Arnould Galopin
Le Sergent Bucaille
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PREMIÈRE PARTIE

XII

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XII

Rebattel et le capitaine Cassoulet avaient beaucoup perdu de leur belle confiance du débutQuant à nous, les soldats, nous comprenions que c’était la débâcle, et nous souffrions dans notre amour-propre de Français d’être obligés maintenant de fuir comme un troupeau affolé devant les bandes de Cosaques qui fonçaient sur nous la nuit, et disparaissaient après nous avoir massacré plusieurs centaines d’hommes et s’être emparés de quelques voitures de ravitaillement.

 

Nous étions tous confondus : des dragons, des chasseurs, des cuirassiers à pied marchaient à côté de grenadiers, de voltigeurs et de fusiliers. L’esprit de corps n’existait plus ; nous fraternisions tous dans un commun désespoir. Ceux qui étaient parvenus à garder leurs chevaux évitaient de s’approcher de nous de peur que nous ne prissions leurs montures. Ils trottaient sur notre flanc, mais leur nombre diminua rapidement. Les bêtes ne pouvaient se nourrir de neige, et ne tardaient pas à s’abattre. Alors, nous nous jetions sur elles pour les dépecer, et, faute de pouvoir faire du feu, nous dévorions crus des morceaux de viande saignante et encore chaude.

 

Notre cantinière, la pauvre « Finette », était malgré tout parvenue à nous suivre. Bien que blessée, elle conduisait encore sa voiture à peu près vide de provisions. Quand elle voyait un homme près de tomber en chemin, elle appelait l’un de nous et nous disait d’aller chercher le malheureux que nous hissions dans sa « roulotte », et elle lui versait dans la bouche quelques gouttes d’eau-de-vie. Elle en avait encore un petit tonneau à moitié plein qu’elle cachait soigneusement, depuis Moscou, et elle avait user d’adresse et de ruse pour le dissimuler aux yeux des traînards qui l’avaient plusieurs fois arrêtée en route.

 

C’était tout ce qui lui restait à la pauvre « Finette », mais le précieux liquide allait vite s’épuiser, et elle n’aurait même plus la satisfaction de ranimer ceux que guettait la mort

 

Comme elle était gelée, la malheureuse cantinière, Rebattel lui avait fait cadeau de son fameux gilet et un autre lui avait donné un colback volé dans quelque palais de Moscou. À l’affaire de la Bérésina, elle avait reçu dans le bras une balle que le chirurgien était parvenu à extraire, mais le pansement qu’on lui avait appliqué avait gelé sur elle et était devenu aussi dur qu’un carton. Elle devait beaucoup souffrir, mais n’en laissait rien paraître, car cette femme avait un courage merveilleux

 

Jusqu’alors, nous étions parvenus à nourrir tant bien que mal « Marengo », le cheval de Finette, mais la maigre provision de fourrage et d’avoine que nous avions pu nous procurer finit par s’épuiser. Nous étions à présent au milieu de grandes plainespoussaient de place en place quelques bouleaux et de maigres sapins. Pendant quelques jours nous apportâmes au cheval de l’écorce de bouleau qu’il mangeait sans répugnance, mais cette nourriture n’était qu’illusoire, et la pauvre bête maigrissait à vue d’œil.

 

Rebattel, qui avait consulté sa carte, prétendait que nous arriverions bientôt dans une ville où nous découvririons certainement du fourrage, mais on sait que le pauvre sergent n’entendait rien à la topographie, et il parut tout étonné quand le capitaine lui fit remarquer que la ville en question se trouvait au moins à dix jours de marche.

 

Nous apprîmes plus tard que notre capitaine se trompait, lui aussi, et qu’il avait confondu les verstes avec les toises. Il était bien excusable, après tout, le brave homme, tous les officiers ne peuvent appartenir à l’état-major. Il avait d’ailleurs le plus profond mépris pour les cartes, « des bouts de papier, disait-il, qui ne servent qu’à vous égarer la plupart du temps ». Seul, Rebattel croyait à l’utilité des cartes, mais voilà… il ne savait pas les lire !

 

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Notre misère devenait de jour en jour plus grande. Ce qui restait de notre belle armée offrait un aspect plus misérable que jamais… Le froid sévissait toujours avec une rigueur effrayante, et nous étions dénués de ce qui pouvait en rendre les atteintes moins rudes.

 

Nous manquions surtout de chaussures. Celles que nous avions pu nous procurer à Smolensk ou à Moscou, brûlées par les neiges au milieu desquelles on marchait constamment, étaient entièrement usées. Nous étions obligés de nous envelopper les pieds de chiffons, de morceaux de couvertures ou de peaux d’animaux qu’on assujettissait avec des liens de paille ou des ficelles. Mais tous ces moyens étaient bien loin de remplacer les bottes et les souliers ; ils rendaient, au contraire, la marche très lente et très pénible, et ne garantissaient que médiocrement du froid.

 

Le reste de notre accoutrement était, hélas ! en rapport avec la chaussure. Quand nous nous avancions, surchargés de guenilles ignobles et grotesquement disparates, la tête couverte des coiffures les plus bizarres, la barbe longue et sale, les yeux caves, les joues décharnées, on s’enfuyait à notre approche.

 

Malgré tout ce que nous faisions pour mitiger les effets du froid, en nous entourant de ce qui pouvait servir de vêtements, nous n’échappions point à la congélation. Combien eurent le nez, les oreilles et les pieds gelés ! J’ai vu des malheureux, dont les membres avaient perdu toute sensibilité, s’approcher des feux que l’on parvenait quelquefois à allumerBien loin de procurer le soulagement qu’ils recherchaient, l’action subite de la flamme donnait lieu à de vives douleurs et déterminait parfois la gangrène.

 

Ai-je besoin de dire que la désorganisation et la démoralisation étaient portées au dernier degré. Toute idée de commandement et d’obéissance avait disparu. Il n’existait maintenant entre nous aucune différence de rang ni de fortune.

 

Bientôt, les plus sauvages instincts allaient se déchaîner

 

Un matin, après une nuit glaciale, nous nous apprêtions à nous remettre en route, quand nous entendîmes des cris, bientôt suivis de gémissements.

 

Depuis longtemps déjà, nous étions habitués à ces plaintes ; rien ne pouvait plus nous émouvoir ; les souffrances d’autrui nous laissaient indifférents. Nous nous approchâmes néanmoins et aperçûmes la Finette, agenouillée sur la neige. Quelques soldats l’entouraient.

 

Nous comprîmes aussitôt ce qui se passait. Marengo, le brave cheval de la cantinière était étendu, le ventre déjà gonflé, les pattes raidies. Il avait résisté longtemps, se contentant d’une maigre nourriture mais, à bout de forces, il venait de s’abattre, et faisait entendre une sorte de ronflement sinistre qui ressemblait à un râle humain.

 

La Finette, tout en larmes, avait posé sa main sur la tête décharnée de la pauvre bête, et lui parlait doucement, d’une voix entrecoupée de sanglots.

 

Elle avait fait appeler un vétérinaire, pensant qu’il pourrait peut-être sauver l’animal, mais comment rappeler à la vie un cheval épuisé par les privations et le froidMarengo mourait de faim tout simplement, comme étaient morts déjà tant de ses frères dans ces régions maudites, qui s’étendaient à l’infini sous un ciel bas, couleur de cendre.

 

– Allons, dit Rebattel, en forçant Finette à se relever… tu vois qu’il n’y a rien à faire, viens.

 

Mais la cantinière résistait, s’obstinant à demeurer près de Marengo qui la regardait douloureusement de ses gros yeux déjà voilés par l’approche de la mort. Elle l’appelait, le caressait et le pauvre animal, à la voix de sa maîtresse, essayait de se soulever, égratignant la neige de ses sabots, tendant les reins dans un dernier effortUne buée chaude sortait de ses naseaux et se transformait immédiatement en petits glaçons qui tremblotaient sous son souffle rauque. Bientôt, tout le corps fut paralysé ; il ne restait plus que les yeux de vivants, mais une taie bleuâtre les voila définitivement, et la bête ne respira plus.

 

La Finette, tout en larmes, déposa un baiser sur la tête glacée de l’animal, et nous entraînâmes la pauvre femme vers sa voiture aux brancards de laquelle pendaient encore les harnais.

 

Déjà une bande d’hommes affamés s’étaient jetés sur le pauvre Marengo qu’ils découpaient à grands coups de sabre, se bousculant, se battant comme des corbeaux sur un cadavre

 

Marengo !… mon pauvre Marengo ! ne cessait de répéter la cantinière… une si brave bête, si douce… si affectueuse… Il ne lui manquait que la parole… Sûr qu’elle comprenait tout… Ah ! Quelle misère ! Que sommes-nous venus faire dans ce pays de malheur !…

 

Nous hissâmes la Finette dans sa voiture et nous nous attelâmes aux brancards, mais bientôt nous fûmes obligés de nous arrêter. Une roue qui ne tenait plus que par miracle venait de céder

 

Nous fîmes descendre la cantinière qui se lamentait toujours, et nous nous remîmes en marche, en la soutenant à tour de rôle. Elle souffrait beaucoup de son bras, mais un chirurgien que nous consultâmes déclara qu’il était impossible de refaire le pansement qui avait gelé sur la plaie et s’était collé aux chairs.

 

Tout ce qu’il put faire, ce fut de confectionner une écharpe avec un lambeau d’étoffe, afin que la blessée pût y tenir son bras à plat. Cela parut la soulager un peu, du moins elle le disait, mais, par instants, nous voyions sa figure se contracter sous l’effet de la douleur.

 

C’était une femme courageuse que la Finette, et je sais bien des hommes qui n’auraient pas eu son endurance. Elle oubliait sa douleur par un effort d’énergie merveilleux, mais songeait toujours à son pauvre Marengo, dont il ne restait plus maintenant qu’une masse informe, une carcasse sanguinolente sur laquelle s’acharnaient les rats, dont les noirs bataillons formaient derrière nous de grandes lignes sombres, pareilles à des flots d’encre répandus sur la neige

 

Bientôt, des silhouettes grises se montrèrent à l’horizon, rapides, inquiétantes, puis se rejoignirent, formant une masse compacte, qui se rapprochait peu à peu.

 

– Les loups !… les loups !…

 

À ce cri sinistre, ceux qui étaient restés en « arrière, et qui n’avançaient plus qu’avec peine, retrouvaient quelque vigueur, comme des bêtes fourbues que l’on fouette, et s’efforçaient de courir, mais tout à coup, ils se sentaient défaillir ; de profonds soupirs sortaient de leurs poitrines, leurs yeux se remplissaient de larmes, leurs jambes fléchissaient, ils chancelaient pendant quelques instants et tombaient enfin pour ne plus se relever, en poussant des cris affreux.

 


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