle tenue, car notre capote était devenue des plus justes, et nous n’arrivions plus à la boutonner, mais quand on veut avoir chaud il faut endurer quelques petits inconvénients.
Nous offrîmes le troisième gilet au capitaine Cassoulet qui fut charmé de ce cadeau, car, en sa qualité d’homme du Midi, il était très frileux. Il fit arranger ce vêtement par Corneloup, le tailleur de notre compagnie, qui lui confectionna un petit surtout dont il se montrait très fier et qui le faisait ressembler à un officier de hussards. Le plus vexé ce fut le lieutenant Hurtu qui s’était bien promis de s’offrir ma pelisse, mais il était arrivé trop tard, et n’osa rien dire, car il nous sentait soutenus par le capitaine. Il se rabattit plus tard sur une peau de mouton qu’il s’entortillait autour de la poitrine, mais qui devait être fort incommode en marche, car elle remontait continuellement et lui raclait les joues et le menton.