Arnould Galopin
Le Sergent Bucaille
Lecture du Texte

PREMIÈRE PARTIE

XI

«»

Liens au concordances:  Normales En évidence

Link to concordances are always highlighted on mouse hover

XI

Nous faisions route vers Kalouga… Jusqu’au 6 novembre le temps avait été assez beau et notre mouvement de retraite s’était exécuté en bon ordre. Le 7, la neige commença à tomber et le froid devint très vif. Chaque nuit beaucoup d’hommes et de chevaux mouraient au bivouac

 

Le thermomètre marquait déjà dix-huit au-dessous.

 

Pour les Russes, c’était, paraît-il, un froid très supportable, mais nous qui n’étions pas habitués à une telle température, nous souffrions énormément. Les routes étaient couvertes de verglas ; les chevaux n’avançaient plus que difficilement, et tombaient, parfois, pour ne plus se relever. Notre artillerie et nos transports se trouvèrent bientôt privés de leurs attelages et il fallut abandonner et détruire une bonne partie de nos pièces et de nos munitions de guerre et de bouche.

 

Cette armée, si belle encore quelques jours auparavant, était bien différente dès le 14, presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports. Sans cavalerie, nous ne pouvions nous faire éclairer, sans artillerie, nous ne pouvions risquer une bataille et attendre les Russes de pied ferme. Il fallait marcher pour ne pas être contraints à une lutte que le défaut de munitions nous empêchait de désirer. Les hommes avaient perdu leur gaieté, leur belle humeur et ne parlaient que de malheurs et de catastrophes.

 

L’ennemi profitant de ce désarroi envoyait derrière nous ses Cosaques qui enlevaient les convois et massacraient les traînards.

 

Le duc d’Elchingen, avec trois mille hommes, se tenait à l’arrière-garde. Il avait fait sauter les remparts de Smolensk, mais nous apprîmes qu’il se trouvait cerné et dans une position des plus critiques. Cependant, après avoir tenu l’ennemi éloigné de lui pendant la journée du 18, et l’avoir constamment repoussé avec cette intrépidité qu’on lui connaît, il parvint, la nuit, à faire un mouvement par le flanc droit et à passer un fleuve qui s’appelle, je crois, le Borysthène5. Le 19, l’armée passa également ce fleuve ; les Russes furent obligés d’évacuer la tête de pont de Borisow et de se réfugier derrière la Bérésina, poursuivis par le 4e cuirassiers que commandait le général Berkeim.

 

L’ennemi ne trouva son salut qu’en brûlant le pont qui avait plus de trois cents toises de longueur.

 

Nous commencions à reprendre confiance, et Rebattel (toujours au courant des mouvements qui se préparaient) annonçait à qui voulait l’entendre que les Russes jouaient leur va-tout et qu’ils allaient bientôt signer la paix… Alors, on leur demanderait des sommes énormes, des chevaux, des vivres, des munitions, et l’on regagnerait la France, après avoir établi dans une grande ville nos quartiers d’hiver.

 

Le capitaine Cassoulet, lui, se montrait plus pessimiste… Depuis près de quinze jours sa provision de tabac était épuisée, et il voyait tout en noir. Quand il ne pouvait plus fumer, le pauvre capitaine, il perdait la moitié de ses moyens. Il avait remisé « Adélaïde » dans sa cantine, d’où il la sortait quelquefois. Alors, il la regardait tristement, la sentait, portait le tuyau froid à ses lèvres, tirait quelques bouffées imaginaires, et la replaçait dans son étui, un petit sac en peau de porc, qu’il avait confectionné lui-même, et sur lequel il avait écrit en grosses lettres le nom de sa fidèle compagne.

 

Le froid était de plus en plus vif, et j’en ressentais cruellement les atteintes, malgré mon gilet de fourrure.

 

Beaucoup de nos camarades succombaient ; une furieuse envie de dormir s’emparait d’eux, et on avait beau les secouer, ils se laissaient tomber sur le sol où la mort ne tardait pas à s’emparer d’eux.

 

Au bivouac, nous parvenions de temps à autre à allumer quelques feux, mais à peine commençaient-ils à flamber que tout le monde se précipitait vers les foyers ; on s’écrasait, on se battait pour approcher de la flamme, et il arrivait souvent que, sous de sauvages et violentes poussées, les bûchers étaient piétines, écrasés, détruits.

 

Partout, les malades étaient nombreux ; on les dirigeait sur Wilna, mais les convois avaient tant de peine à avancer que beaucoup de ces malheureux mouraient en route. Quand on les retirait des chariots, ils étaient raidis, contractés, effrayants à voir.

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Si notre compagnie a, elle aussi, beaucoup souffert du froid, elle a été jusqu’alors assez bien ravitaillée. Dès qu’un cheval tombe, épuisé et que l’on voit qu’il ne se relèvera plus, on l’achève aussitôt, et chacun se met à tailler dans sa chair fumante. Les morceaux sont entassés dans une prolonge qui fait partie de notre matériel, et aux étapes, Cabassou, protégé par la compagnie en armes, prépare le repas, qu’il nous faut parfois défendre à la baïonnette contre des affamés qui ne font plus aucune différence entre les Cosaques et nous.

 

Nous sommes pour le moment campés à une centaine de toises de la Bérésina, qui charrie d’énormes glaçons et dont les bords sont couverts de marais. Le bruit court que nous allons traverser ce fleuve sur des troncs d’arbres, et nous frissonnons déjà à la pensée que nous devrons tremper nos jambes dans ces eaux glacées… Des escadrons de hussards et de dragons ont déjà essayé d’atteindre l’autre rive en poussant courageusement leurs montures dans le fleuve ; mais, pris entre les glaces, emportés par le courant, ils ont subi des pertes énormes, et ceux qui sont parvenus à rallier le bord sont dans un état si pitoyable qu’ils ne tardent pas à s’affaisser sur leurs chevaux dont les flancs et le poitrail labourés par les glaçons saignent de façon effroyable.

 

L’Empereur qui, depuis quelque temps, avait toujours marché au milieu de sa Garde avec le duc d’Istrie et le duc de Dantzig, blâma vivement cette tentative accomplie sans son ordre, et fit aussitôt évacuer sur Wilna les héroïques cavaliers dont beaucoup ne virent jamais cette ville.

 

Cependant, il fallait à toute force traverser le fleuve ; le salut de l’armée était à ce prix. Il paraît qu’on avait trouvé un gué près de Stoudzianka. Napoléon ordonna aussitôt aux généraux Chasseloup et Éblé de partir avec les pontonniers, les sapeurs et les caissons d’outils. Pendant ce temps, le duc de Bellune6 marchait sur Wettgenstein pour empêcher les Cosaques de nous devancer à la Bérésina.

 

C’est là que l’Empereur fit une fois de plus preuve de génie. Pour tromper l’ennemi, il ordonna au duc de Reggio7 de faire toutes les démonstrations possibles vers Stoudzianka, mais les Russes s’étaient renforcés ; la masse noire d’une armée ondulait de l’autre côté du fleuve. Cependant, Tchitchagoff, trompé par des attaques et des feintes admirablement conçues auxquelles avaient pris part Mortier et le duc de Reggio, avait emmené avec lui la plus grande partie de ses forces au-delà de Stoudzianka vers un point que nous menacions avec opiniâtreté.

 

L’Empereur, de son coup d’œil d’aigle, a vu que c’était le moment de profiter de la situation. Le 26, de grand matin, un escadron de la brigade Corbineau traverse la rivière à la nage, chaque cavalier portant un fantassin en croupe ; en attendant que les ponts soient terminés, la division Dombrowski passe sur des radeaux.

 

La rive gauche est à nous ; les Cosaques s’enfuient, chassés par nos troupes qui, maintenant, se sont engagées sur le pont construit par le général ÉbléBientôt, deux cent cinquante bouches à feu avec leurs caissons roulent sur le pont ; les chevalets s’enfoncent sous le poids d’une si énorme charge.

 

La présence de l’Empereur stimule les énergies.

 

L’ennemi affolé, qui ne s’attendait pas à cette surprise, se retire vers la tête de pont de Borisow.

 

Ma compagnie était maintenant sur la rive gauche de la Bérésina, à la suite du duc de Reggio. L’ennemi cherchait à présent à déborder notre droite, et le combat devint des plus vifs.

 

Petit, me dit Rebattel, nous avons joliment du monde devant nous… Je crois que ce sera notre dernier combat, mais il sera dur. L’Empereur nous observe… Si tu veux gagner tes galons de sergent, voilà le moment.

 

Ces mots étaient à peine prononcés qu’un régiment de Cosaques arrivait sur nous. Avec une compagnie de voltigeurs qui nous suivait depuis le passage de la rivière, nous avions formé le carré. Le capitaine Cassoulet, Rebattel, Martinvast et moi étions au premier rang. Nous voyions venir à une vitesse folle chevaux et cavaliers.

 

Quand ils ne furent plus qu’à vingt-cinq toises, nous ouvrîmes sur eux un feu de peloton.

 

– Les chevauxvisez les chevaux, clamait notre capitaine.

 

Cette première décharge rompit pour un instant la ruée des Cosaques, qui se reformèrent vite, et foncèrent de nouveau sur notre carré. Malgré notre feu, ils parvinrent jusqu’à nous.

 

Ce fut alors une lutte atroce, formidable… Ils sabraient avec rage, pendant que leurs chevaux mordaient et ruaient de tous côtés, se frayant un passage dans nos rangs qui diminuaient à vue d’œil… Nous étions perdus, nous le sentions bien, mais le désespoir décuplait notre énergie… Nous nous abritions sous les chevaux, nous nous en servions comme de remparts, et plongions nos baïonnettes dans le ventre des Cosaques… On entendait mêlés aux coups de feu, le sifflement des sabres s’abattant sur les shakos, sur les têtes, les épaules. Des hommes se trouvaient écrasés entre les chevaux ; d’autres, suspendus aux crinières des bêtes affolées, cherchaient à désarçonner les cavaliers. Debout sur un cheval mort, Rebattel luttait avec un courage farouche, prodiguant aux ennemis les plus basses injures. Le sang giclait de tous côtés ; des hommes, la figure déchirée, les mains rouges s’agitaient comme des démons, se prenaient corps à corps, roulaient ensemble sur les cadavresCombien étions-nous encore de notre compagnie ? Qui eût pu le dire dans cette confusion de bras, de têtes, d’épaules qui ondulaient, se tordaient en convulsions frénétiques ? Nous savions que nous allions mourir, et nous ne songions qu’à tuer le plus d’ennemis possible avant de nous abattre sur ce champ de carnage

 

Soudain, il y eut un grand piétinement, le galop d’une charge frénétique, et nous crûmes que c’étaient de nouveaux escadrons de Cosaques qui arrivaient, quand, à notre grande joie, nous reconnûmes les casques de nos cuirassiers.

 

Ce qui restait de Cosaques ne tarda pas à être anéanti. Nous étions sauvés, grâce au général Doumerc. Nous voyant près de succomber, il avait envoyé à notre secours le 4e cuirassiers qui venait déjà d’enfoncer un carré de Russes établi à cinq cents toises du fleuve

 

Nous croyons que c’est la victoireHélas ! C’est le commencement de la déroute. Les ponts sont encombrés ; cavaliers et fantassins luttent pour obtenir le passage et pendant que les Russes nous guettent, les Français, affolés, surexcités, se battent entre eux comme des forcenés. Napoléon veut que s’effectue au plus vite le passage de l’armée entière. Le prince Eugène et le prince d’Echmuhl doivent franchir la rivière successivement, le duc de Bellune doit fermer la marche et achever de mettre la Bérésina entre son armée et les Russes. De mauvaises nouvelles circulent. On ignore ce qu’est devenue la division Parthouneaux, laissée à Borizow pour garder le chemin de Stoudzianka. La nuit s’écoule. Au matin, on apprend par des estafettes que Wittgenstein a opéré sa jonction avec l’avant-garde de Kutusof. Bientôt, nous sommes attaqués sur les deux rives de la Bérésina. Alors un affreux désordre se répand sur le pont où se presse le reste de l’armée.

 

L’Empereur a quitté son quartier général, et, placé à la tête de sa Garde, dirige tous les mouvements. Une batterie russe, qui est parvenue à s’installer sur le bord de la rivière, écrase à la fois de son tir les combattants et la multitude inerte des traînards entassés à l’entrée des ponts.

 

Il restait en effet sur la rive gauche un grand nombre de militaires isolés, d’employés, de domestiques, de vivandiers et quelques familles fugitives qui nous suivaient depuis Moscou. La plupart auraient pu passer pendant la nuit, en abandonnant chevaux et voitures, mais un grand nombre d’entre eux étaient blessés ou malades, et les terribles souffrances qu’ils avaient endurées les avaient plongés dans une sorte d’apathie. Victor et le général Éblé firent tout ce qui dépendait d’eux pour les tirer des bivouacs où ils s’étaient installés. Pour les décider à partir, ils firent mettre le feu aux voitures. Cette mesure produisit son effet. Victor commença de faire passer son arrière-garde. Éblé avait reçu l’ordre de brûler les ponts à huit heures du matin, mais il ne commença cette opération qu’à huit heures et demie.

 

Alors se produisit le spectacle le plus lamentable qu’il soit possible d’imaginer. Tous les traînards, hommes, femmes, enfants se précipitèrent sur les ponts en flammes, d’autres se hasardèrent sur la glace qui, trop faible, céda sous leur poids et les engloutit.

 

À neuf heures, les Cosaques arrivaient. Ils firent prisonniers environ cinq mille personnes de tout sexe et de tout âge demeurées sur la rive

 

Ce fut seulement quand s’effondra le dernier pont que parurent les troupes de Wittgenstein

 

Et il ne faut pas oublier que pendant que se produisait cette ruée d’une foule affolée sur la rive où elle croyait trouver le salut, la batterie russe continuait sur ces malheureux son tir meurtrier.

 

Des quatre-vingt-dix mille hommes qu’il avait sur les rives de la Bérésina, l’Empereur en ramena à peine soixante mille que le froid, la fatigue, la faim allaient peu à peu égrener sur les routes couvertes de neige.

 





5 Ancien nom du Dniéper.



6 Victor.



7 Oudinot.



«»

Best viewed with any browser at 800x600 or 768x1024 on touch / multitouch device
IntraText® (VA2) - Some rights reserved by EuloTech SRL - 1996-2011. Content in this page is licensed under a Creative Commons License